Lent déclin
La crise de 2011-2012 fut, comme celle de 2008, le prétexte pour annoncer des changements
importants. Il fallait moraliser le capitalisme, pourchasser les banquiers voyous, assainir les comptes
toxiques et faire que Wall Street contribue à Main Street. Belles promesses. À la suite de plusieurs
réunions d’urgence du G20, des fonds gigantesques furent débloqués (personne ne savait d’où ils
sortaient, la seule explication donnée était la planche à billets) afin injecter des liquidités dans
l’économie. La Grèce, l’Espagne, l’Italie furent parmi les pays qui reçurent le plus d’aides. Quelques
banques firent faillite, mais beaucoup d’autres furent recapitalisées. Alors que les économies
mondiales stagnaient et que les populations d’Europe et des États-Unis voyaient progresser le taux de
chômage, ces dizaines de milliers de milliards de dollars injectés dans le système contribuèrent en
2013, à relancer la consommation et donc l’économie. Les bourses remontèrent spectaculairement
cette année-là. Le pire avait été évité.
Hélas, dès 2014, les marchés commencèrent de nouveau à vaciller, fait qui précéda de
quelques mois l’annonce du risque de retour à la récession de l’économie américaine. C’est vrai que
la baisse du prix du dollar et de l’euro par rapport aux autres monnaies (à cause de la trop grande
quantité de liquidités injectées dans l’économie) avait contribué à créer une inflation très forte. Les
populations se plaignaient aussi des mesures d’austérité alors que les annonces constantes de bonus
faramineux (et qui battaient tous les records) pour les PDG des multinationales ou des grandes
banques renforçaient l’idée qu’aucune réforme en profondeur n’avait été faite. Le cas de ce trader de
Wall Street, au train de vie déluré et dépensier, et qui avait touché un bonus de plus d’un milliard de
dollars, fit grand bruit. Le prix de l’or continuait à monter, alors que les rares pays aux budgets
excédentaires en achetaient de plus en plus, tout comme les rares épargnants qui voyaient l’inflation
détruire leurs économies. Le prix de 10 000 dollars l’once fut atteint fin 2014.
En 2014, une énième intifada en Palestine et des tensions avec l’Iran contribuèrent à faire
flamber les prix du pétrole, mais les découvertes de gisements non exploités dans le golfe du Bengale
permirent d’éviter la panique. Un tremblement de terre au Japon, dans la région de Tokyo, n’aida pas
beaucoup l’économie japonaise dans sa deuxième décennie de stagnation. La baisse de la population
contribuait aussi à émousser le dynamisme économique de ce pays, mais cela semblait être accepté
avec résignation et fatalisme par la population japonaise.
En 2015, ce fut au tour des banques françaises de demander à être sauvées, vu l’état de leur
exposition sur l’Italie et l’Espagne, deux pays au bord du défaut de paiement. Le Portugal, l’Irlande et
la Grèce furent, quant à eux, mis totalement sous contrôle du FMI. De forts troubles éclatèrent. La
Banque centrale européenne et l’Union européenne décidèrent d’un plan d’aide directe aux
populations, financé par un nouvel impôt européen. La pression exercée sur la classe moyenne
s’accentua encore, mais, pour un temps, cela calma le jeu. Aux États-Unis, un énième Quantitative
Easing fut lancé, bénéficiant cette fois directement aux propriétaires de maisons en défaut. L’on fit
remarquer que si cela aidait pendant un temps les familles américaines à payer leurs hypothèques,
c’est au final dans les banques que l’argent finissait.
L’administration Obama, dans sa dernière année, fut empêtrée dans un scandale qui
impliquait des fonds mafieux de Chicago et des enrichissements personnels. Les médias se
focalisèrent sur cette histoire avec acharnement et avec une assiduité de tous les instants. Ce faisant,
ils ne purent, ou ne voulurent pas couvrir la forte répression des manifestations en Chine, où, à cause
de la baisse de la demande mondiale, de nombreux ouvriers au chômage demandaient de l’aide. On
parla de centaines de milliers de morts.
Le prix du pétrole, de plus en plus négocié en monnaie chinoise, continuait sa lente
progression pour atteindre l’équivalent de 200 dollars en valeur de 2010. Cela n’aida pas l’économie
américaine, en pleine stagflation. À cause de la baisse de la production industrielle mondiale, cette
progression eut surtout un impact sur les individus qui commençaient à devoir choisir entre payer
l’essence pour aller travailler ou acheter à manger. De nombreuses personnes, même dans la classe
moyenne, dormaient au bureau ou dans leur voiture pour éviter les trajets. Beaucoup décidèrent de
quitter leurs résidences pavillonnaires pour s’établir plus près du centre ville et de leur lieu de travail.
Ce mouvement contribua, surtout aux États-Unis (l’Europe, avec son système de transports publics
n’eut pas les mêmes problèmes), à faire baisser encore plus le prix des maisons individuelles (situées
en banlieue) et à accentuer la crise financière. Les zones villa se transformèrent ainsi en des lieux à
grand taux de chômage, avec une criminalité élevée et peu de services publics efficaces.
Les politiciens populistes, arrivés au pouvoir un peu partout en Europe et aux États-Unis dès
2016-2017, ne parvinrent pas à changer fondamentalement la situation. Les politiques d’austérité et
d’immigration, elles, changèrent un peu : un moratoire sur l’immigration dans les pays de l’Union
européenne fut décidé en 2018, et une véritable zone de la mort avec champs de mines anti-
personnel et mitrailleuses automatiques fut mise en place sur la frontière entre les États-Unis et le
Mexique. Mais ces mesures furent relativement inefficaces, tout comme le protectionnisme douanier
qui ne servit qu’à renchérir le prix des biens importés. En effet, l’Europe et les États-Unis ne
fabriquaient pratiquement plus aucun bien. Le protectionnisme agricole, en revanche, fit beaucoup de
mal à l’agriculture des pays du Sud, qui entrèrent en forte crise. Les guerres civiles très meurtrières
qui éclatèrent au Mexique, en Ethiopie, au Mali, au Sénégal et au Kenya, peuvent directement être
imputées à ces politiques.
En Asie, c’est essentiellement le conflit entre l’Inde et un Pakistan, en proie à une guerre civile
larvée depuis le retrait des forces de l’OTAN d’Afghanistan, qui pesait sur la croissance de la région.
La Chine, très sensible à la stabilité du Moyen-Orient (c’est en Iran, en Asie centrale et dans les pays
du golfe Persique qu’elle s’approvisionnait en pétrole), travailla main dans la main avec les États-Unis
pour soutenir le Pakistan et éviter son effondrement. Ce faisant, elle gardait un œil sur ses armes
nucléaires qui, selon ce que disait un rapport de la CIA, étaient dans un état avancé de décrépitude et
ne pouvaient pas être utilisées. Personne ne voulut savoir si ce rapport disait vrai.
En 2020, il fallut se rendre à l’évidence : l’économie des États-Unis et de l’Europe avait
régressé en moyenne de 20%, un chiffre qui s’élevait à 50% pour les pays les plus touchés. On
appela la période 2008-2020 la « Grande Destruction ». Les économies asiatiques subirent elles aussi
de plein fouet cette longue période de récession, mais grâce à leurs marchés intérieurs, elles purent
au moins garder une certaine stabilité, voire une faible croissance.
Selon les experts, ce déclin économique eut un effet positif sur les émissions de gaz à effet de
serre. Personne ne savait avec certitude si ceux-ci avaient un réel impact sur les changements
climatiques qui se faisaient de plus en plus évidents (inondations du Mississipi/Missouri en 2016,
sécheresse et mousson tardive en Inde en 2017, hiver très rude dans le Nord de l’Europe en 2018,
ouragans dévastateurs en Australie, etc.). Les changements climatiques eurent des conséquences sur
la production de nourriture et de graves crises alimentaires commencèrent à se faire sentir dès 2017.
Des millions de réfugiés s’entassaient dans d’immenses camps de fortune à la frontière des États-
Unis ou aux portes de l’Europe. Le Maroc fut fortement déstabilisé en 2022, notamment par un
attentat contre le roi et par la montée de toutes sortes d’extrémismes parmi les réfugiés africains. On
parla de nouvelles drogues et de nouvelles religions. Le terrorisme, qui avait beaucoup diminué
pendant les années 2010, se réveilla avec une énergie renouvelée, crispant les forces armées
occidentales et asiatiques. L’attaque au gaz Sarin dans le métro de Shanghai poussa la Chine ou fut
prétexte à augmenter son intervention au Moyen-Orient aux côtés des États-Unis. Cette coopération
s’accentua en 2022 avec l’intervention en Arabie Saoudite, lorsque, après la chute brutale de sa
production de pétrole, le pays plongea dans une guerre civile meurtrière.
C’est justement autour des ces années 2020 que la production de pétrole, qui avait stagné
entre 2010 et 2020 commença un peu partout à chuter. Avec la pénurie soudaine, le prix du pétrole
flamba. Durant la crise économique des années précédentes, peu d’investissements avaient été faits
dans les énergies renouvelables et avec l’immense dette qui s’accumulait, peu de capitaux étaient
désormais disponibles pour des investissements lourds dans l’infrastructure. Cette pénurie soudaine
de pétrole coïncida avec la forte pénurie d’autres matières premières. Du fait de l’augmentation très
rapide du prix des engrais, la productivité agricole qui baissait progressivement depuis le début des
années 2010 s’effondra. Une crise alimentaire gigantesque explosa dans plusieurs pays d’Afrique,
d’Asie centrale et du Moyen-Orient, notamment en Égypte où la population entra dans une période de
famine, qui fut suivie par des violences sanglantes. Des millions de réfugiés se présentèrent à la
frontière d’Israël, ce qui causa une crise grave, qui fut réglée de manière extrême et expéditive par
« l’armée la plus morale du monde ». Des dizaines de millions de réfugiés se déversèrent sur les
plages et les ports de Chypre, de Grèce et de Turquie, ce qui entraîna des troubles très graves,
souvent violents. Rapidement, des millions de réfugiés du Moyen-Orient, d’Afrique, mais aussi d’Asie
suivirent le mouvement d’exode.
La déstabilisation des pays du Sud de la Méditerranée fut très rapide et les forces armées
européennes durent se résoudre à refouler les réfugiés, parfois au prix de pertes humaines massives.
Ceux-ci, toujours plus armés et bénéficiant du soutien des forces armées des pays du Maghreb,
infligèrent de lourdes pertes aux forces espagnoles, françaises et italiennes.
Aux États-Unis, dès 2023, de nombreuses villes commencèrent à subir des crises
d’approvisionnement en nourriture et l’armée dut reprendre le contrôle, souvent au prix d’une lutte
antiguérilla qui n’avait rien à envier au combats menés par les précédentes générations de GI en Iraq.
Quelques villes, comme Détroit, Atlanta et des quartiers entiers de Los Angeles et Washington DC
furent simplement bouclés et abandonnés à leur sort, lorsqu’ils ne furent pas rasés par les
bombardements.
En Europe, avec l’effondrement de la monnaie unique, et afin de faire face aux troubles
sociaux et ethniques, de nombreux pays décidèrent unilatéralement de fermer leurs frontières et de
mobiliser leurs forces armées pour maintenir l’ordre. Au cours des années 2020 et 2030, ce fut petit à
petit un ordre très autoritaire et ethnocentrique qui se mit en place. En 2035, à cause de la pénurie
croissante de pétrole, les États-Unis se lancèrent dans la conquête du Canada. La résistance
canadienne, peu énergique au début, se renforça considérablement après que les troupes
d’occupation américaines commencèrent à commettre des exactions particulièrement brutales sur la
population civile.
Les guerres civiles britanniques et françaises de 2036 et 2040 furent très sanglantes et l’on
assista à des massacres qui rappelaient les pires conflits africains. L’Espagne, l’Italie, la Roumanie, la
Hongrie, la Bulgarie, la Pologne et la Grèce, pays ayant fini par élire des régimes politiques hyper-
autoritaires, menèrent de véritables campagnes d’extermination de la population africaine et nord-
africaine. Les chiffres ne purent jamais être vérifiés, mais on parla d’une dizaine de millions de morts.
La Russie, malgré une courte guerre avec l’Ukraine pour le contrôle du bassin minier du Don, mais
grâce à sa relativement faible population, sa forte capacité agricole et ses ressources en gaz et en
hydrocarbures, prit petit à petit sous sa tutelle l’Europe orientale et les pays nordiques et devint l’une
des rares puissances régionales à s’en sortir assez bien.
La guerre entre l’Inde et ce qui restait du Pakistan permit enfin de savoir si les armes
nucléaires pakistanaises fonctionnaient. Ce fut le cas. Malgré la perte de Delhi, de Jaipur et de
Bombay, l’Inde put s’approprier les terres agricoles du bassin de l’Indus et mis en place une politique
de réduction de la population musulmane on parle de plus de deux cent millions de morts entre
2040 et 2050 afin de pouvoir rendre les ressources agricoles disponibles pour la population
restante. Toutefois, les grandes crises climatiques qui commencèrent en 2055 signèrent la
désintégration du pays qui éclata sous le coup de guerres civiles toujours plus nombreuses, chaque
région voulant garantir une surface de terre cultivable suffisante pour satisfaire ses propres besoins.
La Chine connut également de graves crises et se replia sur elle-même, comme elle l’avait
souvent fait dans son histoire. Malgré une forte baisse de la population organisée par les organes de
l’État communiste, elle réussit à maintenir une stabilité sociale raisonnable qui permit de faire
fonctionner des économies locales interconnectées, sous le contrôle d’un État centralisé très
autoritaire. La communication globale, sévèrement réduite par le délabrement de l’infrastructure
(câbles sous-marins non réparés, etc.), put se maintenir grâce à des techniques plus anciennes
comme la radio à longue fréquence ou les communications par satellite qui permettent à qui peut y
accéder et en payer le prix, de continuer à communiquer. Vers la fin du XXIe siècle, bon nombre de nations se
fragmentèrent pour former des régions indépendantes et capables de mieux fonctionner. Ce fut le cas de
l’Australie, de l’Indonésie, de l’Inde, des pays du Moyen-Orient, du Canada et des États-Unis, de la France, de
l’Espagne, du Royaume-Uni et du Mexique. D’autres nations disparurent en se désintégrant dans l’anarchie la
plus complète. Ce fut le cas de la plupart des pays d’Afrique. Des pays comme la Chine, le Brésil,
l’Argentine, la Russie passèrent tous très près de l’éclatement mais surent garder leur cohésion et,
avec plus ou moins de succès, leur intégrité territoriale. De petits pays comme la Suisse, l’Islande, la
Norvège, la Suède, la Finlande, la république des Boers, le Japon, le Botswana, la Namibie ou encore
la Nouvelle Zélande, surent protéger leur nation et la garder autonome grâce à leur autosuffisance en
nourriture et en énergie et parfois aussi grâce à leur isolement. Les petites nations insulaires qui ne
disparurent pas, comme l’île Maurice, Cuba et le Ski Lanka, purent aussi s’en tirer assez bien en
s’aidant de leurs ressources agricoles et de pêche.
Des villes-États d’un type nouveau apparurent. Véritables îlots de confort et de technologie,
fortifiées contre les zones de violence alentours, elles émergèrent du chaos dans des régions qui
possédaient à la fois une source de pétrole, une capacité de raffinage, une capacité de production
industrielle et une base agricole adéquate. Parmi celles-ci, la république de Libreville dans l’ancien
Gabon, la ville indépendante de Damman en Arabie, la conurbation Houston-Austin au Texas, le
sultanat de Brunei, la ville de Mossoul dans le Kurdistan, Bahreïn, etc. Les nations du monde durent
réapprendre à vivre avec moins de technologie, moins d’énergies fossiles et moins de transports. Les
guerres pour les ressources se firent plus petites et plus régionales. Bientôt, même les armes
nucléaires devinrent inopérantes car l’infrastructure nécessaire pour les garder opérationnelles ne put
être financée bien longtemps. La population globale en 2100 baissa fortement pour ne compter plus
que 2 milliards d’individus. La plupart consacrèrent leurs énergies à la survie, très difficile sous un
climat capricieux et imprévisible, et vécurent dans la crainte qu’une nouvelle épidémie ne vienne
donner un coup fatal aux communautés restantes.
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