UNIVERSITÉ D'ANGERS
Centre d'Histoire des Régulations et des Politiques sociales
Colloque international
Justice et différence des sexes (XIXe et XXe siècles)
Angers, 17-19 mai 2001
Le combat des féministes canadiennes pour la reconnaissance
des droits des victimes d'agression sexuelle :
l’héritage de Bertha Wilson et de Kim Campbell
LOUISE VIAU
Professeure titulaire
Faculté de droit
Université de Montréal
Courriel : louise.viau@umontreal.ca
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Le combat des féministes canadiennes pour la reconnaissance des droits des victimes
d'agression sexuelle : l’héritage de Bertha Wilson et de Kim Campbell
Le présent exposé repose sur le postulat suivant: le changement durable en matière de
justice passe obligatoirement par une évolution du droit. L'étude de la situation canadienne sera
un champ privilégié d'exploration de cette hypothèse de travail pour les historiens de demain, les
changements importants dans le droit et les pratiques judiciaires en matière d'agression sexuelle
étant en effet beaucoup trop récents pour faire l'objet aujourd'hui d'une analyse à caractère
historique. Pour l'heure, il s'agira donc d'un regard plus politique qu'historique sur le combat
mené par des féministes canadiennes pour la reconnaissance des droits des victimes d'agression
sexuelle dans le droit et dans l'administration de la justice, autant par les policiers et les
procureurs de la Couronne que par les avocats de la défense et les juges.
Pour bien comprendre les enjeux de cette réforme, il faut savoir que le droit pénal
canadien s'inscrit dans la tradition juridique des pays anglo-saxons, la common law, droit
essentiellement non écrit. Malgré l'adoption d'un code criminel il y a plus de cent ans déjà, en
1892, il faut toujours se référer à la jurisprudence pour en connaître le sens et la portée.
Cependant, la particularité du droit pénal canadien tient à sa constitutionnalisation. Celle-ci
découle de l'adoption en 1982 d'une charte des droits et libertés à l'instigation du Premier ministre
de l'époque, l'honorable Pierre Elliott Trudeau
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. La Charte canadienne des droits et libertés
garantit d'une manière très étendue les droits de la défense, mais elle reconnaît aussi un certain
nombre de droits que les victimes peuvent invoquer en raison de ses articles 15 et 28. Le premier
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Cette Charte faisait partie intégrante des amendements constitutionnels obtenus du Parlement de Londres,
amendements par lesquels le Canada s'affranchissait définitivement du joug colonial en pouvant désormais amender
sa Constitution sans intervention britannique. Voir : Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.U.) Annexe B.
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proscrit la discrimination fondée notamment sur le sexe tandis que le second reconnaît
expressément l'égalité entre les hommes et les femmes.
Bien entendu, un exposé de la situation qui a prévalu pendant des siècles permettrait de
mieux comprendre tout le chemin parcouru au cours du dernier quart de siècle. Mais d'excellentes
études existent déjà sur le sujet
2
. Qu'il suffise de dire que pendant trop longtemps la Justice
canadienne s’est montrée sourde et aveugle face aux victimes de crimes sexuels. Des mythes et
stéréotypes qui servaient de justification à des règles de droit iniques
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devaient être dénoncés
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afin de donner aux victimes d'agression sexuelle un accès à la justice que trop de barrières
systémiques rendaient illusoires. Mais encore fallait-il que les règles de droit soient modifiées, ce
qui ne fut pas chose facile, le législateur et les magistrats canadiens étant demeurés jusqu'à
récemment étrangement imperméable à l’analyse de la différence entre les sexes lorsqu'il est
question de droit pénal.
Il faut cependant reconnaître qu’au cours du dernier quart du vingtième siècle, le
Parlement a voté plusieurs lois en vue d’une répression plus efficace des crimes à caractère
sexuel et d’une protection accrue des droits des victimes d’agression sexuelle. Cependant, le
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Voir Boyle (Christine L. M.), Sexual Assault, Toronto, Carswell, 1984. MacFarlane (Bruce A.),
«Historical Development of the Offence of Rape», dans Wood & Peck (editors), 100 Years of the
Criminal Codes, Ottawa, Association du Barreau canadien, 1993, pp. 111-187.
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Telles l’exigence de corroboration du témoignage de la victime ou la mise en garde quant à sa crédibilité
réduite en cas d’absence de plainte spontanée. Pour un expocritique de ces règles, voir Néron (Josée),
«L'égalité a-t-elle une existence légale? Le droit criminel et les femmes victimes d'agression sexuelle»,
dans Dagenais (Huguette ) (dir.), Science, conscience et action, Vingt-Cinq ans de recherche féministe au
Québec, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 1996, p. 261-276, aux p. 264-265.Voir également
Boisvert (Anne-Marie), «Le droit pénal: barème de la condition féminine? - Le cas de l'agression
sexuelle», dans Femmes et Droit - 50 ans de vie commune et tout un avenir, Journées Maximilien-Caron
1991, Faculté de droit, Université de Montréal/Éditions Thémis, 1993, pp. 281-310.
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De nombreuses études et analyses effectuées par des chercheuses féministes auront permis d’identifier
ces mythes et stéréotypes qui sont décrits et analysés dans la dissidence de la juge L’Heureux-Dubé, dans
l’arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577.
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nombre même de ces lois - on en compte une bonne dizaine - indique que la partie n’a pas été
facile
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. L’histoire législative des régimes dits de «protection des droits des victimes d’agression
sexuelle» (rape-shield laws) laisse entrevoir une lutte perpétuelle mettant en cause un «nouveau
concept», celui des droits des victimes (généralement des femmes) et le confrontant à la pierre
angulaire du droit pénal au Canada, c’est-à-dire la présomption d’innocence du prévenu et son
corollaire, le «droit à une défense pleine et entière», désormais enchâssés dans la Charte
canadienne des droits et libertés, entrée en vigueur le 17 avril 1982
6
.
Vu l’importance du rôle joué par notre Cour suprême, aussi bien dans l’élaboration du
droit prétorien qu’au niveau du contrôle de constitutionnalité des lois, contrôle renforcé par l'effet
de la Charte, la reconnaissance des droits des victimes d’agression sexuelle aura exigé un patient
travail d’éducation et de persuasion tout autant, sinon plus, auprès des magistrats que des
décideurs politiques
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.
Il va sans dire que la première chose à faire afin de solutionner un problème, c'est de bien
l'identifier. Des féministes formées dans diverses disciplines du droit, des sciences humaines et
de la psychologie se sont intéressées à la situation des femmes victimes d'abus sexuels. Ainsi,
l'accès des femmes à l'éducation supérieure et plus encore aux études de droit aura permis
5
L.C 1974-75-76, c.93; L.C. 1980-81-82-83, c. 110; L.C. 1980-81-82-83, c. 125; L.R.C. (1985), c. 19
(3e suppl.); L.R.C., c. 23 (4e suppl.); L.C. 1992, c. 21; L.C. 1992, c. 38; L.C. 1995, c. 32; L.C. 1997, c.
16; L.C. 1997, c. 30; L.C. 1998, c.9; L.C. 1999, c. 25. Voir aussi L.C. 2000, c. 1qui permet la divulgation
des antécédents judiciaires d’une personne ayant été condamnée pour une infraction sexuelle et qui a
obtenue une réhabilitation lorsque celle-ci postule un emploi ou un travail bénévole auprès de mineurs.
6
Voir l'intéressante analyse de Roach (Kent), Due process and victims' rights : the new law and politics
of criminal justice,Toronto : University of Toronto Press, 1999, 391 p.
7
Pour comprendre toute l’importance de cette Charte, voir Mandel (Michael), La Charte des droits et
libertés et la judiciarisation du politique au Canada, Montréal, Boréal, 1996, 383 pages.
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d'identifier les barrières juridiques qui rendaient fort difficile l'obtention d'une condamnation dans
un procès pour viol ou pour un autre crime à caractère sexuel
8
.
Un questionnement a eu lieu parmi ces féministes quant à la pertinence de porter des
accusations criminelles alors que les tribunaux semblaient singulièrement insensibles aux
problèmes des victimes, tout préoccupés qu'ils étaient par le respect du droit à la présomption
d'innocence et obnubilés par des enseignements d'un autre âge qui leur faisaient croire que les
femmes avaient tendance à porter de fausses accusations de viol en vue de cacher leurs propres
inconduites sexuelles
9
. Certaines croyaient possible de faire évoluer le droit et les pratiques des
divers intervenants du système de justice (policiers, avocats et juges) tandis que d’autres
jugeaient qu'il valait mieux pour les femmes agressées de panser leurs blessures physiques et
psychologiques en se tenant le plus loin possible des milieux policier et judiciaire qui risquaient
simplement d'aggraver leur victimisation. C’est la première approche qui a fini par triompher,
encore que bon nombre d'intervenants socio-médicaux doutent de la pertinence de poursuites
criminelles.
Nous ne pourrions rendre un hommage à toutes ces féministes du Canada anglais comme
du Canada français qui auront osé confronter les idées reçues quant aux femmes en général et
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Évidemment, il ne nous est pas possible de citer ici tous les écrits portant sur le sujet. Signalons
cependant qu’on retrouve dans l’arrêt R. c. Seaboyer, sous la rubrique Doctrine citée, une imposante
bibliographie traitant de la question. Voir aussi: Boivin (Michelle), «Les acquis du féminisme en droit:
reconceptualisation de la représentation des femmes et de leur place dans la société canadienne» dans
L'influence du féminisme sur le droit au Québec, Les Cahiers de droit, (1995) vol. 36, n 1, p. 27-59.
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Outre l’ouvrage de C.Boyle et le texte de B.A. MacFarlane cités précédemment, voir, dans une autre
perspective l'ouvrage de la théologienne allemande Ranke-Heineman (Uta), Des eunuques pour le
royaume des cieux - L'Église catholique et la sexualité, Paris, éd. Robert Laffont, coll. Essais, 1988, 408
pages. Le lecteur y lira avec un intérêt tout particulier son chapitre 15 «Le XIIIe siècle: âge d'or de la
théologie… et de la diffamation de la femme». Les exigences de la common law quant à la preuve des
infractions de nature sexuelle se sont nourries de la pensée de théologiens tel Saint-Albert Le Grand que
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