Emmanuelle Gruber – Hiver 2011 © Le lab de philo – Collège Montmorency Comment enseigner la nature et l’intérêt de la démocratie? C’est à travers ma pratique enseignante, notamment au 3e cours de philosophie (Éthique et politique), et plus précisément à l’occasion de discussions portant sur la démocratie, que j’ai été confrontée au cynisme de certains étudiants, qui est à l’origine de cette question. Loin de moi l’idée de leur enseigner de façon dogmatique l’idée que la démocratie, telle que nous la vivons aujourd’hui, est parfaite ou indiscutable. L’idée était plutôt de leur montrer les avantages considérables de certains droits issus de la démocratie, de l’importance du débat démocratique (et donc en filigrane du débat rationnel en philosophie), afin de partir sur de bonnes bases pour aborder des questions d’actualité, comme par exemple tous les enjeux qui touchent la vie privée. Ma surprise fut grande quand je me suis rendue compte qu’ils ignoraient complètement certaines caractéristiques de leur système (institutions, etc.) et qu’ils prenaient pour acquis (parce qu’ils les considèrent comme « normal ») certains droits dont la reconnaissance est le fruit d’une longue lutte. Ma question est d’abord et avant tout du domaine de la didactique de la philosophie : comment concrètement enseigner la nature et l’intérêt de la démocratie? Je vous expose ici les problèmes que j’ai rencontrés et les solutions (imparfaites) que j’ai apportées, en espérant qu’elles ouvrent le débat. Les préjugés des étudiants sur la démocratie et leurs conséquences Que pensent les étudiants de la démocratie, quels sont leurs préjugés? Globalement la démocratie, ou du moins l’image qu’ils en ont quand on prend une perspective planétaire, se définit comme un « chez nous » (que l’on comprend être l’occident) en opposition au « chez eux » (somme toute assez vague qui désigne un « orient » lointain). La démocratie, c’est bien sûr les élections, le droit de vote. C’est le côté positif de leur vision de la démocratie qui cache mal des critiques souvent mal formulées (peut-être par manque de temps) sur le sentiment qu’en tant que citoyen le pouvoir du droit de vote est très insatisfaisant ou du moins insuffisant. Remarquez en passant que les étudiants qui relèvent ces éléments-là sont un pivot très précieux pour entrainer le débat dans la classe vers une réflexion sur un nouveau type de démocratie. Excellente idée si on enseigne au premier cours la vision de Platon de la démocratie. Mais trêve de parenthèses, la démocratie a pour eux une connotation négative. Notamment, les idées suivantes ressortent : notre société est corrompue (notamment par la politique, scandales etc. attisés par le sensationnalisme des médias). C’est le sentiment du « tous pourris » qui d’ailleurs ne se retrouve pas seulement chez les jeunes. La théorie du complot est également présente (« ils nous cachent des choses » bien que ce « ils » soit très flou). Mais surtout la méconnaissance de leur système fait peur à voir. Pour dire, ils étaient étonnés d’apprendre que Jean Charest ne décide pas de tout. Et pour continuer sur ce thème, voici ce que donne une séance de cours centrée sur la séparation des pouvoirs (style à la Montesquieu ou Locke), chose que j’ai déjà faite en pensant que la pont entre politique et éthique allait se faire tout seul et que c’était l’idée du siècle. Je m’évertuais à parler des acquis de la démocratie, j’insistais sur l’importance des droits, en martelant l’idée que limiter l’arbitraire du dirigeant est central, pour finir avec une citation de Lord Acton : « le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument ». Le désintérêt était presque palpable dans la salle… à part quelques étudiants, qui visiblement ne voulaient pas trop me contrarier, et arboraient une mine souriante… Emmanuelle Gruber – Hiver 2011 © Le lab de philo – Collège Montmorency Cette méconnaissance fait qu’un débat sur une question comme comment améliorer la démocratie?, et ce, sans préparation aucune sur les mécanismes de contre pouvoir qui existent déjà, est un coup d’épée dans l’eau, à moins de vouloir se cantonner à une conversation banale sur insatisfaction de la politique. Ceci entraine une conséquence à mon avis déplorable pour notre société en général, c’est l’auto justification en boucle de l’argument de la paresse : « ils sont tous pourris, on ne peut rien faire, donc pourquoi agir? ». Cet argument peut selon moi se transformer en l’argument du cynisme qui dans ce cas pourrait s’énoncer comme suit : « comme démocratie ça marche pas, donc autant avoir une dictature. » Quatre problèmes à dépasser Ces considérations nous amènent à définir trois grands problèmes à dépasser afin de remplir notre objectif de faire comprendre l’intérêt de la démocratie face au despotisme (pour résumer grossièrement), et l’intérêts de droits humains tout en ouvrant la discussion au débat, à la critique et à la remise en question. 1. Comment faire pour les aider à dépasser ce sentiment d’être blasé, ou l’idée qu’il n’y a rien à faire pour changer notre fonctionnement actuel? 2. Comment ne pas avoir l’air de cautionner le système actuel en montrant qu’historiquement certains droits et principes démocratiques évitent des abus. Si je généralise ce problème à l’enseignement de la philosophie : dans un tel enseignement, comment à la fois apporter des faits, des idées, des théories aux étudiants tout en ouvrant la discussion, mais sans jamais accepter comme valable n’importe quelle critique? 3. Dans plusieurs de mes discussions avec les étudiants, la contradiction suivante était ressortie : la démocratie, c’est la liberté de conscience et de parole (c’est positif). Mais la démocratie, c’est aussi la dispute, on n’est jamais d’accord (c’est négatif). Donc c’est bien ou c’est mal? Comment les aider à dépasser cette vision un peu binaire dans une discussion sur les avantages et les inconvénients de la démocratie aujourd’hui par exemple? J’aimerais préciser ici que cette réflexion m’est venue à la suite d’une intervention d’une de mes étudiantes. Elle avait dit : « ça serait tellement bien si tout le monde pensait pareil ». Je dois dire qu’à ce moment, j’avais le souffle coupé vu que cela faisait deux heures qu’on parlait des caractéristiques de la dictature notamment celle de l’uniformité des opinions (à la suite du visionnement du film La vague à la séance précédente). Mon étonnement était-il exagéré? Je ne sais. Mis j’ai senti qu’un travail de fond était nécessaire. 4. Presque dans chaque groupe, j’ai remarqué qu’une confusion gênait la discussion. Elle consiste à mélanger le droit de dire son opinion ou l’existence d’une diversité d’opinions et la vérité d’une assertion. Par exemple, j’ai le droit de dire que le 11 septembre n’a jamais existé. Mais cela ne veut pas dire pour autant que cette phrase est vraie. Ça vous paraît peut-être évident, mais au vu des débats que j’ai entendus, cela ne l’est pas vraiment pour un certains nombres de nos étudiants. Pour certains, avoir le droit de le dire est immoral car c’est faire en quelque sorte de la publicité pour quelque de faux, bien que cette dernière idée soit souvent complètement inconsciente. À l’inverse, le cours d’éthique est là pour mettre de l’avant des problèmes éthiques Emmanuelle Gruber – Hiver 2011 © Le lab de philo – Collège Montmorency et avoir à l’esprit de façon consciente les dilemmes éthiques est la base de toute discussion rationnelle. Force est de constater que pour l’instant je n’ai pas atteint cet objectif. Mes solutions… à travailler Je ne vais parler de tout ce que j’ai entrepris pour tenter de répondre aux problèmes que je viens d’exposer, mais j’aimerais parler de trois exercices qui ont été, selon moi, concluants. Premièrement, afin de faire ressortir certains droits fondamentaux, j’ai décidé de partir des caractéristiques de la dictature. Pour cela, les étudiants ont à lire un texte dans lequel j’ai résumé les pratiques et les caractéristiques d’une dictature (j’ai pris l’exemple historique de la RDA en partie pour mettre en exergue les pratique de la police secrète qui sont très documentées aujourd’hui). Je leur demande de lister ces caractéristiques de façon résumées (par exemple : arrestation arbitraire, pouvoir à une seule personne, une seule idéologie et un seul parti autorisé…). Puis, je leur demande, pour chaque caractéristique, de trouver le droit ou le principe démocratique qui s’oppose. Par exemple, « arrestation arbitraire » s’oppose à « droit à un procès », « droit de savoir pourquoi on est arrêté », « présomption d’innocence ». Cet exercice a donc principalement consisté à faire comprendre aux étudiants quels sont les grands droits et principes démocratiques et surtout quel est leur intérêt en leur montrant concrètement des situations dans lesquels ces droits et principes ne sont pas garantis. L’illustration de ces droits et principes « à la négative » en passant par la dictature a éclairé bien mieux qu’un tableau listant froidement ces dits droits. Il est difficile de mesurer l’impact auprès des étudiants. Toutefois, j’ai pu remarqué que certains débats ou CRP (Commuauté de recherche philosophique1) étaient plus touffus et plus approfondis que lorsque je ne leur faisais pas faire cet exercice sur la RDA les sessions précédentes. J’aimerais apporter un exemple de cette compréhension plus approfondie qu’a permis, selon moi, cet apprentissage des droits et principes démocratiques à travers l’étude d’une dictature. Je prendrais seulement un exemple d’une CRP portant sur la question : faut-il interdire les sites internet qui prônent l’anorexie comme un mode de vie valable? (sites webs dits « pro ana » Les sessions précédentes, le problème que j’avais rencontré était que les étudiants ne voyaient pas ou ne comprenaient pas a priori quelles personnes pouvaient être contre l’interdiction de tels sites, à part, bien sûr, les pro ana elles-mêmes. Ils ne comprenaient pas non plus au nom de quel argument pouvait-on laisser ces sites ouverts à tous. L’idée de la liberté d’expression, souvent, ne leur venait pas à l’esprit. Par conséquent, le problème éthique lié à la liberté d’expression qui consiste en ceci : doit-on limiter la liberté d’expression (pour limiter la diffusion des positions extrémistes)? avait du mal à émerger dans le débat. Avoir fait au préalable un tel exercice sur les droits et principes de la démocratie, même si cela ne fait pas automatiquement, permet de soulever ce problème beaucoup plus vite et la discussion s’est considérablement enrichie. Un cours ensuite sur les libertariens est mieux compris et ces derniers sont moins vus comme des monstres immoraux. Deuxièmement, un exercice en petits groupes a apporté je crois un éclaircissement sur la séparation des pouvoirs qu’un tableau sur les institutions n’avait jamais produit. Je leur ai demandé de répondre à la question suivante : imaginez que votre député est aussi votre juge, 1 Voir la présentation de Hugo Doyer sur les Communautés de recherches philosophiques, Le lab de philo, hiver 2011. Emmanuelle Gruber – Hiver 2011 © Le lab de philo – Collège Montmorency quels problèmes cela entrainerait? De très belles discussions sur les principes d’impartialité, d’abus de pouvoir et de possibilité réelle et pratique pour les citoyens de contester le pouvoir en place ont eu lieu à la suite de cet exercice. Troisièmement, un autre exercice, toujours sur la séparation des pouvoirs a aussi eu un certain succès sur la façon de choisir les juges. Je leur ai proposé trois façons de choisir les juges. 1) élection par le peuple, 2) élection par des professionnels du droit (par exemple avocats) et 3) nomination par le gouvernement 4) trouver une autre façon de votre choix. Je leur ai demandé de me donner un avantage et un inconvénient pour chaque façon de choisir un juge. Je dois dire que cet exercice avait bien marché probablement en raison de l’actualité. À cette session, l’actualité brûlante sur la Commission Bastarache avait sans doute éveillé la frustration de certains. Peu d’étudiants ont conclu que la meilleure méthode était la nomination par le gouvernement. Cependant, peu importe leur opinion de leur gouvernement, l’important est que les étudiants aient réussi à comprendre le sens, l’origine de certains principes (ex. impartialité) et que les discussions en éthique appliquée portent plus leurs fruits. Il m’est très difficile de conclure globalement sur ce sujet. Tout ce que je voulais exprimer ici consistait simplement à dire les difficultés rencontrées en tant que professeure d’éthique, à approfondir la discussion ou les débats et à faire sortir les étudiants du marasme de leur cynisme envers les droits et principes démocratiques. Je dois dire qu’avoir travaillé directement à partir de leurs préjugés ou incompréhensions m’a permis d’aller plus loin, sans doute au prix d’autres pans de matière mis de côté, dans le but de laisser du temps en début de session à de tels préparations pour les débats.