Le scepticisme de Hume a-t-il vraiment été réfuté par la

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G.E. SCHULZE
ENESIDEME OU SUR LES FONDEMENTS DE LA PHILOSOPHIE ELEMENTAIRE
ENSEIGNEE PAR LE PROFESSEUR REINHOLD A IENA.
AVEC UNE DEFENSE DU SCEPTICISME CONTRE LES PRETENTIONS DE LA
CRITIQUE DE LA RAISON PURE
1792
Le texte que nous traduisons ici est tiré de L’Enésidème, sous-titré : Sur les fondements de la
philosophie élémentaire enseignée par le professeur Reinhold à Iéna. Avec une défense du
scepticisme contre les prétentions de la Critique de la raison pure.(1792) La plus grande
partie du texte est consacrée à la reconstruction que Reinhold fait du criticisme et se présente
sous la forme d’un dialogue entre Hermias, défenseur du kantisme, et Enésidème qui incarne
l’auteur, à savoir Schulze. Les Aetas Kantiana (Bruxelles, 1958) l’ont reproduit, dans le tome
240, Meiner en a sorti à nouveau une version en 1996 dans la Bibliothèque philosophique ; les
références données le sont à cette édition. Dans ce texte de plus de 300 pages, le seul chapitre,
explicitement consacré à Kant sans passer par le biais de ce qu’en dit Reinhold, est celui que
nous traduisons qui pose cette question : le scepticisme de Hume a t-il vraiment été réfuté par
la critique.
Le scepticisme de Hume a-t-il effectivement été réfuté par la Critique de la raison
pure ? (98)
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.
Le principal fondement des propositions spécifiques du système kantien se trouve dans la
déduction, à partir de l’esprit, des jugements synthétiques nécessaires et dans la détermination
de la relation qu’entretiennent ces jugements avec la connaissance des objets empiriques. Si
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La pagination indiquée est celle de l’édition allemande Meiner, Hambourg, 1996, qui comprend une très
importante introduction de Manfred Frank. Les Aetas kantiana (Belgique) ont également proposé une édition de
ce texte que nous traduisons.
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pareille déduction et détermination étaient indubitables et fondées sur des principes établis
comme certains, alors le système de la philosophie critique serait inébranlable. David Hume
serait enfin, et définitivement, réfuté et ses doutes sur la possibilité d’appliquer les concepts
de cause et d’effet aux choses seraient sans fondement. Il nous faudra donc pour répondre à la
question que nous venons de poser nous demander d’emblée si les raisons que M. Kant
énonce pour prouver que le jugements synthétiques nécessaires ne peuvent provenir que de
l'esprit et de la source interne des représentations, et ainsi constituent la forme de la
connaissance de l’expérience, sont susceptibles de convaincre David Hume, et lui apparaître
comme suffisantes ; il nous faut également demander si la déduction, effectuée par Kant, des
jugements synthétiques nécessaires à partir des déterminations essentielles de l'esprit humain
ainsi que la détermination de la valeur de ces jugements ne peuvent faire l’objet d’objection
fondée en raison.
Que, dans la connaissance humaine, se trouvent des jugements synthétiques nécessaires et
que ces jugements soient un élément nécessaire à cette connaissance est un fait indéniable.
En tant que tel, ce fait n'est l’objet d’aucun doute. Il n'en demeure pas moins certain que la
nécessité, (99) caractérisant la liaison du prédicat et du sujet dans ces jugements, ne peut être
déduite ni d'une seule occurrence de cette liaison, ni même de son occurrence répétée dans
l’esprit, ni encore de la concordance d'un certain nombre d'expériences les unes avec les
autres. En effet, le fait que nous ayons lié ensemble une fois ou plusieurs fois certaines
représentations n’implique pas qu'il faille les lier nécessairement et toujours de la même
manière ; et nous ne pouvons rendre intelligible la nécessité qui caractérise certains jugements
synthétiques nécessaires dans notre connaissance à partir de la seule expérience ou à partir de
la perception de leur existence en nous.
Mais bien que tout cela soit indéniablement vrai, j'affirme néanmoins que la Critique de la
raison, parce qu’elle fait des déterminations originaires de l'esprit humain le fondement réel
ou la source des jugements synthétiques nécessaires dans notre connaissance, parce que, du
fait nous pouvons penser la faculté des représentations comme fondement de ces jugements,
elle conclut au fait que l'esprit doit être réellement leur fondement, et que, de ce fait, elle
présuppose comme incontestable, certain et établi : tout d’abord que tout ce qu'il y a dans
notre connaissance a un fondement réel et une cause réellement différente et objectivement
présente, et qu’ainsi le principe de raison suffisante ne vaut pas uniquement pour les
représentations et leurs liens (Zusammenhang) subjectifs mais aussi pour les choses en soi et
les liens objectifs ; ensuite que nous avons le droit de conclure de la nature de quelque chose
dans notre esprit à sa nature objective hors de nous ; par suite j’affirme que la Critique de la
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raison pure ne tente de réfuter le scepticisme de Hume qu’en présupposant comme déjà
certaines et établies des propositions contre lesquelles Hume avait dirigé tous ses doutes
sceptiques.
Pour comprendre la justesse du présent raisonnement, il n’est que de comparer en toute
impartialité les plus hauts principes avec lesquels la Critique de la raison fonde son nouveau
système de philosophie (100) et ce que Hume mettait en doute en le déclarant incertain. Hume
ne pourra en effet être réfuté que si le contraire de ses affirmations sur les concepts et les
principes de la relation de causalité est prouvé à partir de principes incontestablement
certains, ou encore si des contradictions et des inconséquences au sein de ses affirmations
concernant l'incertitude de notre usage des représentations du rapport (Verhaltnis) de cause à
effet peuvent être exhibées. Cependant, rien de tel n'a été fait dans la Critique de la raison.
Plus encore, elle prouve tous ses énoncés sur les diverses sources de la connaissance humaine
par des propositions que Hume tenait pour incertaines voire pour illusoires, propositions qui
au demeurant sont impropres à fonder un système de philosophie, et dans la mesure l’on
peut mettre en doute la liaison du sujet et du prédicat de ces propositions, ou dans la mesure
où cette liaison est pour le moins mal établie.
« J’entends déjà les défenseurs de la philosophie critique s’empresser d’objecter à ce sujet
que tout ce raisonnement, et tout ce qui pourrait encore y être ajouté, ne trompera que celui
qui n’a pas compris l’objectif essentiel de la critique de la raison. Afin de pouvoir bien juger
des services que celle-ci rend en vue de faire disparaître les doutes de Hume, il importe de
considérer l’ensemble des exigences que D. Hume adressa aux philosophes quant à la
certitude de leurs principes du point de vue de la sagesse universelle; il ne faut pas en rester
aux doutes humiens relatifs à la seule utilisation des concepts et des principes de causalité. La
Critique de la raison a répondu à l’ensemble de ces exigences de manière exemplaire et
parfaite, par là même, les doutes de Hume relatifs à l’utilisation du principe de causalité sont,
eux aussi, complètement réfutés. En effet, l’entreprise sceptique de Hume est partie d’un seul
concept de la raison spéculative, mais de l’un des plus importants, à savoir le concept de lien
de cause à effet (incluant aussi les concepts, qui en sont dérivés, de force et d’action etc.) et
mettait la raison, qui prétend l’avoir créé en son sein, (101) au défi de lui dire de quel droit
elle se pensait investie pour affirmer que telle chose doive nécessairement être posé du fait
que quelque chose, qui est de telle nature, est posé ; car c’est ce que dicte le concept de cause.
Il montra de manière irréfutable qu’il est tout à fait impossible à la raison de penser a priori et
à partir de concepts une telle mise en relation (Verbindung), car celle-ci contient de la
nécessité; mais comment peut-on déduire que, du fait que quelque chose existe, quelque chose
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d’autre doive exister, et donc introduire a priori le concept d’une telle liaison (Vernüpfung) ?
Hume en déduisit que la raison se leurrait totalement avec ce concept, qu’elle le considérait à
tort comme l’un de ses enfants, alors qu’il n’était qu’un rejeton de l’imagination, qui,
fécondée par l’expérience, avait placé certaines représentations sous la loi de l’association, en
substituant une nécessité subjective qui en résulte, à savoir l’habitude, à une nécessité
objective, par intellection.
Or la Critique de la raison a d’abord représenté dans sa généralité l’objection de Hume et
elle a montré que le concept de cause à effet était loin d’être le seul par lequel l’entendement
s’imagine des liens entre les choses. Elle a ensuite fourni une déduction complète de tous ces
concepts qui montre qu’ils ne procèdent pas de l’expérience, mais sont issus de l’entendement
pur.
La Critique de la raison démontre en effet de manière irréfutable à partir de la nécessité et
de l’universalité intrinsèque à ces concepts et aux principes qui s’y réfèrent, que c’est dans
l’âme humaine qu’il faut en chercher la cause; et que ces concepts et ces principes, puisqu’ils
sont en nous en tant que connaissances a priori, ne peuvent rien contenir d’autre que les
formes de la sensibilité et du jugement qui précèdent toutes les expressions réelles issues des
forces du sujet pensant en lui. Elle montre encore, à partir de l’incapacité de la philosophie
dogmatique à démontrer ses prétentions à connaître les choses en soi, que c’est seulement
lorsque les jugements synthétiques a priori et les concepts contenus en eux sont appliqués à
des objets d’expérience possible, que l’on peut arriver à une connaissance réellement vraie.
La critique de la raison réfute donc intégralement le scepticisme de Hume et montre
comment nous pouvons être habités par de la connaissance synthétique a priori et comment
celle-ci, appliquée à la perception sensible, peut être exacte. Ce faisant, elle a en même temps
donné la mesure de la sphère de toutes les connaissances possibles pour l’homme et indiqué
l’origine des éléments dont dérive tout ce que nous comprenons. »
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Mais pour importante que puisse être l'explication donnée dans la Critique de la raison des
propositions synthétiques a priori pour peu qu’on la considère en tant que produit de la
perspicacité et de l'esprit philosophique, elle n’a pour autant rien n'est prouvé contre David
Hume, rien en général n'est établi contre lui.
Il est manifeste que l'auteur de la Critique de la raison apporte sa réponse au problème
général : comment les propositions synthétiques nécessaires sont-elles possibles en nous?
2
Il s’agit d’une citation de Reinhold qui défend la Critique des accusations selon lesquelles elle n’aurait pas
réfuté Hume. Ils ‘agit d’une technique d’argumentation caractéristique du discours philosophique de l’époque:
insérer le texte original (parfois dans son intégralité) à son propre texte et le commenter.
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simplement en appliquant le principe de causalité à certains jugements qui, selon
l'expérience, sont en nous ; ensuite, en subsumant ces jugements sous le concept de l'effet
de quelque chose; et, enfin, en supposant et déclarant, conformément à cette subsomption, que
l'esprit est la cause agissante de ces jugements. Il croit (meinen) par avoir aussi établi
définitivement la véritable détermination et la valeur de ces jugements dans notre
connaissance. Car du fait que les jugements synthétiques nécessaires proviennent de l’esprit et
de la source interne des représentations et se réfèrent (Beziehen)
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quand même à des objets, il
conclut que ces jugements ne constituent que la forme de la connaissance d'expérience et ne
reçoivent de signification que par l'application à la perception empirique. Il présuppose donc
comme établi que chaque partie de la connaissance a un fondement réel (Real-Grund) qui en
est la cause ; or, sans cette présupposition tout ce qui, dans la Critique de la raison, est dit sur
l'origine des jugements synthétiques nécessaires n'a aucun sens. Dès lors, la Critique de la
raison donne (103) la solution au problème important de la philosophie théorique, celui de
savoir comment les jugements synthétiques nécessaires sont possibles, tout d’abord parce
qu’elle présuppose que les questions : « L’effectivité est-elle liée (Verknupfen) par les lois de
la causalité ?» et « nos jugements, et leurs déterminations, procèdent-ils de certaines causes
? » sont déjà résolues, et ensuite parce qu’elle cherche, à partir de cette présupposition, la
source des propositions synthétiques nécessaires. Par suite, Hume exigerait de l'auteur de la
critique de la raison qu'il réponde à ces questions : de quel droit applique-t-il le principe de
causalité dans la fondation de sa philosophie critique ? Comment, dès le début de l’institution
de son système, cette philosophie peut-elle poser un fait donné (c’est-à-dire l' existence de
jugements synthétiques nécessaires en nous) pour l'effet d'une cause différente d'eux (en quoi
consiste celle-ci importe au demeurant fort peu) ? C’est avec raison que Hume pourrait dire :
aussi longtemps qu'il n'est pas encore établi de façon certaine l’usage que l’on est en droit de
faire des concepts et des principes de causalité, et aussi longtemps que n’est pas établie la
manière dont ils fonctionnent, aussi longtemps qu'on ne sait pas encore si ces concepts et ces
principes sont simplement quelque chose de subjectif ou bien sont des prédicats objectifs du
réel, il sera inutile et vain de chercher les sources des différentes parties de la connaissance
humaine et de vouloir établir quoi que ce soit sur la question. Car avant de pouvoir demander
de plein droit : quelles sont les sources et les causes de notre connaissance? Il faut pouvoir
déjà établir qu’il existe un fondement et une cause de toute chose effective, et plus
particulièrement que notre connaissance, selon toutes ses déterminations, est l'effet de
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Nous signalons le vocabulaire de la relation (Zusammenhang, Verhaltnis, Beziehung,etc.) car il aura une
grande importance dans le passage de Kant à l’idéalisme allemand.
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