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Douglas Alexander Spalding. Entre Psychologie Expérimentale et
Ethologie :
une rencontre ratée avec l'empreinte
par Michel Delsaut
Université des Sciences et Technologies de Lille, Neurosciences, Bât.
SN4, 59655, Villemneuve d'Ascq Cedex
Résumé :
Le problème de l'origine des comportements est ancien. Au 19ème
siècle, les psychologues, familiers d'une approche plus philosophique
qu'expérimentale, sont partisans d'une tabula rasa. En enracinant le
comportement dans le passé évolutif des espèces, Darwin renouvelle le
débat. Mais les différentes théories sur le développement du
comportement ne reposent pas sur des preuves expérimentales. Dans ce
contexte, à la rencontre de plusieurs courants de pensée, un chercheur
autodidacte, hors des circuits académiques, Douglas Alexander Spalding
va réaliser une contribution considérable à l'étude de l'ontogenèse des
comportements. Pour cela, il adopte une approche novatrice, appuyée sur
une démarche expérimentale solide et minutieuse. Au cours d'une analyse
extrêmement fine des comportements instinctifs, Spalding va aborder
certains des thèmes fondateurs de l'Ethologie et, en particulier, décrire
quasi complètement le processus de l'empreinte. Il ne va pourtant pas en
proposer une vision théorique comme le fera, par la suite, Lorenz. Les
questions que pose Spalding rejoignent celles des fondateurs de
l'éthologie, en particulier Tinbergen. Mais les circonstances et le contexte
ne vont pas permettre à Spalding de mener sa réflexion à son terme.
Promoteur d'une approche du comportement réellement nouvelle, il aurait
pu créer une véritable science de l'étude du comportement. Mais son souci
de maîtriser le plus complètement possible l'environnement expérimental,
souci que l'on constate à chaque pas dans ses écrits, le rapproche des
béhavioristes. L'Ethologie qu'il aurait pu créer aurait donc, probablement,
été différente de celle de Lorenz et Tinbergen. En dépit de l'aspect très
moderne de son approche, le travail de Spalding sera injustement oublié.
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Abstract
The question of the origin of behaviour is old. In the 19th century,
psychologists, more familiar with a philosophical approach than an
experimental one, are in favour of a tabula rasa. Rooting the behaviour in
the evolutionary past of the species, Darwin renews the debate. But the
various theories on the development of the behaviour do not rest on
experimental evidence. In this context, at the crossroads between several
currents of thought, a self-educated researcher, Douglas Alexander
Spalding carries out a significant contribution to the study of the
behaviour ontogenesis, outside academic circuits. He adopts an
innovative approach, based on a solid and meticulous experimental step.
In an extremely fine analysis of the instinctive behaviours, Spalding
approaches some of the founder topics of ethology and, in particular,
describes quite completely the process of imprinting. He however will not
propose a theoretical vision of it, as will, thereafter, Lorenz. The
questions that Spalding raises join those of the founders of ethology, in
particular Tinbergen. But the circumstances and the context will not allow
Spalding to conclude its reflexion. Promoter of a really new approach of
the behaviour, he could have created a true science of the study of
behaviour. But his concern of controlling the most completely possible
the experimental environment, which can be found in each of his writings,
connects him with the behaviorists. The Ethology that he could have
created would probably have been different from Lorenz and Tinbergen’s
one. Despite the very modern aspect of his approach, Spalding’s works
will be wrongfully forgotten.
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Comment les comportements se développent-ils ? En particulier,
l'émission d'un comportement précoce est-elle le résultat d'un instinct ou
d'un apprentissage ? Cette question, qui rejoint celles que Tinbergen
formalisera dans « l'étude de l'instinct » (1971), a depuis longtemps
préoccupé les observateurs de la nature et les chercheurs. Elle constitue
évidemment un des thèmes majeurs de l'approche éthologique.
Parmi les réactions précoces que l'on peut observer chez le jeune
animal, l'une d'entre elles : la réaction de poursuite émise par un jeune
oiseau nidifuge envers sa mère, est particulièrement remarquable et a été
largement étudiée. En fait, dès qu’un poussin de poule ou de cane,
fraîchement éclos, est capable de se mouvoir, il se met à suivre sa mère
dans tous ses déplacements. Ce processus très particulier semble
impliquer une reconnaissance instinctive du modèle parental ou
spécifique Mais, parfois, lorsque le jeune oiseau est privé précocement
du contact visuel avec l’adulte de son espèce, on observe une orientation
anormale de ce comportement de poursuite. Le poussin peut alors suivre
l’éleveur ou tout autre objet mobile présent dans l’environnement
immédiat. La reconnaissance visuelle de l'espèce ne semble donc pas
instinctive. Konrad Lorenz (1937) a interprété ce comportement en
proposant un mécanisme nouveau qu'il a nommé « empreinte ». En raison
de ses caractéristiques particulières, définies par Lorenz, l'empreinte va
devenir un des thèmes essentiels de l'Ethologie.
Ce n’est pourtant pas Lorenz qui a découvert ce processus
d’attachement à l’objet maternel ou à son substitut. En réalité, le
phénomène était connu de longue date par les éleveurs et, dès 1516,
Thomas More (1478-1535) le mentionnait dans son ‘Utopie’’ (1987) :
« Ils élèvent des quantités incroyables de volailles, par une méthode
curieuse. Les œufs ne sont pas couvés par les poules, mais tenus en grand
nombre dans une chaleur égale où les poussins éclosent et grandissent.
Dès qu’ils sortent de leur coquille, ils considèrent les hommes comme
leur mère, courent après eux et les reconnaissent ». Il ne s’agit là que d’un
simple constat, le propos de Thomas More n’était pas biologique mais
social. Il faudra attendre encore trois siècles et demi et un contexte très
particulier pour que ce comportement soit de nouveau cité, cette fois dans
le cadre d’une approche véritablement scientifique.
C’est un chercheur autodidacte, Douglas Alexander Spalding
(1840-1877), qui va donc, le premier, en décrire les principales
caractéristiques en 1873 (a). En fait, Spalding est préoccupé par l’instinct
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et par la volonté de prouver la réalité de ce concept. Cet intérêt marqué va
l'amener, grâce à une marche particulièrement novatrice, à réaliser une
analyse extrêmement fine de la période périnatale. C'est dans le cadre de
cette approche de certains comportements apparemment instinctifs, que
Spalding va évoquer ce comportement précoce d'approche que Lorenz
appellera « empreinte ». Il va en décrire les principales caractéristiques,
toutefois il ne va pas repérer en ce comportement un processus particulier,
comme Lorenz le fera plus d’un demi-siècle plus tard. En fait, en dépit
d'intuitions fondamentales qui auraient pu l'amener à devenir le créateur
d'une véritable science de l'étude du comportement, Spalding va rater sa
rencontre avec un des thèmes essentiels de l'Ethologie. Il importe donc de
comprendre le contexte qui l'a amené, à la fois, à produire des idées aussi
riches et à tomber dans un oubli quasi complet.
DARWIN, LA THEORIE DE L'EVOLUTION ET L'ORIGINE DES
COMPORTEMENTS
L’importance du concept d’instinct dans la pensée de Spalding
est évidemment déterminée par le contexte. Lorsque Spalding présente
ses observations dans le Macmillan’s Magazine, en 1873, il n’y a que 14
ans que Charles Darwin (1809-1882) a publié sa théorie de l’évolution.
En 1859, Darwin propose que les espèces vivantes ne sont pas apparues
telles qu’on peut les observer actuellement, mais qu’elles dérivent
d’espèces plus anciennes et se transforment progressivement par le biais
de la sélection naturelle. La théorie de Darwin change donc la perception
que l’on a de la Nature. De l’idée d’un monde figé, organisé selon une
volonté divine, avec des formes de vies distinctes, on passe à un monde
en évolution, for d’espèces s’intégrant à une sorte de flux continu,
entièrement déterminé par le hasard des contraintes imposées par
l’environnement.
En 1859, Darwin traite de l’évolution en appliquant son
raisonnement à l’ensemble des espèces, mais la participation de l’homme
à ce processus n’est qu’évoquée. C’est 12 ans plus tard que Darwin
affirmera, dans The Descent of Man, Darwin (1871), que l’homme lui-
même apparaît comme le résultat d’un processus naturel, d’une évolution
progressive des espèces au cours du temps : « j’ai été conduit à unir
mes notes pour voir ainsi jusqu’à quel point les conclusions atteintes dans
mes ouvrages antérieurs étaient applicables à l’homme. Cela paraissait
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d’autant plus souhaitable que je n’avais jamais, de propos délibéré,
appliqué ces vues à une espèce prise séparément. ». Cette conception, qui
implique une grande proximité entre l'Homme et les autres primates, ne
fait évidemment pas l’unanimité. Il est, en particulier, difficile d’admettre,
même si Darwin n’a jamais dit cela en ces termes, que « l’Homme
descend du singe ». Le contexte de l’Angleterre Victorienne n’est guère
favorable, et il faut remarquer que, même parmi les partisans des thèses
évolutionnistes, nombreux sont ceux qui, pour rester dans le convenable,
préfèrent se référer plus ou moins timidement à une intervention divine.
Ernst Mayr (1989, p. 353) fait remarquer que, durant la première moitié
du 19ème siècle, les savants anglais cherchent fortement à allier la science
et le dogme chrétien.
L’évolution biologique sera cependant progressivement admise
par un certain nombre de chercheurs. Mais, dans The Descent of Man,
Darwin bouscule une autre barrière, celle qui sépare l’esprit animal de
l’esprit humain. Il affirme clairement : « Mon objectif dans ce chapitre est
de montrer qu’il n’existe aucune différence fondamentale entre l’homme
et les mammifères supérieurs pour ce qui est de leurs facultés mentales ».
Cette affirmation que les différences entre la psychologie humaine et celle
des autres espèces ne sont pas de nature mais de degré pose problème. En
particulier, ceci ne peut être accepté par les psychologues de l’époque
pour qui le comportement humain, la psychologie humaine, n’a rien de
commun avec ce que l’on trouve chez l’animal.
On rejoint les préoccupations de Spalding. Le problème n’est
pas dans le contrôle du comportement. On commence à comprendre et à
admettre le le fondamental du cerveau, aussi bien chez l’animal que
chez l’homme. Le vrai problème se situe au niveau de l’origine des
comportements. Sont-il enracinés dans le passé évolutif des espèces
comme le propose la théorie de Darwin ? En d’autres termes sont-ils, au
moins partiellement, instinctifs, indépendants de l’apprentissage ? A
l’inverse sont-ils essentiellement dépendants de l’expérience individuelle
comme le proposent les psychologues de l’époque ?
En fait, on se trouve à ce moment dans une impasse. Si l’idée de
l’Evolution finit par être progressivement acceptée, comme le signale
Mayr (1989, p. 343), ceci ne s’accompagne cependant pas du choix et de
l’adoption d’une théorie explicative des mécanismes. Pourtant, une
explication basée sur d'hypothétiques modifications comportementales au
cours de la phylogenèse ne suffit plus, pas plus que l'affirmation de
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