la mémoire humaine

publicité
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
Douglas Alexander Spalding. Entre Psychologie Expérimentale et
Ethologie :
une rencontre ratée avec l'empreinte
par Michel Delsaut
Université des Sciences et Technologies de Lille, Neurosciences, Bât.
SN4, 59655, Villemneuve d'Ascq Cedex
Résumé :
Le problème de l'origine des comportements est ancien. Au 19ème
siècle, les psychologues, familiers d'une approche plus philosophique
qu'expérimentale, sont partisans d'une tabula rasa. En enracinant le
comportement dans le passé évolutif des espèces, Darwin renouvelle le
débat. Mais les différentes théories sur le développement du
comportement ne reposent pas sur des preuves expérimentales. Dans ce
contexte, à la rencontre de plusieurs courants de pensée, un chercheur
autodidacte, hors des circuits académiques, Douglas Alexander Spalding
va réaliser une contribution considérable à l'étude de l'ontogenèse des
comportements. Pour cela, il adopte une approche novatrice, appuyée sur
une démarche expérimentale solide et minutieuse. Au cours d'une analyse
extrêmement fine des comportements instinctifs, Spalding va aborder
certains des thèmes fondateurs de l'Ethologie et, en particulier, décrire
quasi complètement le processus de l'empreinte. Il ne va pourtant pas en
proposer une vision théorique comme le fera, par la suite, Lorenz. Les
questions que pose Spalding rejoignent celles des fondateurs de
l'éthologie, en particulier Tinbergen. Mais les circonstances et le contexte
ne vont pas permettre à Spalding de mener sa réflexion à son terme.
Promoteur d'une approche du comportement réellement nouvelle, il aurait
pu créer une véritable science de l'étude du comportement. Mais son souci
de maîtriser le plus complètement possible l'environnement expérimental,
souci que l'on constate à chaque pas dans ses écrits, le rapproche des
béhavioristes. L'Ethologie qu'il aurait pu créer aurait donc, probablement,
été différente de celle de Lorenz et Tinbergen. En dépit de l'aspect très
moderne de son approche, le travail de Spalding sera injustement oublié.
21
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
Abstract
The question of the origin of behaviour is old. In the 19th century,
psychologists, more familiar with a philosophical approach than an
experimental one, are in favour of a tabula rasa. Rooting the behaviour in
the evolutionary past of the species, Darwin renews the debate. But the
various theories on the development of the behaviour do not rest on
experimental evidence. In this context, at the crossroads between several
currents of thought, a self-educated researcher, Douglas Alexander
Spalding carries out a significant contribution to the study of the
behaviour ontogenesis, outside academic circuits. He adopts an
innovative approach, based on a solid and meticulous experimental step.
In an extremely fine analysis of the instinctive behaviours, Spalding
approaches some of the founder topics of ethology and, in particular,
describes quite completely the process of imprinting. He however will not
propose a theoretical vision of it, as will, thereafter, Lorenz. The
questions that Spalding raises join those of the founders of ethology, in
particular Tinbergen. But the circumstances and the context will not allow
Spalding to conclude its reflexion. Promoter of a really new approach of
the behaviour, he could have created a true science of the study of
behaviour. But his concern of controlling the most completely possible
the experimental environment, which can be found in each of his writings,
connects him with the behaviorists. The Ethology that he could have
created would probably have been different from Lorenz and Tinbergen’s
one. Despite the very modern aspect of his approach, Spalding’s works
will be wrongfully forgotten.
22
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
Comment les comportements se développent-ils ? En particulier,
l'émission d'un comportement précoce est-elle le résultat d'un instinct ou
d'un apprentissage ? Cette question, qui rejoint celles que Tinbergen
formalisera dans « l'étude de l'instinct » (1971), a depuis longtemps
préoccupé les observateurs de la nature et les chercheurs. Elle constitue
évidemment un des thèmes majeurs de l'approche éthologique.
Parmi les réactions précoces que l'on peut observer chez le jeune
animal, l'une d'entre elles : la réaction de poursuite émise par un jeune
oiseau nidifuge envers sa mère, est particulièrement remarquable et a été
largement étudiée. En fait, dès qu’un poussin de poule ou de cane,
fraîchement éclos, est capable de se mouvoir, il se met à suivre sa mère
dans tous ses déplacements. Ce processus très particulier semble
impliquer une reconnaissance instinctive du modèle parental ou
spécifique Mais, parfois, lorsque le jeune oiseau est privé précocement
du contact visuel avec l’adulte de son espèce, on observe une orientation
anormale de ce comportement de poursuite. Le poussin peut alors suivre
l’éleveur ou tout autre objet mobile présent dans l’environnement
immédiat. La reconnaissance visuelle de l'espèce ne semble donc pas
instinctive. Konrad Lorenz (1937) a interprété ce comportement en
proposant un mécanisme nouveau qu'il a nommé « empreinte ». En raison
de ses caractéristiques particulières, définies par Lorenz, l'empreinte va
devenir un des thèmes essentiels de l'Ethologie.
Ce n’est pourtant pas Lorenz qui a découvert ce processus
d’attachement à l’objet maternel ou à son substitut. En réalité, le
phénomène était connu de longue date par les éleveurs et, dès 1516,
Thomas More (1478-1535) le mentionnait dans son ‘‘Utopie’’ (1987) :
« Ils élèvent des quantités incroyables de volailles, par une méthode
curieuse. Les œufs ne sont pas couvés par les poules, mais tenus en grand
nombre dans une chaleur égale où les poussins éclosent et grandissent.
Dès qu’ils sortent de leur coquille, ils considèrent les hommes comme
leur mère, courent après eux et les reconnaissent ». Il ne s’agit là que d’un
simple constat, le propos de Thomas More n’était pas biologique mais
social. Il faudra attendre encore trois siècles et demi et un contexte très
particulier pour que ce comportement soit de nouveau cité, cette fois dans
le cadre d’une approche véritablement scientifique.
C’est un chercheur autodidacte, Douglas Alexander Spalding
(1840-1877), qui va donc, le premier, en décrire les principales
caractéristiques en 1873 (a). En fait, Spalding est préoccupé par l’instinct
23
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
et par la volonté de prouver la réalité de ce concept. Cet intérêt marqué va
l'amener, grâce à une démarche particulièrement novatrice, à réaliser une
analyse extrêmement fine de la période périnatale. C'est dans le cadre de
cette approche de certains comportements apparemment instinctifs, que
Spalding va évoquer ce comportement précoce d'approche que Lorenz
appellera « empreinte ». Il va en décrire les principales caractéristiques,
toutefois il ne va pas repérer en ce comportement un processus particulier,
comme Lorenz le fera plus d’un demi-siècle plus tard. En fait, en dépit
d'intuitions fondamentales qui auraient pu l'amener à devenir le créateur
d'une véritable science de l'étude du comportement, Spalding va rater sa
rencontre avec un des thèmes essentiels de l'Ethologie. Il importe donc de
comprendre le contexte qui l'a amené, à la fois, à produire des idées aussi
riches et à tomber dans un oubli quasi complet.
DARWIN, LA THEORIE DE L'EVOLUTION ET L'ORIGINE DES
COMPORTEMENTS
L’importance du concept d’instinct dans la pensée de Spalding
est évidemment déterminée par le contexte. Lorsque Spalding présente
ses observations dans le Macmillan’s Magazine, en 1873, il n’y a que 14
ans que Charles Darwin (1809-1882) a publié sa théorie de l’évolution.
En 1859, Darwin propose que les espèces vivantes ne sont pas apparues
telles qu’on peut les observer actuellement, mais qu’elles dérivent
d’espèces plus anciennes et se transforment progressivement par le biais
de la sélection naturelle. La théorie de Darwin change donc la perception
que l’on a de la Nature. De l’idée d’un monde figé, organisé selon une
volonté divine, avec des formes de vies distinctes, on passe à un monde
en évolution, formé d’espèces s’intégrant à une sorte de flux continu,
entièrement déterminé par le hasard des contraintes imposées par
l’environnement.
En 1859, Darwin traite de l’évolution en appliquant son
raisonnement à l’ensemble des espèces, mais la participation de l’homme
à ce processus n’est qu’évoquée. C’est 12 ans plus tard que Darwin
affirmera, dans The Descent of Man, Darwin (1871), que l’homme luimême apparaît comme le résultat d’un processus naturel, d’une évolution
progressive des espèces au cours du temps : « … j’ai été conduit à réunir
mes notes pour voir ainsi jusqu’à quel point les conclusions atteintes dans
mes ouvrages antérieurs étaient applicables à l’homme. Cela paraissait
24
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
d’autant plus souhaitable que je n’avais jamais, de propos délibéré,
appliqué ces vues à une espèce prise séparément. ». Cette conception, qui
implique une grande proximité entre l'Homme et les autres primates, ne
fait évidemment pas l’unanimité. Il est, en particulier, difficile d’admettre,
même si Darwin n’a jamais dit cela en ces termes, que « l’Homme
descend du singe ». Le contexte de l’Angleterre Victorienne n’est guère
favorable, et il faut remarquer que, même parmi les partisans des thèses
évolutionnistes, nombreux sont ceux qui, pour rester dans le convenable,
préfèrent se référer plus ou moins timidement à une intervention divine.
Ernst Mayr (1989, p. 353) fait remarquer que, durant la première moitié
du 19ème siècle, les savants anglais cherchent fortement à allier la science
et le dogme chrétien.
L’évolution biologique sera cependant progressivement admise
par un certain nombre de chercheurs. Mais, dans The Descent of Man,
Darwin bouscule une autre barrière, celle qui sépare l’esprit animal de
l’esprit humain. Il affirme clairement : « Mon objectif dans ce chapitre est
de montrer qu’il n’existe aucune différence fondamentale entre l’homme
et les mammifères supérieurs pour ce qui est de leurs facultés mentales ».
Cette affirmation que les différences entre la psychologie humaine et celle
des autres espèces ne sont pas de nature mais de degré pose problème. En
particulier, ceci ne peut être accepté par les psychologues de l’époque
pour qui le comportement humain, la psychologie humaine, n’a rien de
commun avec ce que l’on trouve chez l’animal.
On rejoint là les préoccupations de Spalding. Le problème n’est
pas dans le contrôle du comportement. On commence à comprendre et à
admettre le rôle fondamental du cerveau, aussi bien chez l’animal que
chez l’homme. Le vrai problème se situe au niveau de l’origine des
comportements. Sont-il enracinés dans le passé évolutif des espèces
comme le propose la théorie de Darwin ? En d’autres termes sont-ils, au
moins partiellement, instinctifs, indépendants de l’apprentissage ? A
l’inverse sont-ils essentiellement dépendants de l’expérience individuelle
comme le proposent les psychologues de l’époque ?
En fait, on se trouve à ce moment dans une impasse. Si l’idée de
l’Evolution finit par être progressivement acceptée, comme le signale
Mayr (1989, p. 343), ceci ne s’accompagne cependant pas du choix et de
l’adoption d’une théorie explicative des mécanismes. Pourtant, une
explication basée sur d'hypothétiques modifications comportementales au
cours de la phylogenèse ne suffit plus, pas plus que l'affirmation de
25
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
différences marquées entre l’homme et l’animal. Une approche
scientifique, en particulier une analyse comparée des comportements
apparaît nécessaire, mais elle n’existe pas en 1870.
DOUGLAS ALEXANDER SPALDING
C’est Spalding qui va proposer une solution en adoptant une
approche véritablement expérimentale du comportement, une approche
qui contribuera fortement par la suite à faire naître la psychologie
comparée.
Spalding est un scientifique de talent mais dont le parcours est
loin d’être classique. Largement autodidacte, il exerce plusieurs métiers
pour survivre, en particulier au service d’une grande famille anglaise,
comme précepteur des enfants du couple Amberley.
Spalding fait partie d’un groupe, réuni autour de John Stuart Mill
(1806-1873) et partageant des idées libérales sur le plan politique. Ami
durant un temps d’Alexander Bain, à qui il doit d’ailleurs d’avoir pu
suivre les cours de l’Université d’Aberdeen (Gray, 1962), il s’oppose par
la suite aux idées de ce dernier sur l’importance de l’apprentissage
individuel dans le développement du comportement. Il étudie le droit à
Londres où il contracte la tuberculose dont il mourra le 31 octobre 1877, à
Dunkerque, âgé de seulement 37 ans. Cette maladie l’incite à voyager en
Italie et en France où il rencontre Mill qui va lui faire faire la
connaissance de Lord Amberley et de son épouse au service desquels il
entrera. Ceux-ci participeront à quelques unes de ses expériences.
Spalding n’est donc pas un chercheur que l’on pourrait qualifier
d’académique. En fait, à la fin de sa vie, il est surtout connu pour ses
critiques philosophiques et, en particulier, pour son analyse des
« Principles of Psychology » de Herbert Spencer (1873b). Ses travaux sur
le développement du comportement lui permettent néanmoins de publier.
Toutefois, comme le signale Gray (1967, p. 168), n’appartenant pas aux
sociétés savantes un peu fermées de l’époque, il se voit contraint
d’adapter la forme de ses publications à un auditoire plus large, comme
celui du Macmillan Magazine. Spalding a pourtant eu une influence sur
l’étude du comportement animal et de la psychologie du développement
plus importante que les quelques rares citations de ses travaux ne
permettent de le penser. Mais son nom en tant que scientifique sera
oublié.
26
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
À LA RENCONTRE DE PLUSIEURS COURANTS DE PENSÉE
On ne sait pas exactement quand il commence ses expériences
mais, dans les années 1870, lorsqu’il présente ses travaux, Spalding se
situe à la rencontre de différents courants : la théorie de l’Evolution de
Darwin, l’explication philosophique du comportement de Mill, la volonté
d’une approche psychologique plus scientifique préconisée par Bain et
une théorie de l’instinct proposée par Spencer.
La théorie de l’Evolution établit le principe d’une continuité
biologique entre les êtres. Les espèces actuelles dérivent d’espèces plus
anciennes. Leurs organes et la mesure de leurs variations progressives
peuvent permettre de reconstruire leur généalogie. Cette idée n’est pas
facile à admettre, en particulier lorsqu’on l’applique à l’homme, mais elle
convainc cependant un certain nombre de penseurs de l’époque. Plus
difficile encore est d’admettre que le comportement humain puisse
trouver ses racines dans le comportement animal.
L’étude de l’esprit humain est alors essentiellement le fait de
philosophes. John Stuart Mill représente bien ce courant qui conçoit le
développement de l’esprit humain à partir d’une espèce de tabula rasa, un
état indifférencié. C’est l’expérience individuelle qui permet ce
développement au travers de la formation d’associations entre les idées,
celles-ci provenant de la perception du monde et des évènements qui s’y
produisent. Mill ajoute à ce schéma général la proposition que la nouvelle
idée complexe, formée de deux idées simples, possède des propriétés
différentes de chacune de celles-ci, un peu à la manière des éléments
chimiques qui en se combinant forment un nouveau corps aux propriétés
nouvelles.
La théorie qui prévaut alors est donc l’associationnisme, mais
cette conception ne repose pas sur une base expérimentale. La période des
années 1870 correspond cependant à une tendance vers une approche
moins spéculative, une approche qui s’apparente plus à une science
naturelle (Boakes, 1984). Alexander Bain (1818-1903), qui fonde en 1876
la première revue de psychologie : « Mind », est le premier psychologue
qui tente véritablement de sortir cette étude de l’esprit des courants
philosophiques. Même s’il ne la pratique pas réellement lui-même, il
propose une analyse expérimentale de l’esprit. Ainsi que le signale
Boakes (1984, p. 8), ce type d’approche ne sera véritablement pratiqué
que plus tard en Allemagne.
27
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
En fait, Bain cherche à établir des relations entre les processus
nerveux, que l’on commence à connaître, et les processus psychologiques.
Il faut démontrer que le cerveau est l’organe essentiel de l’esprit. Un des
problèmes principaux est d’expliquer l’origine de l’acte volontaire. Bain
considère qu’à côté des activités réflexes déterminées par un stimulus
externe, il y a ce qu’il appelle les activités spontanées. La volonté serait le
résultat d’une transformation de la nature aléatoire de l’activité spontanée,
une transformation qui lui donnerait les propriétés particulières, dirigées,
du comportement volontaire. C’est l’association d’une activité spontanée
avec une sensation de plaisir ou de peine qui permet cette transformation.
La description que Bain fait de la mise en place du comportement de
succion chez l’agneau illustre bien sa conception. Les premiers
mouvements de l’agneau semblent, au départ, complètement aléatoires,
mais parfois certains de ces mouvements permettent un contact avec la
peau ou avec la mamelle de la mère. En quelques heures les mouvements
se font plus précis. On a là un apprentissage typique, par essai et par
erreur. Pour Bain, le comportement se met en place, très rapidement,
grâce à un processus de ce type. Il n’y a évidemment pas de place ici pour
l’instinct. Mais l’exemple de l’agneau est un exemple isolé. Bain
s’intéresse peu à l’animal, et peu également à la théorie de l’évolution. En
fait, Bain pense que la connaissance du système nerveux permettra de
comprendre la perception humaine.
Herbert Spencer (1820-1903) au contraire, estime que l’esprit ne
peut être compris qu’en montrant comment il a évolué. Comme Bain, il
souhaite relier les processus physiologiques et les phénomènes
psychologiques. Mais il considère que le monde change continuellement
suivant un processus qui mène du plus simple au plus complexe. Il fait le
lien entre l’idée de l’évolution du système nerveux et ce principe d’une
progression vers le complexe (l’aboutissement de ce processus étant
évidemment représenté par le cerveau humain). Le système nerveux, ainsi
modifié, réagit de manière différenciée aux évènements survenant dans
l’environnement. Spencer crée une échelle de comportements qui va des
réflexes, aux instincts, puis à la mémoire et enfin aux comportements
basés sur la raison. Si, chez un individu, un stimulus est
systématiquement associé à un autre stimulus qui, lui, provoque une
réaction, alors le premier pourra par la suite provoquer cette même
réaction. C’est le principe de la réaction conditionnée. Si cette
configuration est présente en permanence dans l’environnement, alors
28
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
suivant le principe lamarckien de l’hérédité des comportements acquis
auquel Spencer croit profondément, les descendants de cet individu
disposeront d’un système nerveux plus élaboré, susceptible d’induire la
réaction précédente sans qu’un apprentissage individuel soit de nouveau
nécessaire. C’est ainsi que l’instinct va naître sous la forme de réflexes
complexes, transmis aux générations suivantes. Une configuration
particulière de stimulus pourra alors déclencher une série de mouvements
coordonnés, immédiatement après la naissance. Appliqué à des
associations de plus en plus compliquées, gérées par des systèmes
nerveux eux-mêmes de complexité croissante, ce processus pourrait
donner naissance à la mémoire, puis à la raison. Pour Spencer, la
progression est unidirectionnelle et il y a donc une espèce de continuum
linéaire du simple réflexe à l’intelligence humaine. Il faut remarquer que
cette vision ne correspond pas à celle de Darwin qui, s’il refuse également
l’existence de sauts importants introduisant une différence de nature, voit
l’évolution sous une forme buissonnante. Il n’y a pas une seule direction
mais une arborescence. On peut donc trouver des rudiments des processus
psychologiques humains dans différentes branches.
La théorie de Spencer, dont Ernst Mayr (1989, p. 365) dit qu’elle
n’a rien apporté à Darwin et à la biologie, présente cependant l’intérêt de
donner une grande importance au comportement animal et à son étude.
Mayr lui reconnaît d’ailleurs un rôle fondamental, entre autres dans le
domaine de la psychologie : « Il serait justifié d’ignorer Spencer dans une
histoire des idées en biologie, sa contribution fut nulle. Cependant, ses
idées étant plus proches de diverses conceptions populaires erronées que
celles de Darwin, elle ont eu un impact décisif sur l’anthropologie, la
psychologie et les sciences sociales ».
L’INSTINCT : UN CONCEPT MAL DEFINI
Lorsque Spalding commence à s'intéresser à l'instinct, ce concept
est encore flou et Spalding (1873, p,282) écrit que la seule approche
théorique est celle de Spencer dans le cadre de sa philosophie de
l’évolution. En fait, à cette époque, l'interprétation la plus « évidente » est
liée à cette parfaite adaptation du comportement animal qui permet
logiquement de penser que le « savoir » de l’individu et, plus
généralement de l’espèce, s’exprime au travers de l’instinct implanté à
chaque génération par le Créateur. Spalding fait référence à cette
29
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
hypothèse dès le début de son travail et s’inquiète de ce que cette
interprétation en termes de divin bloque le raisonnement des hommes de
science.
Face à cette théorie, on l’a vu, certains philosophes affirment
l’importance de l’expérience individuelle. Chaque individu, à chaque
génération, doit réapprendre la totalité de son comportement. C’est la
proposition des psychologues de l’époque. Cet apprentissage peut
éventuellement être guidé par des « prédispositions » . C’est ainsi que
Charles Georges Leroy (1723-1789), dans ses « Lettres sur les animaux »
(1781) avait signalé la tendance présentée par certains animaux de réagir
à certains objets ou à certains sons sans expérience préalable. Mais Leroy
n’avait pas nommé ces actes. L’apprentissage reste cependant entièrement
individuel.
À l 'époque de Spalding, Bain affirme qu'il n’existe aucun
élément favorable à l’instinct. Mais Spalding note (p. 282) que Bain et ses
élèves ne font que discréditer l'instinct sur la base de quelques
observations qu'il qualifie d'accidentelles.
En fait, comme le signale Gray (1967, p. 171), l’instinct n’a été
que peu étudié de la fin du 18ème siècle à la fin du 19ème siècle. Seul
Lamarck, avec l’idée des « habitudes » transmises héréditairement touche
à ce problème. Mais les approches de l’instinct ne sont ni systématiques
ni expérimentales, en particulier chez les vertébrés.
Ce sont Darwin et, bien sûr, Spalding qui préciseront cette
notion. Effectivement, avec la théorie de Darwin, les choses changent. On
a vu que ce dernier affirme dans le domaine du comportement des choses
aussi fortes que dans le domaine biologique. Il existe une filiation entre
les espèces et, clairement, organes et comportements apparaissent soumis
aux mêmes lois.
La théorie de l’Evolution donne une histoire à l’instinct qui
s’inscrit dans le passé évolutif de l’espèce et qui apparaît soumis à la
sélection naturelle. Ce fait permet de reconnaître une certaine souplesse,
une certaine variabilité qui, comme dans le cas des organes, ouvre la porte
à l’évolution. Ceci constitue un véritable tournant dans la conception du
comportement. On voit apparaître la possibilité de reconstruire une
généalogie des comportements et la nécessité d’une approche
comparative.
Spalding s’inscrit parfaitement dans cette tendance. Il affirme
que le problème de l’origine des instincts n’est pas plus mystérieux ou
30
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
difficile que le problème de l’origine des structures physiques des êtres
vivants. Néanmoins, il s’interroge sur le processus de l’évolution
phylogénétique des comportements. Il prend pour exemple le poisson
Arius qui fait éclore ses oeufs dans sa bouche. Le problème, dit-il, n'est
pas de savoir s'il agit ainsi par instinct, mais de comprendre comment un
comportement aussi singulier a pu apparaître (p. 291). En fait, on retrouve
dans les interrogations de Spalding les questions que se poseront par la
suite, en premier lieu Whitman et Craig, puis les éthologistes
objectivistes, sur les raisons pour lesquelles une espèce se comporte
comme elle le fait et comment, au cours de l’évolution, elle en est arrivée
là. Tinbergen (1971) formalisera ces questions dans « L’étude de
l’instinct ».
Ainsi, à l’époque de Spalding, s’opposent d’un côté, une vision
évolutionniste qui enracine le comportement dans le passé évolutif des
espèces, et de l’autre, les affirmations des psychologues qui envisagent au
contraire une forte participation de l’apprentissage individuel. Le rejet de
la notion d’instinct par ces derniers est lié, selon Spalding, au fait qu’une
explication en terme d’instinct leur apparaît tout simplement incroyable
(p. 282). Il attribue cette attitude négative des psychologues à leur refus
de ne plus considérer l’esprit comme indépendant du corps. Et même
ceux qui ont accepté l’idée d’une évolution des caractéristiques physiques
ont des difficultés à admettre que des comportements qui restent
« impalpables », comme la peur par exemple, puissent être transmis d’une
génération à la suivante. En fait, Spalding, qui affirme que le système
nerveux est bien le support du comportement, considère que le public
« éduqué » n’a qu’une connaissance très partielle de la théorie de
l’évolution et des théories de Spencer (p. 289). Ses contemporains ne sont
donc pas prêts à recevoir l’idée que le cerveau est ce qui permet
l’enregistrement des expériences des générations précédentes. Pour
Spalding (1875), l'instinct que l'on observe aujourd'hui est le résultat des
expériences accumulées au cours des générations précédentes. Et la
question de l'origine de ces instincts est de même nature, et pas plus
difficile, que celle de l'origine des structures physiques des individus
La situation est bloquée. La psychologie est une branche de la
philosophie et est donc peu ou pas expérimentale, même si Bain préconise
ce type d’approche. Les affirmations des psychologues, en particulier sur
la différence de nature entre les comportements de l’Homme et ceux des
animaux, sont certes bousculées par la théorie de Darwin, mais les
31
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
constats des partisans des thèses évolutionnistes ne reposent pas plus sur
une démonstration expérimentale.
Il importe donc, à la fois, de confirmer la réalité de l’instinct et
de retrouver son origine.
En outre, la reconnaissance du fait évolutif va avoir une autre
conséquence, importante, sur la façon de poser le problème. On ne va plus
opposer l’instinct à la raison, mais l’inné à l’acquis. Et, de manière
évidente, il faudra déterminer ce qui est inné et ce qui est acquis ! D’un
concept de nature essentiellement philosophique, on passe à une notion
qui va pouvoir être soumise à l’analyse expérimentale.
L’APPROCHE EXPERIMENTALE DE SPALDING
À l’évidence, les adversaires de l’instinct considèrent que les
comportements donnés comme instinctifs pourraient s'apparenter à
l'imitation ou n'être que le résultat d'apprentissages très rapides. Spalding
va donc s’attacher à tester ces affirmations (p. 283).
Comme le fait remarquer Gray (1967, p. 176), Spalding
considère l’apprentissage comme l’hypothèse à vérifier. Ceci est
important car l’apprentissage est un comportement qui peut être soumis à
l’expérimentation. Si l’apprentissage est effectivement le « moteur »,
alors la présence d’éléments spécifiques de l’environnement va permettre
à un comportement donné de se développer tandis que leur absence ne le
permettra pas. L’idée est donc de maîtriser ces éléments de
l’environnement et, éventuellement, de les supprimer. En fait, la
démarche expérimentale de Spalding va être guidée par la volonté de
montrer qu’il existe des comportements émis très précocement par le
jeune animal, sans apprentissage, des comportements qui ne peuvent donc
qu’être hérités des générations précédentes.
Spalding réalise des observations sur plusieurs espèces d’oiseaux
et de mammifères, mais une espèce s’impose assez facilement : le poussin
de poule. Cette espèce est nidifuge, c’est-à-dire que les poussins sont très
rapidement autonomes, capables de se déplacer et en particulier de suivre
leur mère. Ils présentent également très précocement des comportements
qui conditionnent la survie tels que picorer, par exemple. Apparemment
simple, ce comportement suppose en fait un ajustement moteur précis,
une appréciation de la distance qui sépare le bec de sa cible. Le problème
se pose de savoir si les jeunes animaux ont une capacité instinctive à
32
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
percevoir les distances ou si cette capacité dépend de l’association de la
vision des objets avec d’autres sensations, kinesthésiques par exemple.
Spalding (p. 282) signale que Bain, dans sa défense de la théorie de la
vision de Berkeley constate qu’il n’existe pas de données précises
permettant de confirmer l’existence de capacités instinctives dans la mise
en place des comportements précoces et, en particulier, dans la perception
de la distance.
L’idée de Spalding est donc d’interdire les associations, les
apprentissages précoces réalisant un contrôle poussé de l’environnement
expérimental. En fait, il va inventer la technique de l’isolement sensoriel
en privant le jeune animal, momentanément et de manière réversible, soit
de la vue, soit de l’audition. Dans un premier temps, Spalding place des
capuchons opaques sur la tête des poussins afin de les priver
temporairement de la vue. Pour s’assurer d’un contrôle total des
stimulations visuelles, il effectue cette opération en ouvrant partiellement
la coquille juste avant l’éclosion (avant l’ouverture des yeux). Les
poussins sont maintenus en cet état durant un à trois jours puis libérés et
placés au centre d’une table recouverte d’un papier blanc. Des insectes,
vivants ou morts, sont déposés sur cette feuille et les comportements des
vingt sujets notés en fonction du temps. Après un moment d’adaptation à
la lumière (environ deux minutes), les poussins se mettent à picorer sur
des taches ou des insectes et, selon Spalding, ils manifestent une capacité
immédiate à estimer correctement les distances. La cible est atteinte sans
erreur. En revanche, ils semblent avoir plus de difficulté à saisir l’objet
puis à l’avaler. Pour Spalding, il est clair que les poussins sont capables,
préalablement à tout apprentissage, d’exprimer des comportements en
rapport avec leurs besoins et les constats qu'il a effectué vont à l'encontre
de la théorie qui veut que la perception des distances est le résultat de
l'expérience individuelle (p. 284).
Après avoir travaillé sur la perception de l’espace visuel,
Spalding aborde la perception de l’espace auditif. Le problème est
difficile. Spencer lui-même considère, qu’au moins chez l’homme, cette
perception est le résultat d’un apprentissage individuel (p. 285).
Des expérimentations sont menées sur des poussins placés dans
un sac au tout début de l’éclosion, lorsque l’embryon commence à
fracturer la coquille. Ils y restent un jour ou deux avant d’être libérés et
testés. L’expérience consiste à placer un de ces poussins à quelques
mètres d’une boîte dans laquelle est enfermée une poule avec ses jeunes.
33
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
Le sujet testé se dirige vers la boîte lorsque la poule émet des cris.
Spalding signale que des poussins dont la tête est, cette fois, masquée par
un capuchon errent au hasard mais, qu’en revanche, ils se dirigent
rapidement vers la boîte lorsque la poule émet des cris. Le reconnaissance
est donc possible alors même qu'aucun contact préalable avec le cri
maternel n'a été autorisé.
Dans une autre expérience, il tente d’assourdir momentanément
des poussins à l’aide de bouchons de papier placés dans les oreilles. Cette
procédure
n’assure
évidemment
pas
systématiquement
un
assourdissement total. Spalding révèle à cette occasion un grand souci
d’objectivité dans la maîtrise de l’environnement sensoriel puisque seuls
les trois poussins, qui restent parfaitement indifférents au cri maternel,
sont testés par la suite. Spalding constate que la libération du conduit
auditif à un âge compris entre deux et trois jours rétablit le comportement
d’approche vers la mère. Le cri maternel semble donc attractif avant
même que les poussins aient eu l'opportunité d'associer ces sons avec des
sensations agréables (p. 286).
Spalding conclut évidemment de ces expériences que la
signification des cris maternels n’est pas apprise par chaque individu. On
rejoint ici le constat que Gottlieb fera en 1966 lors de l’observation du
comportement de canetons en réaction à l’audition de cris maternels,
spécifiques ou non : la reconnaissance du cri de l’espèce s’effectue sans
expérience préalable avec le cri testé, ce comportement présente un
caractère adaptatif indéniable, il est spécifique et apparaît au moment
approprié. Il présente donc tous les aspects d’un comportement instinctif.
Les analyses extrêmement fines qu’en feront, par exemple, Gottlieb
(1975a,b,c) ou Guyomarch (1973, 1974a,b, 1975), mais avec des moyens
techniques sans commune mesure avec ceux dont dispose Spalding,
mettront en évidence, en particulier au niveau des périodes pré et
périnatale, une complexité que ce dernier ne pouvait soupçonner.
Tout ceci semble confirmer que les comportements s’enracinent
dans le passé de l’espèce et Spalding constate que notre incapacité à
reconstituer l'histoire des instincts ne contredit en rien la possibilité que
leur origine dépende des lois de l'hérédité. Néanmoins, le processus
complet demeure mystérieux et Spalding se demande comment
l’apprentissage individuel peut se transformer en un apprentissage de
l’espèce qui aboutit à l’instinct (p. 289). La transmission au fil des
générations reste donc un problème. Mais ce problème de l’héritage au
34
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
cours des générations, réel ou supposé, se pose d’une manière générale à
une époque où la notion de gène n’existe pas.
L’EMPREINTE
Spalding est donc certain d’avoir démontré que la perception des
espaces visuel ou auditif ne dépend pas, à l’origine, d’un apprentissage.
Après avoir décrit plusieurs autres manifestations de l’instinct
telles que gratter le sol ou la réaction à la vision ou à l’audition des
prédateurs, il en mentionne une supplémentaire, très brièvement. Il
constate en effet que le poussin, pourvu qu'il ne soit guidé que par la vue,
poursuit tout objet mobile sans manifester de préférence pour l’objet
maternel spécifique. Le poussin ne possède donc pas une connaissance
innée des caractéristiques de la poule adulte. En revanche, il existe selon
Spalding un instinct à suivre un stimulus visuel mobile. Le lien avec ce
qui précède est évident puisque Spalding rappelle que le poussin est
capable de reconnaître le cri maternel et de se diriger vers celui-ci
préalablement à toute expérience. Le cri maternel permet donc d’orienter
la réaction de poursuite dans la bonne direction (p. 287), celle de l’objet
porteur des caractéristiques spécifiques.
Cette description correspond à celle du processus que Konrad
Lorenz nommera « empreinte » 60 ans plus tard. Et, comme pour Lorenz,
c’est dans le cadre d’une analyse de l’instinct que Spalding évoque ces
comportements. Mais Spalding n'isole pas ce comportement en tant que
processus particulier comme le fera Lorenz. Néanmoins, il en extrait les
principales caractéristiques telles qu'elles seront définies par ce dernier.
Ainsi, il décrit le comportement de trois poussins qui, cagoulés durant
quatre jours, le fuient, alors que des poussins ayant subi ce traitement
durant trois jours seulement s’approchent. Spalding s’interroge sur la
signification de ce changement de comportement, mais il évoque
clairement un processus interne, un changement, indépendant de
l'environnement (p. 289). Il semble donc nécessaire que le poussin
perçoive certains stimulus avant un certain âge pour que ceux-ci
deviennent ou restent attractifs. Passé ce délai, la vision d’un être humain
provoque une grande terreur. On voit poindre la notion de période
critique. Il s’agit là d’un phénomène important car la période critique est
l’un des éléments qui permettent de distinguer l’empreinte de
l’apprentissage traditionnel. En effet, comme l’affirme Hess (1973),
35
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
contrairement à l’empreinte, l’apprentissage social n’implique pas de
période critique. Cependant, là encore, Spalding n’identifie pas et ne
nomme pas ce phénomène qui fera pourtant l’objet d’un grand nombre
d’études par la suite (voir par exemple : Hess, 1973; Vidal, 1976a,b).
De la même manière, Spalding signale, sans insister, une autre
des caractéristiques de l’empreinte reconnue par Lorenz. Confronté à sa
mère, le poussin fuit ce « nouvel objet » et recherche le contact avec
l’homme, sur lequel il est imprégné. L’attachement au premier objet
observé semble donc extrêmement puissant puisque ce comportement de
poursuite, dirigé vers ces objets anormaux, amène les jeunes oiseaux à
éviter par la suite la compagnie de parents de leur propre espèce. Spalding
perçoit sans doute qu’il s’agit là de quelque chose d’important car il
regrette de ne pas avoir assez approfondi cet aspect (p. 289). Ce caractère
« irréversible » de l’attachement au premier objet observé sera, bien plus
tard, contesté, par exemple par Vidal (1974) ou Bolhuis (1991).
Deux caractéristiques importantes de l’empreinte sont donc
décrites. Spalding en omettra cependant une, retenue en revanche par
Lorenz. Elle a trait aux effets à long terme de la stimulation précoce. Les
données recueillies par Spalding concernent uniquement le processus
d’attachement du jeune à sa mère. Il ne décrit que les comportements qui
surviennent durant les quelques jours qui suivent l’éclosion. En revanche,
Spalding ne s’est pas soucié de l’impact sur le comportement sexuel de
l’adulte. Or, le jeune nidifuge, imprégné sur un objet particulier,
considère à l'age adulte cet objet comme un partenaire sexuel.
Le fait que Spalding ne se soit pas préoccupé de ce problème est
compréhensible. D’une part, en effet, une étude à long terme pose des
problèmes « techniques ». Il était probablement assez difficile, à cette
époque, de maintenir des oiseaux dans des conditions contrôlées et,
surtout, de les observer et d’analyser leur comportement sur une longue
période. Ceci est particulièrement vrai pour Spalding dont la situation
n’autorise pas une très grande disponibilité pour un tel suivi à long terme.
Il faut se souvenir que Spalding n’est pas un chercheur « classique »
travaillant dans un cadre académique. Il apparaît plus comme un homme
cultivé qui souhaite réfléchir sur les grandes questions de son époque (la
théorie de l’évolution en fait évidemment partie). Cette situation
particulière transparaît parfois dans le vocabulaire qu’il utilise et qui ne
correspond pas toujours aux expressions généralement plus froides des
36
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
scientifiques ! Il évoque ainsi ses « little protégés, little prisoners, little
victims of human curiosity ».
D’autre part, et c’est peut être la principale raison, il fallait se
poser le problème ! En effet, le but des recherches sur le poussin était bien
de démontrer la réalité de l’instinct. Les données recueillies au cours des
premiers jours de la vie apparaissaient sans doute comme susceptibles de
répondre positivement à cette question. En revanche, il est peu probable
que le fait d’attendre que l’oiseau atteigne l’âge adulte soit apparu à
Spalding comme nécessaire pour aborder le problème de l’innéité de
certains comportements. Pour mettre en évidence un instinct, il est
nécessaire d’interdire à l’oiseau d’effectuer des apprentissages. Il est
évident que la période la plus propice et la plus facile d’accès est celle qui
suit immédiatement l’éclosion. Une fois mise en évidence la réalité de
l’instinct, il n’est pas nécessaire de montrer que tous les comportements,
en particulier ceux qui s’expriment plus tardivement, sont instinctifs.
Spalding ne pense d’ailleurs pas qu’il en soit ainsi et reconnaît
l’importance de l’apprentissage dans la construction des comportements,
un apprentissage qui suit les mêmes voies que celui qui nous permet
d’acquérir nos connaissances (p. 288).
CONCLUSION
Spalding a connu une certaine notoriété de son vivant pour ses
analyses philosophiques, mais il a été injustement oublié en tant que
scientifique. Cet oubli est le résultat de plusieurs facteurs. N'appartenant
pas aux circuits classiques, il n'a pas d'élève pour poursuivre et valoriser
son travail. Mais surtout, il n'est pas reconnu par les psychologues et
chercheurs de son époque. Ce comportement est sans doute encore
renforcé par leur incapacité à produire des résultats contraires à ceux de
Spalding. Celui-ci est contraint de publier ses résultats dans des journaux
différents ce qui, comme le remarque Gray (1962, p.300) les prive d'une
part de leur crédibilité. Le faible nombre de citations de ses quelques
écrits ne reflètent donc pas leur importance.
En fait, l'apport de Spalding est considérable. Ses travaux
annoncent les thèmes fondateurs de l’Ethologie qu’il s’agisse de
l’instinct, de l’empreinte, de la notion de période critique ou encore de
l’idée de se servir des comportements pour reconstituer l’évolution. Et
même si ses travaux sont oubliés, certains des constats faits par Spalding
37
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
ont conservé longtemps leur force. Par exemple, l’idée que le poussin est
capable de se diriger, sans expérience préalable, vers le cri maternel sera
reprise par Lorenz. Après Spalding, il faudra attendre près d’un siècle
pour que la réelle complexité de ce comportement, apparemment si
simple, soit révélée. Ce n’est en effet qu’à partir de 1966, puis dans les
années suivantes, que Gottlieb en particulier montrera que cette
reconnaissance spécifique « instinctive », se construit en réalité en grande
partie dans la dernière phase de l’incubation, en interaction avec
l’environnement auditif de l’embryon.
Une démarche véritablement expérimentale
En fait, ainsi que cela a été signalé, Spalding réalise ses travaux à
un moment où, du point de vue de la compréhension des comportements
et surtout de leur origine, ses contemporains sont dans une impasse. La
raison principale de ce blocage est l'absence de preuves. Ni la démarche
essentiellement intellectuelle des psychologues et philosophes, ni celle
des évolutionnistes qui ne s’appuient que sur l’accumulation de constats,
ne permettent d'envisager de reconstruire avec certitude, au niveau de
l'individu ou de l'espèce, l'évolution des comportements. Et pour ce qui
concerne précisément l'instinct, qu'il résulte d'un processus divin ou qu'il
s'enracine dans l'histoire de l'espèce, rien ne permet d'affirmer son
existence.
La préoccupation essentielle est donc de démontrer la réalité de
l’instinct, c’est-à-dire la capacité d’un animal d’effectuer d’emblée, sans
apprentissage, des actes qui conditionnent sa survie, tels que picorer par
exemple. C’est là qu’apparaît toute l’originalité de la démarche de
Spalding.
Il va, en effet, inverser le problème et considérer
l’apprentissage comme le processus à démontrer. Du point de vue de la
démarche expérimentale, l’apprentissage présente l’avantage de
n’impliquer que l’individu et son histoire immédiate, et il apparaît donc
comme plus facile d’accès, car il est possible de contrôler et de modifier
les conditions dans lesquelles il s’effectue.
Le souci de Spalding est donc d’adopter une véritable démarche
expérimentale afin d’assurer sa démonstration, et c’est avec cette idée à
l’esprit qu’il va réaliser de nombreuses expériences, principalement sur le
poussin. Il va ainsi montrer que l’on peut étudier l’animal isolé en
contrôlant son environnement, en particulier au début de sa vie. Le soin
38
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
avec lequel Spalding « trie » ses sujets assourdis atteste bien de sa volonté
d’une approche objective complètement maîtrisée.
Ce type d'approche ouvre la possibilité d’aborder les problèmes
de la maturation des composantes sociales, motrices ou sensorielles du
comportement. Cette méthode d’isolement sensoriel connaîtra par la suite
un grand succès.
Une vision « éthologique » : le respect des conditions naturelles de vie
L’importance que Spalding accorde au contrôle des conditions
expérimentales ne lui fait cependant pas oublier la nécessité du respect
des conditions naturelles de vie de l’espèce. En effet, il constate que si les
animaux peuvent apprendre, ils peuvent aussi oublier. Spalding signale
que ceci devrait inciter les chercheurs à la prudence quant aux conditions
imposées aux sujets. Des perturbations précoces pourraient avoir des
effets extrêmement graves : « completely derange their mental
constitution » et aboutir à des comportements inhabituels (p. 289). Il
engage donc à respecter, autant que faire se peut, les conditions naturelles
de vie. Le non respect de celles-ci pourrait conduire à masquer les
instincts. Il cite d’ailleurs le poussin en exemple : privé de l’audition du
cri maternel durant huit à dix jours, le poussin n’y réagit plus. Il s’éloigne
même de la poule qui, inversement, tente désespérément de le ramener
vers elle. Cet intérêt pour le respect des conditions naturelles, qui le
rapproche des futurs éthologistes, existe aussi à cette époque chez
quelques rares auteurs, tels Kline (1899) qui critique le caractère artificiel
de l’approche de Thorndike, ou encore Whitman qui insiste sur la
nécessité de créer des conditions d'observations qui assurent l'expression
d'un comportement naturel (1899, p. 302). Comme le fait remarquer
Burkhardt (1988), Whitman regrette le caractère limité du laboratoire et
souhaite la création d’une « ferme biologique ». Mais, par la suite, la
domination du béhaviorisme imposera une vision beaucoup plus
restrictive de l’environnement expérimental. Il faudra attendre longtemps
pour que cette domination s’efface et que, de nouveau, le respect des
« conditions écologiques » soit préconisé. On voit que Spalding se trouve
à la charnière entre les deux courants théoriques et en avance sur son
temps.
39
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
Des intuitions théoriques fondamentales, mais un raisonnement
inachevé
L’apport de Spalding ne se réduit cependant pas uniquement à
une démarche « technique ». Cet auteur contribue largement, après
Darwin, à renouveler le concept d’instinct. Il lui donne en fait une réalité
expérimentale en démontrant que certains comportements peuvent
apparaître sans apprentissage (ainsi qu’on l’a vu, cette affirmation sera
nuancée par la suite par de nombreux auteurs, en particulier par Gottlieb).
Il mettra également en évidence la notion de période critique. Pourtant, si
comme l'affirme Gray (1967, p. 175), Spalding peut être considéré
comme le fondateur d’une véritable science du comportement animal et
d’une approche expérimentale de la psychologie du développement, il
rate sa rencontre avec certains éléments fondamentaux.
Par exemple, un comportement aussi important que le
comportement de poursuite envers un objet mobile, n’apparaît dans les
écrits de Spalding que comme une manifestation supplémentaire de
l’instinct. Il en repère les principales caractéristiques, telles que Lorenz
les identifiera plus d’un demi-siècle plus tard. Il en décrit également les
« déviances » lorsque le modèle visuel mobile présenté n’est pas
spécifique. Enfin, il évoque l'importance de l’audition du cri maternel
dans la bonne orientation du poussin. En revanche, il n'isole pas ce
comportement en tant que processus particulier et il ne le nomme pas.
On peut s’interroger sur les raisons qui font qu’un observateur
aussi doué ne remarque pas l’intérêt de cet attachement précoce, parfois
anormalement orienté. Le premier facteur que l’on peut invoquer est la
courte durée de sa période d’activité en tant que chercheur. Celle-ci est en
effet limitée, on l’a vu, d’une part par son statut particulier et, d’autre
part, par son décès prématuré. Cette courte période ne lui a sans doute pas
laissé le loisir d’explorer la totalité des problèmes qui s’offraient à lui.
Mais le contexte scientifique intervient également de manière
évidente. En fait, cela a été signalé, au moment où Spalding commence
ses travaux, le concept d'instinct n'a pas réellement reçu de validation
scientifique. Et si Spalding a le souci d’apporter une explication à
l’instinct et à son origine, il reste cependant contraint par l’impérieuse et
première nécessité de démontrer son existence. Plusieurs exemples lui
permettent d'atteindre ce but, et le comportement de poursuite, qu'il
mentionne très brièvement, ne lui apparaît pas comme devant être l'objet
40
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
d'une attention particulière. Il ne s’agit que d’un exemple de plus de
comportement instinctif.
À partir des mêmes constats, Lorenz construira une théorie
complète de ce processus d’attachement précoce. Mais, lorsqu’il
commence ses travaux, un demi-siècle après Spalding, Lorenz bénéficie
du travail et des réflexions de plusieurs auteurs qui vont influencer, à des
titres divers, la construction de sa théorie. En premier lieu, l'enracinement
des comportements dans le passé évolutif des espèces pose moins de
problème. Heinroth, en Europe, et Whitman ou Craig, aux Etats-Unis, ont
déjà proposé ou affirmé que le comportement peut être utilisé comme un
instrument qui permet de reconstruire la généalogie des espèces. Même si
ces affirmations n’ont pas reçu, sur le moment, l'écho qu’elles méritaient,
elles influenceront fortement la réflexion de Lorenz. Mais surtout, lorsque
Lorenz, 60 ans plus tard, parlera tout comme Spalding d’un instinct à
suivre un objet mobile, il intégrera à sa réflexion des éléments nouveaux,
essentiels, tirés en particulier de la notion de « compagnon » de Jacob
Von Uexküll (1957). Les caractéristiques particulières de l’objet
« compagnon social » permettront à Lorenz d’extraire et d’isoler ce
processus unique d’attachement social de sa réflexion sur le
comportement instinctif.
Il est évident que Spalding ne pouvait ni se poser les mêmes
questions ni se les poser de la même manière. Son mérite n’en est que
plus grand d’avoir ouvert la voie à une approche véritablement nouvelle
du comportement animal, une approche qui minimise le simple constat
anecdotique et qui systématise la méthode expérimentale.
Boakes (1984, p.16) affirme que Spalding aurait pu devenir le
créateur de l’Ethologie s’il avait eu l’opportunité de continuer son travail.
Effectivement, dès 1873, il pose certaines des questions qui seront
considérées par Tinbergen comme les questions essentielles de
l’Ethologie. En outre, en ouvrant la voie à une véritable analyse
expérimentale, il joue un rôle majeur dans l’évolution de l’étude du
comportement animal. Mais, par ce souci d’exercer un contrôle important
sur l’environnement expérimental, il se rapproche également des
béhavioristes. L’éthologie qu’il aurait pu créer aurait donc
vraisemblablement été très différente de celle qui sera personnalisée par
Heinroth, Tinbergen ou surtout Lorenz.
41
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
Bibliographie
Boakes, R. (1984). From Darwin to Behaviorism: Psychology and the
minds of animals. Cambridge : Cambridge University Press.
Bolhuis, J.J. ( 1991 ). Mechanisms of avian imprinting : a review.
Biological Review, 66, 303-345.
Burkhardt, R.W. (1988). Charles Otis Whitman, Wallace Craig, and the
biological study of animal behavior in the United States, 18981925. In R. Rainger, K.R. Benson, & J. Maienschein (Eds.), The
american development of biology (pp. 185-218). Philadelphia :
University of Pennsylvania Press.
Darwin, C. (1859). On the Origin of Species by Means of Natural
Selection, or the Preservation of the Favoured Races in the
Struggle for Life. John Murray, London.
Darwin, C. (1871). The descent of man. John Murray, London.
Gottlieb, G. (1966). Species identification by avian neonates: contributory
effect of perinatal auditory stimulation. Animal Behaviour, 14,
282-290.
Gottlieb, G. (1975a). Development of species identification in ducklings:
I. Nature of perceptual deficit caused by embryonic auditory
deprivation. Journal of Comparative Physiological Psychology,
89, 387-399.
Gottlieb, G. (1975b). Development of species identification in ducklings:
II. Experiential prevention of perceptual deficit caused by auditory
deprivation. Journal of Comparative Physiological Psychology,
89, 675-84.
Gottlieb, G. (1975c). Development of species identification in ducklings :
III. Maturational rectification of perceptual deficit caused by
auditory deprivation. Journal of Comparative Physiological
Psychology, 89, 899-912.
42
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
Guyomarc'h, JC. (1973). Rôle de l'autoperception auditive dans
l'orientation du choix des poussins sans expérience maternelle.
Comptes Rendus de l'Académie des Sciences Paris, 276, 17171720.
Guyomarc'h, JC. (1974a). L'empreinte auditive prénatale chez le poussin
domestique. Revue du Comportement Animal, 8, 3-6.
Guyomarc'h, JC. (1974b). Les vocalisations des gallinacés. Structure des
sons et des répertoires. Ontogenèse motrice et acquisition de leur
sémantique. These de Doctorat d'etat Universite de Rennes, I et II.
Guyomarc'h, JC. (1975). Influence de l'expérience auditive prénatale sur
le développement d'un attachement visuel chez le poussin
domestique. Zeitschrift für Tierpsychologie, 37, 542-549
Gray, P.H. (1962). Douglas Alexander Spalding: the first experimental
behaviorist. The Journal of General Psychology, 67, 299-307.
Gray, P.H. (1967). Spalding and his influence on research in
developmental behavior. Journal of the History of the Behavioral
Sciences, 3, 168-179.
Hess, E.H. (1973). Imprinting. New York : Van Nostrand Reinhold Co.
Kline, L.W. (1899). Methods in animal psychology. American Journal of
Psychology, 10, 256-279.
Leroy, C.G. (1781). Lettres sur les animaux, (1762-1781), Paris, PouletMalassis, 1862.
Lorenz, K. (1937). The companion in the bird's world. Auk, 54, 245-273.
Mayr, E. (1989). Histoire de la biologie. Diversité, évolution et hérédité.
Paris : Fayard..
43
 Serge R. Nicolas. http://psychologieethistoire.googlepages.com. 2006
More, T. (1987). L'utopie ou le traité de la meilleure forme de
gouvernement. Paris : Flammarion.
Spalding, D.A. (1873a). Herbert Spencer's Psychology. I. Nature, VII,
298-300.
Spalding, D.A. (1873b). Instinct, with original observations on young
animals. Macmillan's Magazine, 27, 282-293.
Spalding, D.A. (1875). Instinct and acquisition. Nature, XII, 507-508.
Tinbergen, N. (1971). L'étude de l'instinct. Paris : Payot.
Uexküll, J.v. (1957). A stroll through the world of animals and men. A
picture book of invisible worlds (1934). In C.H. Schiller (Ed.), .
Instinctive Behavior. The development of a modern concept.
London: Methuen and Co LTD.
Vidal, J.M. (1974). A propos de la théorie de l'empreinte de E. H. Hess,
remarques sur le processus d'attachement chez les animaux. Revue
du Comportement Animal, 8, 153-161.
Vidal, J.M. ( 1976a ). Empreinte filiale et sexuelle. Réflexions sur le
processus d'attachement d'après une étude expérimentale sur le coq
domestique. Thèse de Doctorat d'Etat Université de Rennes, 1, 1245.
Vidal, J.M. ( 1976b ). L'empreinte chez les animaux. La Recherche, 63,
24-35.
Whitman, C.O. (1899). Animal behavior. Biological Lectures
Marine Biological Laboratory, 285-338.
44
of the
Téléchargement