INFLUENCE , CROYANCE, SCIENTISME

publicité
(article paru : Journal de Thérapie Comportementale et Cognitive 2005, 15, 36-37)
LA SCIENCE, LES EXPERTISES, ET LA PAIX DES DIPLOMATES…
A. MOUCHÈS
(Institut de Psychologie et de Sociologie Appliquées, U.C.O, Angers)
Dans notre système de compétition économique, l’évaluation dite scientifique est
attractive parce que rattachée à l’efficacité et le rationalisation.
Nous pouvons tout à fait accepter cette logique pragmatique, mais en même
temps une tentative de séparation entre efficacité et non-efficacité réactualise
des vieilles querelles « scientistes », et entraîne des manifestations territoriales
chez certains thérapeutes s’intégrant plus ou moins facilement aux normes
européennes…
Depuis longtemps, et bien avant l’« affaire » de l’expertise INSERM (2004), il
existe un « radicalisme » parfois excessif entre les pro-freudiens et les antifreudiens, qui évoquent selon le cas la réductibilité du psychisme pratiquée par
les neurosciences, le jargon des lacaniens, ou encore les fraudes et les
mystifications de tel ou tel auteur.
Dans toute communauté, ce sont de saines provocations, nous permettant avec
satisfaction de nous « démarquer de l’autre ». Bien évidemment, étant un
comportementaliste, je savoure généralement ces lectures avec le même plaisir
qu’un bon « polar ». (voir par exemple les livres de Van Rillaer, 2003 ou de
Bénesteau, 2002).
Mais il y a pourtant un piège, car la coupure entre deux visions théoriques est
déjà idéologique.
L’image que nous a légué le positivisme établit une ligne entre le « vrai » et le
«faux », entre le « scientifique » et le « non-scientifique ». Mais se démarquer
de l’autre indique aussi un aspect d’appropriation, c’est à dire encore
l’établissement d’une « croyance théorique », et finalement une réduction du
savoir. Est-ce vraiment une attitude « scientifique » ? J’en doute, car en
flattant ce mythe occidental (à savoir : « seule la connaissance scientifique est
une connaissance véritable »), cette simplification cognitive contribue à
l’établissement d’une nouvelle croyance. Et rien n’est plus dangereux pour la
pensée que la croyance, même si c’est une croyance à la raison.
Les historiens des sciences savent bien que les frontières entre les croyances et
les idées scientifiques sont floues (voir par exemple Stengers, 1997 ou encore
Sperber, 1996) Et selon Feyerabend (1979), des théories en concurrence sont
« incommensurables » (c’est à dire non évaluables) du fait que le sens d’un
concept se modifie dès que la théorie change. Donc les échelles de valeurs
peuvent déformer notre vision des faits. D’ailleurs un terme souvent utilisé en
éthologie est celui de l'Umwelt : l'univers singulier que l'individu perçoit et sur
lequel il agit. Cela signifie que mon écriture s'enracine dans mon propre Umwelt,
et donc que mes collègues n'ont pas forcément la même perception des concepts
introduits. De la même façon l’inconscient des thérapeutes cognitivistes est loin
de la conception de Freud, mais finalement l’inconscient est une histoire intime
que l’on peut explorer selon un certain niveau d’analyse.
En science, l’expérience est reine. Elle permet d’évaluer la fécondité et la
validité de la position de l’observateur. De fait l’expérimentation en psychologie
scientifique
est pour moi un vrai « loisir ». La description objective et
rigoureuse, assortie de garanties statistiques m’amuse, car j’ai l’impression
d’avoir le pouvoir de maîtriser la complexité d’une séquence psychique, tout en
sachant que ce ne sont que des modèles superficiels et des transpositions très
relatives. Pourtant je sépare nettement cette satisfaction expérimentale, à la
pratique des thérapies comportementales. Le comportementalisme est plus
exploratoire que théorique. Sa démarche, active, pragmatique et rassurante me
convient tout à fait, mais l’implication est évidemment plus importante car elle
touche l’histoire personnelle du patient. Et si les TCC utilisent des procédures
méthodologiquement testées, il faut également considérer que la valeur d’une
psychothérapie dépend de l’attente du patient. Donc même dans le cadre d’une
désensibilisation systématique, il se forme des éléments dynamiques de
l’interaction sujet/thérapeute qui sont moins contrôlables, et en tout cas peu
mesurables. Toute méthode comporte des hypothèses interprétatives, ou des
vraisemblances suggestives. Il est évident que la relation « transférentielle »
participe à l’efficacité thérapeutique, et ne peut se faire qu’au niveau de
l’adhésion du sujet à une interprétation proposée. Donc si elle se rattache à des
courants scientifiques, une approche psychothérapeutique peut être plus
objective et quantifiable, mais pas réellement scientifique. Si le psychisme est
formé par des connexions de neurones et des apprentissages subtils, aucune
méthode scientifique ne traitera réellement l’histoire du sujet existentiel.
Comme l’éthologie, le comportementalisme a la qualité d’être une science
partielle. Il faut justement accepter cette limite, et non afficher à tout prix des
critères scientistes.
L’expertise de l’INSERM concernant les psychothérapies est salutaire et
rassurante. En revanche entretenir et cultiver un « clivage scientiste » me
semble une impasse, car l’évaluation peut entraîner une vision restrictive du
monde. A long terme, on peut même redouter l’installation d’un système de
dépendance s’appuyant sur la puissance des experts, le risque étant d’accroître
et de justifier une technocratie hiérarchisée qui prend les décisions.
En s’appuyant sur un système d’audit permettant de mesurer les effets de la
pratique clinique quotidienne et le coût des traitements en santé mentale, les
experts peuvent se sentir progressivement bénéficiaires des mythes du
scientisme.
Je prône donc une « paix des diplomates » (expression trouvée chez Stengers,
1997). Comme le remarque Craignou (2004), la guerre psychanalyse –TCC n’existe
pas entre professionnels dignes de ce nom. Je le constate également en
collaborant sans difficulté avec mes collègues et mes étudiants dans le Centre
de Psychologie Clinique : mais (en suivant les propos de Ch. André, 2004), j’évite
de dire du mal de l’analyse, même si je reste sceptique envers sa théorie. Et le
dialogue peut même être stimulant et constructif car chacun a une vision
différente du même objet de recherche.
Finalement si l’on veut neutraliser la croyance ou la domination théorique, il faut
développer une logique ouverte et intégrative (même s’il est vain de vouloir
réduire l’arrogance et le « symptôme du militantisme »
chez certains
universitaires )…
Un grand pas sera accompli lorsque les étudiants et les professionnels auront une
vision objective des différentes techniques et des différents niveaux d’analyse,
permettant d’appréhender efficacement le psychisme humain et ses possibilités
d’amélioration.
Après tout, les Français possèdent dans leur « inconscient politique » une
certaine aptitude à la cohabitation !
REFERENCES
ANDRE (C). Psychothérapies : revenir à l’essentiel. Journal de Thérapie
Comportementale et Cognitive, 2004, 14, 107-108.
BENESTEAU (J). Mensonges freudiens : Histoire d’une désinformation séculaire,
Mardaga, 2002
CRAIGNOU (A). Et le patient dans tout çà ! Journal de Thérapie
Comportementale et Cognitive, 2004, 14, 57-58.
INSERM Psychothérapie : trois approches évaluées. Expertise collective. Paris,
Les Editions Inserm 2004
FEYERABEND (P). Contre la méthode, Seuil, 1979
SPERBER (D) La contagion des idées, Odile Jacob, 1996
STENGERS (I). Pour en finir à la tolérance, Les Empêcheurs de penser en rond,
1996.
VAN RILLAER (J). Psychologie de la vie quotidienne, Odile Jacob, 2003
Téléchargement