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Économie politique de la soutenabilité de la dette en Turquie1
Burak Gürbüz
Université Galatasaray, Département d'Economie et GIAM
Résumé:
Depuis 1980, suite au coup d'État du 12 septembre, la Turquie a mené des politiques
d’ajustement structurel. Dans le cadre de ces politiques, le rôle de l’État dans la sphère
économique a été graduellement réduit, étant accusé de constituer un obstacle au
fonctionnement efficient des marchés. À son tour, cette approche a réduit la logique du
financement à la soutenabilité de la dette par un processus d'endettement « permanent ». Cette
évolution qui prévoyait la croissance économique par une variation des composantes des
revenus et des dépenses publiques afin de transformer le pays en une économie émergente,
s’est accélérée avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP (parti islamiste-néolibérale), juste après la
crise de 2000-01.
Les gestionnaires de finance d'une économie émergente influencent les décisions
d'investissement des propriétaires financiers en utilisant le concept de la soutenabilité de la
dette comme un indicateur qui agit sur le mouvement des capitaux. Dans cette relation, le
souci du propriétaire financier (quelle que soit sa nationalité) sera la persistance et la
durabilité des profits dont il bénéficiera. La soutenabilité de la dette qui est favorable pour la
finance peut alors se traduire en une crise permanente pour les salariés. En effet si la dette est
soutenable l’entrée des capitaux augmente, ce qui provoque une hausse des paiements
d’intérêts. Or, nous remarquons que le rapport des paiements d’intérêts sur les dépenses
sociales ne cesse d’augmenter ce qui implique un transfert de revenu vers la finance au
détriment des services et des transferts sociaux. Nous constatons donc un antagonisme entre la
logique du marché qui encourage le développement du domaine financier et les salariés qui
sont exclus de ce domaine.
Mots clés: soutenabilité, dette, Finance, pouvoir politique, classes, crises, Turquie.
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Introduction:
La soutenabilité de la dette est un concept qui pèse lourd dans les prises de décision des
acteurs du marché. Si elle est fondée sur la rentabilité de la dette accordée, tel un placement
dans un actif financier, le pays ayant le plus besoin de s’endetter et qui certainement porte le
plus de risque pourrait avoir un problème de rationnement. Avec le processus de titrisation, la
dette externe se transforme en une nouvelle valeur sur les marchés secondaires (Duménil et
Lévy, Lapavitsas, 2010 ; Foster, 2008), et acquiert une nouvelle définition qui s’éloigne de
son rôle primaire. En effet, sous la période du capitalisme caractérisé par l’Etat social, la dette
externe était plutôt conçue comme un moyen de financer un projet économique. Par
conséquent, les causes et impacts attendus de la dette étaient différents aussi bien du point de
vue des créditeurs que des débiteurs. Nous adoptons une approche qui tente à redéfinir d’une
manière critique le concept de la soutenabilité de la dette, au-delà de la finition adoptée par
les acteurs du marché. Dans sa définition standard le concept de soutenabilité comprend
plusieurs/différents paramètres tels que la croissance, les taux d’intérêt, la part de la dette dans
le PIB, le surplus primaire, etc. À ces paramètres, nous ajouterons des indicateurs sociaux afin
d’analyser la dimension sociale de la soutenabilité de la dette, en retenant la Turquie comme
étude de cas. Parallèlement, nous analyserons les comportements de certains acteurs
institutionnels qui dirigent les décisions de placement/prêt des cadres : des agences
internationales de notation financière ainsi que certaines organisations non gouvernementales
qui agissent sous l’influence des ces agences.
Dans un premier temps le concept de la soutenabilité de la dette sera comparé avec celui de la
persistance de la dette dans une perspective historique. Nous analyserons les différentes
définitions de la soutenabilité de la dette et chercherons à expliquer la pluralité des
définitions. Nous calculerons ensuite le surendettement en Turquie pour les années 1983-2008
en utilisant la balance commerciale et le budget de l'Etat pour mettre en évidence la
persistance de la dette. Enfin, nous en analyserons les impacts sociaux de la soutenabilité de la
dette en en élargissant la définition et incluant les dépenses sociales aux paramètres standards.
1. L’économie politique de la soutenabilité de la dette : une approche historique
Le capital monétaire, concept qui nous intéresse ici, apporte le financement aux facteurs de
production (dont le travail) qui seront utilisés dans le processus de production. Le surplus
d’offre qui se produit suite à la concurrence déloyale du capitalisme, conduit à l’exportation
du capital. D’après Luxemburg (1913) au-delà de ses contradictions inhérentes/internes, le
capitalisme est confronté aux problèmes de circulation et de marché. Les limites
géographiques du marché domestique et la limite des 24 heures en ce qui concerne
l’exploitation du travail conduisent à l’extraversion du capital. Cette dernière se alisera
grâce aux demandes de consommation provenant du reste du monde. La réponse à cette
demande se fait alors sous forme d’exportation de capital, mais aussi sous des formes moins
pacifiques telles que l’annexion de certaines parties du reste du monde. Dans ce schéma, le
capital est transféré au reste du monde aussi bien sous la forme de capital productif que sous
la forme de capital « fictif » tel qu’il a été nommé par Marx. Dans le cadre de l’endettement,
le capital exporté correspond plus à l’attribution d’un crédit, qu’un capital attribué au
financement d’un projet productif, et dans ce sens peut être identifié au capital fictif.
Hilferding (Foster, 2008) soutenait qu’il existe un lien étroit entre les banques et le capital
productif, toutefois, dans les dernières décennies ce lien a été questionné. En effet, les
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banques ont été amenées à fournir des crédits pour des placements en titres/actifs
financiers/mobiliers plutôt que pour financer directement la production (investissement
physique). Et ce, d’autant plus avec le développement des marchés secondaires pour les titres
publics. Il n’en demeure pas moins que le processus de fusionnement et de monopolisation
des banques préconisé par Hilferding et Lenin (Foster, 2008, Duménil et Lévy, 2006a) semble
être vérifié. Ce processus de monopolisation constitue le fondement de l’idéologie néo-
libérale, et a contribué au développement et à la promotion de la classe intermédiaire de
gestionnaires, des cadres comme le soulignent Duménil et Lévy (2003, 2006a et 2006b). Vue
l’étendue de leur pouvoir et leurs compétences au sein de l’entreprise, dans un système
économique financiarisé ils sont également responsables de générer des profits en dehors des
activités productives de la firme ; ce qui provoque la financiarisation des entreprises non
financières. Le fusionnement, la monopolisation et l’acquisition de l’anonymat ont amené les
entreprises à se focaliser vers les activités les plus profitables, financières, au-delà de leurs
activités et structures productives. Le capital devient avant tout fictif conformément à la
définition de Marx. L’objectif est désormais d’augmenter la rentabilité/productivité des
dividendes de l’entreprise, et suivre les valeurs boursières des actions sur les marchés
secondaires. Au-delà des gestionnaires, des institutions sont spécialisées dans l’évaluation du
capital fictif : les agences de notation financière. De plus, les critères d’évaluation
développés par ces agences affectent les politiques économiques des pays endettés. Nous
pouvons parler d’une distribution du capital au profit des acteurs financiers et des producteurs
intégrés avec la production globale. Dans ce contexte, la soutenabilité de la dette constitue un
mécanisme contribuant à cette distribution. Selon Foster (2008) le système financier tel que
l’on l’observe aujourd’hui s’est construit sur la cession traditionnelle/cyclique ( ?) du
capitalisme des années 1970 : les entreprises ont cherché des issues de « secours » en dehors
du système productif (Foster, 2008).
2. Taux d’intérêt élevés, dette croissante et la Turquie
Selon les périodes de crise des processus de production des économies capitalistes avancées
du centre, la politique et l’économie se transforment à l’échelle mondiale, tantôt virant vers le
protectionnisme tantôt vers l’ouverture. Néanmoins, quelle que soit les conditions les pays du
centre ont toujours prôné plus d’ouverture aux pays périphériques (Ha Joon Chang, 2003). La
période des Trente Glorieuses (1945-75) peut être considérée comme une exception, période
pendant laquelle les pays du centre étant plus préoccupé par la restructuration de leur
demande domestique, ont « toléré » une industrialisation planifiée sous la direction de leurs
entreprises multinationales dans les pays périphériques. Cette période est caractérisée par
l’application généralisée d’une politique du taux de change fixe et un faible taux d’intérêt réel,
et une faible part des mouvements des capitaux comparée aux autres périodes d’expansion/de
globalisation (XIXème siècle ou la période récente). Avec la saturation des marchés
domestiques au début des années 1970 et la crise de surproduction, une restructuration s’est
avérée inévitable : l’abandon du taux de change fixe, suivi de la décision unilatérale président
de la Federal Reserve Paul Volker d’augmenter les taux d’intérêt aux Etats-Unis. Ainsi, la
possibilité de financement à un coût relativement faible s’est transformée en une dette
alourdie mettant fin à l’industrialisation planifiée introvertie dans la plupart des pays
périphériques dont la Turquie (N. Balkan, 1994, F. Başkaya, 2004, E. Toussaint, 2002). Une
bonne nouvelle aux milieux financiers ayant la nostalgie du capitalisme antérieur à la Seconde
Guerre Mondiale (Duménil et Lévy, 2003).
Avec le choc Volker de 1979 la hausse des taux d’intérêt à l’échelle mondiale a déclenché les
processus de production et de consommation tirés par la dette, ce qui provoqué le
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développement spectaculaire des marchés et acteurs financiers. Alors que les taux d’intérêt
élevés provoquaient un ralentissement des investissements publics et privés, d’où le
ralentissement de la croissance et la hausse du chômage dans les pays du centre ; les pays
périphériques abandonnant leur stratégie d’industrialisation introvertie entamaient des
programme d’ajustement structurel sous la direction du FMI. La Turquie, suite au coup d’état
en 1980 avec les « décisions du 24 janvier » a entamé un programme de libéralisation. Avec
la libéralisation du taux d’intérêt et du taux de change, le gel des salaires réels l’objectif était
d’augmenter la compétitivité et de s’orienter vers la demande externe. Toutefois, un deuxième
objectif était le remboursement de la dette puisqu’à l’origine du changement était la « crise de
la dette ». Les exportations n’ayant pas assuré la performance anticipée la libéralisation
financière en 1989 a provoqué la hausse des taux d’intérêt et a permis d’augmenter la valeur
des instruments de dette publique et privée sur les marchés secondaires. Cette nouvelle
stratégie n’a également pas suffit à stimuler les exportations, au contraire elle a provoqué la
hausse de la demande interne, des importations et des crises de la balance des paiements en
1994 et 1998. En 1998 un accord de confirmation (stand-by agreement) est signé avec le FMI
pour dix ans. La période allant de 1989 à 1997 est opposée à la période post-1998 : dans la
première période afin de pouvoir s’endetter auprès des marchés le secteur public a augmenté
les taux d’intérêt d’une manière continue, ce qui a causé une hausse continue de la dette
publique et du taux d’inflation. Tandis que dans la seconde période en plus des taux d’intérêt
réels élevés, un processus de privatisation a été entamé, accompagné de la baisse des dépenses
publiques. Ce processus a été maintenu (avec l’exception des années de crise 2000-01)
jusqu’à la crise globale de 2008.
3. La soutenabilité et la persistance de la dette externe
Selon Ellen Meiksins Wood le capitalisme tente d'imposer ses lois comme universelle tout en
cherchant à en limiter les conséquences néfastes pour son propre intérêt (dans Saad-Filho,
2007). C’est la raison pour laquelle pour Wood, les pays du centre utilisent la cessation de
financement comme une arme envers les pays riphériques qui se trouvent en difficulté de
remboursement, de plus ils militent également pour le développement des institutions de
marché dans les pays en question (dans Saad-Filho, 2007). À titre d’exemple, les agences de
notation financière jouent un rôle crucial dans l’accord de nouvelles dettes aux pays endettés,
et peuvent même constituer une menace afin de protéger les intérêts les capitalistes
internationaux étant donné le pouvoir de sanction qu’elles détiennent. Les sanctions sont
déterminées par la nécessité d’assurer la profitabilité et le retour du capital exporté sous forme
de dette. Ainsi, au-delà de simples institutions procurant de l’information sur les pays, ces
agences déterminent le montant de crédit/dette qui sera accordé aux pays en besoin et donc
leur la capacité de financement. De plus, les critères d’évaluation de ces institutions
constituent une contrainte importante dans la conduite des politiques nationales, les plus
importantes étant : contraction des dépenses publiques, hausse du volume du commerce
extérieur et croissance. En bref, le contrôle des déficits jumeaux (déficits commerciaux et
déficits primaires) est un critère primordial pour être classifié en tant qu’une économie à
« faible risque », le risque le plus important étant le « risque de la dette souverain »
(Gyntelberg, Hördal, 2010). Ces facteurs expliquent pourquoi ces institutions ainsi que les
instances locales de prise de décision et les acteurs financiers considèrent la part du service de
la dette dans les exportations comme indicateur de la soutenabilité de la dette. De même, la
hausse de réserves internationales assurera la souveraineté du pays.
Pour les raisons évoquées plus haut, la définition de la dette externe s’est transformée à partir
des années 1980, notamment à partir de la libéralisation financière. Alors que dans les années
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1970 plus de 60% de la dette accordée aux pays en développement était accordé par des
banques privées, ce pourcentage à baissé jusqu’à 10% dans les années 1990 pour laisser place
aux IDE et les investissements de portefeuille. D’autre part, la structure des dettes externes
s’est transformée, et d’une manière générale la dette publique a été remplacée par la dette
privée (Camara et Salama “L'insertion différentié aux effets paradoxaux des pays en
développement” ; dans F. Chesnais, 2004).
Quant à la Turquie, à partir des années 1990, du point de vue des emprunteurs nous observons
une hausse importante de la dette privée par rapport à la dette publique. Dans les années 1990
la dette privée a augmenté de 17%, et depuis 2002 elle a augmenté de 22%. Par ailleurs, la
totalité des dettes de court terme sont des dettes privées, et elles ont augmenté d’environ 6%
dans les années 2000, alors que l’endettement de long terme a tendance à baisser. Notons que
même dans la dette de long terme la part de la dette privée augmente (4%), alors que celle de
la dette publique baisse (8%). Du point de vue des créanciers la part de la dette publique
accordée par les gouvernements dans la dette totale est de 22% dans les années 1990, et de
6,5% dans les années 2000, tandis que la dette de long terme accordée par les institutions
internationales augmente de 44,5% à 57,5% pour les mêmes années (cf. annexe 1). Cette
évolution nous révèle bien qu’en Turquie la libéralisation financière a renversé la composition
de la dette externe du secteur public vers le secteur privé. Cela, comme nous allons le voir
plus loin, a joué un rôle important dans la hausse du coût social de l’endettement externe.
Un autre facteur expliquant la persistance de la dette provient de la fonction des banques : la
profitabilité d’une banque dépend de sa capacité à créer de nouveaux actifs. Que cela soit les
IDE ou les investissements de portefeuille, l’exportation du capital d’un pays du centre vers
un pays de la périphérie dépend de la productivité et la profitabilité qui sont des critères
privés. Dans ce contexte, l’asymétrie entre ce créancier qui cherche à placer son capital et le
débiteur provient du fait que les débiteurs sont plus nombreux, doivent se faire concurrence
entre eux et l’impossibilité de s’endetter ou de rembourser la dette peut avoir des effets
sociaux dévastateurs. Même dans le cas de possibilité d’endettement, si celui-ci a un lien
positif avec les taux d’intérêt domestiques, les capitaux étrangers pourront avoir un effet
d’éviction sur les investissements nationaux comme le montre Bhinda Nils dans le cas de
l’Afrique (cité par Camara et Salama, “L'insertion différentié aux effets paradoxaux des pays
en développement”, dans F. Chesnais, 2004). Ce phénomène correspond au syndrome
hollandais provoqué par l’entrée des capitaux : puisque la dette dépend du critère de
profitabilité requiert des taux d’intérêt réels élevés ce qui à son tour peut nuire à
l’investissement, la croissance, l’emploi, les dépenses sociales… ce qui met en évidence
l’antagonisme entre les intérêts privés des créanciers et les conséquences sociales de leurs
décisions sur les pays débiteurs.
Revenons à la soutenabilité de la dette : la réduction du taux d’endettement dépend de la
croissance économique du pays. En d’autres termes, cela exige que le taux de croissance (g)
soit supérieur au taux d’intérêt de la dette externe (r) pour que la dette soit considérée
soutenable (g>r). Dans le cas contraire (g>r) la part de la dette dans le PIB augmente et la
dette devient insoutenable.
La soutenabilité de la dette peut s’exprimer sous la forme suivante (pour une explication
détaillée de l’équation de la soutenabilité de la dette cf. M. Raffinot, 2008, p. 48) :
d'= (r-g)d/y+(M-X)/Y , où
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