Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 Douglas Alexander Spalding. Entre Psychologie Expérimentale et Ethologie : une rencontre ratée avec l'empreinte par Michel Delsaut Université des Sciences et Technologies de Lille, Neurosciences, Bât. SN4, 59655, Villemneuve d'Ascq Cedex Résumé : Le problème de l'origine des comportements est ancien. Au 19ème siècle, les psychologues, familiers d'une approche plus philosophique qu'expérimentale, sont partisans d'une tabula rasa. En enracinant le comportement dans le passé évolutif des espèces, Darwin renouvelle le débat. Mais les différentes théories sur le développement du comportement ne reposent pas sur des preuves expérimentales. Dans ce contexte, à la rencontre de plusieurs courants de pensée, un chercheur autodidacte, hors des circuits académiques, Douglas Alexander Spalding va réaliser une contribution considérable à l'étude de l'ontogenèse des comportements. Pour cela, il adopte une approche novatrice, appuyée sur une démarche expérimentale solide et minutieuse. Au cours d'une analyse extrêmement fine des comportements instinctifs, Spalding va aborder certains des thèmes fondateurs de l'Ethologie et, en particulier, décrire quasi complètement le processus de l'empreinte. Il ne va pourtant pas en proposer une vision théorique comme le fera, par la suite, Lorenz. Les questions que pose Spalding rejoignent celles des fondateurs de l'éthologie, en particulier Tinbergen. Mais les circonstances et le contexte ne vont pas permettre à Spalding de mener sa réflexion à son terme. Promoteur d'une approche du comportement réellement nouvelle, il aurait pu créer une véritable science de l'étude du comportement. Mais son souci de maîtriser le plus complètement possible l'environnement expérimental, souci que l'on constate à chaque pas dans ses écrits, le rapproche des béhavioristes. L'Ethologie qu'il aurait pu créer aurait donc, probablement, été différente de celle de Lorenz et Tinbergen. En dépit de l'aspect très moderne de son approche, le travail de Spalding sera injustement oublié. 21 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 Abstract The question of the origin of behaviour is old. In the 19th century, psychologists, more familiar with a philosophical approach than an experimental one, are in favour of a tabula rasa. Rooting the behaviour in the evolutionary past of the species, Darwin renews the debate. But the various theories on the development of the behaviour do not rest on experimental evidence. In this context, at the crossroads between several currents of thought, a self-educated researcher, Douglas Alexander Spalding carries out a significant contribution to the study of the behaviour ontogenesis, outside academic circuits. He adopts an innovative approach, based on a solid and meticulous experimental step. In an extremely fine analysis of the instinctive behaviours, Spalding approaches some of the founder topics of ethology and, in particular, describes quite completely the process of imprinting. He however will not propose a theoretical vision of it, as will, thereafter, Lorenz. The questions that Spalding raises join those of the founders of ethology, in particular Tinbergen. But the circumstances and the context will not allow Spalding to conclude its reflexion. Promoter of a really new approach of the behaviour, he could have created a true science of the study of behaviour. But his concern of controlling the most completely possible the experimental environment, which can be found in each of his writings, connects him with the behaviorists. The Ethology that he could have created would probably have been different from Lorenz and Tinbergen’s one. Despite the very modern aspect of his approach, Spalding’s works will be wrongfully forgotten. 22 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 Comment les comportements se développent-ils ? En particulier, l'émission d'un comportement précoce est-elle le résultat d'un instinct ou d'un apprentissage ? Cette question, qui rejoint celles que Tinbergen formalisera dans « l'étude de l'instinct » (1971), a depuis longtemps préoccupé les observateurs de la nature et les chercheurs. Elle constitue évidemment un des thèmes majeurs de l'approche éthologique. Parmi les réactions précoces que l'on peut observer chez le jeune animal, l'une d'entre elles : la réaction de poursuite émise par un jeune oiseau nidifuge envers sa mère, est particulièrement remarquable et a été largement étudiée. En fait, dès qu’un poussin de poule ou de cane, fraîchement éclos, est capable de se mouvoir, il se met à suivre sa mère dans tous ses déplacements. Ce processus très particulier semble impliquer une reconnaissance instinctive du modèle parental ou spécifique Mais, parfois, lorsque le jeune oiseau est privé précocement du contact visuel avec l’adulte de son espèce, on observe une orientation anormale de ce comportement de poursuite. Le poussin peut alors suivre l’éleveur ou tout autre objet mobile présent dans l’environnement immédiat. La reconnaissance visuelle de l'espèce ne semble donc pas instinctive. Konrad Lorenz (1937) a interprété ce comportement en proposant un mécanisme nouveau qu'il a nommé « empreinte ». En raison de ses caractéristiques particulières, définies par Lorenz, l'empreinte va devenir un des thèmes essentiels de l'Ethologie. Ce n’est pourtant pas Lorenz qui a découvert ce processus d’attachement à l’objet maternel ou à son substitut. En réalité, le phénomène était connu de longue date par les éleveurs et, dès 1516, Thomas More (1478-1535) le mentionnait dans son ‘‘Utopie’’ (1987) : « Ils élèvent des quantités incroyables de volailles, par une méthode curieuse. Les œufs ne sont pas couvés par les poules, mais tenus en grand nombre dans une chaleur égale où les poussins éclosent et grandissent. Dès qu’ils sortent de leur coquille, ils considèrent les hommes comme leur mère, courent après eux et les reconnaissent ». Il ne s’agit là que d’un simple constat, le propos de Thomas More n’était pas biologique mais social. Il faudra attendre encore trois siècles et demi et un contexte très particulier pour que ce comportement soit de nouveau cité, cette fois dans le cadre d’une approche véritablement scientifique. C’est un chercheur autodidacte, Douglas Alexander Spalding (1840-1877), qui va donc, le premier, en décrire les principales caractéristiques en 1873 (a). En fait, Spalding est préoccupé par l’instinct 23 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 et par la volonté de prouver la réalité de ce concept. Cet intérêt marqué va l'amener, grâce à une démarche particulièrement novatrice, à réaliser une analyse extrêmement fine de la période périnatale. C'est dans le cadre de cette approche de certains comportements apparemment instinctifs, que Spalding va évoquer ce comportement précoce d'approche que Lorenz appellera « empreinte ». Il va en décrire les principales caractéristiques, toutefois il ne va pas repérer en ce comportement un processus particulier, comme Lorenz le fera plus d’un demi-siècle plus tard. En fait, en dépit d'intuitions fondamentales qui auraient pu l'amener à devenir le créateur d'une véritable science de l'étude du comportement, Spalding va rater sa rencontre avec un des thèmes essentiels de l'Ethologie. Il importe donc de comprendre le contexte qui l'a amené, à la fois, à produire des idées aussi riches et à tomber dans un oubli quasi complet. DARWIN, LA THEORIE DE L'EVOLUTION ET L'ORIGINE DES COMPORTEMENTS L’importance du concept d’instinct dans la pensée de Spalding est évidemment déterminée par le contexte. Lorsque Spalding présente ses observations dans le Macmillan’s Magazine, en 1873, il n’y a que 14 ans que Charles Darwin (1809-1882) a publié sa théorie de l’évolution. En 1859, Darwin propose que les espèces vivantes ne sont pas apparues telles qu’on peut les observer actuellement, mais qu’elles dérivent d’espèces plus anciennes et se transforment progressivement par le biais de la sélection naturelle. La théorie de Darwin change donc la perception que l’on a de la Nature. De l’idée d’un monde figé, organisé selon une volonté divine, avec des formes de vies distinctes, on passe à un monde en évolution, formé d’espèces s’intégrant à une sorte de flux continu, entièrement déterminé par le hasard des contraintes imposées par l’environnement. En 1859, Darwin traite de l’évolution en appliquant son raisonnement à l’ensemble des espèces, mais la participation de l’homme à ce processus n’est qu’évoquée. C’est 12 ans plus tard que Darwin affirmera, dans The Descent of Man, Darwin (1871), que l’homme luimême apparaît comme le résultat d’un processus naturel, d’une évolution progressive des espèces au cours du temps : « … j’ai été conduit à réunir mes notes pour voir ainsi jusqu’à quel point les conclusions atteintes dans mes ouvrages antérieurs étaient applicables à l’homme. Cela paraissait 24 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 d’autant plus souhaitable que je n’avais jamais, de propos délibéré, appliqué ces vues à une espèce prise séparément. ». Cette conception, qui implique une grande proximité entre l'Homme et les autres primates, ne fait évidemment pas l’unanimité. Il est, en particulier, difficile d’admettre, même si Darwin n’a jamais dit cela en ces termes, que « l’Homme descend du singe ». Le contexte de l’Angleterre Victorienne n’est guère favorable, et il faut remarquer que, même parmi les partisans des thèses évolutionnistes, nombreux sont ceux qui, pour rester dans le convenable, préfèrent se référer plus ou moins timidement à une intervention divine. Ernst Mayr (1989, p. 353) fait remarquer que, durant la première moitié du 19ème siècle, les savants anglais cherchent fortement à allier la science et le dogme chrétien. L’évolution biologique sera cependant progressivement admise par un certain nombre de chercheurs. Mais, dans The Descent of Man, Darwin bouscule une autre barrière, celle qui sépare l’esprit animal de l’esprit humain. Il affirme clairement : « Mon objectif dans ce chapitre est de montrer qu’il n’existe aucune différence fondamentale entre l’homme et les mammifères supérieurs pour ce qui est de leurs facultés mentales ». Cette affirmation que les différences entre la psychologie humaine et celle des autres espèces ne sont pas de nature mais de degré pose problème. En particulier, ceci ne peut être accepté par les psychologues de l’époque pour qui le comportement humain, la psychologie humaine, n’a rien de commun avec ce que l’on trouve chez l’animal. On rejoint là les préoccupations de Spalding. Le problème n’est pas dans le contrôle du comportement. On commence à comprendre et à admettre le rôle fondamental du cerveau, aussi bien chez l’animal que chez l’homme. Le vrai problème se situe au niveau de l’origine des comportements. Sont-il enracinés dans le passé évolutif des espèces comme le propose la théorie de Darwin ? En d’autres termes sont-ils, au moins partiellement, instinctifs, indépendants de l’apprentissage ? A l’inverse sont-ils essentiellement dépendants de l’expérience individuelle comme le proposent les psychologues de l’époque ? En fait, on se trouve à ce moment dans une impasse. Si l’idée de l’Evolution finit par être progressivement acceptée, comme le signale Mayr (1989, p. 343), ceci ne s’accompagne cependant pas du choix et de l’adoption d’une théorie explicative des mécanismes. Pourtant, une explication basée sur d'hypothétiques modifications comportementales au cours de la phylogenèse ne suffit plus, pas plus que l'affirmation de 25 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 différences marquées entre l’homme et l’animal. Une approche scientifique, en particulier une analyse comparée des comportements apparaît nécessaire, mais elle n’existe pas en 1870. DOUGLAS ALEXANDER SPALDING C’est Spalding qui va proposer une solution en adoptant une approche véritablement expérimentale du comportement, une approche qui contribuera fortement par la suite à faire naître la psychologie comparée. Spalding est un scientifique de talent mais dont le parcours est loin d’être classique. Largement autodidacte, il exerce plusieurs métiers pour survivre, en particulier au service d’une grande famille anglaise, comme précepteur des enfants du couple Amberley. Spalding fait partie d’un groupe, réuni autour de John Stuart Mill (1806-1873) et partageant des idées libérales sur le plan politique. Ami durant un temps d’Alexander Bain, à qui il doit d’ailleurs d’avoir pu suivre les cours de l’Université d’Aberdeen (Gray, 1962), il s’oppose par la suite aux idées de ce dernier sur l’importance de l’apprentissage individuel dans le développement du comportement. Il étudie le droit à Londres où il contracte la tuberculose dont il mourra le 31 octobre 1877, à Dunkerque, âgé de seulement 37 ans. Cette maladie l’incite à voyager en Italie et en France où il rencontre Mill qui va lui faire faire la connaissance de Lord Amberley et de son épouse au service desquels il entrera. Ceux-ci participeront à quelques unes de ses expériences. Spalding n’est donc pas un chercheur que l’on pourrait qualifier d’académique. En fait, à la fin de sa vie, il est surtout connu pour ses critiques philosophiques et, en particulier, pour son analyse des « Principles of Psychology » de Herbert Spencer (1873b). Ses travaux sur le développement du comportement lui permettent néanmoins de publier. Toutefois, comme le signale Gray (1967, p. 168), n’appartenant pas aux sociétés savantes un peu fermées de l’époque, il se voit contraint d’adapter la forme de ses publications à un auditoire plus large, comme celui du Macmillan Magazine. Spalding a pourtant eu une influence sur l’étude du comportement animal et de la psychologie du développement plus importante que les quelques rares citations de ses travaux ne permettent de le penser. Mais son nom en tant que scientifique sera oublié. 26 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 À LA RENCONTRE DE PLUSIEURS COURANTS DE PENSÉE On ne sait pas exactement quand il commence ses expériences mais, dans les années 1870, lorsqu’il présente ses travaux, Spalding se situe à la rencontre de différents courants : la théorie de l’Evolution de Darwin, l’explication philosophique du comportement de Mill, la volonté d’une approche psychologique plus scientifique préconisée par Bain et une théorie de l’instinct proposée par Spencer. La théorie de l’Evolution établit le principe d’une continuité biologique entre les êtres. Les espèces actuelles dérivent d’espèces plus anciennes. Leurs organes et la mesure de leurs variations progressives peuvent permettre de reconstruire leur généalogie. Cette idée n’est pas facile à admettre, en particulier lorsqu’on l’applique à l’homme, mais elle convainc cependant un certain nombre de penseurs de l’époque. Plus difficile encore est d’admettre que le comportement humain puisse trouver ses racines dans le comportement animal. L’étude de l’esprit humain est alors essentiellement le fait de philosophes. John Stuart Mill représente bien ce courant qui conçoit le développement de l’esprit humain à partir d’une espèce de tabula rasa, un état indifférencié. C’est l’expérience individuelle qui permet ce développement au travers de la formation d’associations entre les idées, celles-ci provenant de la perception du monde et des évènements qui s’y produisent. Mill ajoute à ce schéma général la proposition que la nouvelle idée complexe, formée de deux idées simples, possède des propriétés différentes de chacune de celles-ci, un peu à la manière des éléments chimiques qui en se combinant forment un nouveau corps aux propriétés nouvelles. La théorie qui prévaut alors est donc l’associationnisme, mais cette conception ne repose pas sur une base expérimentale. La période des années 1870 correspond cependant à une tendance vers une approche moins spéculative, une approche qui s’apparente plus à une science naturelle (Boakes, 1984). Alexander Bain (1818-1903), qui fonde en 1876 la première revue de psychologie : « Mind », est le premier psychologue qui tente véritablement de sortir cette étude de l’esprit des courants philosophiques. Même s’il ne la pratique pas réellement lui-même, il propose une analyse expérimentale de l’esprit. Ainsi que le signale Boakes (1984, p. 8), ce type d’approche ne sera véritablement pratiqué que plus tard en Allemagne. 27 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 En fait, Bain cherche à établir des relations entre les processus nerveux, que l’on commence à connaître, et les processus psychologiques. Il faut démontrer que le cerveau est l’organe essentiel de l’esprit. Un des problèmes principaux est d’expliquer l’origine de l’acte volontaire. Bain considère qu’à côté des activités réflexes déterminées par un stimulus externe, il y a ce qu’il appelle les activités spontanées. La volonté serait le résultat d’une transformation de la nature aléatoire de l’activité spontanée, une transformation qui lui donnerait les propriétés particulières, dirigées, du comportement volontaire. C’est l’association d’une activité spontanée avec une sensation de plaisir ou de peine qui permet cette transformation. La description que Bain fait de la mise en place du comportement de succion chez l’agneau illustre bien sa conception. Les premiers mouvements de l’agneau semblent, au départ, complètement aléatoires, mais parfois certains de ces mouvements permettent un contact avec la peau ou avec la mamelle de la mère. En quelques heures les mouvements se font plus précis. On a là un apprentissage typique, par essai et par erreur. Pour Bain, le comportement se met en place, très rapidement, grâce à un processus de ce type. Il n’y a évidemment pas de place ici pour l’instinct. Mais l’exemple de l’agneau est un exemple isolé. Bain s’intéresse peu à l’animal, et peu également à la théorie de l’évolution. En fait, Bain pense que la connaissance du système nerveux permettra de comprendre la perception humaine. Herbert Spencer (1820-1903) au contraire, estime que l’esprit ne peut être compris qu’en montrant comment il a évolué. Comme Bain, il souhaite relier les processus physiologiques et les phénomènes psychologiques. Mais il considère que le monde change continuellement suivant un processus qui mène du plus simple au plus complexe. Il fait le lien entre l’idée de l’évolution du système nerveux et ce principe d’une progression vers le complexe (l’aboutissement de ce processus étant évidemment représenté par le cerveau humain). Le système nerveux, ainsi modifié, réagit de manière différenciée aux évènements survenant dans l’environnement. Spencer crée une échelle de comportements qui va des réflexes, aux instincts, puis à la mémoire et enfin aux comportements basés sur la raison. Si, chez un individu, un stimulus est systématiquement associé à un autre stimulus qui, lui, provoque une réaction, alors le premier pourra par la suite provoquer cette même réaction. C’est le principe de la réaction conditionnée. Si cette configuration est présente en permanence dans l’environnement, alors 28 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 suivant le principe lamarckien de l’hérédité des comportements acquis auquel Spencer croit profondément, les descendants de cet individu disposeront d’un système nerveux plus élaboré, susceptible d’induire la réaction précédente sans qu’un apprentissage individuel soit de nouveau nécessaire. C’est ainsi que l’instinct va naître sous la forme de réflexes complexes, transmis aux générations suivantes. Une configuration particulière de stimulus pourra alors déclencher une série de mouvements coordonnés, immédiatement après la naissance. Appliqué à des associations de plus en plus compliquées, gérées par des systèmes nerveux eux-mêmes de complexité croissante, ce processus pourrait donner naissance à la mémoire, puis à la raison. Pour Spencer, la progression est unidirectionnelle et il y a donc une espèce de continuum linéaire du simple réflexe à l’intelligence humaine. Il faut remarquer que cette vision ne correspond pas à celle de Darwin qui, s’il refuse également l’existence de sauts importants introduisant une différence de nature, voit l’évolution sous une forme buissonnante. Il n’y a pas une seule direction mais une arborescence. On peut donc trouver des rudiments des processus psychologiques humains dans différentes branches. La théorie de Spencer, dont Ernst Mayr (1989, p. 365) dit qu’elle n’a rien apporté à Darwin et à la biologie, présente cependant l’intérêt de donner une grande importance au comportement animal et à son étude. Mayr lui reconnaît d’ailleurs un rôle fondamental, entre autres dans le domaine de la psychologie : « Il serait justifié d’ignorer Spencer dans une histoire des idées en biologie, sa contribution fut nulle. Cependant, ses idées étant plus proches de diverses conceptions populaires erronées que celles de Darwin, elle ont eu un impact décisif sur l’anthropologie, la psychologie et les sciences sociales ». L’INSTINCT : UN CONCEPT MAL DEFINI Lorsque Spalding commence à s'intéresser à l'instinct, ce concept est encore flou et Spalding (1873, p,282) écrit que la seule approche théorique est celle de Spencer dans le cadre de sa philosophie de l’évolution. En fait, à cette époque, l'interprétation la plus « évidente » est liée à cette parfaite adaptation du comportement animal qui permet logiquement de penser que le « savoir » de l’individu et, plus généralement de l’espèce, s’exprime au travers de l’instinct implanté à chaque génération par le Créateur. Spalding fait référence à cette 29 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 hypothèse dès le début de son travail et s’inquiète de ce que cette interprétation en termes de divin bloque le raisonnement des hommes de science. Face à cette théorie, on l’a vu, certains philosophes affirment l’importance de l’expérience individuelle. Chaque individu, à chaque génération, doit réapprendre la totalité de son comportement. C’est la proposition des psychologues de l’époque. Cet apprentissage peut éventuellement être guidé par des « prédispositions » . C’est ainsi que Charles Georges Leroy (1723-1789), dans ses « Lettres sur les animaux » (1781) avait signalé la tendance présentée par certains animaux de réagir à certains objets ou à certains sons sans expérience préalable. Mais Leroy n’avait pas nommé ces actes. L’apprentissage reste cependant entièrement individuel. À l 'époque de Spalding, Bain affirme qu'il n’existe aucun élément favorable à l’instinct. Mais Spalding note (p. 282) que Bain et ses élèves ne font que discréditer l'instinct sur la base de quelques observations qu'il qualifie d'accidentelles. En fait, comme le signale Gray (1967, p. 171), l’instinct n’a été que peu étudié de la fin du 18ème siècle à la fin du 19ème siècle. Seul Lamarck, avec l’idée des « habitudes » transmises héréditairement touche à ce problème. Mais les approches de l’instinct ne sont ni systématiques ni expérimentales, en particulier chez les vertébrés. Ce sont Darwin et, bien sûr, Spalding qui préciseront cette notion. Effectivement, avec la théorie de Darwin, les choses changent. On a vu que ce dernier affirme dans le domaine du comportement des choses aussi fortes que dans le domaine biologique. Il existe une filiation entre les espèces et, clairement, organes et comportements apparaissent soumis aux mêmes lois. La théorie de l’Evolution donne une histoire à l’instinct qui s’inscrit dans le passé évolutif de l’espèce et qui apparaît soumis à la sélection naturelle. Ce fait permet de reconnaître une certaine souplesse, une certaine variabilité qui, comme dans le cas des organes, ouvre la porte à l’évolution. Ceci constitue un véritable tournant dans la conception du comportement. On voit apparaître la possibilité de reconstruire une généalogie des comportements et la nécessité d’une approche comparative. Spalding s’inscrit parfaitement dans cette tendance. Il affirme que le problème de l’origine des instincts n’est pas plus mystérieux ou 30 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 difficile que le problème de l’origine des structures physiques des êtres vivants. Néanmoins, il s’interroge sur le processus de l’évolution phylogénétique des comportements. Il prend pour exemple le poisson Arius qui fait éclore ses oeufs dans sa bouche. Le problème, dit-il, n'est pas de savoir s'il agit ainsi par instinct, mais de comprendre comment un comportement aussi singulier a pu apparaître (p. 291). En fait, on retrouve dans les interrogations de Spalding les questions que se poseront par la suite, en premier lieu Whitman et Craig, puis les éthologistes objectivistes, sur les raisons pour lesquelles une espèce se comporte comme elle le fait et comment, au cours de l’évolution, elle en est arrivée là. Tinbergen (1971) formalisera ces questions dans « L’étude de l’instinct ». Ainsi, à l’époque de Spalding, s’opposent d’un côté, une vision évolutionniste qui enracine le comportement dans le passé évolutif des espèces, et de l’autre, les affirmations des psychologues qui envisagent au contraire une forte participation de l’apprentissage individuel. Le rejet de la notion d’instinct par ces derniers est lié, selon Spalding, au fait qu’une explication en terme d’instinct leur apparaît tout simplement incroyable (p. 282). Il attribue cette attitude négative des psychologues à leur refus de ne plus considérer l’esprit comme indépendant du corps. Et même ceux qui ont accepté l’idée d’une évolution des caractéristiques physiques ont des difficultés à admettre que des comportements qui restent « impalpables », comme la peur par exemple, puissent être transmis d’une génération à la suivante. En fait, Spalding, qui affirme que le système nerveux est bien le support du comportement, considère que le public « éduqué » n’a qu’une connaissance très partielle de la théorie de l’évolution et des théories de Spencer (p. 289). Ses contemporains ne sont donc pas prêts à recevoir l’idée que le cerveau est ce qui permet l’enregistrement des expériences des générations précédentes. Pour Spalding (1875), l'instinct que l'on observe aujourd'hui est le résultat des expériences accumulées au cours des générations précédentes. Et la question de l'origine de ces instincts est de même nature, et pas plus difficile, que celle de l'origine des structures physiques des individus La situation est bloquée. La psychologie est une branche de la philosophie et est donc peu ou pas expérimentale, même si Bain préconise ce type d’approche. Les affirmations des psychologues, en particulier sur la différence de nature entre les comportements de l’Homme et ceux des animaux, sont certes bousculées par la théorie de Darwin, mais les 31 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 constats des partisans des thèses évolutionnistes ne reposent pas plus sur une démonstration expérimentale. Il importe donc, à la fois, de confirmer la réalité de l’instinct et de retrouver son origine. En outre, la reconnaissance du fait évolutif va avoir une autre conséquence, importante, sur la façon de poser le problème. On ne va plus opposer l’instinct à la raison, mais l’inné à l’acquis. Et, de manière évidente, il faudra déterminer ce qui est inné et ce qui est acquis ! D’un concept de nature essentiellement philosophique, on passe à une notion qui va pouvoir être soumise à l’analyse expérimentale. L’APPROCHE EXPERIMENTALE DE SPALDING À l’évidence, les adversaires de l’instinct considèrent que les comportements donnés comme instinctifs pourraient s'apparenter à l'imitation ou n'être que le résultat d'apprentissages très rapides. Spalding va donc s’attacher à tester ces affirmations (p. 283). Comme le fait remarquer Gray (1967, p. 176), Spalding considère l’apprentissage comme l’hypothèse à vérifier. Ceci est important car l’apprentissage est un comportement qui peut être soumis à l’expérimentation. Si l’apprentissage est effectivement le « moteur », alors la présence d’éléments spécifiques de l’environnement va permettre à un comportement donné de se développer tandis que leur absence ne le permettra pas. L’idée est donc de maîtriser ces éléments de l’environnement et, éventuellement, de les supprimer. En fait, la démarche expérimentale de Spalding va être guidée par la volonté de montrer qu’il existe des comportements émis très précocement par le jeune animal, sans apprentissage, des comportements qui ne peuvent donc qu’être hérités des générations précédentes. Spalding réalise des observations sur plusieurs espèces d’oiseaux et de mammifères, mais une espèce s’impose assez facilement : le poussin de poule. Cette espèce est nidifuge, c’est-à-dire que les poussins sont très rapidement autonomes, capables de se déplacer et en particulier de suivre leur mère. Ils présentent également très précocement des comportements qui conditionnent la survie tels que picorer, par exemple. Apparemment simple, ce comportement suppose en fait un ajustement moteur précis, une appréciation de la distance qui sépare le bec de sa cible. Le problème se pose de savoir si les jeunes animaux ont une capacité instinctive à 32 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 percevoir les distances ou si cette capacité dépend de l’association de la vision des objets avec d’autres sensations, kinesthésiques par exemple. Spalding (p. 282) signale que Bain, dans sa défense de la théorie de la vision de Berkeley constate qu’il n’existe pas de données précises permettant de confirmer l’existence de capacités instinctives dans la mise en place des comportements précoces et, en particulier, dans la perception de la distance. L’idée de Spalding est donc d’interdire les associations, les apprentissages précoces réalisant un contrôle poussé de l’environnement expérimental. En fait, il va inventer la technique de l’isolement sensoriel en privant le jeune animal, momentanément et de manière réversible, soit de la vue, soit de l’audition. Dans un premier temps, Spalding place des capuchons opaques sur la tête des poussins afin de les priver temporairement de la vue. Pour s’assurer d’un contrôle total des stimulations visuelles, il effectue cette opération en ouvrant partiellement la coquille juste avant l’éclosion (avant l’ouverture des yeux). Les poussins sont maintenus en cet état durant un à trois jours puis libérés et placés au centre d’une table recouverte d’un papier blanc. Des insectes, vivants ou morts, sont déposés sur cette feuille et les comportements des vingt sujets notés en fonction du temps. Après un moment d’adaptation à la lumière (environ deux minutes), les poussins se mettent à picorer sur des taches ou des insectes et, selon Spalding, ils manifestent une capacité immédiate à estimer correctement les distances. La cible est atteinte sans erreur. En revanche, ils semblent avoir plus de difficulté à saisir l’objet puis à l’avaler. Pour Spalding, il est clair que les poussins sont capables, préalablement à tout apprentissage, d’exprimer des comportements en rapport avec leurs besoins et les constats qu'il a effectué vont à l'encontre de la théorie qui veut que la perception des distances est le résultat de l'expérience individuelle (p. 284). Après avoir travaillé sur la perception de l’espace visuel, Spalding aborde la perception de l’espace auditif. Le problème est difficile. Spencer lui-même considère, qu’au moins chez l’homme, cette perception est le résultat d’un apprentissage individuel (p. 285). Des expérimentations sont menées sur des poussins placés dans un sac au tout début de l’éclosion, lorsque l’embryon commence à fracturer la coquille. Ils y restent un jour ou deux avant d’être libérés et testés. L’expérience consiste à placer un de ces poussins à quelques mètres d’une boîte dans laquelle est enfermée une poule avec ses jeunes. 33 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 Le sujet testé se dirige vers la boîte lorsque la poule émet des cris. Spalding signale que des poussins dont la tête est, cette fois, masquée par un capuchon errent au hasard mais, qu’en revanche, ils se dirigent rapidement vers la boîte lorsque la poule émet des cris. Le reconnaissance est donc possible alors même qu'aucun contact préalable avec le cri maternel n'a été autorisé. Dans une autre expérience, il tente d’assourdir momentanément des poussins à l’aide de bouchons de papier placés dans les oreilles. Cette procédure n’assure évidemment pas systématiquement un assourdissement total. Spalding révèle à cette occasion un grand souci d’objectivité dans la maîtrise de l’environnement sensoriel puisque seuls les trois poussins, qui restent parfaitement indifférents au cri maternel, sont testés par la suite. Spalding constate que la libération du conduit auditif à un âge compris entre deux et trois jours rétablit le comportement d’approche vers la mère. Le cri maternel semble donc attractif avant même que les poussins aient eu l'opportunité d'associer ces sons avec des sensations agréables (p. 286). Spalding conclut évidemment de ces expériences que la signification des cris maternels n’est pas apprise par chaque individu. On rejoint ici le constat que Gottlieb fera en 1966 lors de l’observation du comportement de canetons en réaction à l’audition de cris maternels, spécifiques ou non : la reconnaissance du cri de l’espèce s’effectue sans expérience préalable avec le cri testé, ce comportement présente un caractère adaptatif indéniable, il est spécifique et apparaît au moment approprié. Il présente donc tous les aspects d’un comportement instinctif. Les analyses extrêmement fines qu’en feront, par exemple, Gottlieb (1975a,b,c) ou Guyomarch (1973, 1974a,b, 1975), mais avec des moyens techniques sans commune mesure avec ceux dont dispose Spalding, mettront en évidence, en particulier au niveau des périodes pré et périnatale, une complexité que ce dernier ne pouvait soupçonner. Tout ceci semble confirmer que les comportements s’enracinent dans le passé de l’espèce et Spalding constate que notre incapacité à reconstituer l'histoire des instincts ne contredit en rien la possibilité que leur origine dépende des lois de l'hérédité. Néanmoins, le processus complet demeure mystérieux et Spalding se demande comment l’apprentissage individuel peut se transformer en un apprentissage de l’espèce qui aboutit à l’instinct (p. 289). La transmission au fil des générations reste donc un problème. Mais ce problème de l’héritage au 34 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 cours des générations, réel ou supposé, se pose d’une manière générale à une époque où la notion de gène n’existe pas. L’EMPREINTE Spalding est donc certain d’avoir démontré que la perception des espaces visuel ou auditif ne dépend pas, à l’origine, d’un apprentissage. Après avoir décrit plusieurs autres manifestations de l’instinct telles que gratter le sol ou la réaction à la vision ou à l’audition des prédateurs, il en mentionne une supplémentaire, très brièvement. Il constate en effet que le poussin, pourvu qu'il ne soit guidé que par la vue, poursuit tout objet mobile sans manifester de préférence pour l’objet maternel spécifique. Le poussin ne possède donc pas une connaissance innée des caractéristiques de la poule adulte. En revanche, il existe selon Spalding un instinct à suivre un stimulus visuel mobile. Le lien avec ce qui précède est évident puisque Spalding rappelle que le poussin est capable de reconnaître le cri maternel et de se diriger vers celui-ci préalablement à toute expérience. Le cri maternel permet donc d’orienter la réaction de poursuite dans la bonne direction (p. 287), celle de l’objet porteur des caractéristiques spécifiques. Cette description correspond à celle du processus que Konrad Lorenz nommera « empreinte » 60 ans plus tard. Et, comme pour Lorenz, c’est dans le cadre d’une analyse de l’instinct que Spalding évoque ces comportements. Mais Spalding n'isole pas ce comportement en tant que processus particulier comme le fera Lorenz. Néanmoins, il en extrait les principales caractéristiques telles qu'elles seront définies par ce dernier. Ainsi, il décrit le comportement de trois poussins qui, cagoulés durant quatre jours, le fuient, alors que des poussins ayant subi ce traitement durant trois jours seulement s’approchent. Spalding s’interroge sur la signification de ce changement de comportement, mais il évoque clairement un processus interne, un changement, indépendant de l'environnement (p. 289). Il semble donc nécessaire que le poussin perçoive certains stimulus avant un certain âge pour que ceux-ci deviennent ou restent attractifs. Passé ce délai, la vision d’un être humain provoque une grande terreur. On voit poindre la notion de période critique. Il s’agit là d’un phénomène important car la période critique est l’un des éléments qui permettent de distinguer l’empreinte de l’apprentissage traditionnel. En effet, comme l’affirme Hess (1973), 35 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 contrairement à l’empreinte, l’apprentissage social n’implique pas de période critique. Cependant, là encore, Spalding n’identifie pas et ne nomme pas ce phénomène qui fera pourtant l’objet d’un grand nombre d’études par la suite (voir par exemple : Hess, 1973; Vidal, 1976a,b). De la même manière, Spalding signale, sans insister, une autre des caractéristiques de l’empreinte reconnue par Lorenz. Confronté à sa mère, le poussin fuit ce « nouvel objet » et recherche le contact avec l’homme, sur lequel il est imprégné. L’attachement au premier objet observé semble donc extrêmement puissant puisque ce comportement de poursuite, dirigé vers ces objets anormaux, amène les jeunes oiseaux à éviter par la suite la compagnie de parents de leur propre espèce. Spalding perçoit sans doute qu’il s’agit là de quelque chose d’important car il regrette de ne pas avoir assez approfondi cet aspect (p. 289). Ce caractère « irréversible » de l’attachement au premier objet observé sera, bien plus tard, contesté, par exemple par Vidal (1974) ou Bolhuis (1991). Deux caractéristiques importantes de l’empreinte sont donc décrites. Spalding en omettra cependant une, retenue en revanche par Lorenz. Elle a trait aux effets à long terme de la stimulation précoce. Les données recueillies par Spalding concernent uniquement le processus d’attachement du jeune à sa mère. Il ne décrit que les comportements qui surviennent durant les quelques jours qui suivent l’éclosion. En revanche, Spalding ne s’est pas soucié de l’impact sur le comportement sexuel de l’adulte. Or, le jeune nidifuge, imprégné sur un objet particulier, considère à l'age adulte cet objet comme un partenaire sexuel. Le fait que Spalding ne se soit pas préoccupé de ce problème est compréhensible. D’une part, en effet, une étude à long terme pose des problèmes « techniques ». Il était probablement assez difficile, à cette époque, de maintenir des oiseaux dans des conditions contrôlées et, surtout, de les observer et d’analyser leur comportement sur une longue période. Ceci est particulièrement vrai pour Spalding dont la situation n’autorise pas une très grande disponibilité pour un tel suivi à long terme. Il faut se souvenir que Spalding n’est pas un chercheur « classique » travaillant dans un cadre académique. Il apparaît plus comme un homme cultivé qui souhaite réfléchir sur les grandes questions de son époque (la théorie de l’évolution en fait évidemment partie). Cette situation particulière transparaît parfois dans le vocabulaire qu’il utilise et qui ne correspond pas toujours aux expressions généralement plus froides des 36 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 scientifiques ! Il évoque ainsi ses « little protégés, little prisoners, little victims of human curiosity ». D’autre part, et c’est peut être la principale raison, il fallait se poser le problème ! En effet, le but des recherches sur le poussin était bien de démontrer la réalité de l’instinct. Les données recueillies au cours des premiers jours de la vie apparaissaient sans doute comme susceptibles de répondre positivement à cette question. En revanche, il est peu probable que le fait d’attendre que l’oiseau atteigne l’âge adulte soit apparu à Spalding comme nécessaire pour aborder le problème de l’innéité de certains comportements. Pour mettre en évidence un instinct, il est nécessaire d’interdire à l’oiseau d’effectuer des apprentissages. Il est évident que la période la plus propice et la plus facile d’accès est celle qui suit immédiatement l’éclosion. Une fois mise en évidence la réalité de l’instinct, il n’est pas nécessaire de montrer que tous les comportements, en particulier ceux qui s’expriment plus tardivement, sont instinctifs. Spalding ne pense d’ailleurs pas qu’il en soit ainsi et reconnaît l’importance de l’apprentissage dans la construction des comportements, un apprentissage qui suit les mêmes voies que celui qui nous permet d’acquérir nos connaissances (p. 288). CONCLUSION Spalding a connu une certaine notoriété de son vivant pour ses analyses philosophiques, mais il a été injustement oublié en tant que scientifique. Cet oubli est le résultat de plusieurs facteurs. N'appartenant pas aux circuits classiques, il n'a pas d'élève pour poursuivre et valoriser son travail. Mais surtout, il n'est pas reconnu par les psychologues et chercheurs de son époque. Ce comportement est sans doute encore renforcé par leur incapacité à produire des résultats contraires à ceux de Spalding. Celui-ci est contraint de publier ses résultats dans des journaux différents ce qui, comme le remarque Gray (1962, p.300) les prive d'une part de leur crédibilité. Le faible nombre de citations de ses quelques écrits ne reflètent donc pas leur importance. En fait, l'apport de Spalding est considérable. Ses travaux annoncent les thèmes fondateurs de l’Ethologie qu’il s’agisse de l’instinct, de l’empreinte, de la notion de période critique ou encore de l’idée de se servir des comportements pour reconstituer l’évolution. Et même si ses travaux sont oubliés, certains des constats faits par Spalding 37 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 ont conservé longtemps leur force. Par exemple, l’idée que le poussin est capable de se diriger, sans expérience préalable, vers le cri maternel sera reprise par Lorenz. Après Spalding, il faudra attendre près d’un siècle pour que la réelle complexité de ce comportement, apparemment si simple, soit révélée. Ce n’est en effet qu’à partir de 1966, puis dans les années suivantes, que Gottlieb en particulier montrera que cette reconnaissance spécifique « instinctive », se construit en réalité en grande partie dans la dernière phase de l’incubation, en interaction avec l’environnement auditif de l’embryon. Une démarche véritablement expérimentale En fait, ainsi que cela a été signalé, Spalding réalise ses travaux à un moment où, du point de vue de la compréhension des comportements et surtout de leur origine, ses contemporains sont dans une impasse. La raison principale de ce blocage est l'absence de preuves. Ni la démarche essentiellement intellectuelle des psychologues et philosophes, ni celle des évolutionnistes qui ne s’appuient que sur l’accumulation de constats, ne permettent d'envisager de reconstruire avec certitude, au niveau de l'individu ou de l'espèce, l'évolution des comportements. Et pour ce qui concerne précisément l'instinct, qu'il résulte d'un processus divin ou qu'il s'enracine dans l'histoire de l'espèce, rien ne permet d'affirmer son existence. La préoccupation essentielle est donc de démontrer la réalité de l’instinct, c’est-à-dire la capacité d’un animal d’effectuer d’emblée, sans apprentissage, des actes qui conditionnent sa survie, tels que picorer par exemple. C’est là qu’apparaît toute l’originalité de la démarche de Spalding. Il va, en effet, inverser le problème et considérer l’apprentissage comme le processus à démontrer. Du point de vue de la démarche expérimentale, l’apprentissage présente l’avantage de n’impliquer que l’individu et son histoire immédiate, et il apparaît donc comme plus facile d’accès, car il est possible de contrôler et de modifier les conditions dans lesquelles il s’effectue. Le souci de Spalding est donc d’adopter une véritable démarche expérimentale afin d’assurer sa démonstration, et c’est avec cette idée à l’esprit qu’il va réaliser de nombreuses expériences, principalement sur le poussin. Il va ainsi montrer que l’on peut étudier l’animal isolé en contrôlant son environnement, en particulier au début de sa vie. Le soin 38 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 avec lequel Spalding « trie » ses sujets assourdis atteste bien de sa volonté d’une approche objective complètement maîtrisée. Ce type d'approche ouvre la possibilité d’aborder les problèmes de la maturation des composantes sociales, motrices ou sensorielles du comportement. Cette méthode d’isolement sensoriel connaîtra par la suite un grand succès. Une vision « éthologique » : le respect des conditions naturelles de vie L’importance que Spalding accorde au contrôle des conditions expérimentales ne lui fait cependant pas oublier la nécessité du respect des conditions naturelles de vie de l’espèce. En effet, il constate que si les animaux peuvent apprendre, ils peuvent aussi oublier. Spalding signale que ceci devrait inciter les chercheurs à la prudence quant aux conditions imposées aux sujets. Des perturbations précoces pourraient avoir des effets extrêmement graves : « completely derange their mental constitution » et aboutir à des comportements inhabituels (p. 289). Il engage donc à respecter, autant que faire se peut, les conditions naturelles de vie. Le non respect de celles-ci pourrait conduire à masquer les instincts. Il cite d’ailleurs le poussin en exemple : privé de l’audition du cri maternel durant huit à dix jours, le poussin n’y réagit plus. Il s’éloigne même de la poule qui, inversement, tente désespérément de le ramener vers elle. Cet intérêt pour le respect des conditions naturelles, qui le rapproche des futurs éthologistes, existe aussi à cette époque chez quelques rares auteurs, tels Kline (1899) qui critique le caractère artificiel de l’approche de Thorndike, ou encore Whitman qui insiste sur la nécessité de créer des conditions d'observations qui assurent l'expression d'un comportement naturel (1899, p. 302). Comme le fait remarquer Burkhardt (1988), Whitman regrette le caractère limité du laboratoire et souhaite la création d’une « ferme biologique ». Mais, par la suite, la domination du béhaviorisme imposera une vision beaucoup plus restrictive de l’environnement expérimental. Il faudra attendre longtemps pour que cette domination s’efface et que, de nouveau, le respect des « conditions écologiques » soit préconisé. On voit que Spalding se trouve à la charnière entre les deux courants théoriques et en avance sur son temps. 39 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 Des intuitions théoriques fondamentales, mais un raisonnement inachevé L’apport de Spalding ne se réduit cependant pas uniquement à une démarche « technique ». Cet auteur contribue largement, après Darwin, à renouveler le concept d’instinct. Il lui donne en fait une réalité expérimentale en démontrant que certains comportements peuvent apparaître sans apprentissage (ainsi qu’on l’a vu, cette affirmation sera nuancée par la suite par de nombreux auteurs, en particulier par Gottlieb). Il mettra également en évidence la notion de période critique. Pourtant, si comme l'affirme Gray (1967, p. 175), Spalding peut être considéré comme le fondateur d’une véritable science du comportement animal et d’une approche expérimentale de la psychologie du développement, il rate sa rencontre avec certains éléments fondamentaux. Par exemple, un comportement aussi important que le comportement de poursuite envers un objet mobile, n’apparaît dans les écrits de Spalding que comme une manifestation supplémentaire de l’instinct. Il en repère les principales caractéristiques, telles que Lorenz les identifiera plus d’un demi-siècle plus tard. Il en décrit également les « déviances » lorsque le modèle visuel mobile présenté n’est pas spécifique. Enfin, il évoque l'importance de l’audition du cri maternel dans la bonne orientation du poussin. En revanche, il n'isole pas ce comportement en tant que processus particulier et il ne le nomme pas. On peut s’interroger sur les raisons qui font qu’un observateur aussi doué ne remarque pas l’intérêt de cet attachement précoce, parfois anormalement orienté. Le premier facteur que l’on peut invoquer est la courte durée de sa période d’activité en tant que chercheur. Celle-ci est en effet limitée, on l’a vu, d’une part par son statut particulier et, d’autre part, par son décès prématuré. Cette courte période ne lui a sans doute pas laissé le loisir d’explorer la totalité des problèmes qui s’offraient à lui. Mais le contexte scientifique intervient également de manière évidente. En fait, cela a été signalé, au moment où Spalding commence ses travaux, le concept d'instinct n'a pas réellement reçu de validation scientifique. Et si Spalding a le souci d’apporter une explication à l’instinct et à son origine, il reste cependant contraint par l’impérieuse et première nécessité de démontrer son existence. Plusieurs exemples lui permettent d'atteindre ce but, et le comportement de poursuite, qu'il mentionne très brièvement, ne lui apparaît pas comme devant être l'objet 40 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 d'une attention particulière. Il ne s’agit que d’un exemple de plus de comportement instinctif. À partir des mêmes constats, Lorenz construira une théorie complète de ce processus d’attachement précoce. Mais, lorsqu’il commence ses travaux, un demi-siècle après Spalding, Lorenz bénéficie du travail et des réflexions de plusieurs auteurs qui vont influencer, à des titres divers, la construction de sa théorie. En premier lieu, l'enracinement des comportements dans le passé évolutif des espèces pose moins de problème. Heinroth, en Europe, et Whitman ou Craig, aux Etats-Unis, ont déjà proposé ou affirmé que le comportement peut être utilisé comme un instrument qui permet de reconstruire la généalogie des espèces. Même si ces affirmations n’ont pas reçu, sur le moment, l'écho qu’elles méritaient, elles influenceront fortement la réflexion de Lorenz. Mais surtout, lorsque Lorenz, 60 ans plus tard, parlera tout comme Spalding d’un instinct à suivre un objet mobile, il intégrera à sa réflexion des éléments nouveaux, essentiels, tirés en particulier de la notion de « compagnon » de Jacob Von Uexküll (1957). Les caractéristiques particulières de l’objet « compagnon social » permettront à Lorenz d’extraire et d’isoler ce processus unique d’attachement social de sa réflexion sur le comportement instinctif. Il est évident que Spalding ne pouvait ni se poser les mêmes questions ni se les poser de la même manière. Son mérite n’en est que plus grand d’avoir ouvert la voie à une approche véritablement nouvelle du comportement animal, une approche qui minimise le simple constat anecdotique et qui systématise la méthode expérimentale. Boakes (1984, p.16) affirme que Spalding aurait pu devenir le créateur de l’Ethologie s’il avait eu l’opportunité de continuer son travail. Effectivement, dès 1873, il pose certaines des questions qui seront considérées par Tinbergen comme les questions essentielles de l’Ethologie. En outre, en ouvrant la voie à une véritable analyse expérimentale, il joue un rôle majeur dans l’évolution de l’étude du comportement animal. Mais, par ce souci d’exercer un contrôle important sur l’environnement expérimental, il se rapproche également des béhavioristes. L’éthologie qu’il aurait pu créer aurait donc vraisemblablement été très différente de celle qui sera personnalisée par Heinroth, Tinbergen ou surtout Lorenz. 41 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006 Bibliographie Boakes, R. (1984). From Darwin to Behaviorism: Psychology and the minds of animals. Cambridge : Cambridge University Press. Bolhuis, J.J. ( 1991 ). Mechanisms of avian imprinting : a review. Biological Review, 66, 303-345. Burkhardt, R.W. (1988). Charles Otis Whitman, Wallace Craig, and the biological study of animal behavior in the United States, 18981925. In R. Rainger, K.R. Benson, & J. Maienschein (Eds.), The american development of biology (pp. 185-218). Philadelphia : University of Pennsylvania Press. Darwin, C. (1859). On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of the Favoured Races in the Struggle for Life. John Murray, London. Darwin, C. (1871). The descent of man. John Murray, London. Gottlieb, G. (1966). Species identification by avian neonates: contributory effect of perinatal auditory stimulation. Animal Behaviour, 14, 282-290. Gottlieb, G. (1975a). 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