compte des dynamiques historiques, et notamment les évolutions pourtant rapides et évidentes des
mouvements islamiques modernes. »
C’est dans cette optique que F. Burgat appelle l’historien à une nécessaire rigueur conceptuelle. Les
sacro-saintes catégories historiques des « causes » et des « effets », de « l’essence » et des
« circonstances », de la « structure » et de la « conjoncture » doivent être utilisées de manière
convenable, ce qui semble être rarement le cas. Sans cette rigueur méthodologique, on est conduit à
toutes sortes de dérapages qui amènent à faire d’un facteur aggravant (par exemple la situation
économique) une cause structurelle, à voir dans la violence « l’essence de l’islamisme » alors qu’il
faut y voir un « effet » des violences étatiques et ainsi de suite.
Avant toute recherche, l’auteur se livre donc à une mise au point épistémologique et méthodologique,
qui le conduit à adopter une méthode qui lui est propre, et qui apparaît assez convaincante.
3) La méthodologie de Burgat, une approche wébérienne de l’islamisme ?
S’il fallait trouver dans cet ouvrage une définition des objectifs et de la méthode de F. Burgat, ce
pourrait être cette remarque : « En ne saisissant du processus de réislamisation que les avatars
négatifs d’une « erreur de conduite politique » pour les uns, d’une « conjoncture répressive » pour les
autres ou enfin d’une « manipulation étrangère » (saoudienne ou iranienne un jour, mais aussi, pour
les moins scrupuleux, américaine), la réflexion néglige les ingrédients essentiels d’une mobilisation
politique que sont le pluriel, l’ambivalence, l’historicité et les dynamiques. »
Qu’est-ce à dire ? Toutes les analyses qui ne proposent d’un facteur d’explication décisif sont dans le
faux, car il ne peut y avoir un unique élément d’explication du phénomène islamiste. L’historien doit
précisément s’attacher à la diversité des causes possibles, être sensible aux dynamiques, à la
complexité de son objet d’étude, et quiconque néglige cela ne peut donner produire que des résultats
simplistes et réducteurs. Il faut donc la diversité des facteurs explicatifs, et l’on pourrait rapprocher
cette démarche de la méthode « compréhensive » de la sociologie wébérienne. On ne peut analyser
comme dans les sciences dures l’islamisme comme la cause unique de la violence ou comme le
produit nécessaire et inéluctable des difficultés économiques de certains pays arabes. C’est ainsi qu’il
revient sur deux explications « classiques » de l’islamisme, la première qui repose sur des analyses
économiques, la seconde sur des analyses seulement politiques. Certes, les pays arabes ont souffert des
politiques d’ajustement structurel qui conduit à la dégradation du niveau de vie des populations. Mais
en faire l’unique élément d’explication revient à survaloriser un clivage conjoncturel. Il en va de
même si l’on tient l’idéologie comme ultime clé de lecture des luttes politique dans le monde arabo-
musulman. Sur le plan structurel donc, il ne faut pas s’attacher à une clé de lecture unique, mais
considérer la diversité des facteurs produisant l’alchimie islamiste. Dans le cas de l’Algérie, par
exemple, l’auteur identifie une triple fracture : politique (guerre de succession d’un régime usé en
perte de légitimité), économique (les bases sociales de la rébellion ont moins bénéficié des retombées
pétrolières) et culturelle (les élites politiques et économiques sont davantage occidentalisées que les
couches plus défavorisées.) Il faut donc tenir en main la diversité des facteurs explicatifs externes.
Sur le plan interne d’autre part, il faut avoir l’intelligence des dynamiques propres au mouvement
islamiste. Toute l’entreprise de F. Burgat tend à montrer que l’étiquette « islamiste » recouvre des
réalités très diverses, et qu’il existe toute une palette de sensibilités. L’islamisme ne doit pas être
considéré comme un bloc monolithique, d’un seul tenant, au risque de simplifier de manière
outrancière l’analyse. C’est peut-être d’abord à travers les différentes interprétations de la chari’a que
les différents courants sont les plus visibles : si la réclamation de l’application de la chari’a est une
exigence très largement consensuelle, elle peut « faire l’objet d’innombrables appropriations,
d’innombrables expressions », comme le précise l’auteur. Il expose, pour appuyer son propos, deux
interprétations extrêmes opposées : une lecture très littéraliste qui donne à la notion de chari’a un
contenu extensif, et une lecture qui voit dans la chari’a une « voie » ou un état d’esprit qui doit guider
l’action humaine. La diversification se fait donc de manière interne, en premier lieu par l’interprétation
qui est faite des textes. La différenciation se fait aussi dans les différentes mises en pratique de l’islam
politique, selon les itinéraires socio-éducatifs et les attentes politiques des populations. Là encore, il
n’existe pas une unique application de l’islam au domaine politique, mais l’islam s’adapte aux
conditions et aux acteurs locaux et internationaux. Il n’y a donc pas de schéma préconçu, mais il faut
faire droit à la diversité des cas, qui correspond à un « substrat humain » extrêmement diversifié.