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Sur les traces de la foi
Atelier biblique en ligne | Sur les traces de la foi
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(© FMJ 2013)
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Vivre l’Année de la foi avec les Fraternités de Jérusalem
en lisant et méditant le livre de la Genèse
(Traduction © Bible de Jérusalem - Tous droits réservés)
Genèse 32-36
Le combat de la foi
Au fil de la Parole
L’histoire de Jacob se poursuit, comme elle avait commencé, sous le signe de l’altérité. Ce jumeau, en rivalité avec
son frère dès le sein maternel, chargé à présent d’années et de richesses, de femmes et d’enfants, revenant en son pays
sur l’injonction de son Dieu, va se trouver confronté à l’autre, à son frère, son semblable, et au Tout Autre, tant que
son identité propre enfin se dévoile. Au début du chapitre 32, qui conte son retour en Canaan, le premier affrontement
est avec des anges, des «messagers» de Dieu, qui l’attendent au passage de la frontière (Genèse 32,2), comme à son
départ ils l’avaient visité en songe (28,12).
Mais la rencontre redoutée par Jacob est celle de son frère Ésaü, autrefois berné, aujourd’hui établi en Édom, et à qui,
lui aussi, envoie des «messagers» (32,4). Si deux récits successifs, provenant de deux traditions différentes (32,4-14a
et 32,14b-22), brouillent quelque peu la trame événementielle, l’angoisse de Jacob est en toutes deux perceptible, qui
lui fait donner à Ésaü du «Monseigneur» et se nommer lui-même son «serviteur» (32,5), alors que leur père, refusant
de donner à Ésaü sa bénédiction, déjà prise par Jacob, lui avait annoncé : «Tu serviras ton frère» (27,40). «Jacob eut
grand peur et se sentit angoissé» (32,8), redoublement verbal face à une double violence, la sienne et celle de son
frère venant vers lui à la tête d’une armée. Jacob, dans sa crainte, multiplie les calculs stratégiques : diviser ses biens
en deux camps pour que l’un au moins puisse échapper à la vindicte d’Ésaü (32,9), par cette sorte de loi binaire
dominant son histoire de frères se disputant une bénédiction unique, de sœurs se déchirant pour l’amour d’un seul
homme ; et multiplier les présents, envoyés un à un en avant, pour jouer par ces intermédiaires sur le temps et la
distance et mener peut-être Ésaü à la conciliation (32,4b-21). Afin que, dit littéralement le texte, le voyant en face, il
«relève ma face» (32,22).
Mais alors que, dans le silence et la solitude de la nuit, Jacob se prépare à la confrontation avec cet autre lui-même,
devenu si étranger, qu’est son frère jumeau, voici qu’à l’improviste quelqu’un l’attaque (cf. «La loupe du scribe»).
Quelqu’un à la nature double aussi, homme ou ange. Non pas un autre, l’Autre absolu qui lui est en même temps le
plus intime. «Jacob, commente Lytta Basset, une théologienne réformée, vit un corps à corps dans la nuit la plus
épaisse et un silence absolu ; ils sont deux, mais on ignore ce qui se passe entre eux au ras du sol. Comment la
transcendance divine aurait-elle pour nous le moindre sens si elle n’avait aucun point de contact avec la condition
humaine ? (…) Un Autre s’est empoussiéré avec lui... de manière à ce que Jacob devienne partie intégrante des autres
humains sans redouter d’être tué ou de les tuer» (Sainte colère – Jacob, Job, Jésus, Labor et Fides / Bayard, 2002, p.
201-202). Un autre contre qui Jacob lutte de toute sa ténacité jusqu’au bout de la nuit, jusqu’au bout de lui-même. Un
Autre qui le blesse au creux de lui-même et lui révèle sa faiblesse, mais qui le bénit et le revêt d’un nom nouveau,
Israël, qui dit la force neuve de douceur qui l’habite. Et le jour voit boiter un homme unifié, renouvelé dans les eaux
de sa pâque.
Lui qui a vu «Dieu face à face» (32,31) peut bien alors affronter en face Ésaü (33,1). Mais c’est un autre Jacob qui
passe le premier, en avant des siens, et se prosterne devant son frère (33,3), alors que le vieil Isaac avait prophétisé :
«Sois un maître pour tes frères, que se prosternent devant toi les fils de ta mère» (27,28). Est-ce l’effet de cette
reconnaissance symbolique du droit d’aînesse de son frère ? La lutte redoutée se mue en accolade, et Ésaü embrasse
son cadet, comme l’avait embrassé leur père avant de le bénir (27,26-27 ; 33,4). «J’ai affronté ta présence –
littéralement : «ta face» – comme on affronte celle de Dieu», reconnaît Jacob (33,10), en une allusion au nom de
Penouel donné au lieu de son passage (32,21 ; cf. «La loupe du scribe»). Le combat avec Dieu, transfiguré dans
l’étreinte et la douceur de la bénédiction reçue, lui permet à présent de teinter de la même douceur ses relations avec
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l’autre essentiel qu’est son frère, avec tous les autres. En donnant à son frère un «présent» pris sur les biens dont Dieu
l’a béni (33,11), Jacob restitue en quelque sorte à Ésaü la bénédiction dérobée (cf. 27,36). La relation fraternelle
restaurée, ou plutôt enfin nouée entre eux, les laisse libres de repartir chacun par son chemin (33,12-15) et de s’établir,
frères et différents, l’un dans la montagne de Séïr, en Édom, l’autre à Sichem, au pays de Canaan (33,18). La terre de
Canaan devient sainte qui voit s’y établir les fils d’Israël et être érigé un autel dédié à «El, Dieu d’Israël» (33,20).
Comme son ancêtre Abraham, Jacob achète un champ (23,17 ; 33,19) et dresse un autel : il prend pleinement sa place
dans la lignée des patriarches.
Mais faut-il que chaque commencement soit entaché d’un péché d’origine ? Faut-il qu’à chaque génération la relation
à la terre et à l’autre se pervertisse d’abord dans la ruse et la violence ? Le chapitre 34 relate la difficile cohabitation
entre les Hivvites habitant le pays et les fils d’Israël, à travers l’histoire dramatique de Dina, la fille que Jacob a eue de
Léa. Enlevée et violée par un prince du pays (34,2), elle devient l’objet d’un pacte matrimonial destiné à restaurer la
paix (34,8-24), mais tout aussitôt brisé par Siméon et Lévi, fils aussi de Léa. Ayant convaincu le prince et les habitants
de Sichem qu’ils n’entreront dans leur alliance qu’après avoir comme eux reçu la circoncision, ils profitent de leur
faiblesse pour passer au fil de l’épée tous les hommes et piller leur ville (34,25-29). «Vous m’avez rendu odieux aux
habitants du pays», reproche Jacob à ses fils (34,30). La terre sainte doit être donnée par Dieu, ni achetée à prix
d’argent, ni conquise par la force, et cette première tentative d’établissement tourne court : tous doivent quitter Sichem
et repartir vers Béthel. Mais Jacob qui «chemine doucement au pas du troupeau poussé devant (lui) et au pas des
enfants» (33,14) est désormais établi hors de toute violence, lui qui «garde le silence» devant le sort fait à sa fille
(34,5) et supporte sans mot dire les conséquences de la vengeance de ses fils (34,30 ; cf. aussi 35,22).
Dans cet échec cependant, la pureté de la foi peut trouver à se raviver. Jacob, à l’injonction de Dieu, revient aux
sources de sa vocation, à Béthel (28,19 ; 35,1), cette «porte du ciel» où Dieu lui avait promis sa présence fidèle
(28,15 ; cf. «La loupe du scribe» de l’Atelier biblique n°5 du 15 avril). C’est pour un pèlerinage qu’à nouveau
s’ébranle sa caravane, accomplissant les rites de purification : tous les vestiges païens qui subsistaient au milieu d’eux
sont abandonnés, et des vêtements nouveaux endossés (35,2-4), signe du renouvellement intérieur qui doit précéder le
renouvellement de l’alliance. Et le Dieu des commencements, le Dieu de l’espérance toujours redonnée, à nouveau
confirme Jacob dans son nom et sa bénédiction.
Malgré l’aspect chaotique du texte de ces derniers chapitres, qui mêlent des bribes de traditions différentes, les
éléments qui se détachent clôturent le récit en signalant le destin des personnages les plus marquants, des «autres»
essentiels de Jacob.
Clôture par la mort : celle de Débora la nourrice de Rébecca, au «Chêne-des-pleurs», comme en prémices (35,8) ;
celle surtout de Rachel, la tant aimée, qui meurt d’avoir donné à Jacob son douzième fils, Ben-Oni, «fils de ma
douleur», qui devient pour son père Benjamin «fils de la droite» (35,16-18). Mort en chemin, près de Bethléem, qui dit
la vocation paradoxale de Rachel (cf. Atelier biblique n°6 du 15 mai), préférée mais enterrée hors de la tombe des
patriarches, douloureusement mère mais devenue dans la mort la mère universelle consolée par le Seigneur (cf.
Jérémie 31,15‑ 16), morte sur la route mais tout près de la ville où «naîtra celui qui doit régner sur Israël» (Michée
5,1). Mort enfin d’Isaac, semblable à celle d’Abraham (25,7-9), paisible et patriarcale, comblé de jours et enterré lui
aussi par ses deux fils rivaux réconciliés (35,28-29).
Clôture du récit encore dans le long chapitre 36 qui détaille «la descendance d’Ésaü qui est Édom» (36,1), ses chefs et
ses rois, et donne ainsi congé à ces frères étrangers dont il ne sera plus question, sinon pour commander, bien des
générations plus tard, aux fils d’Israël revenant en Terre promise, de ne pas les attaquer (Deutéronome 2,4-6).
Mais ce récit qui se referme s’ouvre aussi à l’avenir de la promesse. À Béthel, Dieu a redit l’ordre donné au premier
homme : «Sois fécond et multiplie» (35,11 ; cf. 1,28), et à nouveau il a promis «le pays donné à Abraham et à Isaac»
et la postérité d’une «assemblée de nations» (35,11-12). Et les noms des douze fils de Jacob sont répétés encore
(35,23-25), pères des douze tribus, pierres d’attente des douze disciples appelés pour faire connaître au monde entier
l’accomplissement de la promesse. «Il gravit la montagne et il appelle à lui ceux qu’il voulait. Ils vinrent à lui, et il en
institua Douze pour être ses compagnons et pour les envoyer prêcher» (Marc 3,13-14).
La loupe du scribe
Genèse 32,22-31 : la lutte avec l’ange
Ce que l’on nomme le combat de Jacob – et c’en est un puisqu’un être mystérieux lutte avec lui toute la nuit – pourrait
tout aussi bien s’appeler la pâque de Jacob. Car Jacob est en train de passer vers la terre que le Seigneur lui a promise ;
et, plus encore, au cours de cette nuit, il passe de l’homme ancien animé par la peur et la ruse, à l’homme nouveau,
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prêt à se réconcilier avec son frère et avec son Dieu. À l’autre bout de l’Écriture, dans la lutte qui l’affronte au mal et à
la mort, Jésus vit un combat et une pâque : «Il tomba face contre terre en faisant cette prière : ‘Mon Père, s’il est
possible, que cette coupe passe loin de moi ! Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux.’» (Matthieu
26,38-39).
32 [22] Cette même nuit, il se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants et passa le gué
du Yabboq. [23] Il les prit et leur fit passer le torrent, et il fit passer aussi tout ce qu’il possédait. [24] Et
Jacob resta seul. Et quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore. [25] Voyant qu’il ne le maîtrisait pas,
il le frappa à l’emboîture de la hanche, et la hanche de Jacob se démit pendant qu’il luttait avec lui. [26] Il
dit : «Lâche-moi, car l’aurore est levée», mais Jacob répondit : «Je ne te lâcherai pas, que tu ne m’aies béni».
[27] Il lui demanda : «Quel est ton nom ? – Jacob», répondit-il. [28] Il reprit : «On ne t’appellera plus Jacob,
mais Israël, car tu as été fort contre Dieu et contre tous les hommes et tu l’as emporté». [29] Jacob fit cette
demande : «Révèle-moi ton nom, je te prie», mais il répondit : «Et pourquoi me demandes-tu mon nom ?» et,
là même, il le bénit. [30] Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel, car, dit-il, «j’ai vu Dieu face à face et
j’ai eu la vie sauve». [31] Au lever du soleil, il avait passé Penuel et il boitait de la hanche.
Cette même nuit, il se leva…
Cette nuit du retour fait pendant à la première nuit que Jacob avait connue en son exil. Il quittait alors la terre de
Canaan et la présence de Dieu lui était douce, qui lui assurait assistance et bénédiction (Genèse 28,10.19 ; cf. «La
Loupe du scribe» de l’Atelier biblique n° 5 du 15 avril). Il y retourne à présent sur l’ordre de Dieu, mais dans la
crainte d’affronter son frère (cf. 32,8s), se sentant pris en tenaille entre l’amertume de Laban et la rancune d’Ésaü.
Mais la nuit, qui peut nourrir la peur, est aussi le cadre des révélations et des gestes de puissance de Dieu : nuit de
l’alliance scellée avec Abraham dans le sang des animaux partagés (Genèse 15,17) ; nuit de la sortie d’Égypte (Exode
12,42 : «Cette nuit durant laquelle YHWH a veillé pour les faire sortir d’Égypte doit être pour tous les Israélites une
veille pour YHWH, pour leurs générations») ; nuit du passage de la mer (Exode 14,21 : «YHWH refoula la mer toute
la nuit par un fort vent d’est ; il la mit à sec et toutes les eaux se fendirent»)...
...prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants et passa le gué du Yabboq.
Jacob organise le passage de sa famille et de ses biens pour les mettre à l’abri du danger. Mais une contradiction
semble ressortir du texte : Jacob paraît ici passer lui-même le gué, alors qu’il ne le franchit effectivement qu’au
verset 31 ; et il est peu logique qu’il fasse passer femmes et enfants devant et demeure sur la rive étrangère : c’est qu’il
s’agit dans ce verset initial de ce que l’on nomme un «sommaire proleptique», c’est-à-dire un résumé de ce qui va
advenir.
Le récit a sans doute pour terreau la légende – semblable à celles que l’on trouve dans de nombreuses cultures – d’un
esprit attaquant les voyageurs, la nuit, au gué de la rivière ; et il s’appuie sur des étymologies populaires : il y a, par
exemple, un jeu d’assonances entre le nom de la rivière Yabboq, celui du patriarche Ya’aqob et le verbe signi-fiant
supplanter, lutter : abaq (cf. «La Loupe du scribe» de l’Atelier biblique n° 4 du 15 mars). Cela ne l’empêche pas de
délivrer un message spirituel fondamental.
Il les prit et leur fit passer le torrent, et il fit passer aussi tout ce qu’il possédait.
L’insistance sur le passage, la pâque, est manifeste. Jacob se trouve à un point nodal de son histoire, la plus grande
épreuve qu’il a à passer, à traverser, et, en même temps, au moment où quelque chose va passer (au sens de
disparaître, être transformé) en lui. Il s’agit aussi d’un passage en Terre promise, annonçant le passage, à la suite de
Moïse, de tout le peuple issu de lui : «La puissance de ton bras les laisse pétrifiés, tant que passe ton peuple, YHWH,
tant que passe ce peuple que tu t’es acheté» (Exode 15,16).
Et Jacob resta seul.
La solitude de Jacob, ainsi soulignée, paraît totale : il est resté sur la terre étrangère, sans biens, sans famille, puisque
tous ont passé le gué ; il est plus que dépouillé, ramené à la nudité matricielle (cf. Job 1,21 : «Nu, je suis sorti du sein
maternel, nu, j’y retournerai»). Peut-être désire-t-il s’isoler avant de retrouver son frère Ésaü, pour se remémorer le
passé et voir en vérité le rôle qu’ont joué l’un et l’autre.
Mais on peut plus sûrement rapprocher cette solitude organisée de la solitude nécessaire pour s’approcher de Dieu.
Ainsi est-il dit au livre de l’Exode : «Montez vers YHWH, toi, Aaron, Nadab, Abihu et soixante-dix des anciens
d’Israël, et vous vous prosternerez à distance. Moïse s’approchera seul de YHWH. Eux n’approcheront pas et le
peuple ne montera pas avec lui» (Exode 24,1-2). Ce qu’un auteur juif contemporain, Élie Wiesel, commente : «Il faut
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être seul pour écouter, sentir et même combattre Dieu car Dieu ne s’adresse qu’à celui qui est menacé et protégé par
la solitude» (La nuit, Éditions de Minuit, 1995, p. 97). Jacob, en sa solitude nocturne, annonce déjà que l’obéissance
(«cette même nuit, il se leva»), la pauvreté («il fit passer tout ce qu’il possédait») et la chasteté (il a fait passer ses
femmes et ses servantes) préparent à la rencontre de Dieu.
Sa solitude dans la lutte préfigure aussi la solitude de Jésus dans son agonie (agôn, en grec, signifiant «combat») : «Il
commença à ressentir tristesse et angoisse. Alors il leur dit : ‘Mon âme est triste à en mourir, demeurez ici et veillez
avec moi.’ (...) Il vient vers les disciples et les trouve en train de dormir ; et il dit à Pierre : ‘Ainsi, vous n’avez pas eu
la force de veiller une heure avec moi !’» (Matthieu 46,37-38.40).
Et quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore.
La traduction de la Bible de Jérusalem : «quelqu’un», laisse ouvert le mystère. Littéralement, le texte dit : «un
homme» ; la tradition l’a interprété comme «un ange», représentant de Dieu (cf. Osée 12,4 : «Il fut fort contre l’Ange
et l’emporta, il pleura et l’implora. À Béthel il le rencontra»). La même ambiguïté avait déjà été constatée dans le
récit de l’apparition à Mambré (cf. Atelier biblique n°2 du 15 janvier). Le caractère soudain de l’attaque en renforce la
portée initiatique : il s’agit d’une épreuve dont Jacob sortira vaincu ou renouvelé.
On pourrait comprendre que c’est l’Adversaire qui l’attaque ainsi de nuit et qui doit s’enfuir à l’aurore ; après tout,
Jacob, en revenant en Terre promise, ne fait qu’obéir à l’ordre de Dieu (Genèse 31,3.13). La lutte de Jacob
s’apparenterait alors au combat spirituel que toute vie de foi doit soutenir, et qui ne concerne pas seulement la
personne mais prend une dimension cosmique : «Car ce n’est pas contre des adversaires de sang et de chair que nous
avons à lutter, mais contre les Principautés, contre les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde de ténèbres,
contre les esprits du mal qui habitent les espaces célestes» (Éphésiens 4,12).
Mais on remarque aussi que la lutte est une modalité d’être de Jacob : depuis le sein maternel où il veut supplanter son
frère (Genèse 25,22.26) jusqu’à sa rivalité avec lui pour obtenir le droit d’aînesse (25,31) et la bénédiction (27,18-27),
jusqu’à ses démêlés avec les bergers auprès du puits lorsqu’il roule seul la grosse pierre (29,4-10), et à son opposition
à son beau-père Laban. La lutte qui caractérise la façon d’être au monde de Jacob est ici comme synthétisée, mise en
actes dans cette scène dramatique, comme une sorte de projection à l’extérieur du combat intime qu’il a constamment
mené.
Ce «quelqu’un» qui l’attaque, il «se roule avec lui dans la poussière» : le verbe hébraïque (abaq), généralement
traduit par lutter, correspond en effet au mot signifiant «poussière». Cet autre qui le fait sortir de lui est aussi intérieur
à lui et, en même temps, c’est le Tout Autre. Le combat où ils roulent ensemble en un corps à corps dans la confusion
de la poussière, les fait confondus l’un à l’autre, unis en un seul corps. N’est-ce pas alors avec son jumeau qu’il lutte,
anticipant comme en rêve la rencontre redoutée avec Ésaü ? Mais c’est Dieu aussi qui provoque l’affrontement :
depuis la rupture initiale, Dieu cherche l’homme (cf. Genèse 3,9 : «Adam, où es-tu ?»), et l’homme se cache. Le
premier dialogue brisé a rendu la rencontre aimante impossible et l’homme est devenu chair nue et mortelle (Genèse
3,10.19) ; dès lors Dieu cherche à réconcilier l’homme au point de provoquer cette rencontre dans la chair. Au point de
se faire lui-même chair (Jean 1,14) affrontée au combat que lui livrent les hommes.
Voyant qu’il ne le maîtrisait pas…
Cette faiblesse de l’adversaire de Jacob est surprenante, mais, paradoxalement, elle entérine l’idée qu’il s’agit bien de
Dieu, qui lutte non pas contre, mais avec lui. De Dieu qui désire par ce moyen, l’amener à le reconnaître, et travaille
en fait à la victoire de Jacob. «Apparemment, il y a deux forces qui se heurtent, alors que secrètement elles sont
complices et que chacun fait des vœux pour la victoire de l’autre. (…) Dieu est vaincu d’avance parce que d’avance il
veut tout donner – rencontrant seulement l’obstacle de notre orgueil qui en cherchant une autre victoire nous rend
incapables de recueillir celle qu’il nous offre sans combat» (D. Molinié, Le combat de Jacob, Cerf, 1967, p. 125).
… il le frappa à l’emboîture de la hanche, et la hanche de Jacob se démit pendant qu’il luttait
avec lui.
La victoire de Jacob ne se dessine qu’au prix de sa blessure au défaut de la hanche, c’est-à-dire en son intimité, au lieu
secret de sa faiblesse. Comme s’il fallait démasquer quelque chose des blessures que Jacob a reçues et infligées dans
son désir de puissance. Comme s’il fallait qu’éclatent ses limites d’homme pour qu’advienne en lui un homme
nouveau. L’homme est blessé par Dieu pour que puisse en surgir sa nouvelle naissance ; mais, en miroir, Dieu a voulu
être blessé par l’homme. «Par ses blessures nous sommes guéris» (Isaïe 53,5). Cela permet déjà ici un renversement
bouleversant : Jacob est vainqueur, non par sa force comme il aurait pu l’espérer, mais par sa blessure qui lui donne de
se reconnaître dans sa faiblesse. «Il m’a déclaré : ‘Ma grâce te suffit : car la puissance se déploie dans la faiblesse.’
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C’est donc de grand cœur que je me glorifierai surtout de mes faiblesses, afin que repose sur moi la puissance du
Christ. C’est pourquoi je me complais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les détresses, dans les persécutions
et les angoisses endurées pour le Christ ; car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort» (2 Corinthiens
12,9-10).
Il dit : ‘Lâche-moi, car l’aurore est levée’…
Jacob résiste et poursuit la lutte malgré sa blessure jusqu’à ce que l’adversaire l’implore. Avec la fin de la nuit, le
combat s’achève lorsque se lève «le soleil de justice (qui) brille avec la guérison dans ses rayons» (Malachie 3,20) ;
et, par-delà la nuit, à nouveau peut s’instaurer la parole. Mais, paradoxalement, la première parole de Dieu est de
supplication, ouvrant à nouveau le dialogue : Jacob, cassé dans ses désirs trop humains, peut laisser resurgir en lui le
désir essentiel.
L’apparition du Christ ressuscité à Marie Madeleine se conclut par la même injonction : «Lâche-moi». On comprend,
par ce rapprochement, que la demande ne renvoie plus à une impuissance supposée, mais invite à une autre forme de
passage, de l’extériorité – de la lutte ou de la rencontre – à l’intériorité.
… mais Jacob répondit : ‘Je ne te lâcherai pas, que tu ne m’aies béni’.
Comme il l’avait fait avec son père Isaac, dans la nuit de sa cécité (Genèse 27,1s), c’est dans l’obscurité encore que
Jacob demande la bénédiction, mais cette fois-ci dans l’affrontement et non plus par la ruse, non plus dans le
déguisement mais dans la nudité de la vérité. Il ne tient plus son adversaire pour le vaincre, il le retient en s’accrochant
à lui pour recevoir de lui. «Notre prière fait violence au Royaume mais ne rencontre de résistance que dans la mesure
où elle n’est pas assez pure ; en essayant de réduire cette résistance, c’est elle qui s’y use et perd ses forces jusqu’au
jour où elle devient assez douce pour entrer en résonance avec la douceur de Dieu» (D. Molinié, op. cit., p. 125).
Il lui demanda : ‘Quel est ton nom ? – Jacob’, répondit-il.
Dans l’aveu de son identité que fait Jacob, c’est comme si se rejouait, droitement cette fois, la scène de la bénédiction. Car à la question d’Isaac : «Qui es-tu, mon fils ?», Jacob avait menti effrontément : «Je suis Ésaü, ton
premier-né» (Genèse 27,18-19). Mais cette bénédiction qu’il avait tant voulu arracher à son père ne l’avait pas comblé
puisqu’il demeure en quête de reconnaissance et encore demande une bénédiction. Par l’affirmation de son véritable
nom et de la qualité qu’il désigne : être celui qui supplante / lutte, Jacob le retors, le rusé, se met enfin en condition de
pouvoir la recevoir en vérité et de se conformer au bien qu’elle dit.
Il reprit : ‘On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort contre Dieu et contre
tous les hommes et tu l’as emporté’.
Jacob qui a accepté de livrer non plus un nom usurpé, mais son nom propre disant son identité et sa nature – et donc,
selon la croyance biblique, de donner un pouvoir sur lui à son adversaire – reçoit un nom nouveau. C’est dire que cet
adversaire est bien revêtu de la puissance divine puisque les changements de nom opérés jusqu’alors dans les récits de
la Genèse l’ont toujours été par Dieu lui-même, et pour ouvrir celui qui en était l’objet à une vocation nouvelle. Ainsi
Abram était-il devenu Abraham, «père des multitudes», et Saraï, Sarah, «la princesse» (Genèse 17,4.15). C’est dire
aussi que la personne de Jacob va s’en trouver modifiée, ou plutôt qu’il va accéder à sa véritable identité : le
supplanteur devient le lutteur, le fort puisque le nom qui lui est donné Isra-El, «Que Dieu soit fort», est interprété par
le texte comme relatif à la force de Jacob («tu as été fort contre Dieu...»). La force qui le caractérisait, quand il
dressait comme une stèle la pierre de Béthel (Genèse 28,18) ou quand il soulevait la lourde pierre fermant la bouche
du puits (29,10 ; cf. «La Loupe du scribe» de l’Atelier biblique n° 5 du 15 avril et n°6 du 15 mai). «Cela veut dire,
commente Rupert de Deutz, au XIe siècle : ton nom ne sera plus ‘supplanteur’ mais ‘prince avec Dieu’. De même que
je suis Prince, tu seras appelé prince, toi qui as pu lutter avec moi» (De Trinitate VIII, 5).
Avec ce nom nouveau reçu au gué d’une rivière, au lever de l’aurore, c’est bien d’une naissance nouvelle qu’il s’agit :
contrairement à ce que pensait impossible Nicodème, ce sage en Israël, Jacob a pu «une seconde fois entrer dans le
sein de sa mère et naître» (Jean 3,4). Et il est né face à Dieu dont il porte désormais le Nom enchâssé dans le sien. Il
est né non plus entravé dans les ruses et les rancunes du passé, mais tourné vers l’avenir, devenant père d’un peuple
désormais appelé de son nom, «fils d’Israël». Ce peuple élu, porteur de Dieu, devra, comme son ancêtre, se souvenir
que c’est blessé qu’il vainc, que c’est faible qu’il devient fort car revêtu alors de la force de Dieu. «Ce n’est pas par la
puissance ni par la force, mais par mon Esprit – dit YHWH Sabaot» (Zacharie 4,6b).
Jacob fit cette demande : ‘Révèle-moi ton nom, je te prie’, mais il répondit : ‘Et pourquoi me
demandes-tu mon nom ?’…
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L’échange des noms scellant l’alliance n’a pas lieu. À la demande de Jacob, son adversaire oppose une fin de nonrecevoir car, malgré sa victoire apparente, Jacob ne peut prendre aucun pouvoir sur lui. Le Nom demeure caché.
Même aux patriarches il n’a pas été indiqué : «Je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob comme El Shaddaï, mais
mon nom de YHWH, je ne le leur ai pas fait connaître» (Exode 6,3). Au livre des Juges, la question de Manoah :
«Quel est ton nom, afin que lorsque ta parole sera accomplie, nous puissions t’honorer ?» est éludée de la même
façon par l’Ange du Seigneur : «Pourquoi t’informer de mon nom ? Il est merveilleux» (Juges 13,17-18). Et le Nom
révélé à Moïse comme signe pour les enfants d’Israël, souvent approximativement traduit : «Je suis celui qui est»
(Exode 3,14), conserve la même part d’inintelligibilité, non par obscurité mais par excès de lumière. Seul le Fils
auquel le Père a tout remis (cf. Jean 3,35) peut nous le révéler : «J’ai manifesté ton nom aux hommes» (Jean 17,6), et
peut dire, lui qui par amour a accepté le combat jusqu’à la croix et la blessure de son côté : «Je leur ai fait connaître
ton nom et je le leur ferai connaître, pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux et moi en eux» (Jean 17,26).
… et là même, il le bénit.
«Il le bénit. – Comment ? en changeant son nom. La bénédiction, c’est cela. Voyez cette rencontre en un seul homme :
il est blessé et devient infirme, mais il est béni. Le même homme est blessé et boite, mais il est béni et plus fort que
jamais» (S. Augustin, Sermon 5,6). La bénédiction n’est plus usurpée : elle est conquise par la lutte, mais plus encore
par la blessure. Dieu vient bénir de sa force celui qui s’est montré fort dans le combat, mais c’est au creux de sa
faiblesse qu’il vient le visiter.
Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel, car, dit -il, ‘j’ai vu Dieu face à f ace et j’ai eu la
vie sauve’.
Jacob à qui un nom nouveau a été imposé, donne à son tour au lieu de son épreuve un nom qui en dit le sens : un nom
théophore (porteur de Dieu) comme le sien : Penou’El («face de Dieu») ; un nom qui exprime la pleine identification
de son adversaire divin, mais affirme aussi que son combat était bien une lutte pour la vie ou la mort. Car à Moïse, à
qui cependant le Seigneur «parlait face à face comme un homme parle à son ami» (Exode 33,11), il est dit : «Je ferai
passer devant toi toute ma gloire et je prononcerai devant toi le nom de YHWH. Mais tu ne peux pas voir ma face, car
l’homme ne peut me voir et vivre» (33,19-20). L’homme retors en lui est mort, ou plutôt, selon l’interprétation qu’en
donne Isaïe, il a été rendu «droit» : «Sois sans crainte, Jacob mon serviteur, Yeshurûn – de yashar, «droit» – que j’ai
choisi. (…) Souviens-toi de cela, Jacob, et toi Israël, car tu es mon serviteur. Je t’ai modelé, tu es pour moi un
serviteur, Israël, je ne t’oublierai pas. J’ai dissipé tes crimes comme un nuage et tes péchés comme une nuée; reviens
à moi, car je t’ai racheté» (Isaïe 44,2.21-22). Jacob, dans la contemplation de la face de Dieu découvre son vrai visage
d’«homme nouveau, créé selon Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité» (Éphésiens 4,24).
Au lever du soleil, il avait passé Penuel et il boitait de la hanche.
Le récit s’achève par une belle inclusion : il «passa» (v. 2) / il «avait passé» (v.31). La pâque est accomplie : le gué de
la rivière, angoissant dans l’obscurité de la nuit, où rôdent le danger et la mort dans la poussière, est devenu au plein
soleil le lieu béni de la présence de Dieu. Un lieu de vie, le lieu du salut réalisé par «le Soleil levant venu nous visiter»
(Luc 1,78). Mais Jacob, vainqueur puisque devant lui s’ouvre la Terre promise – «Le Royaume des cieux souffre
violence et ce sont les violents qui s’en emparent» (Mathieu 11,12) – reste aussi Jacob blessé, qui garde inscrits en son
corps et gravés au plus intime de lui-même la marque et le souvenir du combat. Il est devenu celui que Hadewijch
d’Anvers, béguine flamande du XIIIe siècle, ose appeler «l’amant victorieux», car «celui qui chemine encore sur ses
deux pieds, il n’est pas vaincu et ne peut goûter cette grâce» (Lettre XII, 119).
Ainsi le Christ ressuscité apparaissant aux disciples porte-t-il, comme un trophée de victoire, disent les Pères, la
marque des clous et de la blessure de son côté (Jean 20,27). La marque de l’humilité de l’amour. De l’humanité à
jamais présente en son corps dans la divinité.
La Parole en questions
Qu’est-ce que le combat spirituel ?
Le combat est inhérent à toute vie. Jésus nous a prévenus que c’était l’état «normal» de la vie spirituelle – «Je ne suis
pas venu apporter la paix, mais le glaive...» (Matthieu 10,34) – bien que, paradoxalement, il n’empêche pas la paix.
La question n’est donc pas d’échapper au combat, mais de ne pas se tromper de combat : de ne pas combattre contre
Dieu avec mes seules forces, mais de laisser Dieu combattre pour moi et en moi.
L’archétype et le modèle du combat spirituel sont donnés dans le récit des tentations du Christ que reprennent les trois
évangiles synoptiques. Jésus est «mené par l’Esprit à travers le désert» et y affronte la puissance du mal jusqu’à ce
que celui-ci ait «épuisé toute tentation» (Luc 4,1.13). Tentation des pierres à changer en pain ou tentation de l’avoir,
tentation des royaumes à conquérir ou tentation du pouvoir, tentation du pinacle, c’est-à-dire des prodiges à accomplir
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pour être reconnu, ou tentation du paraître ; ou, si l’on préfère, «convoitise de la chair, convoitise des yeux et orgueil
de la richesse» (1 Jean 2,16) : toute forme de tentation a déjà été vécue et vaincue par le Christ, «lui qui a été éprouvé
en tout, d’une manière semblable, à l’exception du péché» (Hébreux 4,15).
Les lieux du combat spirituel vont donc être nos fragilités qui faussent le désir et le détournent du bien véritable : désir
d’exister et d’engendrer qui dévie, par peur du manque, en convoitise et volonté de possession ; désir d’être reconnu et
aimé qui se corrompt en vanité et besoin d’être admiré ou en dépréciation destructrice de soi ; désir de créer et
d’organiser qui devient orgueil et tendance à vouloir dominer et ne dépendre de rien ni de personne. L’enjeu du
combat va être, non de supprimer le désir, mais de le réorienter ; car la force infinie du désir se pervertit lorsqu’il vise
des plaisirs, toujours partiels et fugitifs, et seul l’infini de Dieu est à sa mesure.
Des armes nous permettent de mener ce combat, que décrivent les Pères du désert :
• la connaissance de soi, moins celle acquise par introspection que celle que nous dévoilent nos relations avec les
autres qui nous révèlent nos failles, nos peurs, et nous permettent de passer de l’accaparement au don ; et
parallèlement la connaissance de Dieu, qui détruit les images fausses que nous nous faisons de lui et abat nos idoles ;
• la prière, et particulièrement la prière monologique qui, selon Jean Cassien, est appel incessant à l’aide de Dieu
(«Seigneur, au secours !») ; et la rumination de l’Écriture qui nous permet de répondre aux suggestions de l’ennemi
par la Parole de Dieu, comme Jésus lui-même l’a fait au désert (ce qu’Évagre le Pontique appelle l’«antirrhétique») ;
• l’humilité, qui me permet de reconnaître mes blessures, et non plus de me défendre contre elles, et donc de laisser la
miséricorde de Dieu les visiter et en faire le lieu de son œuvre.
Transparences
Figures du combat
L’épisode énigmatique de la lutte de Jacob avec «quelqu’un» (Genèse 32,24) trouve de nombreux prolongements dans
l’Écriture. Depuis le passage de la mer Rouge qui permet à Israël d’entrer en Terre promise (Exode 14) jusqu’aux
multiples combats qui jalonnent son histoire.
Sur un autre registre, le combat dans la nuit et l’eau, le nom nouveau reçu à l’aurore qui transfigure Jacob en Israël
évoque une naissance, la nouvelle naissance «d’eau et d’Esprit» nécessaire pour entrer dans le Royaume de Dieu
(Jean 3,5). En ce sens, Jacob préfigure aussi «les violents» qui «s’emparent du Royaume des cieux» (Matthieu 11,12),
et «les vainqueurs» qui reçoivent «un caillou portant gravé un nom nouveau» (Apocalypse 3,17).
En cet événement encore, Jacob préfigure Jésus (cf. «Transparences» de l’Atelier biblique n°5 du 15 avril). Selon
Hilaire, évêque de Poitiers au IVe siècle, c’est le personnage qui combat Jacob qui revêt déjà des caractéristiques
antagonistes annonçant la double nature du Christ : «Selon la chair, un homme se trouve en ton pouvoir : c’est pour
préfigurer le mystère de sa passion selon la chair. Dans la faiblesse de la chair, tu reconnais Dieu : c’est pour
inaugurer mystérieusement les bénédictions dont il nous comblera dans l’Esprit. Le voir de tes yeux n’empêche pas la
présence de la foi. Son impuissance ne te détourne pas d’implorer sa bénédiction. Il est homme, mais cela ne s’oppose
pas à ce que cet homme soit Dieu» (La Trinité V,19).
Mais c’est bien en Jacob que se reconnaît déjà celui dont la vie a été un combat contre les forces du mal, depuis les
premières tentations au désert jusqu’au «temps marqué» (Luc 4,13) : le temps de l’agonie (agôn, en grec, signifie
«combat») qui semble le terrasser à Gethsémani – «Il commença à ressentir effroi et angoisse. Et il leur dit : ‘Mon
âme est triste à en mourir ; demeurez ici et veillez.’ Étant allé un peu plus loin, il tombait à terre, et il priait pour que,
s’il était possible, cette heure passât loin de lui» (Marc 14,34-35) – ; mais qui se résout dans l’exaltation de la croix :
«Maintenant le Prince de ce monde va être jeté dehors ; et moi, une fois élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à
moi» (Jean 12,31-32).
Car il est le guerrier qu’aperçoit le voyant de l’Apocalypse, monté sur un cheval blanc et portant «inscrit sur lui un
nom qu’il ait seul à connaître» : «le manteau qui l’enveloppe est trempé de sang, et son nom ? le Verbe de Dieu (…)
Un nom est inscrit sur son manteau et sur sa cuisse – au lieu où Jacob fut blessé – : Roi des rois et Seigneur des
seigneurs» (Apocalypse 19,11-13.16).
Des formes pour un récit
La lutte avec l’ange au fil du temps
La lutte entre Jacob et l’ange a inspiré, au cours des siècles, de nombreux artistes. La diversité de leurs interprétations
montre la richesse des résonances psychologiques, métaphysiques, spirituelles et religieuses provoquées par ce récit.
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Chapiteau de la basilique de Vézelay (XIIe s.)
Dans la nef de la basilique, un chapiteau, tout entier consacré à l’histoire de Jacob, montre sur l’une de ses faces
l’affrontement du patriarche avec un ange, plus grand que lui. Jacob l’agrippe aux épaules et tout à la fois le repousse
de ses bras tendus ; tandis que l’ange le frappe de sa jambe «à l’emboîture de la hanche», mais en même temps le
bénit de sa main droite levée. La grande main de l’ange au centre du chapiteau focalise l’intérêt de la scène sur ce
geste cultuel.
Rembrandt, Lutte avec l’ange, 1659, Staatliche Museen, Berlin
Dans ce tableau de Rembrandt, le plus spirituel sans doute de cette série, s’agit-il d’une lutte ou d’une danse
amoureuse ? Jacob, les yeux fermés, se laisse enlacer par un ange au visage presque féminin qui, lui, regarde Jacob
intensément ; mais de ses grandes mains, il l’enserre solidement comme pour le retenir de tomber. La douceur de Dieu
étreignant enfin l’homme qui ne se défend plus.
Delacroix, Le combat de Jacob, 1861, chapelle des Saints-Anges, église Saint-Sulpice, Paris
Noyé dans la verdure d’un grand paysage romantique, le combat représenté par Eugène Delacroix est âpre et Jacob s’y
rue frontalement, de toutes ses forces. L’ange, à l’expression triste et patiente, le maîtrise, plus qu’il ne le combat, son
bras prêt à déboîter la hanche de Jacob. Lutte prométhéenne de l’homme contre les forces surnaturelles, ou lutte
cosmique de la terre contre le ciel à laquelle semblent s’associer les grands arbres. Ou encore lutte intérieure de Jacob
contre lui-même, contre son double songeur aux ailes sombres.
Gauguin, La vision après le sermon, 1888, National Gallery, Edimbourg
Influencé par les gravures japonaises, l’œuvre décentre son objet : le combat n’occupe qu’une petite partie du tableau,
à l’arrière-plan, seulement séparé de l’espace du présent, occupé par les femmes qui prient, par un grand arbre
transversal. Les couleurs utilisées systématiquement à contre-emploi (comme le vert de la prairie devenu rouge)
renforcent son caractère onirique. Il n’y a plus là que deux hommes – dont l’un cependant pourvu de grandes ailes d’or
– s’exerçant à la joute bretonne dont l’enjeu est une petite vache attachée à l’arbre.
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