LE GENERAL JOFFRE - Mais enfin, colonel, je sais tout ça…
LE COLONEL DRIANT - Non, vous ne savez rien… Or le plus prestigieux de ces forts, le plus
profond, le plus vaste, le plus solide et le mieux placé, le fort de Douaumont…
LE GENERAL JOFFRE - Et alors?
LE COLONEL DRIANT - Et alors… A la veille d'une attaque que l'on sent monter de tous les côtés,
le fort de Douaumont a été vidé de sa garnison et dépouillé de ses canons. Il n'est plus occupé
que par quelques balayeurs!
LE GENERAL JOFFRE - Ne savez-vous pas que nos stratèges privilégient la mobilité des troupes et
ne veulent pas être fixés au sol par de quelconques fortifications… Une guerre de mouvement,
c'est là le secret de la victoire! Mais vous avez raison, je vais m'occuper de Douaumont… (on
frappe) Entrez!
LE MESSAGER – Mon général, les Allemands ont attaqué Verdun, ils ont avancé de cinq ou six
kilomètres… Nos troupes ont été culbutées et Douaumont est entre leurs mains.
LE GENERAL JOFFRE - Trop tard, colonel… Merci de votre témoignage, mais je n'y peux plus rien.
Au revoir, colonel.
LE COLONEL DRIANT - Pas au revoir, mais adieu, mon général. Ce que vous ne savez pas non plus,
pas encore, c'est qu'à l'heure où je vous parle, le 21 février 1916, j'ai justement été tué en
essayant de défendre Douaumont. Je ne suis que l'apparence du colonel Driant, son ombre
accusatrice qui est venue vous dire aujourd'hui ce que vous auriez dû entendre quand il en était
encore temps.
LE GENERAL JOFFRE - (saluant) Navré! Je rends hommage à votre conduite héroïque, mais vous
n'êtes pas le seul à avoir été sacrifié. Que voulez-vous que j'y fasse: c'est la "mobilité"! Si les
états-majors n'avaient pas de principes, où irions-nous?
3 – La misère du combattant.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Dans les tranchées, comme les soldats de base n'avaient pas trop le
temps de faire leur toilette et laissaient souvent pousser leur barbe, on avait fini par les appeler:
les Poilus. Celui-ci vient d'être blessé, il est couché sur une civière portée par deux brancardiers,
il a un gros pansement couvert de sang à la jambe. Il se relève à moitié pour parler…
LE POILU - Pour ce qui est de la mobilité, eh, mon général, ne vous faites pas de souci, on en a!
LE PREMIER BRANCARDIER - Tu vas te tenir tranquille!
LE SECOND BRANCARDIER - Si tu continues, on te vide.
LE POILU - La ferme, vous autres, vous n'avez pas droit à la parole. Moi, j'ai des choses à dire…
Posez-moi là… Merci! Et je les dis. Donc, la "mobilité"…Ce qu'il y a de terrible dans cette
bataille de Verdun, c'est qu'on vous envoie tenir le front, mais qu'il n'y a pas de front: il n'y a que
de la boue, de la pluie, du froid… On arrive en pataugeant avec sa petite pelle et on se dit: le
front, ça doit être ici. Non, dit le lieutenant, c'est là! …Mais comme le lieutenant vient de
recevoir un obus sur la tronche… Car j'ai oublié de dire, s'il y a tant de boue, c'est que les obus
tombent dru et qu'ils remuent hardiment tout ça… Tout ça, c'est-à-dire l'eau, la terre, le sang, la
merde. Et les cadavres, quel mélange! Donc, le lieutenant n'étant plus là, on prend sa petite pelle
et on se dit: tant pis, le front, c'est ici! Et on creuse son trou dans le mélange… C'est la nuit,
parce qu'il ne faut pas qu'on se fasse repérer. Le trou se remplit tout de suite de… soupe, mais on
a tellement peur des obus qui éclatent de tous les côtés qu'on s'y blottit quand même, comme
dans une baignoire, sauf que…! On y passe la nuit… Et le matin, quand le jour de lève – et ne
croyez pas qu'on ait dormi beaucoup! – on s'aperçoit que les Allemands ne savent pas bien non
plus où est le front! Bien… On reste deux ou trois jours à attendre… Ils pourraient par hasard le
trouver, le front. Et s'ils viennent, on les repousse. A moins que ce soit nous qui soyons culbutés.
Et quand on rentre, ceux qui rentrent se comptent, même les blessés, et ils sont bien contents,
eux, de pouvoir se compter, car bien souvent il y en a plus de la moitié qui ne peuvent même
plus se compter…
LE PREMIER BRANCARDIER - T'auras la croix. Ça y est, on peut repartir?
LE POILU - Allez, maintenant, j'ai tout dit.
LE SECOND BRANCARDIER - Tant mieux! Sans ça, on aurait pu y rester nous aussi.
4 – Pétain entre en scène