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l’édification des communautés humaines croyantes ; l’itinérance qui place la suite du Christ
sous le signe de l’exode.
Dans ce contexte, les mendiants dessinent des lignes théologiques de leur vocation
Parmi ceux que l’on appelle les mendiants, je voudrais d’abord donner place à la
tradition de Notre Dame du Mont Carmel. D’une certaine façon, c’est peut-être la tradition
que l’on situe le moins facilement dans ce « soulèvement de la prédication » qui marque tant
la naissance des Ordres mendiants. Et pourtant, il est essentiel de considérer cette tradition de
l’érémitisme comme au cœur de ce mouvement. Il faut sortir pour prêcher, sortir de ses
installations, de ses certitudes, de la pauvre connaissance de soi qu’on peut avoir acquise,
pour plonger dans un monde totalement nouveau qui pourrait être défini comme le monde
pour Dieu. Il est essentiel de considérer que la constitution du groupe des mendiants dont la
plupart vont partir sur les routes et plonger en plein monde, s’affronter aux mutations de ce
monde, s’enracine dans cette affirmation si simple, énoncée par le Christ lui-même, qui décrit
les disciples comme étant envoyés dans le monde et pourtant n’étant pas du monde. Cette
étrangeté dans la proximité, cette distance dans la familiarité, sont au cœur même de la
mission de la prédication de l’Evangile. Il ne s’agit pas, vous le comprenez bien, de
simplement mettre en valeur une complémentarité entre la contemplation et l’action, mais
bien plus radicalement de situer la vie apostolique dans ce radical décalage qui fait, on s’en
souvient, l’objet même de la prière apostolique du Fils au Père. De ce point de vue,
l’existence des moniales des Ordres mendiants est coessentielle à l’identité de ces derniers,
quand l’évolution au cours de l’histoire a peut-être à tort conduit à les considérer comme un
genre parmi d’autres au sein de la catégorie générale des moniales contemplatives. Le choix
théologique qui est ici manifesté est celui à proprement parler de la mission toujours inscrite
dans une mission qui la précède, qui la constitue, la mission du Fils.
Sur cette base, on comprend alors la place donnée au Christ, et spécifiquement au
mystère de l’Incarnation du Fils de Dieu, dans les traditions mendiantes. En écho à la
déclaration de l’apôtre Paul « ce n’est plus moi qui vit, mais c’est le Christ qui vit en moi »,
les traditions mendiantes ne sont pas celles de l’imitation du Christ, mais bien plutôt celles de
l’identification du Christ, de l’incorporation au Christ. François, « alter Christus » a été
comme saisi d’amour pour le Christ, non par un élan romantique mais parce qu’il a été saisi
d’amour pour le monde auquel il pressentait, comme dans la rencontre du lépreux par
exemple, qu’il fallait annoncer la bonne nouvelle de la charité. C’est ce même élan qu’on
retrouve chez Dominique, vendant ses livres pour ouvrir une aumône (car, disait-il, je ne peux
étudier sur des peaux mortes quand des hommes meurent de faim) ou proposant de se vendre
lui-même pour libérer un esclave. Ce saisissement de la charité est la porte intérieure qui
s’ouvre pour laisser le Christ s’identifier à soi, en dépit de tout ce que l’histoire, les défauts,
les fautes et les failles personnelles pourraient constituer des obstacles.
Il me semble qu’il faut ici insister sur cette ligne du mystère de l’Incarnation. Ayant à
s’engager dans un contexte où la réaction engageait plutôt au radicalisme, et au radicalisme
moral (qui a pu, on l’a dit, mener jusqu’à la tentation du purisme ou à celle du dualisme), les
mendiants font un choix plus radical en quelque sorte, et c’est le choix de l’humanité. C’est
l’humanité dans toute sa réalité, faite de fulgurantes beautés mais aussi de lourdes
ambivalences et résistances, qui est rejointe par le mystère du Salut porté par le Fils. Il ne
revient pas à l’homme de faire lui-même le tri du bon grain et de l’ivraie, il est seulement
appelé à mettre sa confiance en la vérité de la charité qui fait miséricorde, c’est-à-dire à la fois
discerne, corrige et sauve.