Kant et la morale du devoir 1. Le contexte historique A) les Lumières Emmanuel Kant, est un philosophe allemand du XVIIIème siècle. Sa morale du devoir met l’accent sur l’autonomie en faisant de la raison la source première de l’action morale. Il a donc contribué à développer les thèmes chers aux philosophies des Lumières que sont l’autonomie, l’humanisme et l’universalisme. «Les Lumières c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude! Aie le courage de te servir de ton propre entendement! Voilà la de vise des Lumières!»1 B) Kant et Hume De 20 ans plus jeune que David Hume, Kant a eu l’occasion de lire ses textes. Il dira d’ailleurs des idées de Hume qu’elles ont été extrêmement importantes pour lui, le réveillant de son sommeil dogmatique. Kant est un rationaliste qui va défendre le rôle primordial de la raison dans l’élaboration de la morale, réagissant ainsi aux propos de Hume. Il va donc être amené à redéfinir les possibilités de la raison humaine et les titres de ses principaux livres le montrent bien : Critique de la raison pure (1781), Critique de la raison pratique (1788), La religion dans les limites de la simple raison (1793). On peut dire que la théorie morale de Kant est à l’opposé de celle de Hume. Kant se méfie des sentiments dans le développement de la moralité. Ils sont trop personnels et imprévisibles. Pour lui, seule la raison peut être la véritable source de la morale, et seule elle peut permettre de déterminer comment bien agir. 2. La conception kantienne de la morale Comme tous les philosophes des Lumières, Kant a tenté de résoudre le problème suivant : comment justifier objectivement des lois morales qui soient valables pour tous les êtres 1 Kant, Emmanuel(1991) Qu’est-ce que les Lumières, trad. De J-F. poirier, Paris, Garnier-Flamarion, p43 Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et politique, notes de cours 4, cégep de Jonquière, A-08 p1 humains, sans s’appuyer sur une religion ou sur la croyance en Dieu et en partant de l’idée que les êtres humains sont libres d’établir eux-mêmes leurs valeurs morales? La liberté des individus semble exclure a priori l’idée qu’il puisse exister des règles morales universellement valables. Pour résoudre ce paradoxe Kant va s’appuyer sur l’idée que les êtres humains sont autonomes parce qu’ils sont rationnels et que la raison seule peut fonder l’obligation morale. Pour Kant, une personne est un être conscient, doué de raison, libre et responsable. En procédant par la négative, on peut dire qu’une personne n’est pas une chose. Les choses ne sont pas libres car elles sont soumises aux lois de la nature. De ce point de vue un animal est une chose. Les personnes sont autonomes. Cela signifie qu’elles peuvent se donner à elles-mêmes leurs propres lois. Un enfant, par exemple, n’est pas autonome car il est sous l’autorité de ses parents qui lui imposent leur loi. De même, dans l’univers religieux, les individus ne sont pas autonomes car ils sont soumis à l’autorité de Dieu. Les personnes sont autonomes parce qu’elles sont rationnelles. C’est la raison, en chacun de nous, qui est l’autorité morale suprême. Mais comment la raison peut-elle arriver à déterminer une bonne action? A) La motivation morale et les inclinations Une action intentionnelle poursuit toujours un objectif, un but conscient. Ces buts ou motivations peuvent être de deux sortes : 1. On peut agir dans le but de satisfaire un besoin, un désir ou un intérêt particulier. Kant, dit que l’on agit alors par inclination. 2. On peut aussi agir en fonction d’une règle que l’on s’est donnée. Seul un être autonome peut se donner comme objectif de respecter une règle de conduite. On agit alors par devoir. Selon Kant, une action est bonne (moralement) si elle résulte d’une bonne intention (d’une volonté bonne). La volonté est la force intérieure qui décide de nos actions. Kant ne croit pas que ce sont les conséquences immédiates d’une action qui font qu’elle soit bonne. Bien sûr, toute la question est de savoir ce qu’est une volonté bonne ou une bonne intention. Une intention est bonne si le but de l’action est le respect de la loi morale (le devoir) et non la satisfaction d’un besoin ou d’un désir. Cela ne signifie pas que la satisfaction des besoins et des désirs est mauvaise mais que notre devoir doit primer sur la recherche de la satisfaction égoïste. Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et politique, notes de cours 4, cégep de Jonquière, A-08 p2 Exemple : On peut décider de ne jamais tricher aux examens. On agit ainsi conformément au règlement. Cependant, on peut agir ainsi par peur de se faire prendre ou bien agir parce qu’on estime que c’est un devoir, une obligation morale basée sur une norme morale comme «On doit toujours agir de façon honnête.» Dans le premier cas, l’intention n’est pas morale même si l’action respecte la loi. Dans l’autre cas, l’intention est bonne car elle vise le respect du devoir. Il faut donc distinguer une action faite par devoir d’une action faite selon le devoir; seule la première est morale. L’intuition morale : selon Kant, cette conception du devoir moral ne fait qu’expliciter une intuition commune à tous les êtres humains. Il n’est pas nécessaire d’être un savant pour connaître la loi morale. Selon lui, la philosophie ne nous enseigne pas quel est notre devoir, elle nous permet de mieux comprendre la loi morale et la nature humaine. Elle nous fournit aussi un instrument pour identifier le devoir moral dans les situations plus délicates où notre intuition morale ne suffit plus et de fournir une justification rationnelle à la loi morale. B) La loi morale comme impératif catégorique Agir moralement c’est agir par respect pour la loi morale qui constitue pour nous le devoir moral. Le devoir est une obligation absolue et prend la forme d’un impératif catégorique et non pas hypothétique. En effet, Kant distingue deux sortes de règles d’action qu’un être rationnel peut se donner. 1. L’impératif hypothétique est une règle de conduite conditionnelle de la forme «Si telle condition est réalisée, alors je dois faire telle chose.» Par exemple, la règle suivante est un impératif hypothétique : «Si je suis malade alors je dois voir un médecin.» L’impératif hypothétique relève de la vie courante et met en rapport un moyen avec une fin particulière. 2. L’impératif catégorique est une règle de conduite inconditionnelle qui exprime un devoir absolu. «Tu ne dois pas tuer» est un impératif de ce type. L’impératif catégorique est la forme que prend la loi morale chez les êtres humains. Comme les êtres humains ne sont pas que des êtres rationnels mais possèdent aussi un corps ils ont des besoins et des désirs qui peuvent entrer en conflit avec les exigences de la raison. La loi morale s’exprime alors sous la forme d’un «Tu dois» inconditionnel. Une action est morale si elle est faite dans le but de respecter la prescription de la raison qui s’exprime dans l’impératif catégorique. Pour Kant, ce n’est pas la recherche du bonheur qui est le fondement de la morale. Il est normal pour les êtres humains de rechercher le bonheur, mais cette recherche doit être subordonnée au respect de la loi morale. Il est possible, que l’accomplissement de notre devoir nous oblige à accepter le malheur. Par exemple, on pourrait renoncer aux avantages que nous procurerait un vol même si l’on est assuré de ne pas être découvert. Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et politique, notes de cours 4, cégep de Jonquière, A-08 p3 C) La procédure pour déterminer l’impératif catégorique Les personnes étant autonomes, elles peuvent se donner leurs propres règles de conduite. Cependant, selon Kant, seules les règles qui sont des impératifs catégoriques expriment un devoir moral. Le problème se pose donc de savoir quels sont les critères qui permettent de distinguer les règles qui paraissent parfois acceptables et les règles qui constituent des exigences absolues. Kant a proposé trois formulations de l’impératif catégorique qui permettent de distinguer parmi les règles, celles qui sont morales et qui s’appliquent dans des situations concrètes. Nous en examinerons deux : 1. Le principe d’universalisation de la règle 2. Le principe du respect de la personne Le principe d’universalisation Selon Kant la loi morale s’applique à tous les êtres rationnels. Cette loi prend la forme d’un impératif catégorique que les êtres humains, qui ont des besoins et des désirs naturels, peuvent éprouver comme une contrainte. Pour appliquer cet impératif à notre conduite et identifier les règles qui sont des devoirs moraux, il faut selon Kant, soumettre nos règles de conduite (ou maximes) au test d’universalisation. Ce principe d’universalisation s’énonce ainsi : «Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle.» Ce principe signifie qu’une règle de conduite exprime une exigence absolue s’il est possible pour un être rationnel d’accepter que tous les êtres rationnels adoptent cette règle, c’est-à-dire que la règle soit universalisable. Ce principe exige que l’on se demande ce que serait un ordre social dans lequel notre règle de conduite serait la loi commune à tous. Les trois versions du principe d’universalisation. Une règle d’action n’est pas morale si : 1) l’universalisation de la règle rend la réalisation de l’action impossible. Exemple : l’universalisation de la règle : « Je peux mentir si c’est à mon avantage» rendrait le mensonge impossible, car plus personne ne pourrait se fier à la parole d’autrui si tout le monde adoptait cette règle. Puis-je vouloir que tout le monde mente ? Non, car si c’était le cas le mensonge ne serait plus possible. C’est parce que Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et politique, notes de cours 4, cégep de Jonquière, A-08 p4 les autres respectent la vérité que je peux être cru quand je mens. On doit donc rejeter cette règle et adopter la règle «on ne doit pas mentir», qui est universalisable et constitue un impératif catégorique. 2) l’universalisation de l’action entraîne la destruction de l’humanité. (l’humanité désigne la rationalité en nous). Exemple : l’universalisation de la règle «Je peux tuer si cela m’est utile» dans une société conduirait à son autodestruction et cela équivaudrait pour l’humanité à vouloir sa propre destruction ce qui est irrationnel. Puisqu’il est irrationnel d’adopter universellement cette règle, et qu’au contraire je peux vouloir que tout être rationnel adopte la règle «Je ne dois pas tuer», j’en fais un impératif catégorique. 3) l’universalisation de l’action va à l’encontre des intérêts fondamentaux de tout être raisonnable. Exemple : l’universalisation de la règle «Je ne vais rien faire pour aider ceux qui sont dans le besoin ni les secourir s’ils sont en détresse, sauf si j’en tire un avantage» va à l’encontre des intérêts fondamentaux de tout être rationnel. En effet, si tout le monde adoptait cette règle, je ne recevrais aucune aide en cas de besoin (en cas de maladie grave ou de perte d’autonomie par exemple), il serait donc irrationnel de ma part de vouloir que cette règle devienne une loi. Il faut remarquer que si l’obligation de bienveillance envers les autres est un impératif catégorique, elle est moins stricte que les interdits qui découlent des 2 premières formulations. Elle dépend dans son application de la liberté de l’individu de l’interpréter de façon plus ou moins stricte. Il n’y a pas d’obligation de se sacrifier totalement pour le bien d’autrui. Le principe du respect de la personne Pour Kant ce qui fait la dignité morale de l’être humain c’est sa rationalité qui le rend autonome et lui confère ainsi une dignité absolue. Un être rationnel et autonome est une personne par opposition à une chose qui peut avoir un prix mais ne possède pas la dignité propre à la personne. Sur cette base, Kant, donne une deuxième formulation de l’impératif catégorique, le principe du respect de la personne qui pose la personne comme une fin absolue pour l’action humaine. Cette formulation est, selon Kant, équivalente à la première. Ce principe s’énonce ainsi : «Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen.» Cela signifie que l’on ne doit pas traiter les personnes comme des choses. Toute règle de conduite qui implique que l’on utilise une personne strictement comme un moyen technique pour arriver à ses fins, est une règle immorale. Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et politique, notes de cours 4, cégep de Jonquière, A-08 p5 Cette formule est moins sèche et moins formelle que le principe d’universalisation, car elle a un contenu déterminé par la finalité de nos actions. Elle est aussi plus familière à cause des chartes des Doits de la Personne. Cependant, selon Kant, même si tous ne sont pas d’accord avec ce point de vue, les deux principes sont équivalents car toute règle morale déterminée par le principe d’universalisation est aussi une règle morale induite par le principe du respect de la personne et réciproquement. Par exemple, prenons la règle «Je peux avoir des esclaves», cette règle n’est pas universalisable car si tout le monde adoptait cette règle cela rendrait l’action impossible, tout le monde serait à la fois maître et esclave. Cette règle va aussi à l’encontre de l’intérêt fondamental de tout être rationnel, car si tous adoptaient cette règle chacun risquerait lui-même de devenir esclave. Par contre «Je ne dois pas utiliser un être humain comme esclave» est un impératif catégorique. De même, du point de vue du principe du respect de la personne «Je ne dois pas utiliser un être humain comme esclave» est un impératif car l’esclave est utilisé strictement comme un moyen et non comme une personne. Dans les sociétés esclavagistes l’esclave est considéré comme un bien meuble (une chose) ou comme un «outil animé» selon l’expression d’Aristote. 3. Application de la théorie Pour appliquer le point de vue kantien à une situation concrète, il faut d’abord examiner sincèrement quels sont les faits pertinents, les motifs possibles de nos actions et les moyens rationnels pour atteindre nos fins. Une action morale ne doit pas être motivée par une inclination ou un intérêt égoïste. Ensuite, il faut soumettre les maximes qui correspondraient à chaque solution au test d’universalisation ou, en adoptant la deuxième formulation, au test du respect de la personne. Puis-je vouloir que tout le monde agisse d’après le même principe d’action que moi ? Est-ce que j’utilise autrui seulement comme un moyen pour arriver à mes fins ? Est-ce qu’autrui pourrait donner son consentement moral à mon action ? Selon Kant nous sommes libres de poursuivre notre bonheur dans la mesure où nous accomplissons notre devoir moral. Cependant le devoir moral doit toujours primer sur la satisfaction de nos besoins naturels et sur nos désirs. 4. Kant aujourd’hui Emmanuel Kant est l’un des éthiciens qui a eu le plus d’influence sur la morale actuelle. On appelle sa conception, morale du devoir ou morale déontologique. C’est une morale très exigeante puisqu’elle établit une coupure nette entre le bonheur et la morale. Pour un kantien, une action morale peut exiger de sacrifier son bonheur personnel. C’est aussi une conception qui s’oppose totalement au relativisme moral. Pour un kantien, la morale est Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et politique, notes de cours 4, cégep de Jonquière, A-08 p6 universelle et un acte immoral le restera, peu importent les cultures ou les circonstances. Aucune condition ne peut justifier moralement le meurtre ou le mensonge par exemple. Dans notre vie personnelle, la morale de Kant permet de clarifier les intentions qui dirigent nos actions et nous oblige à rejeter comme non conforme à la raison toute action qui nous amène à utiliser la personne d’autrui comme un moyen. Au niveau social et politique, la morale de Kant est basée sur l’idée que l’être humain possède une dignité qui ne doit en aucun cas être violée. Cette idée se retrouve dans la conception et la formulation des diverses chartes des droits de la personne. Dans les relations entre les États, la morale de Kant oblige à respecter la dignité et la liberté des citoyens de tous les pays, ce qui exige la démocratie, condamne l’exploitation et favorise la mise sur pied d’institutions internationales comme l’ONU ou le Tribunal International. On reproche souvent à Kant d’avoir proposé une morale trop rigide. Cependant, pour lui, la morale reste de l’ordre de l’idéal et en ce sens, amène l’être humain à se fixer des buts qui guideront nos actions et nous amèneront à la plus grande lucidité possible. Christiane Gaudreault et Hélène Lemieux, Éthique et politique, notes de cours 4, cégep de Jonquière, A-08 p7