L’ISLAM À LIVRE OUVERT Penser la complexité Hamit Bozarslan Dans plusieurs de ses textes, Alain Roussillon (1952-2007), éminent spécialiste de l’Égypte et de la vie intellectuelle arabe, se plaignait de la rupture qu’il observait entre les études sur l’islam et celles menées par des politistes, notamment français, sur l’islamisme1. Roussillon savait bien entendu que l’islamisme, fait politique récent, était distinct de l’islam comme religion, droit et doctrine d’État largement codifiés au cours d’une histoire longue de quatorze siècles. Mais il était également conscient qu’on ne pouvait comprendre la naissance, les mutations et les ramifications vertigineuses de l’islamisme en ignorant la religion dont il tirait son nom. Il n’est pas inutile d’ouvrir ce dossier en rappelant que la généalogie de ce courant remonte au tournant du xxe siècle, voire à la fondation des Frères musulmans en 1928 par Hassan al-Banna (1906-1949). Comme nombre d’autres organisations arabes de l’époque, celle-ci était influencée par la droite radicale européenne de l’entre-deux-guerres. La radicalisation ultérieure des Frères a également lieu dans un contexte international particulier, marqué notamment par les dynamiques de la « Tricontinentale », censée réunir l’Amérique latine, l’Asie et l’Afrique dans une même lutte antiimpérialiste. Sayyid Qutb (exécuté en 1966), qui proposa une lecture révolutionnaire du Coran et abrogea de fait l’interdiction de recourir à la violence dans la « maison de l’islam » (dar al-Islam), était un pur produit de l’attente révolutionnaire de son temps. Nés tous deux en 1906, Banna, instituteur et publiciste, et Qutb, essayiste, faisaient 1. Voir notamment Alain Roussillon, « Les islamologues dans l’impasse », Esprit, août 2001 et « Islam : dans l’attente du post-islamisme », La Vie des idées, no 6, octobre 2005, p. 45-56. 31 Décembre 2016