2009-08-05 Le spinozisme du langage I. Les problèmes posés par le langage de l’Ethique 1. La théorie de l’Ethique impossible : Brice Parain et David Savan C’est dans le chapitre sur Leibniz de ses Recherches sur la nature et les fonctions du langage que Brice Parain règle son compte au spinozisme : « La nécessité spinoziste résulte de l’identité de la réalité et de la vérité, c’est à dire de la réalité essentielle et des formules qui l’expriment adéquatement. La fissure qui affaiblit le système, par où la contingence y pénètre, se situe entre les idées et le langage. Comment, en effet, concilier cette théorie de l’adéquation du langage aux idées vraies avec la théorie selon laquelle « le fini est en réalité une négation partielle » et « toute détermination est négation » ? Notre langage n’est-il pas une figure et une détermination des idées ? » Vole en éclat la possibilité d’une expression finie de l’infini, soit d’une « éthique » ou philosophie vraie qui serait exprimée par le langage et contenue dans un livre - compte-tenu des prémisses idéalistes spinozistes. Spinoza n’est pour Parain qu’un cartésien, c’est à dire un « réaliste ontologique aristotélicien », un « substancialiste traditionnel ». C’est Leibniz qui propose une « théorie expressionniste cohérente du langage » avec sa notion du « possible » intercalée entre les formes substancielles et les mots. Le langage – matériau dont l’Ethique se constitue – signale aussi son échec. David Savan, dans son article daté de 1958 – Spinoza and Language - , estime que, compte tenu de sa conception du langage, Spinoza lui-même ne pouvait pas tenir l’Ethique pour une simple exposition de la vérité. En effet, si les mots ne sont rien d’autre que des « mouvements corporels », (EII, P.XLIX, S.) s’ils « sont issus de l’expérience et ne se réfèrent qu’à elle » (PXVIII, S.), « il ne nous est pas plus possible de découvrir et d’exprimer la vérité avec des mots qu’il n’est possible au somnambule de communiquer avec le monde éveillé. » Reprenant l’angle d’attaque inauguré par Leo Strauss dans La persécution et l’art d’écrire (1952), il relève certaines contradictions apparentes du texte spinozien et affirme, non sans ironie, que ces contradictions sont voulues et marquent l’inadéquation fondamentale du langage à la compréhension et à l’expression du vrai. Par exemple, à propos de la définition de la substance « qui est en soi et se conçoit par soi » (EI, Def.III), il relève que le verbe « être » est à rapprocher du terme « étant » dénoncé comme un transcendantal dans EII, P.XL, S, que le terme « concevoir » est un universel confus, et que la notion de « par soi » est contredite par l’effort de Spinoza pour concevoir la substance par autre chose qu’elle même, à savoir l’ordo geometrico. « Il n’y a pas de remède au caractère de généralité imaginaire et confuse des mots. » … « Alors qu’il est dans la nature de la raison de concevoir les choses sous une certaine espèce d’éternité, les mots sont liés au temps et à la contingence ». Pour ces deux lecteurs, la possibilité d’une Ethique vraie est une inconséquence logique. L’Ethique de Spinoza, prise au pied de la lettre comme formulation de vérités, est impossible. 2. La théorie de l’Ethique vraie : Pierre-François Moreau et Lorenzo Vinciguerra Pour Pierre-François Moreau et pour Lorenzo Vinciguerra, il n’y a pas de problème du langage spinoziste, mais tout au plus une question qu’on évoque et qui se règle. PMF intègre le langage à un « ordre expérientiel » sousjacent, c’est-à-dire en fait une partie d’une « expérience » entièrement intégrable au système. Vinciguerra dénie toute pertinence à la problématique langagière au profit de la reconstruction d’un spinozisme intégral, du signe à l’éternité. Il commence par souligner qu’on ne trouvera pas de théorie du langage chez Spinoza. Les nombreuses réflexions ayant trait au langage « interviennent presque toujours dans le cadre de réflexions plus larges qui ont pour thème la nature et le fonctionnement de l’imagination. C’est donc aux principes de celle-ci qu’elles renvoient en dernière instance. » (Spinoza et le signe, introduction). Puis « la fonction du signe dépasse, sans pour autant l’exclure, une définition strictement linguistique. » Dans sa lecture, c’est le signe qui devient une notion centrale. Il revalorise l’imagination – connaissance « exsignis », partie prenante de la théorie de la connaissance. Comme l’idée inadéquate à laquelle il semble lié, le signe n’est pas faux, mais exprime une chose de façon partielle. Entre la doctrine de l’imagination et les théories de l’image et du signe, il n’y aurait donc pas de place pour une théorie du langage ; mais c’est aussi une théorie du langage. Car, en fait, en inventant une théorie du signe spinoziste, Vinciguerra va devoir faire une théorie du langage ; quand bien même le langage n’est qu’un ensemble de signes parmi tous les signes naturels, il est cet ensemble dont se constitue l’Ethique, et qui sert à l’expression de la pensée du philosophe. « Formulons cette hypothèse : le signe n’exprime que partiellement la cause, celle-ci constituant pour Spinoza la définition complète et adéquate de la chose. L’exprimant, il la manifeste, du moins en partie. On peut alors supposer qu’une théorie de la signification complète des choses coïncide avec leur explication causale, et vice versa qu’une pensée adéquate de la causalité vaut une théorie complète de la signification. Il s’agit donc d’apprécier quelle est la part d’une sémiologie (mais mieux vaudrait parler ici de sémiotique) dans le régime général de la causalité.» p20-21. On retrouve ici dans un défaut propre à une grande partie des commentateurs spinozistes : la tentation de la belle histoire. Toute contradiction n’est qu’apparence ; le système doit forcément pouvoir se clore. Mai il est fondamentalement absurde de faire équivaloir une totalité de signes à une idée vraie, le signe étant par essence incomplet, ne valant que comme incomplétude. La logique vraie de Spinoza ne peut pas être une sémiologique. Il reste toujours une problématique du rapport entre signe et vérité, un hiatus du système. Alors que PMF se méfie du signe comme de l’intuition intellectuelle et préfère reconstruire un spinozisme strictement rationnel à partir de la notion d’idée vraie, Vinciguerra refonde l’ensemble à partir d’une doctrine de l’imagination réinventée. Mais pour tous les deux il ne fait pas de doute que l’Ethique est un livre actuel, sempiternel, accessible hic et nunc. Ils sont tous les deux historiens de la philosophie et philosophes spinozistes en même temps. Ils habitent tous les deux l’Ethique et pensent pouvoir la faire revivre de l’intérieur. - Divergence entre Lorenzo Vinciguerra et PMF à propos de la connaissance ex signis - Que la question du langage pose le problème de l’union de l’âme et du corps Le langage rédimé La seule thèse qui permette d’expliquer comment l’Ethique s’écrit, et donc comment son existence matérielle est possible est de donner à l’écrivain Spinoza une sorte de toute-puissance sur le langage. C’est la voie que choisit le linguiste Paul Laurendeau dans son Condillac contre Spinoza. C’est aussi la voie choisie par la plupart des spinozistes qui estiment que Spinoza a pu rédimer son langage pour écrire l’Ethique. Mais en fait, pour cette thèse, l’Ethique n’est pas un livre. Elle est quasiment magique. Mais il reste un problème du langage de l’Ethique. Ce n’est pas un texte qui s’est auto-généré, comme sa rhétorique voudrait le faire croire. Et dans la mesure où il a été écrit, il est singulièrement en porte-à-faux par rapport à son objet. La théorie de l’Ethique impossible est juste. Et que c’est à partir de la reconnaissance de ce fait que l’on peut être spinoziste aujourd’hui. L’Ethique ? Impossible. Le spinozisme ? Possible. Pourquoi ? II. Le spinozisme du langage Pourquoi limiter le spinozisme à l’Ethique ? Il y a aussi le TTP, l’Abrégé de grammaire hébraïque, la correspondance, peut-être le Traité des trois imposteurs … C’est une pensée dont le corpus est diversifié. 1. L’incorruptibilité du langage selon le TTP En effet, le langage est irréductible à toute entreprise littéraire, quand bien même serait-elle celle d’un génie philosophique comme Spinoza. Il reconnaît lui-même dans le TTP qu’il est impossible pour un homme seul de changer durablement le sens d’un mot, même pour son propre usage (Ch. 7, p. 721 de la Pléïade). - Actualité paradoxale du TTP Au titre du réalisme, nous faisons une différence radicale entre le TTP et l’Ethique. Le TTP est un livre qui s’ancre dans une réalité précise et indéniable : un autre livre, la Bible. Donc les questions que nous nous posons à propos de l’Ethique, nous nous ne les posons pas à propos du TTP. Dans la mesure où il s’est inscrit dans le temps, le livre a vieilli et nous pensons qu’il est aujourd’hui d’une lecture plus actuelle que l’Ethique. Il est plus actuel qu’un livre qui ne peut pas vieillir. C’est également un livre signé, alors que l’Ethique est un livre anonyme. 2. Le langage, un corps fluide de la physique spinoziste - L’inconcevabilité du vide : les corps fluides chez Lorenzo Vinciguerra Spinoza et le signe, première partie – Sentire sive percipere- , quatrième section – Les traces du corps- , chapitre VIII – Vestigia – Le fluide, p135. « La marque n’est pas issue de la rencontre de deux coprs qui se toucheraient puis s’éloigneraient dans on ne sait quek espace vide de corps ; mais de trois. Spinoza se sert, en effet, de l’action intermédiaire d’une autre catégorie de corps, les fluides … » « … la fluidité dans la nature permet précisément de penser la formation des marques dans une physique continuiste. » Catégorie introduite à côté du « dur » et du « mou », le « fluide » vient remplir les interstices indéfinis de la physique continuiste spinoziste, pour laquelle le « vide » est une impossibilité logique : il n’y a pas d’être du non-être chez Spinoza, comme il y en avait pour Parménide. Le langage est un corps fluide de la physique spinoziste. Pourquoi ? Le fluide est plus mou que le mou. Il a « une grande aptitude à recevoir les marques, et une moindre à les retenir ». Mais il est le modèle même de la marque et donc directement lié au langage par deux aspects : d’abord, c’est en lui que réside, par excellence, la faculté à être marqué. Ensuite, puisqu’il comble la physique, il a un rôle de charroi des masses dures ou molles que constituent les objets. C’est par ses chemins que se font les rencontres entre masses, que ce soient chocs ou compositions. Le fluide de la physique spinoziste est donc l’essentiel de la théorie du langage spinoziste. Il permet de comprendre que le langage n’est pas le propre de l’homme, mais bien plutôt le propre de la physique. Le langage humain est un phénomène à rapprocher de tous les phénomènes propres à la rencontre des corps. Il y a « une structure sémiotique de l’univers physique » (M. Messeri, L’epistemologia di Spinoza. Saggio sui corpi e le menti, Il Saggiatore, 1990, p. 195. Cité par L. Vinciguerra, p. 180), dont le langage des hommes est une émanation. Cette théorie du langage est à rattacher au lemme 2, EII : « Omnia corpora in quibusdam conveniunt. » « Tous les corps conviennent de quelque façon entre eux. » Babel. De même que le langage humain, charroi de marques, n’a pas de privilège, on ne saurait imaginer aucun privilège d’une langue humaine sur l’autre. Le latin de l’Ethique est ainsi entrecoupé de parenthèses néerlandaises. Organisé sous forme mathématique – une autre langue. Il a à signifier sa propre insignifiance, au service du jeu des masses physiques. Mais fidèle, adéquat, il peut permettre de tout décrire et de tout dire. L’exemple de la maison dans la poule « La maison dans la poule du voisin » EII, P68, S Le langage est clair malgré lui, malgré d’éventuels lapsus. Il ne peut y avoir qu’un sens. « ut non credidi quendam errare, quem nuper audivi clamantem, suum atrium volasse in gallinam vicini, quia scilicet ipsius mens satis perspecta mihi videbatur » Un sens qui s’impose à l’intellect et aux sens (« audivi clamantem » - je l’ai entendu criant), un sens forcé. Encore un exemple d’incorruptibilité du langage, puisque le locuteur « clamant » a été comme freiné dans son délire par l’inertie des mots, désignant eux-mêmes leur place logique dans la phrase, malgré l’arrachement : arrachement visible, évident (« mihi videbatur » il m’est apparu), sens réel compréhensible (« ipsius mens perspecta », sa pensée manifeste). « suum atrium volasse in gallinam vicini » = - et ce signe « = » est tout notre sujet « suum gallinam volasse in atrium vicini » L’opération de passage de la phrase érronée à la phrase corrigée n’a pas lieu, elle est imédiate en fait dans la pensée de l’auditeur. Cependant c’est la phrase qui a désignée elle-même sa propre fausseté en entrechoquant ces deux mots dans un « sens » qui n’a pas lieu d’être. Poule. Maison. Deux concepts dont les relations sont obligées, nécessaires, suivant « l’axiome des relations internes » dénoncé par Russell chez les philosophes classiques (Quand deux termes sont en relation c’est en vertu d’une nécessité interne à chacun de ces deux termes). Il n’y a pas de maisons dans les poules des voisins, jamais. Il y a des poules dans les maisons des voisins, peut-être. Cela veut dire que les mots ont leur propre sens, et que les hommes les articulent les uns aux autres suivant des règles nécessaires. C’est un « réalisme » au sens scholastique du terme. L’expression d’une confiance fondamentale au langage, siège d’une rationalité élémentaire. Raison/racine. Langage, radicelle rationnelle. Pourtant comment être sûr de ce que voulait vraiment dire cet homme ? Pourquoi ne pas faire l’hypothèse d’un lapsus freudien? N’y a-t-il pas un autre sens à chercher dans cette phrase, que celui d’une poule envolée chez le voisin ? Cet homme pleure-t-il une poule, ou une maison, qu’il aurait peur de perdre, au profit par exemple du voisin ? Conclusion Caractère littéraire de l’Ethique. Le spinozisme n’est pas un projet de réforme de la langue, mais de redécouverte de la langue. >> Au lieu de fonder un second dogmatisme, intégrant l’expérience, à partir de Spinoza, il serait plus intéressant aujourd’hui de questionner le premier dogmatisme spinoziste et ses précieuses contradictions. C’est dans cette optique, nous semble-t-il, que l’étude du spinozisme peut se montrer la plus féconde. Alors que l’on croyait s’être débarrassé du dogmatisme sous toutes ses formes, le voilà qui revient, sous toutes ses formes. Qu’a-t-il de si fort et de si séduisant ? Pourquoi sommes-nous dogmatiques ?<< Pour qu’il y ait un langage du spinozisme, il faut donc supposer un spinozisme du langage. C’est ce dont nous faisons le pari. Réinscription du spinozisme dans une tradition politique rebelle ; Bove, Ginzburg, Jonathan Israël.