BURGAT, François, L’islamisme en face, Paris, La Découverte, 1995 Au moment où la France discute de la signification de « l’identité nationale » et que la forteresse Europe, par le débat qui agite la Suisse sur l’interdiction des minarets, voit se réveiller ses craintes sur la présence musulmane sur les terres de l’Occident chrétien et partisan de la laïcité, l’ouvrage quelque peu polémique de François Burgat ne peut que permettre de prendre un peu de distance sur toutes ces questions. Par son refus de ressasser les éternelles analyses rencontrées dans tous les journaux sur le renouveau de l’islam, cet essai a pour principale vertu de dédramatiser une question complexe et de ne pas s’en tenir aux fantasmes : c’est le sens du titre donné à cet ouvrage. Directeur de l’Institut Français du Proche Orient, directeur de recherche au CNRS, François Burgat est un politologue spécialiste du monde arabo-musulman et de l’islamisme; il a vécu de nombreuses années en Egypte et en Algérie, avant de partir en Syrie et tient à nourrir ses recherches d’une pratique du terrain. Dans ce nouvel ouvrage, François Burgat se place dans la continuité de la problématique de son premier ouvrage, intitulé L’islamisme au Maghreb, la voix du Sud, paru en 1988. On retrouve dans L’islamisme en face un certain nombre de pistes esquissées dans le précédent travail universitaire, avec un élargissement de la zone géographique étudiée. Dans sa première recherche, l’auteur avait consacré une partie au passage en revue des termes utilisés par la presse des pays occidentaux pour identifier et qualifier le renouveau de l’islam. Dans sa nouvelle recherche, F. Burgat retrouve cette attention au regard occidental pour qualifier une réalité qu’il connaît et analyse mal, en s’efforçant de débusquer les présupposés et les voiles déformants qui biaisent le regard des chercheurs occidentaux. Les deux ouvrages posent un constat toujours valable à presque dix ans d’écart : en Occident, dans l’opinion publique, et même dans le monde scientifique, la perception de cette nouvelle génération politique islamiste relève d’une « pathologie » sociale, qui ne permet pas de véritable analyse. Ce phénomène révèle des peurs, des incompréhensions qui font naître des grilles de lecture simplistes, univoques, en somme insatisfaisantes pour l’historien qui veut être sensible à la complexité du phénomène et aux dynamiques des événements. Ainsi, l’objectif de l’auteur dans ce qui apparaît comme un essai consiste à remettre en question un certain nombre d’idées reçues et de thèses courantes sur l’islamisme. Dans le cadre du renouvellement politique à l’œuvre dans les pays arabes, l’islamisme promet de jouer un rôle important, et il apparaît primordial de comprendre en profondeur ce phénomène et de ne pas s’en tenir aux peurs et aux fantasmes d’un Occident crispé sur ses principes et sûr de son bon droit. L’auteur propose dans cet ouvrage, comme dans le précédent, pour élément clé de son analyse le fait que l’islamisme doit être appréhendé comme une réaction à la modernisation forcenée des années qui ont suivi la décolonisation, modernisation exogène, qui ne correspondait ni aux schémas de pensée, ni au vocabulaire du monde musulman. François Burgat se propose de mener sa recherche en trois étapes : il convient en premier lieu d’identifier les obstacles qui empêchent notre regard occidental de décrypter avec objectivité le phénomène islamistes, pour comprendre ce qui fait la puissance mobilisatrice du discours islamiste dans les pays arabes, en mettant le renouveau islamiste dans le contexte de la modernisation forcée qui a suivi les décolonisations. Le deuxième temps de l’étude propose comme clé de lecture, la dimension proprement politique de l’islamisme, pour évacuer du débat les fausses questions de la « violence islamiste » notamment. Il convient de prendre les dimensions historiques et politiques du phénomène islamiste sans prendre le facteur religieux comme ultime outil de l’analyse. Enfin, la dernière partie propose une mise en débat des grandes questions que l’Occident « moderne » se pose sur l’islamisme : la démocratie, la place de la femme, la laïcité, la violence, et leur possible articulation avec l’islamisme seront interrogées. Avant toute considération sur la nature des thèses défendues par F. Burgat et le regard novateur qu’il porte sur le phénomène islamiste, nous nous pencherons sur l’originalité de sa démarche et de sa méthode. Mettant en lumière les difficultés du monde occidental à produire une analyse lucide et non catastrophiste de la renaissance de l’islam politique, les biais et les « films opacifiants » qui rendent incomplètes ou partiales ses interprétations, l’auteur mène ses recherche d’une manière originale qui apparaît convaincante, et que nous exposerons. Dans un deuxième temps, nous reprendrons les moments clés de la démarche de Burgat, ses principaux éléments d’analyse, qui 1 permettent de nuancer les thèses qu’on peut couramment rencontrer sur l’islam politique radical. Dans un dernier temps, enfin, il apparaît fructueux de mettre F. Burgat en débat avec d’autres spécialistes de l’islamisme contemporain comme Kepel et Roy, discussion qu’il ébauche lui-même dans cet essai. I. Perspectives méthodologiques 1) Un regard extérieur déformant : un objet de recherche difficile à appréhender F. Burgat prend pour point de départ de son analyse le questionnement suivant : comment se fait-il que l’Occident ait tant de mal à sortir des peurs irraisonnées et des schémas de compréhension préconçus au sujet du renouveau de l’islamisme ? Il s’agit, avant même d’esquisser une recherche, de pointer du doigt les insuffisances des analyses de l’Occident contemporain sur l’islamisme et d’identifier les obstacles épistémologiques des travaux menés jusqu’à présent sur le sujet. Il convient pour cela de trouver l’origine de la « pathologie sociale » qui fait du phénomène islamiste un épouvantail tant pour les chercheurs que pour les opinions publiques. L’auteur donne de la profondeur historique à ce regard biaisé du monde occidental en identifiant les deux tournants qui ont façonné le regard porté sur l’islamisme. Il est particulièrement intéressant de voir que Burgat analyse les déformations du regard de l’Occident en termes psychologiques : et c’est bien un traumatisme qui serait le point de départ de notre regard déformé. Dans la conscience occidentale, la « mort » politique du Chah d’Iran Reza Pahlavi, et la mort physique d’Anouar el-Sadate, particulièrement appréciés des opinions publiques occidentales, parce qu’ils donnaient l’impression qu’avec eux le monde musulman entrait enfin dans la modernité, ont constitué un point de rupture. Désormais, il était visible que l’islam était incompatible avec la modernité ; en témoignait la révolution iranienne. Burgat note : « Le regard occidental s’en est tenu là : au rang des épouvantails, l’islamisme a pris la place qu’avaient avant lui occupée les artisans des indépendances politiques et des luttes nationales. » L’islamisme prenait la place du traumatisme des mouvements de décolonisation, en ce qu’il mettait en cause la domination de la culture occidentale et son monopole de civilisation. Vieux reste d’un sentiment de supériorité héritier du républicanisme à la Jules Ferry, qui se manifestait par l’incompréhension d’une culture jugée rétrograde et incapable de se civiliser sans l’Occident. A ce problème de compréhension et d’interprétation « historique » s’ajoute aujourd’hui un triple obstacle – journalistique, scientifique, politique- à la compréhension de l’islamisme, qui contribuent à créer ce « film opacifiant » pour l’analyse. Le premier est celui qui façonne les opinions publiques et qui est toujours pointé du doigt par les chercheurs. Le journalisme, qui ne parvient pas, selon l’auteur, à « sortir des ornières du sensationnalisme » et, voulant répondre aux craintes et aux attentes des opinions, présente le phénomène islamiste de façon partiale et partielle. Alimentant les peurs et les fantasmes occidentaux, les journalistes font le choix des cas extrêmes, les plus répulsifs, garantie d’exotisme et de sensations, mais qui, même au prix d’acrobaties méthodologiques, ne peuvent permettre de généraliser des observations aussi ponctuelles pour en faire des grilles d’interprétation valables scientifiquement. L’auteur en fait une belle démonstration dans la partie de l’ouvrage consacrée à la place des femmes dans l’islam : les journaux occidentaux vont s’attacher au modèle « féministe », « moderne », en réaction contre le port du hijab, contre les exigences éthiques et symbolistes des forces islamistes, pour en faire le porte-drapeau de la condition tragique des femmes en terre d’islam. Or, si cette composante de la population féminine est peut-être la plus visible pour le regard occidental, la plus disponible pour les interviews, la plus adaptée aussi aux attentes de l’opinion, elle n’est certes pas représentative de la majorité de la population féminine. En présentant un échantillon minime, partiel pour l’ériger en cas d’école, les médias occidentaux frôlent la malhonnêteté intellectuelle, et surtout contribuent à entraver une véritable réflexion sur le phénomène islamiste. Le second obstacle est celui des grilles de lecture politiques, qui imprègnent un phénomène relativement étranger à la culture occidentale, de questionnements et de présupposés historiquement situés en Europe. Les schémas de pensée respectifs de la droite et de la gauche constituent autant de biais qui empêchent une compréhension objective et lucide du phénomène islamiste. La droite, selon François Burgat, a trouvé dans la montée de l’islam politique radical une nouvelle confirmation de ses craintes sur la menace que constitue « l’autre » tant sur le plan politique que sur le plan religieux ; la 2 gauche, qui traditionnellement se veut plus ouverte, va considérer les musulmans au seul prisme d’une laïcité à tout crin, et ne va analyser ce phénomène en ne plaçant le débat que sur le plan religieux. Toute pétrie de l’universalisme des principes républicain de laïcité, elle ne va pouvoir nourrir le débat sur l’apparition des mouvements islamistes. Les appartenances politiques constituent donc des cadres d’interprétation inadéquats pour l’étude de l’islamisme, si bien que les différents acteurs des débats sur la question n’ont pas les clés de lecture nécessaires. Le dernier obstacle épistémologique constitue sans doute le plus ennuyeux pour l’Occident ; il apparaît que les chercheurs eux-mêmes soient dépourvus de lucidité et d’objectivité quant aux études menés sur l’islamisme, et ce, par incompétence. L’auteur met en cause le monde scientifique, académique, dans les méthodes utilisées pour l’analyse de l’islamisme, et dans la capacité de compréhension du phénomène. Il pointe du doigt le manque de relève de l’école orientaliste française, déplorant que si peu de chercheurs aient une connaissance linguistique de la région du monde dont ils sont les spécialistes. Du coup, les méthodes mêmes sur lesquelles reposent leurs interprétations sont sujettes à caution : rester dans sa tour d’ivoire pour comprendre l’islamisme apparaît aux yeux de l’auteur comme une expérience risquée. La conséquence en est que le référent religieux apparaît comme l’élément explicatif de dernier recours, au détriment de l’examen d’autres facteurs : « L’exégèse du Coran prend souvent la place de l’investigation socio-économique et socio-historique », note F. Burgat. 2) Préliminaires épistémologiques à toute recherche scientifique sur l’islamisme Avant même d’entrer dans le contenu de ses recherches, l’auteur se voit dans l’obligation de faire quelques précisions méthodologiques. Il prend le parti de se différencier de ces chercheurs « kantiens » et essaie de convaincre le lecteur des vertus de la fréquentation de l’objet d’étude, à savoir l’islamisme. Du point de vue épistémologique, pour faire une étude scientifique de qualité, est-il permis de côtoyer l’objet de ses recherches, ou les conclusions qui vont découler de cette observation risquent-elles d’être biaisées ? L’auteur trouve plusieurs bénéfices à établir le contact avec son objet d’étude, dont le premier est d’avoir des informations de première main, vierge de tout biais et de toute interprétation. Mais « l’essentiel n’est pas là, affirme F. Burgat : établir le contact avec son objet, lui accorder son respect et éventuellement mériter le sien, permet surtout de faire l’économie de ces fantasmes en tout genre que produisent les méconnaissances réciproques, entretenues parfois à tort au nom de la « science ». Envoyant une attaque à peine dissimulée à ses confrères chercheurs, l’auteur adopte une posture un peu provocatrice et délicate : il se veut sur le terrain, comme les journalistes, tout en soutenant qu’une telle pratique permet de produire un travail scientifique. Et, mettant à l’œuvre la dialectique de la proximité et de la prise de distance, de l’attention au détail et de la hauteur de vue, il livre une étude assez convaincante, et assurément stimulante. Le second principe sur lequel il convient de revenir avant toute démarche de recherche est celui du « bon usage de l’histoire ». Ce n’est probablement pas une si grande évidence que de souligner la nécessité de maîtriser l’histoire pour comprendre les événements politiques actuels. Le travail de Burgat n’est pas un travail de journaliste, ni même seulement de politologue : s’il étudie l’islamisme dans une perspective politique, ce n’est pas pour retracer la genèse d’une « idée politique », ses sources, ses emprunts, ses héritages. Son objet est de produire un travail d’historien, et partant, de replacer l’islamisme dans une profondeur historique. C’est dans cette perspective qu’il trouve l’acte de naissance de l’islamisme politique dans une réaction à la modernisation initiée par les logiques et le vocabulaire occidentaux dans la période coloniale et après la décolonisation, dans le cadre de l’avènement de régimes très nationalistes. C’est dans le but de faire un bon usage de l’histoire que F. Burgat se permet, dans sa partie sur les liens possibles entre islamisme et modernité, de souligner les pièges du comparatisme historique. Si ce dernier peut être éclairant, il faut savoir l’utiliser à bon escient : comparer l’univers conceptuel de la choura pratiquée au temps de Mahomet et la démocratie européenne au XXIe siècle pour montrer que le lien est effectivement difficile, ne suffit pas à prouver que l’islam et la démocratie sont par définition incompatibles. L’auteur ne remet pas tant en cause le comparatisme que l’usage abusif qui en effet, par le passage de l’observation à la conclusion sans que le lien de causalité n’ait été démontré, ce qui ruine toute valeur de la démonstration. Les deux entités observées –l’islam et la démocratie- se retrouvent figées une fois pour toute dans une opposition irréconciliable. Or, cette méthode « conduit également à négliger tous les horizons qu’offre la prise en 3 compte des dynamiques historiques, et notamment les évolutions pourtant rapides et évidentes des mouvements islamiques modernes. » C’est dans cette optique que F. Burgat appelle l’historien à une nécessaire rigueur conceptuelle. Les sacro-saintes catégories historiques des « causes » et des « effets », de « l’essence » et des « circonstances », de la « structure » et de la « conjoncture » doivent être utilisées de manière convenable, ce qui semble être rarement le cas. Sans cette rigueur méthodologique, on est conduit à toutes sortes de dérapages qui amènent à faire d’un facteur aggravant (par exemple la situation économique) une cause structurelle, à voir dans la violence « l’essence de l’islamisme » alors qu’il faut y voir un « effet » des violences étatiques et ainsi de suite. Avant toute recherche, l’auteur se livre donc à une mise au point épistémologique et méthodologique, qui le conduit à adopter une méthode qui lui est propre, et qui apparaît assez convaincante. 3) La méthodologie de Burgat, une approche wébérienne de l’islamisme ? S’il fallait trouver dans cet ouvrage une définition des objectifs et de la méthode de F. Burgat, ce pourrait être cette remarque : « En ne saisissant du processus de réislamisation que les avatars négatifs d’une « erreur de conduite politique » pour les uns, d’une « conjoncture répressive » pour les autres ou enfin d’une « manipulation étrangère » (saoudienne ou iranienne un jour, mais aussi, pour les moins scrupuleux, américaine), la réflexion néglige les ingrédients essentiels d’une mobilisation politique que sont le pluriel, l’ambivalence, l’historicité et les dynamiques. » Qu’est-ce à dire ? Toutes les analyses qui ne proposent d’un facteur d’explication décisif sont dans le faux, car il ne peut y avoir un unique élément d’explication du phénomène islamiste. L’historien doit précisément s’attacher à la diversité des causes possibles, être sensible aux dynamiques, à la complexité de son objet d’étude, et quiconque néglige cela ne peut donner produire que des résultats simplistes et réducteurs. Il faut donc la diversité des facteurs explicatifs, et l’on pourrait rapprocher cette démarche de la méthode « compréhensive » de la sociologie wébérienne. On ne peut analyser comme dans les sciences dures l’islamisme comme la cause unique de la violence ou comme le produit nécessaire et inéluctable des difficultés économiques de certains pays arabes. C’est ainsi qu’il revient sur deux explications « classiques » de l’islamisme, la première qui repose sur des analyses économiques, la seconde sur des analyses seulement politiques. Certes, les pays arabes ont souffert des politiques d’ajustement structurel qui conduit à la dégradation du niveau de vie des populations. Mais en faire l’unique élément d’explication revient à survaloriser un clivage conjoncturel. Il en va de même si l’on tient l’idéologie comme ultime clé de lecture des luttes politique dans le monde arabomusulman. Sur le plan structurel donc, il ne faut pas s’attacher à une clé de lecture unique, mais considérer la diversité des facteurs produisant l’alchimie islamiste. Dans le cas de l’Algérie, par exemple, l’auteur identifie une triple fracture : politique (guerre de succession d’un régime usé en perte de légitimité), économique (les bases sociales de la rébellion ont moins bénéficié des retombées pétrolières) et culturelle (les élites politiques et économiques sont davantage occidentalisées que les couches plus défavorisées.) Il faut donc tenir en main la diversité des facteurs explicatifs externes. Sur le plan interne d’autre part, il faut avoir l’intelligence des dynamiques propres au mouvement islamiste. Toute l’entreprise de F. Burgat tend à montrer que l’étiquette « islamiste » recouvre des réalités très diverses, et qu’il existe toute une palette de sensibilités. L’islamisme ne doit pas être considéré comme un bloc monolithique, d’un seul tenant, au risque de simplifier de manière outrancière l’analyse. C’est peut-être d’abord à travers les différentes interprétations de la chari’a que les différents courants sont les plus visibles : si la réclamation de l’application de la chari’a est une exigence très largement consensuelle, elle peut « faire l’objet d’innombrables appropriations, d’innombrables expressions », comme le précise l’auteur. Il expose, pour appuyer son propos, deux interprétations extrêmes opposées : une lecture très littéraliste qui donne à la notion de chari’a un contenu extensif, et une lecture qui voit dans la chari’a une « voie » ou un état d’esprit qui doit guider l’action humaine. La diversification se fait donc de manière interne, en premier lieu par l’interprétation qui est faite des textes. La différenciation se fait aussi dans les différentes mises en pratique de l’islam politique, selon les itinéraires socio-éducatifs et les attentes politiques des populations. Là encore, il n’existe pas une unique application de l’islam au domaine politique, mais l’islam s’adapte aux conditions et aux acteurs locaux et internationaux. Il n’y a donc pas de schéma préconçu, mais il faut faire droit à la diversité des cas, qui correspond à un « substrat humain » extrêmement diversifié. 4 C’est dans cette perspective que Burgat procède à la création d’idéaux-types qui constituent autant de grilles d’analyse, qu’il soumet dans un deuxième temps à l’épreuve des exemples concrets. C’est là que réside l’un des principaux intérêts de cette étude : la discussion directe avec des islamistes, l’attention aux parcours individuels, l’étude des pays au cas par cas. A travers les itinéraires politiques de trois leaders, dans trois pays, Tareq al-Bishri, Rached Ghannouchi, et Adel Hussein, le lecteur est en prise directe avec l’objet de l’étude. Cette méthode a cela de positif qu’elle permet de ne pas diaboliser « l’ennemi islamiste », mais de montrer que toutes ces personnalités ne sont pas les « fous de Dieu » que l’on voit décrits dans les journaux. Car ils n’apparaissent pas fous le moins du monde, mais leurs prises de parti politiques semblent réellement réfléchies. D’autre part, les études de cas par pays (Egypte, Algérie, Palestine) ont pour intérêt de révéler la diversité des situations, et d’ancrer les explications dans la situation politique et sociale propre à chaque Etat. Cette méthode a l’avantage de donner des grilles d’interprétations qui ne sont pas simplificatrices à outrance, puisqu’elles sont immédiatement soumises à vérification par des cas d’étude. II. Perspectives novatrices : repenser l’islamisme 1) 1er élément clé de compréhension: une modernisation à l’occidentale et la reconstruction identitaire F. Burgat voit dans l’islamisme une réaction à la politique de modernisation imposée par l’extérieur dans le cadre de la colonisation européenne et des régimes nationalistes post-coloniaux. Il situe dans ce traumatisme historique la principale origine de l’islamisme politique. C’est cette modernisation exogène, imposée, mal supportée, qui explique le rejet que fait aujourd’hui l’islamisme d’un certain nombre de valeurs –ou plus exactement de notions, de concepts- essentielles pour les consciences occidentales. La « modernisation » prend différents sens selon les domaines (politiques, économiques, religieux), mais tout ce qui a été véhiculé au nom du « moderne » à une époque donnée se trouve aujourd’hui rejeté, en vertu d’une recherche d’identité, qui passe par la quête de « l’authentique ». « Le mécanisme de la prise de distance à l’égard de l’univers sémantique du nationalisme laïque, peu à peu associé à l’univers symbolique occidental, et la réconciliation avec la culture religieuse, perçue comme seule capable de faire la demande identitaire, balisent ensuite des voies proches de « l’universel islamiste ». Il est fondamental de comprendre en quoi cette thèse permet par la suite à l’auteur d’articuler à la fois un rejet des valeurs occidentales par l’islamisme et une conciliation possible de la modernité et des « valeurs » de l’occident avec l’islam. En réalité, le rejet de l’Occident est moins un refus d’un certain nombre de valeurs qu’un refus des concepts, du vocabulaire dans lequel ces valeurs sont exprimées, parce que ces derniers représentent symboliquement la domination de l’Occident sur les pays d’islam. A travers tous ces rejets, s’exprime le traumatisme de la domination culturelle et la recherche d’une nouvelle identité ; mais ces refus concernent davantage le vocabulaire que la chose elle-même, c’est pourquoi, pour Burgat, il existe une possibilité de concilier islamisme et modernité. Sur le plan religieux, ce refus semble s’exprimer par un rejet de la laïcité : pour les pays du Sud, la laïcité représente le cheval de Troie de l’Occident, l’arme qui a mis a mort le système normatif musulman. C’est en réaction à la laïcité « moderne » de la colonisation occidentale, puis des régimes nationalistes soucieux d’imiter l’Occident, que ce concept est aujourd’hui rejeté par l’islamisme. Estce à dire que les valeurs qui sous-tendent la laïcité occidentale sont absolument rejetées par l’islamisme ? Sur le plan économique, la « modernisation » est passée lors de l’époque coloniale par la mise au ban des institutions religieuses considérées comme rétrogrades au profit d’idéologies à la mode, d’inspiration marxiste. Aujourd’hui, ces idéologies étant à leur tour moribondes, c’est le religieux qui revient sur le devant de la scène, comme ultime modernisation : la modernisation culturelle. La spécificité du discours islamiste et une bonne partie de son efficacité viennent de son recours à un stock de référents endogènes, perçus comme vierges de toute influence extérieure. 5 2) L’islamisme, une question politique avant d’être une question religieuse C’est ce qui explique que François Burgat ne considère pas la question religieuse comme ultime élément de son analyse. En remettant la vigueur du phénomène islamiste dans sa profondeur historique, il montre qu’il s’agit d’une réaction contre une domination culturelle qui prend le langage du religieux, parce que ce dernier a une forte charge symbolique. C’est pourquoi l’auteur peut affirmer : « L’axe de restructuration de la totalité des scènes politiques de la région, c’est que l’enjeu dépasse largement le « retour du sacré » pour englober la restauration de tout un ordre symbolique déchu. Avant d’être céleste, ici, la loi de Dieu est d’abord « endogène ». Certes, ce sont des catégories « religieuses » qui opèrent bruyamment leur réconciliation avec le système de représentation. Mais ce sont aussi des manières de s’habiller ou de décorer sa maison, des façons de parler ou de penser, des références philosophiques, littéraires ou politiques, en fait tous ces marqueurs identitaires que l’irruption des modèles occidentaux avait discrédités et qui, sortant du ghetto de la folklorisation, retrouvent irrépressiblement leur attrait et leur crédibilité perdus. » Cette thèse de l’auteur nous paraît particulièrement pertinente et précieuse à deux titres : en plaçant l’analyse sur le terrain proprement politique, l’auteur prend en compte les dynamiques internes, le souci de la chronologie, et donc ne fixe pas l’islamisme dans une essence immuable et désespérante. Les idéologies marxistes ont eu leur temps, aujourd’hui la contestation passe par la revendication religieuse, mais il s’agit avant tout d’un langage. Le problème ne se situe donc pas au niveau de l’essence mais doit être pris dans sa dimension temporelle. Cette analyse de Burgat se nourrit davantage de l’histoire des mentalités que de l’histoire des idées politiques ; et en effet, il importe de saisir pour le lecteur occidental avec quels concepts, quel langage, quels schèmes de compréhension les islamistes décryptent le monde et expriment leurs revendications politiques. D’autre part, prendre la dimension proprement politique et non simplement religieuse de l’islamisme permet d’évaluer dans quelle mesure ce langage peut être l’objet d’une instrumentalisation politique. C’est ce que note l’auteur en précisant que la dynamique identitaire recoupe souvent une banale dynamique d’opposition aux gouvernements en place. Là encore, la disponibilité du langage religieux et donc l’audience des thématiques islamistes sont plus ou moins importantes en fonction de la place qu’ont fait les dirigeants nationalistes post-coloniaux au vocabulaire de l’Occident. En comparant la plus ou moins grande proximité des régimes issus de la décolonisation avec les valeurs religieuses, Burgat peut établir une sorte de typologie des mouvements islamistes selon les Etats. Les monarchies –Maroc, Jordanie, Arabie Saoudite ou émirats du Golfe- dont le discours de légitimation est resté plus proche des références traditionnelles sont demeurées plus en phase avec les valeurs religieuses que les leaders républicains d’Irak ou du Soudan par exemple. Or aujourd’hui, la carte du radicalisme islamiste correspond de manière symptomatique aux Etats qui ont laissé le moins de place dans leurs discours politiques depuis les indépendances. Cela permet d’avoir une vision du phénomène islamiste qui ne soit pas monolithique, mais prenne en compte les différences entre les Etats, liées à des situations historiques précises. C’est cette attention à la chronologie qui permet aussi à l’auteur de remettre en question l’idée d’une « islamisation par le bas » qui prendrait actuellement la suite d’une « islamisation par le haut », selon la distinction opérée par François Bayart. L’hypothèse de la concomitance des deux formes d’action n’est pas une « simple distinction méthodologique » comme le précise Burgat : cela permet de ne pas considérer l’islamisme selon le seul paradigme de la violence, mais de faire droit à d’autres éléments explicatifs. C’est ce souci des éléments de différenciation internes aux mouvements islamistes et aux dynamiques externes, liées au contexte historique, qui permet à Burgat de remettre radicalement en question les thèses couramment admises sur l’islamisme. 3) Soumettre à l’examen les questions qui fâchent L’originalité de la méthode mise en place par Burgat, à savoir la volonté d’être attentif aux différences internes, aux dynamiques, à la complexité en somme, lui permet de ne pas placer le débat sur une « essence immuable » de l’islamisme. Cela lui permet de contester que l’islamisme soit intrinsèquement violent, par définition hostile à l’épanouissement de la femme, et inévitablement réticent à la modernisation politique et économique. Sans retracer l’ensemble de la démonstration de l’auteur, il nous apparaît intéressant de restituer les principales thèses remises en question. 6 Le premier prêt-à-penser que le chercheur remet en question est celui du lien intrinsèque entre islamisme et violence. L’islamisme est-t-il nécessairement violent, comme on l’affirme habituellement ? D’où viendrait cette justification de la violence ? Il faut commencer par établir une distinction et identifier deux types de violence qui ne doivent pas être confondues. Les violences « révolutionnaires » ou « verticales » contestent l’action ou la légitimité des détenteurs du pouvoir ; les violences « privées » ou « horizontales » concernent des cas où les victimes sont seulement accusées de contrevenir à une norme religieuse que les islamistes entendent faire respecter par tous les moyens. Or l’auteur s’applique à montrer que les violences verticales n’ont rien de spécifiquement islamiste : sous forme de boutade, il note que les Etats ont « les islamistes qu’ils méritent ». Autrement dit, la violence islamiste est une réaction à la violence étatique : il y a une violence première qui est celle, abusive de l’Etat, à laquelle répond une violence démultipliée des islamistes. La violence ne tient donc pas à la foi de l’islam, à une quelconque doctrine : « Il n’y a pas de relations structurelle entre l’émergence du courant islamiste et la violence révolutionnaire ». A l’appui de cette thèse, l’auteur donne pour exemple le cas égyptien et l’instrumentalisation du problème confessionnel par le pouvoir politique. Ce dernier utilise les violences commises à l’égard de la minorité copte pour justifier la répression politique, en particulier à l’égard des islamistes, et pour se maintenir au pouvoir une classe politique qui n’a plus aucun soutien populaire. Il en va de même pour le cas algérien, au sujet duquel l’Occident a faussement identifié un « double terrorisme » : le terrorisme islamiste est né d’un mouvement de contestation radicale d’élections truquées et de la répression brutale qui y a fait suite. Le second terrorisme est celui de l’aile radicale du pouvoir militaire algérien, solution de « repli » d’un pouvoir qui n’a plus d’assise populaire. Burgat procède en second lieu à une radicale remise en débat de la place des femmes dans l’islamisme, qui se traduit par une inversion du questionnement classique : la question de la femme ne serait-elle pas plutôt celle du regard occidental sur l’islamisme ? Pour évite de ne brosser qu’à gros traits la question de la femme, en faisant des simplifications abusives, l’auteur opère d’abord une typologie (crée des idéaux-types) des femmes en pays arabe. La question de la femme est d’abord la question des femmes. En différenciant la femme moderne réticente aux exigences de la loi islamiste et les femmes qui vivent en symbiose avec la culture que cette dernière véhicule, il permet de ne pas dissoudre une fois pour toutes le problème, mais permet de mettre en lumière la complexité de la question. Il s’agit encore une fois de débusquer le biais auquel est soumis le regard occidental sur la femme (la « femme moderne » constitue un échantillon accessible aux journalistes et compréhensible pour l’Occident, mais n’est pas représentatif de la totalité de la population féminine), pour montrer que le port du hijab n’est pas forcément antimoderniste. Il peut s’agir paradoxalement pour la femme voilée de revendiquer plus d’indépendance et d’affirmation de soi. Là encore, la méthode de différenciation et la volonté de ne pas concentrer le débat sur « l’essence » donnent des résultats assez convaincants. La dernière interrogation remise en question par Burgat trouve une grande actualité depuis l’intervention américaine en Irak : la volonté américaine d’exporter démocratie en terre musulmane se trouve bien sous le sceau de ce présupposé occidental selon lequel l’islam serait incompatible avec la démocratie. Et cela serait particulièrement vrai pour l’islam politique radical. L’auteur démonte l’argumentation en montrant que l’incompatibilité entre islam et démocratie se situerait à une triple niveau : incompatibilité structurelle du fait de l’incommunicabilité de la doctrine de l’Europe industrielle du XIXe siècle et la pensée islamique classique (sur le plan des idées donc), incompatibilité circonstancielle du fait du refus des acteurs islamistes de souscrire à la terminologie démocratique, incompatibilité empirique au vu des pratiques des acteurs au pouvoir. En ce qui concerne le premier registre, F. Burgat démontre les limites du comparatisme historique et le respect de la distance sociologique qui doit animer toute démarche d’observation et de comparaison. En ce qui concerne le second registre, l’auteur note les disparités, les différents courants au sein de l’islamisme, qui ne permettent pas d’avoir un jugement global de type essentialiste. Pour le dernier niveau, il faut resituer la controverse dans le contexte sociopolitique pour examiner si les conditions de possibilités sont réunies pour que l’islam puisse être compatible avec le pluralisme démocratique, ce qui, selon l’auteur, ne semble pas avoir été le cas jusqu’à ce jour. Et l’auteur de conclure : « Nous pensons […] que les deux processus majeurs à l’œuvre aujourd’hui dans le monde arabe n’ont rien d’incompatible : d’un côté, la réconciliation du discours politique avec les catégories de la culture musulmane et, de l’autre, la lente et difficile émergence de conduites pluralistes et tolérantes 7 convenant à l’univers de la démocratie. » Les chances de voir émerger les conduites modernistes respectant les acquis de la pensée démocratique ne sont nullement garanties, mais ne sont nullement condamnées par la poussée islamiste non plus. III. Perspectives critiques : un ouvrage polémique qui fait débat Le grand intérêt de l’ouvrage de Burgat consiste en ce qu’il met en question de manière radicale, un peu provocatrice d’ailleurs, les thèses couramment admises sur un certain nombre de questions liées à l’islamisme. Ce faisant, il s’oppose aux méthodes journalistiques, mais aussi au monde universitaire. Cet essai vise avant tout à débattre, et attaque de manière à demi voilée un certain nombre de spécialistes de l’islamisme, non tant sur le méthode que sur le contenu. 1) Le retour du religieux ? Dialogue avec Gilles Kepel. Dans son paragraphe intitulé « Revanche de Dieu ou retour du Sud ? », Burgat entre en dialogue avec un ouvrage d’un autre spécialiste de la question, paru en 1991 : La Revanche de Dieu, de Gilles Kepel. Ce politologue français, spécialiste du Moyen-Orient et de l’islam est professeur à Sciences Po. Il défend dans son ouvrage l’idée empruntée à Malraux d’un retour du religieux, tant dans l’islam que dans les autres monothéismes, en précisant toutefois que selon les religions, ce renouveau n’a pas la même signification. L’auteur montre que le conflit religieux va dominer notre époque car les mouvements religieux ont chacun pour ambition de partir à la reconquête du monde. Même s’il constate, comme F. Burgat, qu’à l’origine de la montée des groupes religieux se situe la désillusion envers la misère sociale et les idéologies, il accorde, semble-t-il, trop d’importance à la lecture simplement religieuse de la question, au détriment d’autres analyses d’ordre politique et social. Burgat accorde qu’au Nord comme au Sud, la résurgence du religieux tient à un « mal-être » des sociétés sur les valeurs qui ont dominé le siècle. Mais il place ce retour sur un plan plus symbolique que véritablement religieux. Selon lui, « l’apparent retour du religieux nourrit moins la résurgence du sacré dans un univers séculier que la réhabilitation de référents, notamment politiques, de la culture locale, invités à retrouver, par-delà la parenthèse coloniale, leur ambition perdue à l’universalité. » Il refuse donc de surestimer le facteur religieux pour y voir plutôt un moyen d’expression, un langage de contestation, pour une réalité qui relève davantage du politique que du religieux. Ces visions différentes du renouveau de l’islamisme conduisent à des conclusions différentes sur les perspectives d’avenir. Alors que pour Kepel, précurseur de l’analyse d’un « choc des civilisations » néanmoins plus nuancé que celui diagnostiqué par son homologue américain Huntington quelques années plus tard, les relations entre l’Occident et l’Orient islamique/ste se feront sur le plan de l’affrontement, Burgat est nettement plus optimiste, puisque l’essentiel de son essai consiste à démontrer que des accommodements sont possibles. La démarche de Burgat est très convaincante lorsqu’elle montre la dimension politique de la question islamiste en refusant de s’en tenir à une analyse religieuse. Elle l’est tout autant lorsqu’elle s’applique à montrer la complexité du débat, les distinctions nécessaires, les différences à l’intérieur du courant islamiste et des Etats arabes. Elle dédramatise efficacement la question. Néanmoins, le parti pris de Burgat se situe, semble-t-il, à la limite de la sympathie avec son objet d’étude, et la « réhabilitation » de l’islamisme y apparaît un peu trop systématique. En ce sens, il fait presque de son objet d’étude un phénomène inoffensif, sans parvenir à nous convaincre totalement qu’il apparaît avec une totale évidence qu’une convergence est possible entre l’islamisme et les valeurs de la société occidentale démocratique. Un élément de l’analyse de Burgat nous a paru particulièrement intéressant, sans pour autant que nous sachions s’il faut être absolument d’accord avec lui. Il se demande si la loi religieuse ne recèle pas un « pouvoir totalisant » plus fort que la loi humaine, mais conclut que « la loi divine assume dans l’islam une fonction qui n’est pas sans relation avec le droit naturel ou des principes généraux de la pensée occidentale, ensemble de principes intangibles encadrant l’activité normative humaine. » Cette idée nous semble très intéressante, à savoir que la loi religieuse peut jouer le rôle d’une « idée » au sens kantien, guide pour l’action humaine, point vers lequel on se dirige, mais qui ne constitue pas un idéal à appliquer à la lettre ici et maintenant. S’il est certain que la « loi naturelle » est l’héritière des principes chrétiens de respect de la dignité de la personne humaine, et qu’en ce sens on peut y voir la laïcisation de principes d’origine religieuse, on peut se demander dans quelle mesure cela peut être vrai pour la loi divine telle qu’elle est comprise par les islamistes aujourd’hui. En 8 accordant à F. Burgat que les interprétations sont aussi variées que possibles au sein du courant islamiste, on peut se demander si un nombre conséquent d’intéressés seraient prêts à faire dans la « loi de Dieu » un idéal normatif à l’image de notre « loi naturelle ». 2) L’islam politique, un échec ? Dialogue avec Olivier Roy Le deuxième élément de discussion, cette fois directement cité par François Burgat dans cet essai, concerne le constat d’échec de l’islam politique. Olivier Roy, spécialiste de l’islam, chercheur au CNRS, proposait, dans un ouvrage de 1992 intitulé L’échec de l’islam politique, l’analyse suivante : s’il est indéniable que la pensée islamiste soit une forme de contestation moderne et ait un potentiel réformiste (O. Roy dit élégamment que le fondamentalisme islamique, c’est « la charia plus l’électricité »), au vu des régimes politiques islamistes qui ont vu le jour, on peut désespérer que ce potentiel soit un jour utilisé. Le constat d’échec opéré par O.Roy provient d’une distinction effectuée entre islamisme (qui concerne la puissance politique) et néofondamentalisme (qui concerne la famille et la mosquée). Le deuxième terme constitue une dégradation du premier, et s’il est florissant, l’islamisme, lui, a échoué. L’islamisme n’a pas réussi à occuper la scène politique et à constituer un pouvoir digne de ce nom ; il n’a pas réussi non plus à se réformer, alors que cela fait des décennies que la révolution iranienne a eu lieu. Il n’est pas le seul à faire ce constat : Kepel, dans son livre intitulé Jihad. Expansion et déclin de l’islamisme (2000) fait lui aussi l’histoire de cet échec. Echec de l’islamisme à transformer le conflit bosniaque en guerre de religion, la guerre d’Afghanistan en prise de pouvoir politique, à transformer le terrorisme à grand spectacle en jihad structuré. Burgat reproche à Olivier Roy, comme d’ailleurs indirectement à Kepel, de n’appuyer leurs analyses que sur une frange particulièrement radicale de l’islamisme, et donc de ne pouvoir tirer que des conclusions partielles. François Burgat reste confiant dans les possibilités de réformisme de l’islam politique et au contraire, voudrait montrer dans cet essai la nécessité pour l’Occident de ne pas continuer de soutenir des régimes politiques corrompus et fossilisés qui marginalisent toute une génération politique islamiste. Si l’on adhérait complètement à l’argumentation de Burgat sur la convergence possible entre islamisme et modernité, on adhèrerait aussi nécessairement à cette conclusion. Toutefois, si on aimerait y croire avec lui, on a du mal à être convaincu qu’il faut laisser le pouvoir aux islamistes. On tendrait sur cette question à être davantage d’accord avec Roy et Kepel qui analysent les nouvelles formes prises par le renouveau islamiste (ce que Roy appelle le néofondamentalisme) sans croire réellement à la possibilité d’un islam politique moderne. Il est vrai que lorsque l’on regarde le régime islamiste « symbole », l’Iran depuis 1979, on a du mal à être convaincu de la possibilité d’un islam politique dont le potentiel de modernisation serait en passe de se révéler. Si l’on veut bien accorder à François Burgat que l’on prend pour exemple un régime ultra radical qui n’est pas représentatif de l’ensemble de l’islamisme, et que cela ne veut pas dire qu’il faut considérer comme définitivement jetées aux oubliettes les possibilités de modernisation, on a néanmoins du mal à être parfaitement convaincu par l’auteur. En ce qui concerne à présent la violence politique, on peut reprocher à Burgat de chercher un peu systématiquement à « innocenter » ou du moins à minimiser la place de la violence dans certains mouvements islamistes. On ne peut être que d’accord avec son analyse de la responsabilité des Etats arabes dans l’utilisation de la violence et considérer la violence islamiste comme une réaction à la répression étatique. Cependant, cette analyse ne semble pas prendre en compte une certaine part de violence utilisée par des groupes islamistes fondamentalistes inexplicable par le seul facteur politique. On peut dire en tout cas que l’ouvrage de Burgat, s’il apparaît un brin provocateur, a l’inestimable avantage de nourrir un débat complexe et de proposer de nouveaux éléments d’analyse de l’islamisme. C’est un essai précieux à différents égards : il est intellectuellement très stimulant, méthodologiquement rigoureux, et démystifie le discours islamiste et dédramatise les termes du débat. L’islamisme en face a de plus l’avantage d’avoir pour auteur un scientifique qui n’est pas dépourvu de tout sens de l’humour, ce qui est loin d’être désagréable… 9 10