ROUSSEAU, Profession de foi du vicaire savoyard
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Contexte historique
Texte inséré au livre IV de l’Emile publié en 1762, siècle des Lumières. Il s’inscrit dans une
époque de violentes contestations :
- La science du « Grand siècle » a conquis son autonomie / à la théologie en montrant que la
nature pouvait être entièrement déchiffrée à partir du langage mathématique capable
d’en exprimer les mécanismes réguliers. Cf. travaux de Newton et Galilée, Descartes…
- La philosophie prend pour adage la formule de Kant : « sapere aude » et revendique une
liberté de penser qui va s’exprimer dans l’Encyclopédie mais aussi dans les œuvres de
Voltaire, Montesquieu, Diderot… Cette volonté d’indépendance du savoir autonome / à la
foi et aux dogmes va susciter de vives répressions de la part des autorités. Refus de
l’absolutisme et du dogmatisme. Naissance de l’idée d’une religion naturelle*.
Quelques jours après sa publication à Paris, le texte est condamné et Rousseau tombe sous le
coup d’un mandat d’arrêt qui l’oblige à fuir en Suisse (et provisoirement en Prusse). Le texte
suscite non seulement la colère de l’Eglise mais encore des gouvernements et philosophes
(dont Voltaire). Rousseau, après 4 ans de polémique, se réfugie en Angleterre. Sa défense est
publiée dans 2 textes : Lettre à Christophe de Beaumont et Lettres écrites sur la montagne.
La Profession dans l’Emile
L’Emile n’est pas uniquement un traité pédagogique mais aussi et surtout « une théorie de
l’homme » dont le postulat original est l’affirmation de la bonté naturelle. Or, cette idée va
entrer en confrontation brutale avec celle du péché originel.
D’abord, il s’agit d’une étape dans l’éducation du jeune garçon arrivé à l’âge de
l’instruction religieuse. En effet, pour Rousseau, l’individu doit recevoir des formations
différentes et conformes à ses aptitudes naturelles variables au cours de son développement
physique et intellectuel. L’enfance (2 à 12 ans) constitue un moment en soi, dédié au
développement de la raison sensitive (perception). L’adolescence (12-15 ans) sera elle tournée
vers le ploiement de la raison intellectuelle (étude des sciences). Cette période est marquée
par l’effervescence des désirs et passions qu’il va falloir maintenir en direction du bien. Ce travail
est possible grâce à la présence naturelle de la pitié et de l’amour de soi en l’homme. L’éducation
morale supposant la raison s’appuie donc sur deux principes ancrés dans la sensibilité. C’est là que
le rôle de la croyance devient clair : elle doit aider la raison à maintenir notre passion primitive
(amour de soi) orientée vers la vertu.
Ensuite, Rousseau écrit ce texte indépendamment afin de rassembler des idées autour
des questions morales et religieuses. Ce projet d’une philosophie cohérente sur l’homme, la nature
et Dieu est né d’une contradiction que Rousseau doit résoudre : ses croyances résistent au doute
mais sa raison ne parvient pas à fonder cette foi.
Le vicaire : personnage fictif représentant un ecclésiastique tel qu’il devrait être par
nature. Le jeune homme qui rencontre le vicaire est Rousseau lui-même.
Qui parle dans la Profession ? C’est Rousseau qui se tient derrière le « je » mais pourquoi
utilise-t-il l’artifice du vicaire ? On trouve 4 niveaux dans le récit qui manifeste la distance
évidente prise par l’auteur :
- le Vicaire parle : « voilà ce que je crois » ;
- Son discours est rapporté indirectement par son disciple (jeune garçon dont la biographie
correspond à celle de Rousseau) ;
- Récit parvenu à Rousseau par l’intermédiaire d’un mystérieux correspondant ;
- Récit situé par ce dernier « il y a 30 ans, dans une ville d’Italie » : autre lieu, autre
époque.
Cette distanciation inhabituelle peut être interprétée de 2 manières : ou bien Rousseau prend
des précautions circonstancielles à cause des attaques contre la religion révélée et certains
philosophes ; ou bien, la parole qui est donnée à entendre est celle de la lumière naturelle, de la
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conscience et pas seulement celle du Vicaire ou de Rousseau. Sorte de sacralité du discours
révélant des pps intimes.
La question du Mal dans l’œuvre de Rousseau
Une problématique traverse les textes de Rousseau depuis le Discours sur les
fondements et l’origine de l’inégalité parmi les hommes à l’Emile et au Contrat social : l’homme est
libre et innocent et partout dans le monde, l’histoire nous montre un homme égoïste, loin de
toute pitié et esclave de besoins inutiles. D’où vient ce mal et peut-on y remédier ?
Dans l’Emile, Rousseau cherche une solution pédagogique sur le plan individuel alors que
dans le Contrat, la recherche se fait sur le plan collectif, social et est politique.
Thèmes de la Profession de foi
1. La démarche du vicaire
Le discours s’ouvre de façon inattendue car le vicaire par au nom du « bon sens », de la
raison
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et non d’un point de vue de « spécialiste » (théologie ou philosophie). Cela permet de
placer le récit sur un terrain universel : tout homme peut accéder à la cohérence du discours
par ses propres moyens. Mais, si le cheminement est rationnel, l’adhésion elle-même suppose
« le cœur » et se fonde sur un sentiment (différence/Descartes).
Par ailleurs, c’est un homme « simple », rappelant ses modestes origines pauvres et
paysannes (p.51) qui connait une crise existentielle lorsqu’il comprend qu’il ne pourra pas
respecter les exigences de son métier de prêtre (célibat et chasteté). La biographie du
vicaire fait état de l’expérience du mal, celui qu’il subi au travers des reproches hypocrites
qu’il doit endurer après son aveu de relations charnelles avec des femmes vierges. Ce choix
était moins immoral selon lui car il permettait de ne pas corrompre le serment du mariage
(refus de l’adultère avec des femmes mariées).
De cette expérience naît le doute. L’esprit du vicaire, tourmenté, doit trouver la vérité
par lui-même. La référence à Descartes qui avait fait du doute systématique la méthode pour
chercher le vrai, est cette fois explicite. Néanmoins, il ne résulte pas d’un choix délibéré
pour le vicaire qui témoigne de la précarité de cette situation fort inconfortable. Ce dernier
est en proie au désarroi alors que Descartes avait posé le doute artificiellement en vue de
fonder les sciences. En outre, l’incertitude permanente à la façon des sceptiques ne peut
conduire qu’au malheur (métaphore de la navigation, de la tempête). Une preuve : l’homme
préfère se tromper plutôt que ne rien croire.
Le vicaire débute alors l’examen de 2 voies possibles pour trouver ce qu’il cherche la
cause de mon être et la règle de mes devoirs », p.) :
- la philosophie qui va être violemment critiquée : les philosophes sont prétentieux dans
leur capacité à connaître alors que notre capacité à connaître est limitée (faiblesse des
arguments purement polémiques) et les débats sont animés par la volonté de toujours
avoir raison, d’être admiré (p.55).
- la religion (dont le dogmatisme intolérant va être dénoncé). La soumission aveugle des
fidèles aux dogmes suppose une crédulité gênante.
Il va alors proposer une 3ème voie, celle de la méditation impliquant l’usage de « notre lumière
intérieure ». Celle-ci va se présenter à nous comme un guide infaillible touchant les vérités
pratiques. C’est elle qui va nous aider lorsque la raison sera incapable de trancher une
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Passage qui fait référence au début du Discours de la Méthode, livre I, 1 de Descartes : « le
bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Déf° : faculté de distinguer le vrai du faux
(sur le plan théorique, des sciences, recherche du vrai) et le bien du mal (plan pratique, des
mœurs).
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question. Comme chez Descartes, il va s’agir de juger « dans le silence des préjugés » (p.55).
La lumière naturelle va permettre d’établir des certitudes qui vont former le credo du
vicaire. Mais le début du texte est spéculatif. Rousseau y critique les thèses sensualistes
affirmant que l’esprit serait pure passivité dans la connaissance.
Les 3 premières vérités découvertes sont :
- « je sens donc je suis » : déplacement du cogito cartésien de la faculté de penser à celle
du « sentir ».
- Le monde extérieur et d’autres êtres existent (p.57).
- Je suis un « être actif et intelligent » (analyse du jugement p.59) : juger = comparer,
classer, ordonner. Rôle actif de l’esprit/aux sensations. Mon âme ne reçoit pas les
sensations comme la matière qui enregistre passivement des modifications. Elle est donc
libre et immatérielle. Cette thèse (voir article 3 du credo) est décisive car elle va faire
de l’homme « le responsable du mal et l’artisan de son propre bonheur » (GF sur le mal).
2. Définition de la religion naturelle et du credo (principaux articles de foi)
1er et 2ème article : une volonté meut l’univers et ses lois manifestent une
intelligence
Article 1 : « je crois qu’une volonté meut l’univers et anime la nature »
(p.63).
Rousseau, comme beaucoup avant lui
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, va construire des preuves de l’existence de
Dieu. Tout d’abord, il va établir la passivité de la matière contre le matérialisme
3
qui
affirmait sa capacité à se mouvoir et à s’ordonner par elle-même. Si, comme il le montre,
la matière ne produit pas le mouvement et que son état naturel est le repos (p.60), alors il
faut une volonté pour le lui communiquer. Rousseau développe une théorie vitaliste posant
une différence de nature entre le vivant et la matière (p.62 : « le monde n’est pas un
grand animal »). La science qui procède par explication mécaniste (Descartes, Newton), ne
rend pas compte de l’origine du mouvement. Elle appelle donc la théologie comme
complément de sens. L’existence de Dieu repose sur une croyance (identification du 1er
moteur à un Dieu personnel = acte de foi) et non une certitude rationnelle (Cf.
Descartes).
Analogie (p.63) : je sens ma volonté capable en moi de faire lever mon bras / il
doit y avoir une même volonté dans l’univers capable de le mettre en mouvement.
Article 2 : « si la matière mue me montre une volonté, la matière mue
selon certaines lois me montre une intelligence » (p.65). Plus loin, il la
nommera : c’est Dieu (p.68).
Voir la métaphore de l’artefact, la montre (analogie Dieu/ingénieur). Rousseau insiste
sur les concepts d’ordre et d’harmonie pour établir l’existence de Dieu. Cet article
reprend une preuve classique nommée « argument physico-théologique » : l’agencement
des éléments de la nature plaide en faveur de la providence et contre le hasard
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2
Cf. Descartes, Méditations Métaphysiques, 3ème : il part de l’idée de Dieu en moi, à la différence
de R. qui part du mouvement puisque nos idées ne sont pas innées mais dérivent de l’expérience
sensible.
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Théorie défendue par La Mettrie, Diderot, (Helvétius).
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Encore contre les mêmes auteurs. Reprise de l’atomisme épicurien. Thème du monstre comme
« raté » issu des premiers assemblages hasardeux.
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(argument issu de l’athéisme). La nature est trop régulière et complexe pour que tout y
soit fortuit. Voir l’argument de l’Enéide p. 66.
Sur l’essence de Dieu (p.68/69 ; p.81 et sv.) : nous ne le connaissons pas directement
mais « j’aperçois Dieu partout dans ses œuvres » (p.68). Il est pur esprit, créateur,
éternel, bon et juste. Mais si je peux juxtaposer ses attributs, son essence m’échappe
car il est incommensurable avec la justice des hommes et leur esprit Infinité
inaccessible à mon entendement. Je ne peux connaître Dieu mais je peux affirmer qu’il ne
saurait être l’auteur du mal parce qu’il est cause de l’ordre dans la nature. Et on peut
même dire qu’il n’y a pas de principe du mal dans l’univers. Quelle place occupe l’homme
dans cet ordre universel ?
3ème article : l’homme est libre et a une âme
Rousseau va établir la royauté de l’homme sur terre (par ses connaissances et sa
maitrise technique du monde, par sa capacité à se représenter l’ordre naturel…).
Article 3 : « il n’y a point de volonté sans liberté. L’homme est donc libre
dans ses actions, et, comme tel, animé d’une substance immatérielle »
(p.74).
C’est l’existence de l’âme qui atteste la liberté dans ce texte. Elle le rend capable de
choisir et donc aussi de faire le mal. « Le mal moral est incontestablement notre ouvrage
et le mal physique ne serait rien sans nos vices, qui nous l’ont rendu sensible », p.75. Il
s’agit d’un « abus de nos facultés ».
Dualité (esprit/matière ; âme/corps ; activité/passivité) : l’homme est composé de
deux substances hétérogènes : une âme qui l’élève et un corps qui l’asservit (très
platonicien). Les passions la voix du corps ») troublent nos jugements mais la volonté
peut s’en détacher car elle est aussi autodétermination. On ne peut la réduire à la
matière (activité/passivité). P.93 : Rousseau se demande pourquoi notre âme est asservie
au corps. Il répond encore que le choix n’en est que plus méritant et glorieux.
4ème article : la vertu produit le bonheur
Article 4 : « Sois juste, et tu seras heureux » (p.77).
La possibilité du bien moral est la condition du bonheur. Sans le libre-arbitre permettant
le choix du bien mais permettant aussi celui du mal, l’homme ne pourrait être dit vertueux.
Cependant, Rousseau va se retrouver confronté à une difficulté majeure : si Dieu est bon,
alors il doit récompenser la vertu par une vie heureuse. Or, l’homme juste est souvent
malmené. La souffrance n’épargne pas les innocents. Le mal social est omniprésent : « le
méchant prospère et le juste est opprimé »,(p. 77) et la conscience se révolte contre Dieu
qu’elle accuse de l’avoir trompée en ne réalisant pas sa promesse (connexion vertu/bonheur).
Solution métaphysique : la patience et la récompense dans l’au-delà. Cette réponse se
fonde sur la dualité des substances : le corps matériel est périssable ; l’âme, immatérielle
peut exister séparément. Peut-on la dire immortelle ? Rousseau se contente de répondre que
notre entendement borné ne peut concevoir tout ce qui est infini (p.78 et sv). L’immortalité
de notre âme est une espérance.
Faut-il que les méchants soient punis éternellement dans ce système de compensation ?
(p.80). Rousseau l’ignore mais il penche vers la réfutation de l’idée d’un Enfer :
- contraire à la bonté divine
- le méchant est malheureux dans son cœur ici-bas
- la mort délivre l’âme du méchant qui retrouve sa pureté.
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3. La voix de la conscience
Il existe une disposition à la bonté qui est naturelle en l’homme : « il est donc au fond
des âmes un pp inné de justice et de vertu » (p.87). Rousseau va établir cette idée contre
Helvétius et à l’aide de 3 exemples (p.85/86):
- le théâtre où nous admirons les actions nobles ;
- l’indignation face à l’injustice et la tendance à défendre l’opprimé ;
- à l’échelle de l’histoire et des peuples, universalité des notions de bien et mal en dépit de
la diversité des coutumes.
Le mal n’est donc pas un pp inscrit dans notre nature.
La « voix de l’âme » = la conscience. Elle va nous permettre de trouver les règles
de ma conduite (p.83). C’est un guide pratique inné et infaillible. Elle n’est donc pas le
fruit de la société, un simple produit de l’éducation, comme l’affirment les empiristes
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.
Elle se manifeste à nous sous la forme d’un sentiment qui nous permet de saisir
immédiatement la valeur de nos actes sans passer par la raison. C’est pourquoi elle est
qualifiée d’ « instinct divin ».
Raison et conscience : la première peut se mettre au service des passions (d’le
trouble dans notre conscience parfois) et doit être dirigée ; la seconde est un élan vers le
bien mais pas une connaissance de celui-ci. Elle doit être éclairée pour parvenir à
maturation (p.90) Pas d’opposition donc. La raison doit donner un contenu au sentiment du
bien éprouvé par la conscience.
Rq : l’acte moralement reste un choix même si l’homme est disposé au bien. Il n’est
pas automatiquement bon. Il doit le vouloir librement.
4. La question du mal dans la Profession (théodicée)
Le vicaire se lamente : l’ordre règne au sein de la nature mais le monde humain
n’est que désordre et confusion : « Je vois le mal sur la terre », p.70/71. Voir l’idée du
scandale dans le cours sur le mal : contraste entre l’être et le devoir-être qui est le pb
classique de la théodicée, entre l’idée de providence et la corruption des rapports sociaux
où le mal est omniprésent.
Rousseau reprend la distinction classique entre 2 types de mal :
- le mal physique : douleur, mort, catastrophe naturelles… Cause extérieure à l’homme : pb
de Dieu, de la théodicée. Si Dieu est bon, comment peut-il vouloir ça ? La providence est
vite disculpée (p.76 : « homme ne cherche plus l’auteur du mal ; cet auteur, c’est toi-
même »).
- le mal moral : injustice, vice, cruauté… Cause interne à l’homme mais s’il est porté vers le
bien, comment expliquer qu’il fasse le mal ?
C’est le mal moral qui préoccupe le vicaire et il va l’expliquer par la double nature de
l’homme. Ame et corps le poussent en sens contraire (conflit entre le bien, le vrai et les
passions). Quand l’âme est asservie aux désirs du corps, elle est passive mais quand elle
suit un jugement droit, elle est libre et l’homme méritant.
Le mal n’est qu’un accident, non une perversité originelle. Il résulte d’un
corruption liée au progrès. Le vicaire tient un propos qui rappelle le second discours, sur
l’inégalité parmi les hommes. « Otez nos funestes progrès… » (p.76) ; « finissent nos
besoins périssables, cessent nos désirs insensés… » (p.80). L’homme vivant en société
s’est éloigné de sa nature primitive, de ses besoins simples. Il aime le luxe, le pouvoir…
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Helvétius pense une morale de l’intérêt : l’homme ne serait mû que par des penchants égoïstes.
Or, pour Rousseau, ceci explique bien le vice mais pas la vertu. Qu’est-ce qui pousserait alors les
hommes à agir par sacrifice ? CF. altruisme
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