Constitution de l’Objectivité
spinoziste de la connaissance, mais aussi de ses aspects réalistes ; de la certitude
spinoziste d’une unité de la nature humaine, mais aussi de ses incertitudes sur les
femmes, les enfants, et les ignorants ; de l’inachèvement du Traité de la Réforme de
l’Entendement sur la question de la quantité, mais aussi de l’inachèvement du Traité
Politique sur la question de la qualité ; des lectures, enfin, faisant de Spinoza un sage
oriental « ivre de Dieu », mais aussi de celles le tirant vers le matérialisme et la
modernité
.
METHODE ET INTERPRETATION. On se méprendrait cependant grandement sur
notre but, si l’on concluait de ce qui précède que nous avons voulu montrer que, par
Spinoza, on a réponse à tout, ou que, d’un certain point de vue, tout s’y concilie, ou
encore, que l’on pourrait réconcilier, de gré ou de force, ses interprètes. Tout au
contraire : d’une part, les interprétations visant à reconstituer la cohérence complète du
point de vue spinoziste avaient donné lieu à des ouvrages indépassables en leur genre,
comme ceux de Gueroult, de Matheron, ou de Deleuze, dont nous nous sommes
constamment nourri dans nos travaux sur Spinoza et sur la philosophie moderne.
D’autre part et surtout, nous partions de principes différents en matière d’histoire de la
philosophie et d’interprétation des textes. Le commentaire de Martial Gueroult, par
exemple, repose sur deux principes clairement explicités : d’une part, ne pas chercher à
découvrir la « signification profonde » d’une philosophie avant d’en avoir établi la
« signification exacte
» ; et d’autre part, pour éviter les « interprétations gratuites »,
étudier une œuvre (qu’il s’agisse des Méditations ou de l’Éthique) « selon ses
articulations propres
». S’il nous a paru nécessaire de lire Spinoza selon des principes
opposés, ce n’est pas (autant que nous puissions en juger) par souci d’originalité, mais
c’est parce que ces principes nous semblaient reposer sur des distinctions ou des
présuppositions également inexactes. Nous ne croyons pas, d’abord, qu’on puisse
dégager la « signification exacte » d’une philosophie indépendamment de sa
« signification profonde ». Pour Martial Gueroult, cette distinction recouvre (cela ne
fait selon nous aucun doute à la lecture de ses ouvrages) une distinction entre
Nous donnons quelques références significatives de ces interprétations, dans Qualité et
Quantité, 306-307 et notes.
Martial Gueroult, Descartes selon l’Ordre des Raisons, vol 1, « avant-propos », premières
lignes : « ‘Se défier de ces jeux de réflexion qui, sous prétexte de découvrir la signification profonde
d’une philosophie, commencent par en négliger la signification exacte’ : cette maxime de Victor
Delbos a été constamment la nôtre pendant que nous écrivions le présent ouvrage. » Nous soulignons
les deux expressions.
Martial Gueroult, Spinoza, Dieu (Éthique, 1), Introduction, p. 14 : « On suivra donc l’auteur
dans la marche génétique de ses pensées, selon l’ordre déductif imposé à elles par les exigences
intimes de la raison. De même que Descartes, avec les Méditations, Spinoza, avec l’Éthique, offre cet
avantage de renfermer toute sa philosophie en une œuvre fondamentale. Analyser cette œuvre dans
son détail, selon ses articulations propres, Livre par Livre et Proposition par Proposition, en dégager
la structure, sans négliger, bien entendu, ni les tâtonnements, ni les évolutions préliminaires, ni les
rapprochements qui s’imposent avec les écrits antérieurs et avec les philosophes dont l’auteur a pu
s’inspirer, telle est la tâche à laquelle nous avons décidé de nous astreindre ; tâche assujettissante et
austère sans doute, mais qui, contraignant à la rigueur et à la précision, prévient ces vues cavalières
qui, dans l’éloignement du texte, risquent de laisser licence aux interprétations gratuites ». Nous
soulignons deux fois.