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Les mendiants et l’évangélisation
Beaucoup de mendiants sont dans nos rues, qui portent la trace de ce qui les a conduits à
cet état de « déréliction » : pauvreté endémique, maladie psychique, migration contrainte,
souffrance familiale… Le premier lien qui s’impose entre mendicité et évangélisation est ainsi
évident : pour tous ces hommes, femmes et enfants – et nombreux sont dans le monde les
enfants mendiants – comment l’Evangile est-il, peut-il être, une bonne nouvelle ? La question
est importante pour notre propos, si l’on considère par exemple que le frère M.H. Vicaire
disait que pour Dominique le choix de la mendicité était une manière de faire sien la condition
de déréliction des pauvres. Cela ne peut nous laisser indifférents.
M’inspirant d’un philosophe français, Vladimir Jankélévitch, je voudrais introduire mon
propos en soulignant deux caractéristiques de ce que la mendicité dit au monde. Pour ce
philosophe (Les vertus de l’amour, Tome I), la mendicité « exprime un état instable et
provisoire, et qui ne peut durer, et qui est appelé à se transformer ; faute d’une justice
véritable, seule capable de compenser et d’annuler l’injustice, la mendicité rend le scandale de
l’injustice sensible à tous et choquant pour tous et intolérable pour tout le monde » (p. 313).
En présentant la réalité de l’inéquité scandaleuse entre les hommes, la mendicité est signe de
la nécessité d’une lutte pour la justice. Elle est appel à prendre une responsabilité qui rendrait
mutuellement libres.
De plus, écrit-il : « La dénivellation de l’inégalité sollicite tout naturellement l’aumône.
La mendicité est adjuration et allocution au prochain, prière implorant non pas la miséricorde
surnaturelle de Dieu, mais la pitié naturelle d’une autre créature : elle sollicite par l’Ars
persuadendi de la supplication une volonté libre que l’on ne peut ni fléchir par contrainte, ni
exproprier par violence, ni escroquer par ruse ; elle s’adresse à ce qui est en nous
compatissant, gracieux et jamais obligatoire. Mais en même temps ce geste attractif de la
main tendue, et tendue pour recevoir, est aussi le geste expansif de l’offrande, le geste efférent
de la proposition et non pas de l’agression, le geste de la paix ; le mendiant tend la main pour
obtenir ; et réciproquement, pour qu’on lui donne il fait lui-même le geste de donner : ... mais
sa main à lui est une main vide ! La pauvreté frappe à la porte de la charité, et ce tête-à-tête
d’une charité gracieuse qui répond oui, et d’une pauvreté qui demande merci est littéralement
un duo de grâce » (ibidem). La mendicité évoque ainsi que la responsabilité se fonde sur un
destin d’humanité partagée.
Au fond, il me semble que ces phrases lumineuses du philosophe pourraient être des
illustrations de la manière dont Celui qui s’est fait connaître comme Fils de Dieu a marché
dans le monde en faisant le bien. Et, peut-être, sommes-nous là devant la figure qui a inspiré
cette nouvelle manière d’Evangéliser la Parole de Dieu qui fut celle des Ordres mendiants.
Les mendiants et l’évangélisation, c’est d’abord un contexte. Résistance et proposition
N’étant pas historien de formation, je ne peux donner à cette communication un
fondement suffisamment précis d’un point de vue historique. Il serait pourtant essentiel à
cause de deux évidences sur lesquelles il nous faudra revenir : c’est bien dans un contexte
précis que les Ordres mendiants prirent naissance, d’une part, et, d’autre part, c’est par sa
contextualisation que la prédication de l’Evangile peut réellement s’inscrire dans la trace d’un
Dieu qui révèle son Nom et sa Présence dans l’histoire concrète de l’humanité.
Le début du treizième siècle a été marqué par d’importantes mutations dans la vie de
l’Eglise établie, dans l’histoire du témoignage de la foi chrétienne et dans l’organisation des
sociétés humaines.
L’Eglise vit ce qu’on pourrait définir comme une période d’installation. Le
monachisme s’est déployé de manière efficace et a non seulement étendu le témoignage
évangélique par la vie contemplative mais encore il a établi dans le monde rural des structures
du travail de la terre, de la production et de l’organisation qui produisent de la richesse. On
peut à ce propos évoquer l’exemple de Cluny. A n’en pas douter, cette installation matérielle,
jointe à l’autorité morale et religieuse, donne à l’Eglise institutionnelle un poids important
dans l’organisation et l’exercice des pouvoirs temporels. Est-ce cette collusion des pouvoirs,
ou la seule consolidation de la sécurité matérielle, qui ouvrent la voie à un certain relâchement
de la qualité du témoignage de vie et du travail pastoral des clercs ? Toujours est-il que la
situation de l’Eglise est vraiment préoccupante : « Va, François, et répare mon église en
ruine » ! Cet appel, on l’a bien vite compris, ne concernait pas le seul petit édifice de Saint
Damien. A une époque, la nôtre, où les institutions sociales sont parfois en crise de crédibilité,
comment entendre cet appel ?
Dans ce contexte, et en réaction probablement, des mouvements d’inspiration
évangélique voient le jour qui insistent sur la qualité de la charité constitutive de la
communauté des croyants, sur l’enthousiasme de la fraîcheur d’une Parole de vie qui ne doit
pas devenir une lumière qu’on mettrait sous le boisseau des richesses et édifices accumulés
par l’Eglise, d’une simplicité et d’une radicalité du témoignage de la conversion évangélique
qui, avant d’être objet de discours, doit animer les communautés humaines. L’état de l’Eglise
appelle un renouveau. Dans l’effervescence de ces mouvements, certains semblent tentés de
faire ce qui pourrait être une proposition alternative et mettre en péril l’unité même de
l’Eglise. Ce sera par exemple le cas des Cathares ou des Albigeois. Il est important ici de
souligner que ces réactions qu’on pourrait lire à un niveau social et politique engagent très
vite à mesurer la portée théologique des propositions : polarisation, dualisme moral, pouvant
aller même jusqu’à des interprétations fallacieuses du mystère de l’Incarnation. C’est à ce défi
que chercheront à répondre les mendiants, non seulement par la simplicité et la frugalité de la
vie qu’ils choisissent, mais aussi par la place centrale qu’ils donnent au mystère de
l’Incarnation du Christ, Fils de Dieu, et au souci d’agir en pleine communion avec la Pape
pour le meilleur service de l’unité de l’Eglise.
Cette réponse, il leur faut l’inventer en tenant compte des mutations des structures
socio-économiques qui affectent leur société. De ce point de vue, il faut probablement
considérer le choix de l’itinérance comme tout aussi fondamental que celui de la mendicité,
peut-être même préalable. En effet, confrontés à cet état de fait tellement nouveau, François
comme Dominique doivent faire d’abord le choix de sortir du monde qui était le leur pour
partir et rejoindre d’une manière nouvelle leurs contemporains. Sortir de la vie d’un fils de
famille de commerçants pour se faire proche de celles et ceux que le souci des biens matériels
peut faire oublier ; sortir du cloître canonial, pour marcher avec celles et ceux qui vont
devenir des urbains. L’exigence d’annoncer l’Evangile leur fait choisir un mode de vie
ecclésial tout nouveau et complémentaire de celui connu jusqu’alors : la proclamation de la
bonne nouvelle de l’Evangile ne s’appuiera plus seulement sur la stabilité et l’autonomie des
communautés monastiques ni sur l’organisation territoriale des églises paroissiales, mais se
déploiera de manière plus mobile et créative, en réponse aux situations rencontrées. Priorité
sera donnée aux Ordres et l’horizon de leur mission, sur la stabilité des communautés.
Cette évocation du contexte d’émergence des Ordres mendiants peut nous faire retenir
trois clés d’interprétation de la mission d’évangélisation des mendiants aujourd’hui : le
déplacement de la sécurité des « installations » de tous genres ; la priorité donnée à
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l’édification des communautés humaines croyantes ; l’itinérance qui place la suite du Christ
sous le signe de l’exode.
Dans ce contexte, les mendiants dessinent des lignes théologiques de leur vocation
Parmi ceux que l’on appelle les mendiants, je voudrais d’abord donner place à la
tradition de Notre Dame du Mont Carmel. D’une certaine façon, c’est peut-être la tradition
que l’on situe le moins facilement dans ce « soulèvement de la prédication » qui marque tant
la naissance des Ordres mendiants. Et pourtant, il est essentiel de considérer cette tradition de
l’érémitisme comme au cœur de ce mouvement. Il faut sortir pour prêcher, sortir de ses
installations, de ses certitudes, de la pauvre connaissance de soi qu’on peut avoir acquise,
pour plonger dans un monde totalement nouveau qui pourrait être défini comme le monde
pour Dieu. Il est essentiel de considérer que la constitution du groupe des mendiants dont la
plupart vont partir sur les routes et plonger en plein monde, s’affronter aux mutations de ce
monde, s’enracine dans cette affirmation si simple, énoncée par le Christ lui-même, qui décrit
les disciples comme étant envoyés dans le monde et pourtant n’étant pas du monde. Cette
étrangeté dans la proximité, cette distance dans la familiarité, sont au cœur même de la
mission de la prédication de l’Evangile. Il ne s’agit pas, vous le comprenez bien, de
simplement mettre en valeur une complémentarité entre la contemplation et l’action, mais
bien plus radicalement de situer la vie apostolique dans ce radical décalage qui fait, on s’en
souvient, l’objet même de la prière apostolique du Fils au Père. De ce point de vue,
l’existence des moniales des Ordres mendiants est coessentielle à l’identité de ces derniers,
quand l’évolution au cours de l’histoire a peut-être à tort conduit à les considérer comme un
genre parmi d’autres au sein de la catégorie générale des moniales contemplatives. Le choix
théologique qui est ici manifesté est celui à proprement parler de la mission toujours inscrite
dans une mission qui la précède, qui la constitue, la mission du Fils.
Sur cette base, on comprend alors la place donnée au Christ, et spécifiquement au
mystère de l’Incarnation du Fils de Dieu, dans les traditions mendiantes. En écho à la
déclaration de l’apôtre Paul « ce n’est plus moi qui vit, mais c’est le Christ qui vit en moi »,
les traditions mendiantes ne sont pas celles de l’imitation du Christ, mais bien plutôt celles de
l’identification du Christ, de l’incorporation au Christ. François, « alter Christus » a été
comme saisi d’amour pour le Christ, non par un élan romantique mais parce qu’il a été saisi
d’amour pour le monde auquel il pressentait, comme dans la rencontre du lépreux par
exemple, qu’il fallait annoncer la bonne nouvelle de la charité. C’est ce même élan qu’on
retrouve chez Dominique, vendant ses livres pour ouvrir une aumône (car, disait-il, je ne peux
étudier sur des peaux mortes quand des hommes meurent de faim) ou proposant de se vendre
lui-même pour libérer un esclave. Ce saisissement de la charité est la porte intérieure qui
s’ouvre pour laisser le Christ s’identifier à soi, en dépit de tout ce que l’histoire, les défauts,
les fautes et les failles personnelles pourraient constituer des obstacles.
Il me semble qu’il faut ici insister sur cette ligne du mystère de l’Incarnation. Ayant à
s’engager dans un contexte où la réaction engageait plutôt au radicalisme, et au radicalisme
moral (qui a pu, on l’a dit, mener jusqu’à la tentation du purisme ou à celle du dualisme), les
mendiants font un choix plus radical en quelque sorte, et c’est le choix de l’humanité. C’est
l’humanité dans toute sa réalité, faite de fulgurantes beautés mais aussi de lourdes
ambivalences et résistances, qui est rejointe par le mystère du Salut porté par le Fils. Il ne
revient pas à l’homme de faire lui-même le tri du bon grain et de l’ivraie, il est seulement
appelé à mettre sa confiance en la vérité de la charité qui fait miséricorde, c’est-à-dire à la fois
discerne, corrige et sauve.
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Cet attachement au mystère de l’Incarnation du Fils est probablement à l’origine du
développement, par les Ordres mendiants, de la pastorale de la religiosité populaire : la prière
du Rosaire des Prêcheurs, le Chemin de Croix des Franciscains, Lady of Sorrows des
Servites. Peut-être peut-on aussi émettre l’hypothèse que cet aspect de la tradition, qui ancre
la vie dans l’attention aux besoins des gens, est un gage pour la vie d’étude qui tient à cœur à
ces traditions.
On comprend alors assez bien l’enracinement du courant des mendiants dans la
tradition de la fraternité dont Augustin eut l’intuition. Ils voulaient être frères. Bien sûr,
mener ensemble cette improbable aventure de s’éveiller mutuellement à la capacité de se
recevoir les uns les autres comme frères, constituant ainsi une communauté qui serait l’écho
de la communauté apostolique décrite au temps des commencements. Mais, plus encore, ils
voulaient être frères de tous les hommes, entrer avec eux dans un lien d’amitié fraternelle, au
nom de Celui qui les portait dans leur mission et s’était fait le frère de chacun et de tous : « va
dire à mes frères… ». D’une certaine manière, cette ligne de mission est essentielle car elle
donne à voir une figure de Dieu différente de la figure davantage hiérarchique du Dieu Père,
dont le monachisme était probablement plus le témoin. Ici encore, il ne s’agit pas d’établir
une hiérarchie de valeurs, mais seulement de chercher à identifier des dominantes. Le choix
de la fraternité n’est pas d’abord un choix de vie morale, non plus un choix de vertu. Il est une
manière de proposer une interprétation de la révélation de la figure de Dieu en ce monde. A la
suite du Christ, on pourrait dire que les frères mendiants choisissent cette posture de la
fraternité comme celle par laquelle ils désirent lier leur destin à celui de celles et ceux à qui ils
proposent d’entendre la Parole toujours nouvelle de l’Evangile.
Dans cet horizon, on pourrait dire que les mendiants sont animés par une certaine
intuition ecclésiologique. Pour les historiens, il faut souligner que les mendiants ont été
toujours animés par le souci de l’Eglise et de son unité. On pourrait parler d’un double souci
ecclésial : d’une part, face à ce qui provoque des réactions évangéliques radicales, ils
cherchent, tout en s’inspirant de ce radicalisme, d’éviter la division et veulent prêcher et
témoigner en pleine communion avec les papes et les évêques ; d’autre part, ils sont animés
par le désir de rejoindre ceux qui sont éloignés de l’assemblée ecclésiale, que ce soit pour
l’avoir quittée par amertume ou dissension sévère quant aux pratiques, que ce soit pour ne pas
connaître la teneur du message évangélique. Leur vocation pour l’Eglise est ainsi portée par
ces deux mouvements de rassemblement dans l’unité et d’élargissement de la tente au-delà
des frontières jusqu’alors instaurées pour la rendre le plus possible coextensive au monde
aimé par Dieu. C’est en ce sens que je vous propose de comprendre la passion des Dominique
et François pour les oubliés par l’Eglise, les marginalisés par une culture qui leur serait trop
étrangère, les cathares et les cumans, les autres monothéistes… Cette Eglise aux dimensions
nouvelles, les mendiants se découvrent en train d’y travailler alors qu’ils essaient de laisser la
Parole du Christ faire leur prédication. Un auteur dominicain (L. Walsh) a écrit que
Dominique avait progressivement pris conscience de l’Eglise au service de laquelle il dédiait
toute sa vie à la mesure où il se donnait tout entier à la prédication. Les mendiants ont en
quelque sorte pris conscience de l’Eglise au fil du chemin de la vita apostolica ouvert par leur
Seigneur et Maître. De cette manière, selon ce même auteur, et poussé par celles et ceux qui
viennent rejoindre les mendiants pour une même aventure, la vie fraternelle d’où jaillit la
prédication et à laquelle cette dernière en retour conduit est comme un premier signe de la
communion qu’est l’Eglise. Plusieurs caractéristiques de ces moments de fondation mettent
en lumière ce « travail de la fraternité » comme signe de communion : la constitution d’une
seule et même communauté réunissant des frères clercs et non clercs, le lien essentiel entre les
communautés des sœurs et celles des frères, la présence assez rapide de groupes mixtes de
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laïcs qui s’associent non seulement au même élan spirituel mais encore à la même mission de
prédication. On pourrait ajouter aussi la présence dans ces communautés de personnes qui
jusqu’à présent, à cause de leur histoire personnelle, n’auraient pas eu leur place pleine et
entière au sein de la communion fraternelle (et il me plaît ici d’évoquer la figure du frère
Henri-Joseph Lataste, fondateur de la Congrégation dominicaine de Béthanie). D’une certaine
manière, on peut dire que, dans l’inspiration des mendiants, la communauté fraternelle se
constitue et à son tour fonde et inspire la prédication, au service de la communion ecclésiale.
Au cœur de cette intuition, pour terminer cette évocation des lignes théologiques, il y a
un certain regard posé sur l’humain et la création. J’évoquais tout à l’heure le désir de lier
son destin à celui des gens rencontrés, sans exclusive mais aussi avec une priorité donnée à
celles et ceux qui, aux yeux des plus établis, comptent pour peu. La dignité des fils de Dieu ne
peut faire acception de personne et c’est avec bienveillance qu’il convient d’offrir à chacun
l’hospitalité dans ce monde vers Dieu. On est frappé aussi par la passion de la rencontre et du
dialogue déployée par la prédication des mendiants, ce qui signe la détermination à respecter
et promouvoir la capacité de chacun à avoir sa propre voix dans la palabre de l’humanité, au
nom d’une estime sans condition de la raison humaine et de sa capacité à entre en dialogue
avec le cœur, avec la foi. Avec François, on doit aussi souligner l’extension de l’élan de
charité pour l’ensemble de la création, monde offert par Dieu à l’humanité, dont cette doit
assumer la responsabilité de l’offrir à son tour à ses contemporains et aux générations à venir
comme un monde pour tous. Si l’on a pu dire plus haut que les mendiants avaient placé au
cœur de leur vie spirituelle la personne de Jésus et le mystère de l’Incarnation, c’est à cette
mesure même qu’ils ont une spiritualité « anthropocentrée, qu’ils mettent le mystère de
l’homme au cœur du mystère même du salut.
Les mendiants et les moyens de l’évangélisation aujourd’hui : signes d’inachèvement
Les propos qui précèdent ont en quelque sorte esquissé une définition de
l’évangélisation qui serait d’annoncer la venue de Jésus, Fils de Dieu, parmi les hommes
comme une invitation à une vie nouvelle et, dans le même mouvement, de promouvoir au
cœur des hommes le désir de la communion fraternelle. Là où vous irez, dites : Le Royaume
de Dieu est proche ! Des moyens hier mis en œuvre, pouvons-nous tirer quelque inspiration –
et exigence – pour aujourd’hui ? Pour conclure, je vous propose quatre domaines
d’interrogation. Chacun des quatre moyens que je vous propose de reconnaître sont aussi
quatre voies par lesquelles les mendiants se font témoins de la fécondité de l’inachèvement de
l’humanité. Il me semble en effet qu’être défini par le but de l’évangélisation de la Parole de
Dieu, c’est être constitué dans la perspective de l’inachèvement, constitué par l’espérance
eschatologique. Le statut de la communion fraternelle qui se construit jour après jour en écho
à la mission d’évangélisation n’est-il pas le signe de cette espérance ?
C’est d’abord l’itinérance, nous l’avons déjà noté. De ce premier moyen, je retiendrai
trois enjeux principaux. C’est d’abord un enjeu théologal. En effet, pour les mendiants, il
s’agit de rendre disponible sa vie à la mission même du Christ, et de se mettre ainsi non
seulement à la suite du Christ dont il faudrait tenter d’imiter les actes, mais plutôt de le laisser
inscrire en soi sa propre trace. Partir, quitter les sécurités, aller vers l’inconnu, rejoindre ceux
qui attendent, est l’une des premières formes d’ascèse des mendiants, c’est-à-dire un des
éléments essentiels de la consécration de leur vie. En retour, leurs communautés fraternelles
se construisent dans cette perspective d’inachèvement de la communion ecclésiale, stimulant
la mission. L’itinérance a donc aussi un enjeu ecclésial dans la mesure où elle engage une
nouvelle forme de la vie consacrée, de la vie religieuse. Les structures que l’itinérance donne
à cette forme de vie consacrée sont celles de la mobilité et, pour cela, l’organisation des
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communautés, de la communion des communautés en un Ordre tranche de manière claire
avec la forme de vie monastique. Un tel changement pose comme une nécessité la question
des modalités d’organisation de cette communion, et la manière d’articuler la place
irremplaçable de chacun dans la mission apostolique de la communauté et la priorité donnée
au bien commun, la discussion par tous de ce qui concerne tous, afin de poser des jalons
démocratiques en vue de la recherche de l’unanimité. De ce fait, la notion même d’obéissance
se trouve mise en lumière d’une nouvelle manière : « comme tu m’as envoyé, moi aussi je les
envoie ». Obéir à la mission commune, dans le même mouvement où l’on obéira au service du
bien commun recherché dans l’unanimité. C’est probablement ce qui a conduit à parler
d’ « obéissance apostolique », en faisant l’une des observances régulières. Le troisième enjeu
que je relèverai est celui du rapport au monde des mendiants dont on a aimé dire que le
monde est leur cloître. Ce trait est important pour désigner un aspect particulier, une fois
encore, de la nouvelle forme de vie religieuse qui est en train de s’inventer : la rupture d’avec
le monde s’opère dans la plongée dans les réalités du monde animé par la conviction d’être en
même temps appelés à n’être pas du monde. Cette distance instaurée par le moyen de l’amitié
avec le monde inscrit à son tour au cœur des réalités du monde la brèche de l’inachevé.
Brèche de l’inachevé qui s’inscrit de la même manière au sein même de l’Eglise, toujours
exposée au risque, par son inévitable institutionnalisation, de la fermeture sur elle-même, de
la fermeture au monde ou, au contraire, de l’identification au monde.
La mendicité est un deuxième moyen de l’évangélisation. Nous devons ici souligner
que la dénomination de mendiants n’est pas du fait des fondateurs mais plutôt de leurs
détracteurs au cours de la seconde partie du treizième siècle, particulièrement des
universitaires de Paris qui reprochaient aux mendiants d’être de faux pauvres qui volaient
l’argent des pauvres. Avouons-le, il peut arriver jusqu’à aujourd’hui que cette polémique
mette en question cet état de mendicité. Il me semble qu’on peut toutefois en retenir, ici
encore, trois caractéristiques importantes qui participent à la définition de cette forme
particulière de vie religieuse. Il y a bien entendu la pauvreté, et la place toute particulière que
lui donneront François et ses traditions, mais en même temps cette prudence qui fait les
mendiants refuser la possession par les communautés de biens. On sait trop bien comme cette
intuition aura été difficile à maintenir, mais on sait aussi combien s’en écarter pose des
problèmes assez encombrant pour la liberté légère de l’itinérance ! Peut-être faut-il établir un
lien structurel entre ce refus et la pratique de la mendicité, qui est une manière de s’exposer à
la précarité, c’est-à-dire aussi à prendre conscience du besoin humain d’accumuler pour avoir
l’illusion de la sécurité de l’existence. Or, ce qui assure l’existence pour les mendiants est le
lien de dépendance que la mendicité leur fait établir avec ceux à qui ils demandent hospitalité
pour annoncer qu’avec eux, tellement plus important qu’eux, c’est le Fils de Dieu qui mendie
en ce monde l’hospitalité pour à son tour être en mesure d’offrir l’hospitalité dans le monde
qu’il vient ouvrir pour Dieu. Cet notion d’échange d’hospitalité est, me semble-t-il, centrale
dans les traditions mendiantes, signe ici encore de la passion pour le mystère de l’Incarnation.
Il me semble important de souligner que, comme le vœu de pauvreté en général, le
choix de la mendicité est aussi la manière selon laquelle les religieux de ces Ordres veulent se
tenir proches des plus pauvres. La mendicité met en évidence à la fois la réalité vécue de la
dépendance (et la souffrance personnelle que cela peut induire lorsque la mendicité est
« subie »), et la réalité des structures sociales, économiques et politiques qui conduisent
certains à être contraints de subir la mendicité. Cette double approche de la réalité de la
pauvreté est importante pour les mendiants, comme on l’a vu lorsqu’ils se sont tenus attentifs
à la naissance des villes.
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La rencontre est, de fait, un troisième moyen mis en œuvre par les mendiants pour
l’évangélisation. On peut distinguer trois figures de cette « méthode de la rencontre ». C’est
d’abord la rencontre animée par la compassion dont les fioretti des mendiants sont si riches. Il
me semble qu’il nous faut résister à une compréhension trop superficielle de ces gestes de
compassion qui restreindrait cette dernière au seul registre des « relations courtes ». Elles en
sont certainement une illustration, au sens même où déjà en l’humanité du Christ s’est
manifesté l’inépuisable mystère de la charité qui peut transformer le monde alors même que
les gestes humains s’inscrivent dans le registre le plus particulier. Mais, à travers ces élans de
compassion, c’est l’indignation devant l’exclusion et l’injustice qui, comme les traditions
mendiantes le montrent, conduit à s’engager à transformer le monde, pour autant que le
combat pour la justice et pour la paix sont partie intégrantes de la prédication du Royaume de
Dieu, comme l’enseignait le Synode de 1971. Avec la rencontre de compassion, c’est aussi la
rencontre du dialogue : c’est à travers la conversation avec leurs contemporains que les
mendiants cherchent à trouver les mots humains à travers lesquels pourra se faire entendre et
reconnaître une Parole qui les dépasse. Dialogue qui, mené à parité, fait le pari que
l’intelligibilité du monde, et celle de Dieu, exige le déploiement de ce lien de la parole
humaine, l’échange des raisons. Le choix de cette méthode de la rencontre conduira aussi les
mendiants à aller au devant des cultures dont ils ignorent tout, des modes d’expression et de
pensée dont ils ne sont pas familiers. Il y a, ici encore, affirmation implicite que la
connaissance de Dieu, et de sa présence à l’œuvre en ce monde, exige que l’on accepte
l’inachèvement de sa propre connaissance, de sa propre pensée, de sa propre communauté
humaine d’appartenance. Ces diverses formes de rencontre sont ensemble une manière de
mettre en œuvre cette qualité de l’Eglise que Paul VI décrivait en disant que l’Eglise est
dialogue et qu’elle doit se faire conversation (Ecclesiam suam). Par le dialogue, l’annonce de
l’Evangile est la voie par laquelle se construit une solidarité de destin. Eglise, sacrement du
salut.
L’étude est un moyen constitutif de la mission d’évangélisation des mendiants et va
venir renforcer encore cette prise de conscience de l’inachevé. En sont bien entendu témoins
les premières grandes figures qu’ont été Saint Bonaventure, Duns Scot, Saint Albert le Grand,
Saint Thomas et bien d’autres. Mais, au-delà de ces figures exceptionnelles, il faut souligner
qu’au fil de leur itinérance, les mendiants ont fait halte dans les universités, où ils ont d’abord
envoyé leurs frères pour étudier et progressivement assumé des responsabilités
d’enseignement. Il me semble pouvoir dire que cet attachement à l’étude marque toutes les
traditions mendiantes jusqu’à nos jours (le cours Samalticensis des Carmes, l’Augustianum,
…). C’est d’abord le signe de l’attention portée au mouvement de la vie d’étude de l’époque,
et de la confiance mise en la capacité de la raison, en la nécessité de mettre en dialogue la foi
et la raison, ou plutôt le cœur et la raison. C’est aussi le signe d’une certaine manière
d’accomplir le travail de la raison croyante dans la confrontation confiante à la soif de
connaissance et de recherche de la vérité de leur époque, et à l’inscription de cette soif dans
l’histoire de la pensée. Ainsi, le dialogue avec la philosophie grecque ou la philosophie arabe.
C’est encore l’audace d’une réelle inculturation de la pensée croyante, d’une incarnation de
l’intelligibilité de la révélation ce qui, même dans ces Ordres, n’a pas été si facile à tenir si
l’on se souvient qu’un chapitre de l’Ordre des Prêcheurs a tenté d’interdire l’étude des
sciences profanes. On assiste ainsi à l’affirmation que rien ne peut mettre en péril la
recherche de la vérité, pour autant dira Jean Ladrière au XXème siècle que l’on reconnaît la
structure eschatologique de la raison humaine, toujours conduite à la conscience de son
inachèvement par la recherche de la vérité.
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Pour ouvrir le débat
Vous l’aurez compris, je ne pense pas à travers ces propos avoir épuisé tout ce que l’on
pourrait dire du lien, intrinsèque, entre la naissance et le déploiement des Ordres mendiants et
l’évangélisation. J’ai seulement cherché à identifier les traits qui me paraissent les plus
essentiels pour lire nos traditions. Ces traits pourraient aussi, et c’est une hypothèse qu’un
travail critique de recherche pourrait éprouver, constituer des points de repères pour la lecture
du développement de ces traditions au fil de l’histoire.
Mais ces traits constituent aussi des points d’appel, je le crois, pour la définition de ce
que pourrait être, de ce que doit être, l’engagement des Ordre mendiants aujourd’hui dans la
dynamique de l’évangélisation, projet majeur de l’Eglise aujourd’hui. Mendiants, nous
aurions – c’est mon hypothèse – à devenir signe de l’inachèvement, témoins de la structure
eschatologique de la vie chrétienne.
Bruno Cadoré, OP
24.11.2011
Hommage de Vidimus Dominum – La Portail de la Vie Religieuse
www.vidimusdominum.org
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