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BURGAT, François, L’islamisme en face, Paris, La Découverte, 1995
Au moment où la France discute de la signification de « l’identité nationale » et que la
forteresse Europe, par le débat qui agite la Suisse sur l’interdiction des minarets, voit se réveiller ses
craintes sur la présence musulmane sur les terres de l’Occident chrétien et partisan de la laïcité,
l’ouvrage quelque peu polémique de François Burgat ne peut que permettre de prendre un peu de
distance sur toutes ces questions. Par son refus de ressasser les éternelles analyses rencontrées dans
tous les journaux sur le renouveau de l’islam, cet essai a pour principale vertu de dédramatiser une
question complexe et de ne pas s’en tenir aux fantasmes : c’est le sens du titre donné à cet ouvrage.
Directeur de l’Institut Français du Proche Orient, directeur de recherche au CNRS, François
Burgat est un politologue spécialiste du monde arabo-musulman et de l’islamisme; il a vécu de
nombreuses années en Egypte et en Algérie, avant de partir en Syrie et tient à nourrir ses recherches
d’une pratique du terrain. Dans ce nouvel ouvrage, François Burgat se place dans la continuité de la
problématique de son premier ouvrage, intitulé L’islamisme au Maghreb, la voix du Sud, paru en
1988. On retrouve dans L’islamisme en face un certain nombre de pistes esquissées dans le précédent
travail universitaire, avec un élargissement de la zone géographique étudiée. Dans sa première
recherche, l’auteur avait consacré une partie au passage en revue des termes utilisés par la presse des
pays occidentaux pour identifier et qualifier le renouveau de l’islam. Dans sa nouvelle recherche, F.
Burgat retrouve cette attention au regard occidental pour qualifier une réalité qu’il connaît et analyse
mal, en s’efforçant de débusquer les présupposés et les voiles déformants qui biaisent le regard des
chercheurs occidentaux. Les deux ouvrages posent un constat toujours valable à presque dix ans
d’écart : en Occident, dans l’opinion publique, et même dans le monde scientifique, la perception de
cette nouvelle génération politique islamiste relève d’une « pathologie » sociale, qui ne permet pas de
véritable analyse. Ce phénomène révèle des peurs, des incompréhensions qui font naître des grilles de
lecture simplistes, univoques, en somme insatisfaisantes pour l’historien qui veut être sensible à la
complexité du phénomène et aux dynamiques des événements. Ainsi, l’objectif de l’auteur dans ce qui
apparaît comme un essai consiste à remettre en question un certain nombre d’idées reçues et de thèses
courantes sur l’islamisme. Dans le cadre du renouvellement politique à l’œuvre dans les pays arabes,
l’islamisme promet de jouer un rôle important, et il apparaît primordial de comprendre en profondeur
ce phénomène et de ne pas s’en tenir aux peurs et aux fantasmes d’un Occident crispé sur ses principes
et sûr de son bon droit. L’auteur propose dans cet ouvrage, comme dans le précédent, pour élément clé
de son analyse le fait que l’islamisme doit être appréhendé comme une réaction à la modernisation
forcenée des années qui ont suivi la décolonisation, modernisation exogène, qui ne correspondait ni
aux schémas de pensée, ni au vocabulaire du monde musulman.
François Burgat se propose de mener sa recherche en trois étapes : il convient en premier lieu
d’identifier les obstacles qui empêchent notre regard occidental de décrypter avec objectivité le
phénomène islamistes, pour comprendre ce qui fait la puissance mobilisatrice du discours islamiste
dans les pays arabes, en mettant le renouveau islamiste dans le contexte de la modernisation forcée qui
a suivi les décolonisations. Le deuxième temps de l’étude propose comme clé de lecture, la dimension
proprement politique de l’islamisme, pour évacuer du débat les fausses questions de la « violence
islamiste » notamment. Il convient de prendre les dimensions historiques et politiques du phénomène
islamiste sans prendre le facteur religieux comme ultime outil de l’analyse. Enfin, la dernière partie
propose une mise en débat des grandes questions que l’Occident « moderne » se pose sur l’islamisme :
la démocratie, la place de la femme, la laïcité, la violence, et leur possible articulation avec
l’islamisme seront interrogées.
Avant toute considération sur la nature des thèses défendues par F. Burgat et le regard
novateur qu’il porte sur le phénomène islamiste, nous nous pencherons sur l’originalité de sa
démarche et de sa méthode. Mettant en lumière les difficultés du monde occidental à produire une
analyse lucide et non catastrophiste de la renaissance de l’islam politique, les biais et les « films
opacifiants » qui rendent incomplètes ou partiales ses interprétations, l’auteur mène ses recherche
d’une manière originale qui apparaît convaincante, et que nous exposerons. Dans un deuxième temps,
nous reprendrons les moments clés de la démarche de Burgat, ses principaux éléments d’analyse, qui
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permettent de nuancer les thèses qu’on peut couramment rencontrer sur l’islam politique radical. Dans
un dernier temps, enfin, il apparaît fructueux de mettre F. Burgat en débat avec d’autres spécialistes de
l’islamisme contemporain comme Kepel et Roy, discussion qu’il ébauche lui-même dans cet essai.
I. Perspectives méthodologiques
1) Un regard extérieur déformant : un objet de recherche difficile à appréhender
F. Burgat prend pour point de départ de son analyse le questionnement suivant : comment se fait-il
que l’Occident ait tant de mal à sortir des peurs irraisonnées et des schémas de compréhension
préconçus au sujet du renouveau de l’islamisme ? Il s’agit, avant même d’esquisser une recherche, de
pointer du doigt les insuffisances des analyses de l’Occident contemporain sur l’islamisme et
d’identifier les obstacles épistémologiques des travaux menés jusqu’à présent sur le sujet. Il convient
pour cela de trouver l’origine de la « pathologie sociale » qui fait du phénomène islamiste un
épouvantail tant pour les chercheurs que pour les opinions publiques. L’auteur donne de la profondeur
historique à ce regard biaisé du monde occidental en identifiant les deux tournants qui ont façonné le
regard porté sur l’islamisme. Il est particulièrement intéressant de voir que Burgat analyse les
déformations du regard de l’Occident en termes psychologiques : et c’est bien un traumatisme qui
serait le point de départ de notre regard déformé. Dans la conscience occidentale, la « mort » politique
du Chah d’Iran Reza Pahlavi, et la mort physique d’Anouar el-Sadate, particulièrement appréciés des
opinions publiques occidentales, parce qu’ils donnaient l’impression qu’avec eux le monde musulman
entrait enfin dans la modernité, ont constitué un point de rupture. Désormais, il était visible que l’islam
était incompatible avec la modernité ; en témoignait la révolution iranienne. Burgat note : « Le regard
occidental s’en est tenu : au rang des épouvantails, l’islamisme a pris la place qu’avaient avant lui
occupée les artisans des indépendances politiques et des luttes nationales. » L’islamisme prenait la
place du traumatisme des mouvements de décolonisation, en ce qu’il mettait en cause la domination de
la culture occidentale et son monopole de civilisation. Vieux reste d’un sentiment de supériorité
héritier du républicanisme à la Jules Ferry, qui se manifestait par l’incompréhension d’une culture
jugée rétrograde et incapable de se civiliser sans l’Occident.
A ce problème de compréhension et d’interprétation « historique » s’ajoute aujourd’hui un triple
obstacle journalistique, scientifique, politique- à la compréhension de l’islamisme, qui contribuent à
créer ce « film opacifiant » pour l’analyse. Le premier est celui qui façonne les opinions publiques et
qui est toujours pointé du doigt par les chercheurs. Le journalisme, qui ne parvient pas, selon l’auteur,
à « sortir des ornières du sensationnalisme » et, voulant répondre aux craintes et aux attentes des
opinions, présente le phénomène islamiste de façon partiale et partielle. Alimentant les peurs et les
fantasmes occidentaux, les journalistes font le choix des cas extrêmes, les plus répulsifs, garantie
d’exotisme et de sensations, mais qui, même au prix d’acrobaties méthodologiques, ne peuvent
permettre de généraliser des observations aussi ponctuelles pour en faire des grilles d’interprétation
valables scientifiquement. L’auteur en fait une belle démonstration dans la partie de l’ouvrage
consacrée à la place des femmes dans l’islam : les journaux occidentaux vont s’attacher au modèle
« féministe », « moderne », en réaction contre le port du hijab, contre les exigences éthiques et
symbolistes des forces islamistes, pour en faire le porte-drapeau de la condition tragique des femmes
en terre d’islam. Or, si cette composante de la population féminine est peut-être la plus visible pour le
regard occidental, la plus disponible pour les interviews, la plus adaptée aussi aux attentes de
l’opinion, elle n’est certes pas représentative de la majorité de la population féminine. En présentant
un échantillon minime, partiel pour l’ériger en cas d’école, les médias occidentaux frôlent la
malhonnêteté intellectuelle, et surtout contribuent à entraver une véritable réflexion sur le phénomène
islamiste.
Le second obstacle est celui des grilles de lecture politiques, qui imprègnent un phénomène
relativement étranger à la culture occidentale, de questionnements et de présupposés historiquement
situés en Europe. Les schémas de pensée respectifs de la droite et de la gauche constituent autant de
biais qui empêchent une compréhension objective et lucide du phénomène islamiste. La droite, selon
François Burgat, a trouvé dans la montée de l’islam politique radical une nouvelle confirmation de ses
craintes sur la menace que constitue « l’autre » tant sur le plan politique que sur le plan religieux ; la
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gauche, qui traditionnellement se veut plus ouverte, va considérer les musulmans au seul prisme d’une
laïcité à tout crin, et ne va analyser ce phénomène en ne plaçant le débat que sur le plan religieux.
Toute pétrie de l’universalisme des principes républicain de laïcité, elle ne va pouvoir nourrir le débat
sur l’apparition des mouvements islamistes. Les appartenances politiques constituent donc des cadres
d’interprétation inadéquats pour l’étude de l’islamisme, si bien que les différents acteurs des débats sur
la question n’ont pas les clés de lecture nécessaires.
Le dernier obstacle épistémologique constitue sans doute le plus ennuyeux pour l’Occident ; il apparaît
que les chercheurs eux-mêmes soient dépourvus de lucidité et d’objectivité quant aux études menés
sur l’islamisme, et ce, par incompétence. L’auteur met en cause le monde scientifique, académique,
dans les méthodes utilisées pour l’analyse de l’islamisme, et dans la capacité de compréhension du
phénomène. Il pointe du doigt le manque de relève de l’école orientaliste française, déplorant que si
peu de chercheurs aient une connaissance linguistique de la région du monde dont ils sont les
spécialistes. Du coup, les méthodes mêmes sur lesquelles reposent leurs interprétations sont sujettes à
caution : rester dans sa tour d’ivoire pour comprendre l’islamisme apparaît aux yeux de l’auteur
comme une expérience risquée. La conséquence en est que le référent religieux apparaît comme
l’élément explicatif de dernier recours, au détriment de l’examen d’autres facteurs : « L’exégèse du
Coran prend souvent la place de l’investigation socio-économique et socio-historique », note F.
Burgat.
2) Préliminaires épistémologiques à toute recherche scientifique sur l’islamisme
Avant même d’entrer dans le contenu de ses recherches, l’auteur se voit dans l’obligation de faire
quelques précisions méthodologiques. Il prend le parti de se différencier de ces chercheurs
« kantiens » et essaie de convaincre le lecteur des vertus de la fréquentation de l’objet d’étude, à savoir
l’islamisme. Du point de vue épistémologique, pour faire une étude scientifique de qualité, est-il
permis de côtoyer l’objet de ses recherches, ou les conclusions qui vont découler de cette observation
risquent-elles d’être biaisées ? L’auteur trouve plusieurs bénéfices à établir le contact avec son objet
d’étude, dont le premier est d’avoir des informations de première main, vierge de tout biais et de toute
interprétation. Mais « l’essentiel n’est pas là, affirme F. Burgat : établir le contact avec son objet, lui
accorder son respect et éventuellement mériter le sien, permet surtout de faire l’économie de ces
fantasmes en tout genre que produisent les méconnaissances réciproques, entretenues parfois à tort au
nom de la « science ». Envoyant une attaque à peine dissimulée à ses confrères chercheurs, l’auteur
adopte une posture un peu provocatrice et délicate : il se veut sur le terrain, comme les journalistes,
tout en soutenant qu’une telle pratique permet de produire un travail scientifique. Et, mettant à l’œuvre
la dialectique de la proximité et de la prise de distance, de l’attention au détail et de la hauteur de vue,
il livre une étude assez convaincante, et assurément stimulante.
Le second principe sur lequel il convient de revenir avant toute démarche de recherche est celui du
« bon usage de l’histoire ». Ce n’est probablement pas une si grande évidence que de souligner la
nécessité de maîtriser l’histoire pour comprendre les événements politiques actuels. Le travail de
Burgat n’est pas un travail de journaliste, ni même seulement de politologue : s’il étudie l’islamisme
dans une perspective politique, ce n’est pas pour retracer la genèse d’une « idée politique », ses
sources, ses emprunts, ses héritages. Son objet est de produire un travail d’historien, et partant, de
replacer l’islamisme dans une profondeur historique. C’est dans cette perspective qu’il trouve l’acte de
naissance de l’islamisme politique dans une réaction à la modernisation initiée par les logiques et le
vocabulaire occidentaux dans la période coloniale et après la décolonisation, dans le cadre de
l’avènement de régimes très nationalistes. C’est dans le but de faire un bon usage de l’histoire que F.
Burgat se permet, dans sa partie sur les liens possibles entre islamisme et modernité, de souligner les
pièges du comparatisme historique. Si ce dernier peut être éclairant, il faut savoir l’utiliser à bon
escient : comparer l’univers conceptuel de la choura pratiquée au temps de Mahomet et la démocratie
européenne au XXIe siècle pour montrer que le lien est effectivement difficile, ne suffit pas à prouver
que l’islam et la démocratie sont par définition incompatibles. L’auteur ne remet pas tant en cause le
comparatisme que l’usage abusif qui en effet, par le passage de l’observation à la conclusion sans que
le lien de causalité n’ait été démontré, ce qui ruine toute valeur de la démonstration. Les deux entités
observées –l’islam et la démocratie- se retrouvent figées une fois pour toute dans une opposition
irréconciliable. Or, cette méthode « conduit également à négliger tous les horizons qu’offre la prise en
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compte des dynamiques historiques, et notamment les évolutions pourtant rapides et évidentes des
mouvements islamiques modernes. »
C’est dans cette optique que F. Burgat appelle l’historien à une nécessaire rigueur conceptuelle. Les
sacro-saintes catégories historiques des « causes » et des « effets », de « l’essence » et des
« circonstances », de la « structure » et de la « conjoncture » doivent être utilisées de manière
convenable, ce qui semble être rarement le cas. Sans cette rigueur méthodologique, on est conduit à
toutes sortes de dérapages qui amènent à faire d’un facteur aggravant (par exemple la situation
économique) une cause structurelle, à voir dans la violence « l’essence de l’islamisme » alors qu’il
faut y voir un « effet » des violences étatiques et ainsi de suite.
Avant toute recherche, l’auteur se livre donc à une mise au point épistémologique et méthodologique,
qui le conduit à adopter une méthode qui lui est propre, et qui apparaît assez convaincante.
3) La méthodologie de Burgat, une approche wébérienne de l’islamisme ?
S’il fallait trouver dans cet ouvrage une définition des objectifs et de la méthode de F. Burgat, ce
pourrait être cette remarque : « En ne saisissant du processus de réislamisation que les avatars
négatifs d’une « erreur de conduite politique » pour les uns, d’une « conjoncture répressive » pour les
autres ou enfin d’une « manipulation étrangère » (saoudienne ou iranienne un jour, mais aussi, pour
les moins scrupuleux, américaine), la réflexion néglige les ingrédients essentiels d’une mobilisation
politique que sont le pluriel, l’ambivalence, l’historicité et les dynamiques. »
Qu’est-ce à dire ? Toutes les analyses qui ne proposent d’un facteur d’explication décisif sont dans le
faux, car il ne peut y avoir un unique élément d’explication du phénomène islamiste. L’historien doit
précisément s’attacher à la diversité des causes possibles, être sensible aux dynamiques, à la
complexité de son objet d’étude, et quiconque néglige cela ne peut donner produire que des résultats
simplistes et réducteurs. Il faut donc la diversité des facteurs explicatifs, et l’on pourrait rapprocher
cette démarche de la méthode « compréhensive » de la sociologie wébérienne. On ne peut analyser
comme dans les sciences dures l’islamisme comme la cause unique de la violence ou comme le
produit nécessaire et inéluctable des difficultés économiques de certains pays arabes. C’est ainsi qu’il
revient sur deux explications « classiques » de l’islamisme, la première qui repose sur des analyses
économiques, la seconde sur des analyses seulement politiques. Certes, les pays arabes ont souffert des
politiques d’ajustement structurel qui conduit à la dégradation du niveau de vie des populations. Mais
en faire l’unique élément d’explication revient à survaloriser un clivage conjoncturel. Il en va de
même si l’on tient l’idéologie comme ultime clé de lecture des luttes politique dans le monde arabo-
musulman. Sur le plan structurel donc, il ne faut pas s’attacher à une clé de lecture unique, mais
considérer la diversité des facteurs produisant l’alchimie islamiste. Dans le cas de l’Algérie, par
exemple, l’auteur identifie une triple fracture : politique (guerre de succession d’un régime usé en
perte de légitimité), économique (les bases sociales de la rébellion ont moins bénéficié des retombées
pétrolières) et culturelle (les élites politiques et économiques sont davantage occidentalisées que les
couches plus défavorisées.) Il faut donc tenir en main la diversité des facteurs explicatifs externes.
Sur le plan interne d’autre part, il faut avoir l’intelligence des dynamiques propres au mouvement
islamiste. Toute l’entreprise de F. Burgat tend à montrer que l’étiquette « islamiste » recouvre des
réalités très diverses, et qu’il existe toute une palette de sensibilités. L’islamisme ne doit pas être
considéré comme un bloc monolithique, d’un seul tenant, au risque de simplifier de manière
outrancière l’analyse. C’est peut-être d’abord à travers les différentes interprétations de la chari’a que
les différents courants sont les plus visibles : si la réclamation de l’application de la chari’a est une
exigence très largement consensuelle, elle peut « faire l’objet d’innombrables appropriations,
d’innombrables expressions », comme le précise l’auteur. Il expose, pour appuyer son propos, deux
interprétations extrêmes opposées : une lecture très littéraliste qui donne à la notion de chari’a un
contenu extensif, et une lecture qui voit dans la chari’a une « voie » ou un état d’esprit qui doit guider
l’action humaine. La diversification se fait donc de manière interne, en premier lieu par l’interprétation
qui est faite des textes. La différenciation se fait aussi dans les différentes mises en pratique de l’islam
politique, selon les itinéraires socio-éducatifs et les attentes politiques des populations. encore, il
n’existe pas une unique application de l’islam au domaine politique, mais l’islam s’adapte aux
conditions et aux acteurs locaux et internationaux. Il n’y a donc pas de schéma préconçu, mais il faut
faire droit à la diversité des cas, qui correspond à un « substrat humain » extrêmement diversifié.
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C’est dans cette perspective que Burgat procède à la création d’idéaux-types qui constituent autant de
grilles d’analyse, qu’il soumet dans un deuxième temps à l’épreuve des exemples concrets. C’est
que réside l’un des principaux intérêts de cette étude : la discussion directe avec des islamistes,
l’attention aux parcours individuels, l’étude des pays au cas par cas. A travers les itinéraires politiques
de trois leaders, dans trois pays, Tareq al-Bishri, Rached Ghannouchi, et Adel Hussein, le lecteur est
en prise directe avec l’objet de l’étude. Cette méthode a cela de positif qu’elle permet de ne pas
diaboliser « l’ennemi islamiste », mais de montrer que toutes ces personnalités ne sont pas les « fous
de Dieu » que l’on voit décrits dans les journaux. Car ils n’apparaissent pas fous le moins du monde,
mais leurs prises de parti politiques semblent réellement réfléchies. D’autre part, les études de cas par
pays (Egypte, Algérie, Palestine) ont pour intérêt de véler la diversité des situations, et d’ancrer les
explications dans la situation politique et sociale propre à chaque Etat. Cette méthode a l’avantage de
donner des grilles d’interprétations qui ne sont pas simplificatrices à outrance, puisqu’elles sont
immédiatement soumises à vérification par des cas d’étude.
II. Perspectives novatrices : repenser l’islamisme
1) 1er élément clé de compréhension: une modernisation à l’occidentale et la reconstruction
identitaire
F. Burgat voit dans l’islamisme une réaction à la politique de modernisation imposée par
l’extérieur dans le cadre de la colonisation européenne et des régimes nationalistes post-coloniaux. Il
situe dans ce traumatisme historique la principale origine de l’islamisme politique. C’est cette
modernisation exogène, imposée, mal supportée, qui explique le rejet que fait aujourd’hui l’islamisme
d’un certain nombre de valeurs ou plus exactement de notions, de concepts- essentielles pour les
consciences occidentales. La « modernisation » prend différents sens selon les domaines (politiques,
économiques, religieux), mais tout ce qui a été véhiculé au nom du « moderne » à une époque donnée
se trouve aujourd’hui rejeté, en vertu d’une recherche d’identité, qui passe par la quête de
« l’authentique ».
« Le mécanisme de la prise de distance à l’égard de l’univers sémantique du nationalisme laïque, peu
à peu associé à l’univers symbolique occidental, et la réconciliation avec la culture religieuse, perçue
comme seule capable de faire la demande identitaire, balisent ensuite des voies proches de
« l’universel islamiste ».
Il est fondamental de comprendre en quoi cette thèse permet par la suite à l’auteur d’articuler à la fois
un rejet des valeurs occidentales par l’islamisme et une conciliation possible de la modernité et des
« valeurs » de l’occident avec l’islam. En réalité, le rejet de l’Occident est moins un refus d’un certain
nombre de valeurs qu’un refus des concepts, du vocabulaire dans lequel ces valeurs sont exprimées,
parce que ces derniers représentent symboliquement la domination de l’Occident sur les pays d’islam.
A travers tous ces rejets, s’exprime le traumatisme de la domination culturelle et la recherche d’une
nouvelle identité ; mais ces refus concernent davantage le vocabulaire que la chose elle-même, c’est
pourquoi, pour Burgat, il existe une possibilité de concilier islamisme et modernité.
Sur le plan religieux, ce refus semble s’exprimer par un rejet de la laïcité : pour les pays du Sud, la
laïcité représente le cheval de Troie de l’Occident, l’arme qui a mis a mort le système normatif
musulman. C’est en réaction à la laïcité « moderne » de la colonisation occidentale, puis des régimes
nationalistes soucieux d’imiter l’Occident, que ce concept est aujourd’hui rejeté par l’islamisme. Est-
ce à dire que les valeurs qui sous-tendent la laïcité occidentale sont absolument rejetées par
l’islamisme ?
Sur le plan économique, la « modernisation » est passée lors de l’époque coloniale par la mise au ban
des institutions religieuses considérées comme rétrogrades au profit d’idéologies à la mode,
d’inspiration marxiste. Aujourd’hui, ces idéologies étant à leur tour moribondes, c’est le religieux qui
revient sur le devant de la scène, comme ultime modernisation : la modernisation culturelle. La
spécificité du discours islamiste et une bonne partie de son efficacité viennent de son recours à un
stock de référents endogènes, perçus comme vierges de toute influence extérieure.
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