Servante ou maîtresse - Penser Dieu et son oeuvre

SERVANTE OU MAITRESSE,
L’ANTHROPOLOGIE PHILOSOPHIQUE ?
Mesdemoiselles, Mesdames, Messieurs, chers amis,
L’anthropologie philosophique est-elle pour la théologie une
servante ou une maîtresse ?
Elle est une maîtresse, assurément, si les anthropologies
issues du sens commun objectiviste, systématisées par la
philosophie grecque de l’unité indivise, veulent imposer leur
domination intellectuelle à la révélation évangélique.
Elle est maintenue au rang de servante, si la théologie de
cette révélation se rebelle et exerce une supériorité de facto sur
cette maîtresse. Mais que peut bien valoir alors une supériorité
conquise sur une partenaire philosophique indispensable,
asservie sans être vraiment convertie ?
Alors, existe-t-il une anthropologie philosophique qui nous
permette de croire dignement ? Je réponds, pour ma part, que
c’est une anthropologie en statut d’épouse, ritière d’une
ontologie fondée sur le principe de l’unité de structure relation-
nelle. Cette conception nouvelle est en relation logique de
contradiction stricte (en application du principe strict du tiers
exclu) avec le principe exclusif de l’unité indivise de la
philosophie classique.
I MON HISTOIRE INTELLECTUELLE
Comment suis-je arrivé à cette conclusion ?
Je vous raconte schématiquement mon histoire intellectuelle.
Élève en classe de seconde, j’eus un professeur de religion qui
nous fit plusieurs cours sur le « mystère trinitaire ». « Dieu » était
au programme. Il commença par nous expliquer que nous étions
des « êtres pensants ». Ce qu’il étaya avec beaucoup de citations
de Pascal, également au programme. Il nous donna ensuite
quelques notions sur les facultés d’intelligence et de volonté. Je
le revois encore très nettement nous dire avec beaucoup de
gestes que nous nous pensions nous-mêmes ; que nous nous
mettions en quelque sorte en face de nous-même. Certains de
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mes camarades de classe firent d’ailleurs un photomontage
humoristique qui nous le représentait tenant sa propre tête dans
ses mains, bras tendus, avec la légende : « Je me souviens, je me
pense, je m’aime ». Ensuite, tout en nous répétant sans cesse que
la Trinité était un mystère qu’on ne pouvait pas comprendre et
donc qu’il fallait le croire, il s’efforça toutefois de nous montrer
que, puisque Dieu nous avait créés à son image, on pouvait
trouver en nous quelques indices de sa Trinité. Notre mémoire de
nous-même, notre intelligence et notre volonté étaient des reflets
des trois personnes divines. Le Verbe était la Pensée personnifiée
du Père et le Saint-Esprit était l’amour que le Père et sa Pensée
se portaient réciproquement. J’étais plein d’admiration pour le
génie de mon professeur de seconde…
Au cours de ma licence de philosophie, quelle ne fut pas ma
surprise de remarquer que mon professeur de seconde avait très
largement puisé dans la théologie de saint Augustin… Entre-
temps, j’avais, dans les cours systématiques de logique et
d’ontologie, fait la connaissance de Kant. Je venais de couvrir
chez lui l’exigence de rigueur intellectuelle et la méthode pour la
mettre en pratique en philosophie.
Ce fut donc avec un esprit « critique » que je reçus les cours
sur la philosophie d’Augustin et que je repensai mes leçons de
classe de seconde sur Dieu et mon idée de Dieu.
Le résultat fut catastrophique… du moins en un premier
temps. Une crise grave. Non à propos de l’existence de Dieu,
mais à propos de la trinité de ses personnes. Voici le dilemme :
ou bien je pensais Dieu en philosophe et dans ce cas
j’abandonnais ma religion ; ou je continuais à croire ce qu’on
m’avait enseigné en religion et je rejetais la philosophie comme
une incapable.
En fait, je ne parvenais pas à faire mon choix. Impossible de
rejeter la philosophie, impossible de rejeter les évangiles. Impos-
sible aussi d’accepter ensemble les thèses philosophiques et les
affirmations théologiques. Elles étaient incompatibles entre elles.
En outre, d’un côté la théologie trinitaire d’Augustin n’était
plus, à mes yeux, que mirage et supercherie. Elle ne me
présentait pas trois personnes divines réelles, mais seulement
trois modalités psychiques du Bien de Platon ou du Dieu
d’Aristote. D’un autre côté, la philosophie cohérente d’Aristote
sur l’unité de Dieu et son isolement en lui-même était en
contradiction avec l’affirmation biblique d’un Dieu créateur. Je
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refusais aussi le compromis mou qui aurait consisté à ranger
séparément en mon esprit, dans un coin les vérités
philosophiques et dans un autre les vérités révélées. C’était une
sorte de schizophrénie intellectuelle sous calmants, que me
proposaient les professeurs auxquels j’avais fait part de mes
tourments.
Par la suite, je remarquai que dans les deux cas, d’une part à
propos de l’impossibilité pour les théologiens de penser
l’existence en Dieu de véritables personnes et d’autre part, pour
les philosophes de penser en Dieu un véritable pouvoir créateur,
dans les deux cas, il s’agissait de deux faiblesses de la pensée
philosophique qu’on m’enseignait et que j’ai pris l’habitude
par la suite d’appeler la philosophie classique ou encore la
philosophie grecque de l’unité indivise.
La constatation que ces deux faiblesses étaient de nature
philosophique m’apaisa quelque peu. Je ne me voyais plus obligé
de choisir entre ma foi au Christ et mon besoin intellectuel
incoercible de philosopher, c’est-à-dire de me comprendre
intégralement en tant qu’homme parmi les hommes, ouvrier dans
le monde, membre dans une famille, et fidèle dans une Église.
De plus la philosophie me conduisait à la théologie. En effet, me
comprendre en tant que croyant et comprendre la révélation de
l’évangile, c’était faire en réalité de la théologie au sens
méthodologique du terme.
D’une part, je comprenais que ma foi au Christ n’était pas
liée à la théologie classique dont la servante était la philosophie
classique et d’autre part que cette philosophie classique, quels
que soient ses avatars dans les divers courants de la pensée
occidentale, n’était pas obligatoirement une maîtresse, car elle
n’était pas une rité philosophique indépassable. La
philosophia perennis avait certes traversé les ans et elle en
traversera encore beaucoup… Elle n’était plus à mes yeux une
philosophia sub specie aeternitatis.
L’esprit apaisé, mais inquiet de trouver une solution, je me
suis donc attelé à la tâche de reconstruire une ontologie ou une
métaphysique, une théorie de la connaissance, une éthique et une
théologie en partant d’un principe en relation logique de
contradiction avec celui de la philosophie classique de l’unité
indivise. Ce principe classique : « Omnis distinctio imperfectio »
qui est faux, nous le voyons fort bien utilisé chez Spinoza. Il est
inhérent à toutes les solutions de l’aporie de l’un et du multiple
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depuis Parménide et Héraclite. Je partais donc d’un principe vrai
« Il y a au moins une forme de distinction qui relève de la
perfection de l’être ». Et cette forme de distinction devait se
situer dans l’ordre ontologique des personnes.
Mais poser un principe vrai, parce qu’il est en relation
logique de contradiction avec un principe faux, ce n’est pas
encore édifier un système philosophique. Il fallait le construire,
et pour cela disposer d’une méthode. La méthode, je la recevais
de Kant : rechercher les conditions a priori de possibilité de
toute action en tant qu’action ou en d’autres termes : rechercher
réflexivement les nécessités constitutives de l’être en tant
qu’être. Cette deuxième formulation montre que la recherche des
conditions a priori de possibilité est aussi applicable à Dieu. Ce
que Kant n’avait pas vu. Et dans cette recherche je devais
m’efforcer de satisfaire les exigences qui se dégagent réflexive-
ment de la conscience questionnante en tant que questionnante, à
savoir les exigences d’intelligibilité que sont l’évidence,
l’intégralité, l’unité de cohésion et l’universalité, selon les
différents modes d’interrogations qu’elle peut prendre.
Parmi les philosophes personnalistes et les philosophes de
l’altérité qui vinrent nourrir mes réflexions, je retiens les noms
de Martin Buber, d’Emmanuel Levinas, de Maurice Nédoncelle.
Pourtant, c’est chez Thomas d’Aquin que j’ai trouvé le
principe positif qui me permettrait de construire une méta-
physique sur d’autres bases que celles d’Aristote. Je le lisais dans
le « de potentia » : « Le propre de l’acte d’être est de se
communiquer dans toute la mesure de son pouvoir ». Je rédigeai
donc une première thèse sur « Le lien de l’un et du plusieurs
dans l’être chez Thomas d’Aquin ». Je commençais à scruter
l’idée qu’être pour un être, c’était communiquer de l’être.
Une telle communication d’être intégrant la perfection de la
négation distinctive entre les êtres a nécessairement une structure
ternaire en une parfaite unité ontologique vivante. En un mot, un
pouvoir de communication d’être se déploie selon une structure
ternaire, « familiale », si nous acceptons de faire passer ce terme
« familial » du plan psychologique ou sociologique au plan
ontologique. Aujourd’hui, je n’hésite plus à dire que « Dieu est
en lui-même une famille ». Tout se comprend et s’éclaire à partir
de cette intelligibilité rationnelle d’un Dieu en trois personnes ou
de trois personnes divines formant l’unité d’un seul Dieu.
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Cette Trinité ontologique, une fois affirmée comme terme
réel et assuré de ma réflexion philosophique, je puis l’accueillir
alors dignement dans la foi en tant que Trinité salvatrice et
divinisatrice selon sa révélation en Jésus.
Je crois en Dieu-Trinité en tant qu’il révèle en Jésus son
engagement pour le bonheur de l’homme, parce qu’il est en lui-
même une famille trinitaire de personnes. Cette vélation est un
« mystère », non en fonction d’une indigence intellectuelle de
l’homme, mais parce que son sens et son intelligibilité plonge
dans l’initiative absolue de Dieu. Plus généralement,
l’inviolabilité est la première marque d’une vérité que quelqu’un
d’autre peut, par initiative libre, faire exister pour nous et confier
par le fait même à notre foi. Une vérité de foi est une vérité
assurément compréhensible qui tire sa réalité, non de notre
pouvoir propre, mais du vouloir libre d’un autre envers nous.
II IDEES ESSENTIELLES DUNE PHILOSOPHIE RELATIONNELLE
Maintenant, vous êtes en droit de me demander quelles sont
les idées essentielles de cette conception rationnelle de l’homme
qui me permet de croire en dignité.
a) Intuition centrale : « être c’est faire être »
Elles ne sont que les différentes facettes d’une intuition
relationnelle de l’être : « Être, c’est faire être, c’est communiquer
de l’être ». Je déplie cette affirmation : « Être, pour un être, c’est
communiquer de l’être dans toute la mesure de son pouvoir actif,
afin qu’un être autre existe et soit en lui-même aussi en pouvoir
actif de faire être un autre, un autre distinct du second et du
premier, un tiers par conséquent, dont l’être en premier veut
l’existence, conjointement avec l’être en second, l’autre ». Sans
l’existence du tiers, il n’est ni second ni premier.
Marquons rapidement sur ce point notre rupture d’avec la
philosophie classique. « L’être est et le non-être n’est pas » disait
Parménide. Sans doute ! Mais qu’est-ce que « l’être qui est » et
qu’est-ce que le « non-être qui n’est pas » ? D’où vient que je
puisse penser la gation, si mon intelligence ne peut penser que
l’être. « Objectum formale intellectus est ens » ? Si je peux
penser la négation qui n’est pas un « être », c’est parce que la
négation est « dans l’être sans être un être », selon, comme le dit
Thomas d’Aquin, que « cet être-ci n’est pas cet être- ».
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