
d’abstraction que la proposition théorique dite observable (si ce n’est dans les récents
développements de l’économie expérimentale). On est donc très loin du dialogue
expérimental dont parle Alexandre Koyré. Que sont alors des lois qui restent abstraites, sinon
des dogmes ? Une partie importante de l’économie serait ainsi en train d’accéder au statut de
religion (voir le troisième sens du mot loi), qui viserait à imposer des prescriptions qu’elle fait
passer pour étant issues de lois naturelles que le caractère approximatif de nos descriptions ne
permet pas encore de vérifier empiriquement. Il arrive que les hommes acceptent de
s’assujettir devant ce nouveau dieu, mais pas toujours.
Par ailleurs, le paradigme en vigueur a conduit à la délimitation formelle de la science
économique telle que proposée par Robbins (1935) comme science de l’allocation optimale
des ressources rares à usage alternatif sous l’hypothèse que chaque individu est doté d’une
rationalité optimisatrice. Cette hypothèse s’avérait en effet nécessaire pour construire des
explications théoriques a priori ayant le statut de prédictions. Elle rentre donc directement
dans la définition de l’objet de la science économique. Dans ces conditions, tous les
économistes qui considèrent que l’on ne peut formuler aucune hypothèse a priori sur l’homme
(donc notamment pas celle de l’homo economicus) parce qu’il faut retenir que tout
comportement est déterminé, canalisé ou contraint par des règles qui changent dans l’histoire
et dont on ne peut prédire le changement, sont alors partisans du pluralisme méthodologique
(Blaug, 1994). La spécificité des sciences sociales imposerait donc de retenir une autre norme
épistémique que celle de la science, ce qui constitue en soi un renoncement à la scientificité.
Faut-il accepter cette situation et conclure qu’il n’y a pas de lois au sens scientifique en
économie ? L’impasse n’est pas aussi absolue qu’il y paraît. En fait, on pourrait comparer
l’économiste néoclassique à une personne ayant émigré depuis longtemps et se faisant une
idée de son pays d’origine qui n’a plus rien à voir avec la réalité présente. Depuis que
l’économie s’est constituée comme « science », les choses ont évolué au sein même des
sciences dites exactes et nous allons maintenant essayer de montrer en quoi la norme
épistémologique sur laquelle la science économique s’est constituée y fait l’objet d’une
remise en cause qui ouvre de nouvelles perspectives.
Retour sur les sciences exactes : un renouvellement épistémologique
Les concepts classiques ont été renforcés par les succès de la science pendant deux siècles, au
point de devenir un modèle, dont on a vu que l’influence s’était propagée au-delà des limites
des sciences de la nature. Or le développement même de la science apporte aujourd’hui de
nouveaux éclairages qui mettent en évidence, de façon interne, les limites de ces concepts.
Nous allons maintenant suivre quelques moments importants de cette évolution que Prigogine
et Stengers ( 1979) qualifient de « métamorphose ».
La reconnaissance de la spécificité des phénomènes complexes
La science de la chaleur est née au 19ème siècle de la prise de conscience du fait que la chaleur
dégagée par une combustion peut produire un effet mécanique. « Dans un moteur thermique,
[…] le mouvement du piston résulte d’une transformation intrinsèque du système et non d’une
simple transmission de mouvement » (1979 : 121)
. Ainsi la science qui étudie ces
phénomènes implique une définition de son objet liée à ce point de vue nouveau sur les
transformations physiques. « Etudier le comportement physique lié à la chaleur, c’est définir
Contrairement à ce qui se passe dans « un moteur mécanique » qui « se borne à restituer, sous forme de travail,
l’énergie potentielle qu’une précédente interaction avec le monde lui a conféré » (p. 121).