- L’inflation nulle, voire la déflation, affectent l’ajustement du taux d’intérêt. C’est le taux d’intérêt réel qui conditionne
la rémunération du prêteur et le poids de la dette. En situation de déflation, un taux d’intérêt nominal nul implique un
taux d’intérêt réel positif, qui ne favorise pas le processus de désendettement. Le rendement réel d’un placement s’obtient
en déflatant son rendement nominal. On a donc
avec π le taux d’inflation, ce qui donne par approximation la
relation de Fisher (Le pouvoir d’achat de la monnaie, 1911) : r = i – π. En l’interprétant en termes d’anticipation, on peut
relier le faible niveau du taux d’intérêt aujourd’hui à des anticipations d’inflation nulle voire négative.
III-B) La trappe à liquidités
- Un taux d’intérêt aussi faible est significatif d’une situation de trappe à liquidités. L’incertitude accentue la préférence
pour la liquidité. L’accroissement de la masse monétaire est en large partie thésaurisée, notamment par le gonflement des
réserves des banques commerciales à la banque centrale. L’expansion monétaire ne joue plus donc ni sur le niveau du
taux d’intérêt ni sur le financement de l’économie.
- Selon les économistes atterrés et M. Aglietta en France, on encore P. Krugman et J. Stiglitz aux Etats-Unis, ce
contexte justifierait une relance budgétaire, financée à moindres frais, se substituant à l’initiative privée atone, et
privilégiant les dépenses à rendement social élevé : éducation, recherche, transition écologique.
- A contrario, le policy-mix actuel combinant relance monétaire et austérité budgétaire, avec un taux d’intérêt aussi bas,
peut amorcer une nouvelle bulle spéculative, stimulée par l’effet de levier (K. Wicksell) et réamorçant un cycle financier
à la Minsky, avec en perspective un nouveau krach financier. ("The Financial Instability Hypothesis: An Interpretation of
Keynes and an Alternative to "Standard" Theory", Nebraska Journal of Economics and Business, 1977.)
III-C) Economie politique de l’abaissement du taux d’intérêt
- Maintenir aussi longtemps le taux d’intérêt aussi bas constitue-t-il un choix public optimal ? Les pouvoirs publics,
banque centrale et Etat, ne constituent pas forcément un acteur cohérent et bienveillant. Ils peuvent être sous l’emprise de
lobbies. (J. Buchanan & G. Tullock, The Calculus of Consent, Logical Foundations of Constitutional Democracy, 1962)
- La relance monétaire massive a permis aux banques d’échapper à des faillites et restructurations douloureuses, voire
aux nationalisations dont certaines ont fait l’objet en Islande, aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni. Pour F. Lordon, ce sont
les intérêts des banquiers qui ont inspiré la réponse politique à la crise des subprimes. Le niveau faible du taux d’intérêt
permettrait de faire l’économie d’une véritable réforme des circuits de financement, préservant l’héritage de la
libéralisation financière. C’est également un adjuvant au maintien du statu quo en termes de gouvernance budgétaire et
monétaire dans la zone €. Un taux d’intérêt faible solvabilise les Etats et les banques sans avoir à pousser l’intégration
des politiques budgétaires et l’harmonisation bancaire.
III-D) La stagnation séculaire
- Et si le maintien du taux d’intérêt à un niveau aussi bas était symptomatique de la stagnation séculaire ? D. Ricardo
(Principes de l’économie politique et de l’impôt, 1817) prévoyant une convergence vers l’état stationnaire, avec une
diminution progressive du profit, en vertu de la loi des rendements décroissants. L’histoire des deux siècles suivants a
infirmé cette loi, de même que les perspectives pessimistes malthusiennes.
- Le taux d’intérêt bas correspondrait à un rendement du capital faible, à des perspectives d’investissement durablement
obscurcies, caractéristiques d’une phase descendante de cycle Kondratieff, telle que l’interprète J. Schumpeter
(Capitalisme, socialisme, et démocratie, 1942). Les opportunités d’investissement dans les NTIC s’épuisent vingt ans
après leur irruption, l’obsolescence de cette grappe d’innovations peut susciter l’émergence de relais de croissance, pas
encore révélés.
- R. Gordon considère que nous sommes même entrés dans une ère de stagnation séculaire. Le niveau faible de la
croissance économique et du taux d’intérêt seraient appelés à perdurer, refermant à l’échelle de l’histoire longue la
parenthèse de deux siècles de croissance exceptionnelle ouverte par les Révolutions Industrielles.( “Is U.S. Economic
Growth Over? Faltering Innovation Confronts the Six Headwinds”, NBER Working Paper n°18315, 2012)
La baisse du taux d’intérêt s’explique donc par les évolutions structurelles de la libéralisation financière et surtout le
choc conjoncturel sans précédent de la crise des subprimes, puis son traitement par les politiques conjoncturelles. Son
étrangeté tient à son prolongement, à l’image d’une sortie de crise jusqu’à présent constamment différée.
Cette baisse n’a cependant pas éliminé la diversité des taux d’intérêt et de leur niveau. Au contraire, T. Piketty (Le
Capital au XXIème siècle, 2013) souligne la constance du rendement moyen du capital, et la capacité des plus riches à
convertir leurs placements pour maintenir le rendement de leur capital par-delà des fluctuations du taux d’intérêt, ce qui
amplifie les inégalités. Lorsqu’on envisage cette divergence des rendements, le niveau faible du taux d’intérêt rémunérant
les placements des petits épargnants et s’appliquant aux prêts interbancaires dans un monde où la globalisation financière
permet au plus riches d’obtenir un rendement conséquent de leur patrimoine est alors aussi un problème politique de
justice sociale.