Communication au colloque de l’Association Charles Gide pour l’Etude de la Pensée Economique, Lille, 22-24 septembre 2005, Y A-T-IL DES LOIS EN ECONOMIE ? L’économie, à la recherche de lois de la nature, ne rencontre finalement que les lois des hommes. Bernard BILLAUDOT, Ghislaine DESTAIS,1 ___________ Résumé : Ce que cherche l’économie dominante sous le terme de loi, c’est la formulation de lois déterministes qui lui confèreraient un statut de science. En prenant en compte le renouvellement qui s’est produit en science dans la façon de concevoir les lois de la nature, notre propos est de montrer en quoi la discipline économie se trompe ainsi d’objectif et comment il est possible de mener une démarche scientifique en économie en s’intéressant aux lois établies par les hommes. Les « lois économiques » sont alors définies comme les régularités observées dans le temps et l’espace que l’on peut rapporter à des règles de droit, ce qui rend compte de leur caractère contingent. ____________ «Nous sommes esclaves des lois pour pouvoir être libres» Cicéron, Des lois, II 13 L’Encyclopaedia Universalis nous avertit : « le mot loi est l’un des plus polyvalents qui soient ». Parler d’éventuelles lois en économie nécessite donc de clarifier les différents sens du terme, dont il n’est pas inintéressant de situer brièvement l’apparition au fil du temps. Le mot loi en latin lex (legis) avait un sens juridique, celui de projet sanctionné par le peuple et par extension de contrat, convention, pacte, par opposition avec plebicitum qui désignait un décret, dogme, principe fondamental, ou axiome (Gaffiot, 2001). Suite au développement de la Chrétienté, le Moyen-âge le transpose en Français sous le sens de règle exprimant la volonté divine et, à la Renaissance, la loi commence à désigner toutes les règles imposées par la conscience, puis par la nature conduisant en 1690 à la notion de loi physique2. C’est ensuite à partir du milieu du 19ème siècle « par analogie avec la physique » que l’on a appelé lois les fonctions mathématiques utilisées par les statisticiens pour rendre compte des données démographiques et sociales (Hauchecorne, 2003). 1 Université Pierre Mendès-France, LEPII (CNRS), Grenoble ; [email protected] ; [email protected]. 2 Voir dictionnaire étymologique Larousse (Dubois et alii., 2000) et dictionnaire Robert. 1 Pour notre propos, on peut s’en tenir aux trois sens suivants pour le terme loi3: 1. « Règle impérative imposée à l’homme de l’extérieur » : plus précisément les « règles obligatoires établies par l’autorité souveraine d’une société et sanctionnées par la force publique », soit le sens que nous appellerons juridique ; 2. « Formule générale énonçant une corrélation entre des phénomènes physiques et vérifiée par l’expérience », et par analogie propriété vérifiée par tout type de phénomène, c'est-àdire le sens scientifique ; 3. « Principe essentiel et constant » qui peut devenir nécessité, voire dogme, le sens dogmatique. La question qui nous est posée aujourd’hui - « y a-t-il des lois en économie ? » -, nous l’avons d’abord interprétée à la lumière du sens scientifique du terme, autrement dit nous la reformulons de la façon suivante : les phénomènes économiques sont-ils soumis à des lois générales, à l’instar des phénomènes physiques ? En définitive la question serait de savoir si l’économie peut prétendre au statut de science. La réponse que nous apportons passe d’abord par un détour épistémologique qui nous amène à remettre en cause le statut habituellement attribué aux lois dans les sciences dites « dures » (partie I) avant de définir ce que peut être une loi en économie (partie II) et d’appliquer notre analyse à la loi des débouchés (partie III). I. Une remise en cause de la « science » économique par un renouvellement du concept de loi en sciences Notre propos est ici de montrer que l’économie s’épuise dans la recherche de lois déterministes qui seraient des lois immuables de la nature et lui confèreraient un statut de science, alors même que les spécialistes des sciences dures remettent en cause cette démarche. Comment l’économie s’est constituée comme « science » ? On peut se faire une idée rapide de la manière dont l’économie s’est constituée comme science par un bref survol historique, dont on pourra noter les analogies qu’il présente avec celui consacré précédemment au terme de loi. Pour faire vite on peut dire, à l’instar d’H.Guitton (1999), que l’économie a d’abord été subordonnée à la politique chez les auteurs grecs, puis soumise à la morale au Moyen Age, avant de se (re)mettre au service du politique à la Renaissance, enfin de se concevoir comme soumise à des lois naturelles à partir des physiocrates dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. La démarche se précise dans ce sens chez les auteurs classiques qui cherchent à découvrir des lois économiques naturelles, c'est-à-dire des lois gouvernant le domaine de la vie sociale consacré à la production et la répartition de richesse. Ils adoptent pour cela une méthode empiriste consistant d’abord à observer, ensuite à supposer une loi, enfin à la vérifier. Selon John Stuart Mill (1836), l’induction de la loi par observation des faits n’est pas suffisante ; il introduit dans ce mode empirico-positiviste la nécessité de démontrer la proposition théorique selon une démarche hypothético-déductive : on attache alors l’utilisation du terme loi à des propositions démontrées. L’une des premières lois qui a été établie de cette façon est celle 3 Le dictionnaire Robert (1981) dont on a tiré ces définitions retient en plus le sens de « règle impérative exprimant un idéal, une norme, une éthique » (dictée à l’homme par sa conscience, sa raison). 2 relative à l’évolution du taux de profit à mesure que l’accumulation du capital se poursuit dans un espace où les terres disponibles sont données et où il n’y a pas de progrès technique (Ricardo, 1821). A partir du développement de l’approche néoclassique dans les années 1870, la science économique se constitue sur le modèle de la mécanique newtonienne. F. Rachline (1994) nous explique le caractère contingent de cette évolution : « L’économie s’est construite en opposition aux sciences morales du XVIIIème siècle – il lui fallait alors se démarquer, s’imposer comme science et non comme subdivision de la philosophie, […] elle s’est organisée suivant les exigences des sciences classiques, physique et cosmogonie en premier lieu». De Newton à Walras L.Walras (1874) pose ainsi qu’il y a place pour une « économie politique pure » qu’il définit comme « la théorie de la détermination des prix sous un régime hypothétique de libre concurrence absolue » et qui relève de la science des faits naturels - « ceux qui ont leur origine dans le jeu des forces de la nature, qui sont des forces aveugles et fatales ». Cette science économique se constitue 1) en acceptant comme données les considérations relatives à l’action des hommes sur la nature, c'est-à-dire à l’industrie, qui sont l’objet de l’économie appliquée, 2) sans se soucier des rapports des hommes entre eux, qui relèvent du domaine de l’économie sociale, et 3) sur la base d’hypothèses sur les rapports des hommes aux choses (les fonctions d’utilité), qui rentrent donc d’emblée dans la définition de l’objet d’étude. La science économique ainsi constituée rejoint par là même « l’idée newtonienne de ce qu’une théorie scientifique devrait être : universelle, déterministe, fermée, d’autant plus objective qu’elle ne contiendrait aucune référence à l’observateur, d’autant plus parfaite qu’elle atteindrait un niveau fondamental, échappant à la morsure du temps » (Prigogine et Stengers, 1979 : 217). Pour ces derniers, les caractéristiques fondamentales de la mécanique de Newton (1687), qui contribuent à ce qu’ils appellent « le désenchantement du monde » (p. 15), sont les suivantes. Elle est déterministe : la loi du mouvement d’un système étant connue, elle permet d’en déterminer entièrement n’importe quel état à venir ou passé dès lors qu’on en connaît un état particulier, c'est-à-dire la position et la vitesse de chacun des points à un instant donné. Autrement dit la connaissance du système se résume à celle du couple (loi, conditions initiales)4. Les concepts importants sont ceux d’équilibre, de trajectoire et de réversibilité. Elle nie toute dimension au temps, dont le déroulement ne permet que d’observer une succession d’états d’équilibre, que l’on peut appréhender en termes de statique comparative5. 4 La possibilité de principe de décrire ainsi complètement un état donné du monde est symbolisée par le démon de Laplace qui serait « capable d’observer, en un instant donné, la position et la vitesse de chaque masse constitutive de l’Univers, et d’en déduire l’évolution universelle, vers le passé comme vers l’avenir » (p. 87). 5 « La nature que suppose la dynamique classique est une nature dépourvue d’histoire, et entièrement déterminée par son passé. […] Le temps de cette physique est le temps du déploiement progressif d’une loi éternelle, donnée une fois pour toutes, et totalement exprimée par n’importe quel état du monde » (p. 89). « Le changement n’est que le déploiement d’une suite d’états fondamentalement équivalents » (p. 200). 3 Elle défend l’idée d’un « niveau de description fondamental » (p. 200) permettant d’expliquer l’ensemble des phénomènes naturels, aussi complexes soient-ils, en terme de trajectoires simples ce qui exclut a priori l’homme de son champ d’investigation. Enfin elle prétend à l’universalité de la loi de la gravitation, qui préside de la même manière au mouvement des planètes autour du soleil et à la chute des cailloux vers le sol, et serait « la loi universelle de la nature qui va expliquer l’ensemble de ses manifestations » (Lévy-Leblond, 2002 : 87). Sur un point assez fondamental, Walras s’écarte cependant de l’approche newtonienne : il construit un modèle ; autrement dit, si l’on se réfère au mode empirico-formel de création des connaissances scientifiques explicité ultérieurement par Popper (1973), Walras se concentre sur l’aspect formel sans observation préalable. Pour autant, il en construit seulement la composante théorique. C’est en contradiction avec ce qui constitue la pratique originale de la science moderne selon Koyré (1973) ; à savoir, le « dialogue expérimental ». Ce dialogue met en jeu le côté empirique de la démarche de création des connaissances ; il implique que cette composante ne soit pas une simple observation de la nature, mais une véritable stratégie, une préparation du processus naturel à observer, pour pouvoir « l’interroger dans le langage de la théorie proposée » (Prigogine et Stengers, 1979 : 48). Le monisme méthodologique en économie Sur la base de ce qui vient d’être décrit s’est construit un point de vue épistémologique dominant au sein de la « communauté » des économistes, dit du monisme méthodologique. Formulé à la suite de Popper, il consiste à considérer que l’économie ne peut revendiquer le statut de science que si elle adopte la norme épistémique (ou méthodologique, si on préfère) qui prévaut en physique, ce qui revient à : traiter les phénomènes économiques - les régularités observées à partir d’outils de représentation - comme des phénomènes naturels, faisant partie du premier des trois mondes distingués par Popper (1991) ; établir des explications théoriques de ces phénomènes qui soient des a priori et qui sont donc à la fois explicatives et prédictives (la théorie nous dit que l’on doit observer telle ou telle régularité à partir d’hypothèses a-historiques qui ne doivent rien au phénomène que l’on se propose d’expliquer). Ce monisme méthodologique, à la différence de ce qu’il en est dans d’autres disciplines, reste encore aujourd’hui le point de vue normal, au sens de Kuhn, c'est-à-dire le mode de fonctionnement du paradigme en vigueur. Il en résulte deux conséquences fâcheuses : d’une part le risque de dérive dogmatique, et d’autre part l’abandon d’une quelconque ambition « scientifique » par les économistes qui ne s’inscrivent pas dans le paradigme. Les limites de l’économie comme science On peut finalement considérer que la science économique dominante en est au pire à la physique de Newton, au mieux à une mise en œuvre du mode empirico-formel préconisé par Popper, à une réserve de taille près. Le plus souvent elle ne va pas jusqu’à la confrontation entre proposition théorique et proposition d’observation, en raison de l’impossibilité de faire des expériences permettant d’amener la proposition d’observation au même niveau 4 d’abstraction que la proposition théorique dite observable (si ce n’est dans les récents développements de l’économie expérimentale). On est donc très loin du dialogue expérimental dont parle Alexandre Koyré. Que sont alors des lois qui restent abstraites, sinon des dogmes ? Une partie importante de l’économie serait ainsi en train d’accéder au statut de religion (voir le troisième sens du mot loi), qui viserait à imposer des prescriptions qu’elle fait passer pour étant issues de lois naturelles que le caractère approximatif de nos descriptions ne permet pas encore de vérifier empiriquement. Il arrive que les hommes acceptent de s’assujettir devant ce nouveau dieu, mais pas toujours. Par ailleurs, le paradigme en vigueur a conduit à la délimitation formelle de la science économique telle que proposée par Robbins (1935) comme science de l’allocation optimale des ressources rares à usage alternatif sous l’hypothèse que chaque individu est doté d’une rationalité optimisatrice. Cette hypothèse s’avérait en effet nécessaire pour construire des explications théoriques a priori ayant le statut de prédictions. Elle rentre donc directement dans la définition de l’objet de la science économique. Dans ces conditions, tous les économistes qui considèrent que l’on ne peut formuler aucune hypothèse a priori sur l’homme (donc notamment pas celle de l’homo economicus) parce qu’il faut retenir que tout comportement est déterminé, canalisé ou contraint par des règles qui changent dans l’histoire et dont on ne peut prédire le changement, sont alors partisans du pluralisme méthodologique (Blaug, 1994). La spécificité des sciences sociales imposerait donc de retenir une autre norme épistémique que celle de la science, ce qui constitue en soi un renoncement à la scientificité. Faut-il accepter cette situation et conclure qu’il n’y a pas de lois au sens scientifique en économie ? L’impasse n’est pas aussi absolue qu’il y paraît. En fait, on pourrait comparer l’économiste néoclassique à une personne ayant émigré depuis longtemps et se faisant une idée de son pays d’origine qui n’a plus rien à voir avec la réalité présente. Depuis que l’économie s’est constituée comme « science », les choses ont évolué au sein même des sciences dites exactes et nous allons maintenant essayer de montrer en quoi la norme épistémologique sur laquelle la science économique s’est constituée y fait l’objet d’une remise en cause qui ouvre de nouvelles perspectives. Retour sur les sciences exactes : un renouvellement épistémologique Les concepts classiques ont été renforcés par les succès de la science pendant deux siècles, au point de devenir un modèle, dont on a vu que l’influence s’était propagée au-delà des limites des sciences de la nature. Or le développement même de la science apporte aujourd’hui de nouveaux éclairages qui mettent en évidence, de façon interne, les limites de ces concepts. Nous allons maintenant suivre quelques moments importants de cette évolution que Prigogine et Stengers ( 1979) qualifient de « métamorphose ». La reconnaissance de la spécificité des phénomènes complexes La science de la chaleur est née au 19ème siècle de la prise de conscience du fait que la chaleur dégagée par une combustion peut produire un effet mécanique. « Dans un moteur thermique, […] le mouvement du piston résulte d’une transformation intrinsèque du système et non d’une simple transmission de mouvement » (1979 : 121)6. Ainsi la science qui étudie ces phénomènes implique une définition de son objet liée à ce point de vue nouveau sur les transformations physiques. « Etudier le comportement physique lié à la chaleur, c’est définir 6 Contrairement à ce qui se passe dans « un moteur mécanique » qui « se borne à restituer, sous forme de travail, l’énergie potentielle qu’une précédente interaction avec le monde lui a conféré » (p. 121). 5 un système non pas comme en dynamique par la position et la vitesse de ses constituants (il y a quelques 1023 molécules dans un volume de gaz ou fragment de solide de l’ordre du cm 3), mais par un ensemble de paramètres macroscopiques. Ces paramètres définissent la composition du système et aussi (conditions aux limites) ses relations avec le reste du monde dès lors défini comme milieu » (idem : 120). On est donc passé de la recherche par la science classique d’un niveau fondamental de description de la nature, dans lequel les phénomènes complexes seraient ramenés à un ensemble de trajectoires simples, à une reconnaissance de la spécificité de différents niveaux de représentation à adapter à la question étudiée. Lévy-Leblond insiste sur cet acquis de la science : cette « autonomie des divers aspects de la réalité » (2002 : 349) en prenant l’exemple de la chimie dont les concepts autonomes, comme celui de valence7, rendent compte de façon beaucoup plus convaincante de la réalité que de lourds calculs mettant en jeu le comportement physique des molécules. L’introduction du temps historique La science classique ne donnait aucun contenu ni aucune direction au temps, qui ne faisait que servir de support au déploiement progressif d’une loi éternelle, et pouvait être « remonté ». Au contraire, la thermodynamique s’est constituée d’emblée « à propos de l’irréversibilité »8 puisqu’on peut lui donner pour point de départ la formulation de la loi de conduction de la chaleur par Fourier9 qui était le premier processus intrinsèquement irréversible à trouver une expression mathématique. Le premier stade de développement de la thermodynamique, qui a été l’œuvre du 19 ème siècle, a introduit les concepts de conservation de l’énergie lors des transformations physicochimiques, d’entropie caractérisant une évolution irréversible du système, et d’état attracteur, état d’équilibre vers lequel évolue un système isolé au prix de l’oubli de ses conditions initiales pour atteindre un niveau d’entropie maximum. « La croissance de l’entropie désigne une évolution spontanée du système » et donne ainsi un sens, une direction, une « flèche » au temps (Prigogine et Stengers, 1979 : 117-144). Le retour en arrière n’est plus possible. Au 20ème siècle, la thermodynamique non linéaire a posé le problème de la stabilité des états vers lesquels un système loin de l’équilibre est susceptible d’évoluer et a découvert « la possibilité de structures complexes et organisées loin de l’équilibre » (idem : 160)10. Les nouveaux concepts introduits ont ceux de « structure dissipative », caractérisant une forme d’organisation de la matière loin de l’équilibre, lorsque la dissipation d’énergie et de matière devient source d’ordre (idem : 156), de « bifurcation », point critique à partir duquel un Nombre de liaisons chimiques qu’un atome ou un ion engage avec d’autres atomes ou ions dans une combinaison (dictionnaire Robert). 8 Même si cela a d’abord été « contre elle, cherchant non pas à la connaître mais à en faire l’économie » selon une problématique d’ingénieur visant à limiter les pertes (Prigogine et Stengers, 1979 : 270). 9 Fourier établit en 1811 « une loi d’une simplicité élégante : le flux de chaleur entre deux corps est proportionnel au gradient de température entre ces deux corps. […] Il s’agit d’une loi aussi générale que les lois newtoniennes : elle décrit un phénomène aussi universel que celui de la gravitation » (Prigogine, Stengers, 1979 : 118). 10 « Elle permet de préciser quels systèmes sont susceptibles d’échapper au type d’ordre qui régit l’équilibre, et à partir de quel seuil, de quelle distance à l’équilibre, de quelle valeur de la contrainte imposée, les fluctuations deviennent capables d’entraîner le système vers un comportement tout différent du comportement usuel des systèmes thermodynamiques » (idem : 154). 7 6 nouvel état devient possible (idem : 167) et d’ « ordre par fluctuation », l’ordre dont le nonéquilibre constitue la source (idem : 169). La physique de Newton établissait une équivalence entre passé et futur. La physique des processus de non équilibre étudie les processus dissipatifs qui sont intrinsèquement irréversibles et conduisent parfois à des comportements cohérents. Avec elle apparaît en physique la notion d’histoire. Pourquoi tel système instable est-il dans cet état particulier ? La réponse ne peut pas se déduire de sa composition chimique et de ses conditions aux limites, qui pourraient également conduire à d’autres états. Pour comprendre, « il faut décrire le chemin qui constitue le passé du système, énumérer les bifurcations traversées et la succession des fluctuations qui ont décidé de l’histoire réelle parmi toutes les histoires possibles » (idem : 168). Prigogine (1996 : 12) a une jolie expression - « nous sommes les enfants de la flèche du temps » - pour dire ce que l’apparition de la vie sur terre elle-même doit à l’irréversibilité qui, loin de l’équilibre, peut être source d’organisation. Tous les développements actuels de la physique touchent à cette question de la flèche du temps (Klein, Spiro, 1996). La prétention à l’universalité battue en brèche La gravitation avait la prétention d’expliquer l’ensemble des phénomènes naturels. Or la loi de conduction de la chaleur par Fourier décrit un phénomène aussi universel que celui de la gravitation. Sa formulation, que nous avons déjà évoquée, marqua le moment à partir duquel « la physique mathématique et la science newtonienne ont cessé d’être synonymes » (Prigogine, Stengers, 1979 : 118). Ce n’était que le début des remises en cause qui s’accentuèrent avec les deux révolutions scientifiques du 20ème siècle : la relativité et la mécanique quantique, qui ouvrirent un débat dont on n’est pas encore sorti (celui de la dualité onde – corpuscule). Peut-on dire pour autant que la quête fascinée d’une loi universelle qui remplacerait celle de Newton a disparu ? Elle obséda la vie d’Einstein et de beaucoup d’autres physiciens. La dernière forme sous laquelle elle a ressurgi est la théorie des cordes. Il faut y voir une saine stimulation intellectuelle à même de faire progresser la compréhension du monde. La fin du déterminisme La physique traditionnelle, y compris la mécanique quantique et la relativité, repose sur l’hypothèse déterministe qu’il n’y a qu’un seul futur possible. La connaissance des conditions initiales garantit la prévisibilité du futur et la possibilité de reproduire le passé même si, comme nous le rappelle P. Davies, la mécanique quantique se caractérise par « le fameux principe d’incertitude de Heisenberg » (2002 : 35), selon lequel des fluctuations soudaines et imprévisibles se produisent dans toutes les quantités observables. Ainsi on sait que la désintégration d’un agrégat d’atomes d’uranium se fait selon une durée bien déterminée, mais il est impossible de prédire, même en principe, quand ce processus se produira pour un noyau donné. Les travaux de Prigogine (1996 : 13) montrent que les évolutions actuelles de la science permettent de dépasser ce qu’on appelle le « dilemme du déterminisme », à savoir le conflit entre la connaissance qui permettrait de prévoir le futur à coup sûr et la liberté de choix de la nature qui fait que le futur est en perpétuelle construction. Prigogine a en effet contribué à élaborer une mécanique statistique de non équilibre, qui se veut une « extension de la 7 mécanique classique et quantique pour les systèmes dynamiques instables » (idem : 103). Elle conduit à une formulation nouvelle des lois fondamentales de la physique, de type probabiliste, brisant la symétrie entre passé et futur. Cette formulation s’appuie sur la « rupture de l’équivalence entre la description individuelle et la description statistique » des phénomènes (idem : 101) qui fait qu’il n’est pas toujours possible, d’un point de vue théorique, de déterminer « les conditions initiales d’un système » (Prigogine, Stengers, 1979 : 87). L’extension de la dynamique au niveau statistique permet ainsi d’incorporer l’irréversibilité dans la description fondamentale de la nature. Elle établit alors le rôle primordial des fluctuations et de l’instabilité dans un devenir en perpétuelle construction, dont l’avenir « n’est pas écrit d’avance » (Prigogine, 1996 : 101). Ces travaux marquent la fin de la dualité loi-condition initiale comme source de connaissance du futur en remettant en cause sa prédictibilité. « Nous pensons nous situer aujourd’hui au point de départ d’une nouvelle rationalité qui n’identifie plus science et certitude, probabilité et ignorance » écrit Prigogine (1996 : 15). Et plus loin : « Les lois fondamentales expriment maintenant des possibilités et non plus des certitudes. Nous avons non seulement des lois, mais aussi des évènements qui ne sont pas déductibles des lois mais en actualisent les possibilités » (p. 14, souligné par nous). L’importance des valeurs numériques contingentes dans les explications scientifiques Un autre élément vient affaiblir la solidité de l’édifice scientifique ; il concerne la question de la sensibilité des théories scientifiques à de petites modifications de certains paramètres (la charge électrique élémentaire, la masse des protons, l'intensité des forces nucléaires, etc.). Lévy-Leblond nous met en garde : « une très faible modification de ces paramètres par rapport à leur valeur effective débouche sur des résultats tout à fait distincts. À titre d'exemple, une différence de quelques pourcents dans ces constantes suffirait à rendre impossible ou très rare la formation des noyaux de carbone, élément qui joue un rôle crucial dans l'apparition des molécules complexes, donc de la vie - la nôtre en particulier. Notre existence même est ainsi tributaire des valeurs numériques particulières de certaines constantes, valeurs à notre connaissance absolument contingentes. Il s'en est fallu de peu : un tout petit écart dans ces valeurs, et nous ne serions pas là pour en parler. Notre compréhension de la matière elle-même et de tout l'Univers se révèle ainsi d'une grande fragilité » (2001). Conclusion d’étape L’évolution qui s’est produite en science ne se réduit pas à l’une des conclusions de Prigogine et Stengers (1979 : 281), celle qui est le plus souvent mise en avant, à savoir que « la science s’affirme aujourd’hui science humaine, science faite par des hommes pour des hommes ». Elle est plus fondamentale : elle conduit à faire des sciences dites dures des sciences molles. Elle invite à ne plus s’enfermer dans le dualisme « science /sciences sociales » en rattachant l’économie à la science. Il revient au même de dire qu’il n’existe pas une différence de nature entre d’un côté les sciences de la matière et de la vie, qui établiraient des lois universelles et prédictives, et de l’autre les sciences humaines, qui seraient condamnées au pluralisme méthodologique. « Nous assistons à l’émergence d’une science qui n’est plus limitée à des situations simplifiées, idéalisées, mais nous met en face de la complexité du monde réel, une science qui permet à la créativité humaine de se vivre comme l’expression singulière d’un trait fondamental commun à tous les niveaux de la nature » (Prigogine, 1996 : 16). 8 Ces conclusions renouvellent ainsi profondément les termes du débat épistémologique au sein de la communauté des économistes. S’il est évident que les régularités objectivement constatées par les économistes changent dans le temps historique et même dans l’espace à une même époque, autrement dit qu’elles sont contingentes à la société dans laquelle elles sont observées, cela n’apparaît plus comme un obstacle à l’élaboration d’une connaissance économique fondée sur la même norme épistémologique que la science. II. Des lois en science aux lois en science économique : les régularités économiques comme conséquences de règles sociales La différence entre les sciences qui s’intéressent à l’homme et les autres n’est donc plus qu’une question de degré, de degré dans l’imprédictibilité du changement possible dans l’histoire ou dans l’ouverture des futurs possibles, si on préfère11. La spécificité des sciences sociales (y compris économie) : les actions humaines sont chargées de significations Cette différence de degré se comprend lorsqu’on se réfère à ce qui s’est passé au cours de l’évolution qui a conduit à l’apparition de l’espèce humaine. Il est courant de considérer que la spécificité de l’être humain au regard du reste du monde vivant tiendrait au fait que « l’être humain agit fondamentalement en fonction du sens qu’il donne aux choses, qu’il est un être de représentations » (Muchielli, 2005 : 59). Or il est maintenant reconnu que certains animaux infèrent et mémorisent. L’étape qui paraît la plus importante serait plutôt celle de l’apparition du langage (Habermas, 1987 ; Popper, 1990 ; Descombes, 1996). Par une accumulation de changements quantitatifs, il se produit alors un saut qualitatif. La principale caractéristique de ce saut ne tient pas tant au fait qu’une communication s’établit entre les hommes à propos du sens donné aux choses, mais au fait que l’homme communique avec les autres à propos du sens de ce qu’il fait. Il tient des discours de signification, dans lesquels il donne les raisons de ses actions, activités ou comportements. Par définition, la signification est individuelle et subjective. On ne doit pas la confondre avec l’interprétation qu’un autre est à même de faire de l’activité ou du comportement en question suite à son observation. La spécificité des sciences humaines et sociales au regard des sciences de la matière et de la vie tiendrait donc à ce saut, c’est à dire au fait que les évènements à propos desquels elles se proposent de construire une connaissance mettent en jeu des actions humaines chargées de significations. Prendre en compte ces significations, les ressaisir dans l’analyse au lieu de les laisser de côté comme les économistes néoclassiques ont choisi de le faire, n’est plus quelque chose qui écarte d’une démarche scientifique, mais une nécessité même d’une telle démarche12. L’argumentation développée dans cette seconde partie doit beaucoup au cycle de conférences en épistémologie des sciences - « Epistémologie, logique, cognition » - données par Serge Robert, de l’Université du Québec à Montréal, dans le cadre du collège doctoral de l’UJF-Grenoble 1 en mai 2005, notamment la dernière - « la connaissance comme traitement inférentiel de l’information : les inférences pratiques » -, qui fait état des résultats d’une recherche qui n’a pas encore donné lieu à publication. 12 On retient donc le point de vue de Robert contre celui de Davidson (2001). En considérant que les évènements physiques ont des causes et les actes humains des raisons (des causes mentales qui ressortent des significations), en ajoutant que la vie sociale implique, non pas de comprendre l’autre, mais de lui attribuer des désirs et des croyances (ses raisons d’agir) et en retenant une circularité entre désirs et croyances – pour attribuer des désirs, il faut attribuer des croyances et réciproquement (cercle herméneutique) – Davidson est conduit à l’impossibilité des sciences sociales. On sort de cette impossibilité si on ne s’enferme pas dans la circularité, c’est à dire en passant à une montée en spirale – l’interprétation est guidée par des conventions qui la facilite et 11 9 L’objet de cette seconde partie On se propose de montrer que l’analyse des phénomènes économiques rencontre alors les lois des hommes. On établit ainsi un pont entre le premier et le second sens du terme loi, le sens juridique et le sens scientifique. En conformité avec la problématique de la théorie de la régulation, la proposition que l’on entend établir est 1/ que toute régularité économique observée n’est pas autre chose que l’effet de pratiques qui actualisent un temps des règles sociales et 2/ que l’on ne peut parler de loi à propos d’une telle régularité que si on peut l’analyser comme le résultat du genre de règles sociales particulières que sont les lois juridiques. Comme ces dernières, les « lois économiques » ainsi établies sont donc situées historiquement et géographiquement. Des normes sociales aux règles sociales Le point de départ de l’analyse est que la communication entre les hommes conduit à la mise en place de « sociétés » humaines régies par des normes constitutives d’un ordre réfléchi – la violence réciproque est contenue. Ces normes concernent à la fois les rapports des hommes à la nature - alors entendue comme étant l’ensemble des choses avec lesquelles ils ne communiquent pas (par le langage) et qui sont ainsi l’environnement de toute « société » humaine - et les rapports des hommes entre eux. Ces normes régissent toutes les activités humaines, via les ressources qui sont nécessairement mobilisées dans ces activités13. Certaines de ces normes qualifient ces ressources (de quoi s’agit-il ?), d’autres président à leur usage tant au titre du comment (comment s’en servir ?) que du qui (qui a le droit de s’en servir ?). On peut qualifier de normes techniques celles qui sont relatives au quoi et au comment et de normes proprement sociales les dernières. Les normes techniques n’ont pas besoin d’être socialement justifiées, dans la mesure où elles ne créent pas ou ne sanctionnent pas des inégalités dans l’accès aux ressources. Il n’en va pas de même des normes sociales. Par justification sociale d’une norme, on entend alors un discours tenu par un membre de la « société » développant une argumentation en faveur de telle norme, discours qui met en exergue la contribution de cette norme à l’ordre social. C’est en ce sens que l’on peut parler d’un ordre réfléchi, notamment par le recours aux mythes et au sacré. Tel semble avoir été le cas pour les premières « sociétés » qui ont été ce que Weber (1995) appelle des communalisations. Les raisons avancées dans les discours de signification sont elle est corrigible – d’où la choix d’une conception correctionniste en science sociale, comme d’ailleurs en physique, qui permet de surmonter l’opposition entre le vérificationnisme des empiristes logiques et le falsificationisme poppérien. L’hypothèse est alors que l’homme est un animal darwinien capable de se représenter son rapport évolutionnaire à son environnement – il peut notamment poser à l’autre la question des raisons pour lesquelles telle interprétation s’est avérée fausse. On peut du même coup abandonner la délimitation formelle de la science économique dont on a fait état dans la première partie. On passe alors à une délimitation institutionnelle que l’on explicite infra. 13 « Par activité, on entend toute façon pour un être humain d’occuper son temps en un lieu donné, caractérisé par un certain environnement, en mobilisant des ressources et en étant capable, si on lui demande, de communiquer un sens subjectif à cette activité. Cette dernière comprend le plus souvent une succession d’actes ou de comportements. Seul un acte (comportement) peut être à signification émotionnelle. A la différence d’un acte émotionnel, une activité est intentionnelle : le sens communiqué est un sens visé. On peut ajouter que cette activité a des effets ou résultats. Sa finalité est l’un de ces effets. C’est l’effet essentiellement visé par l’agent qui s’y livre ou par celui qui la commande lorsqu’elle est menée en situation de subordination » (Billaudot, 2005 : 86). Cette définition est une appropriation de celle de Weber pour qui une activité est « tout comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime, d’une omission ou d’une tolérance) quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif » (1995 : 28). 10 alors perçues comme des causes. En conséquence, il n’y a pas de place pour des normes morales et a fortiori pour une dissociation entre normes morales et normes éthiques. Il revient au même de dire que les activités sont essentiellement des activités à signification traditionnelle - elles ne sont pas quelque peu des activités à signification rationnelle en valeur ou en finalité. Les raisons données sont que la personne suit les normes en vigueur pour le type d’activité considérée : telle est la tradition14. Il n’y a pas alors de dissociation entre la signification de l’activité et la justification sociale des normes qui régissent cette activité - la signification n’est pas dissociée de la justification (voir première colonne du tableau 1)15. Tableau 1 Les justifications Société traditionnelle Société moderne (activités à signification (activités à signification traditionnelle) rationnelle) Justification ordinaire (celle d’un membre ordinaire de la société) Justification individuelle de l’activité Justification individuelle des normes qui régissent l’activité Justification sociale des normes qui régissent l’activité Justification en droit Justification savante La justification est celle des raisons avancées dans la signification L’individu exprime son intérêt propre à ce que telle règle sociale soit instituée La signification de l’activité se confond avec la justification sociale des normes qui régissent l’activité L’individu argumente en faveur de telle règle (institution) en mettant en avant sa contribution à l’ordre social (justification commune) Justification strictement collective (compromis politique codifié en droit) Le chercheur démontre que telle règle sociale (ou institution) conduit à la satisfaction d’un objectif social fixé au départ La dissociation entre raisons et causes se réalise avec le passage de la communalisation à la sociation (Weber), c’est à dire avec l’avènement d’activités à signification quelque peu rationnelle - la personne donne des raisons qui ont à voir avec son propre intérêt. Il s’agit d’un discours de justification individuelle : la personne justifie les raisons avancées dans la signification qu’elle donne de l’une de ses activités en se référant à des normes morales ou L’anthropologue en donne une explication qui est à orientation causale (elle serait à orientation téléologique, en cas d’activité à signification rationnelle). 15 On ne développe pas l’analyse à ce sujet, notamment concernant le fait que les normes sociales sont alors commandées par la religion (ce sont des normes religieuses) (Girard, 1978), sans place pour la philosophie et a fortiori pour la science, c’est à dire pour une justification savante des normes. 14 11 éthiques. On peut alors parler d’un côté de règles sociales, de l’autre de normes morales (au sens large) ou de valeurs, si on préfère. Les premières sont « extérieures » aux individus, les secondes relèvent du niveau de la structuration de l’individu, même si elles sont communes (Théret, 2003). La justification individuelle d’une activité est un discours tenu dans le cours du jeu social, étant données les règles sociales en vigueur. On peut lui associer la notion de justification individuelle d’une règle sociale, discours qui est tenu à l’occasion de l’institution (ou de la réforme) des règles du jeu social et dans lequel un individu exprime son intérêt personnel à ce que telle règle sociale soit instituée. Cette justification individuelle d’une règle sociale est alors tout à fait distincte de la justification sociale de cette règle (voir tableau 1)16. Mais il doit y avoir une cohérence entre la justification individuelle d’une règle et sa justification sociale par la même personne, puisqu’on ne peut à la fois défendre le bien fondé d’une règle au nom de l’ordre social et considérer que cette règle ne répond pas à son intérêt personnel – il revient au même de dire que la règle en question ne sera suivie par la personne concernée que s’il y a cette cohérence. Il n’en reste pas moins que toutes les règles que l’on défend socialement ne sont pas des règles courantes, c’est à dire des règles qui sont effectivement instituées et, inversement, certaines règles courantes ne sont pas des règles que tout un chacun a défendu. Cela vaut tout particulièrement en modernité. La nouveauté de la société moderne Le processus d’individuation dans l’histoire humaine franchit un nouveau seuil (saut qualitatif) avec l’avènement de la modernité en Occident. L’une des caractéristiques de ce passage est que l’on a une dissociation au sein des normes morales (au sens large) entre normes morales et normes éthiques. Les premières s’attachent à une justification des raisons « par rapport aux autres » et les secondes, à une justification des raisons « par rapport à soimême »17. Les normes morales vont du juste au bien et les normes éthiques, du bien au juste. Si on s’en tient à Spinoza (1990), la seule hypothèse générale que l’on doit formuler à propos de l’homme est celle du conatus - cette propension à persévérer dans l’être qui d’ailleurs n’est pas une spécificité de l’homme puisque Spinoza l’attribue à tout élément de la nature. A partir du moment où l’actualisation du conatus dans des désirs particuliers est totalement ouverte a priori (Lordon, 2003), on n’a aucune raison d’établir une hiérarchie, dans un sens ou dans l’autre, entre normes morales et normes éthiques. On peut seulement affirmer que l’on se réfère à des normes morales et à des normes éthiques dans les discours de justification individuelle des règles sociales et que l’on est en présence d’une formation sociale de ces normes (elles ne relèvent pas d’une première nature de l’homme ; elles changent dans On s’est inspiré de la distinction que font Boltanski et Chiapello (1999) entre les justifications individuelles et les justifications qu’ils qualifient de générales. En se préoccupant des justifications dans le/du capitalisme, ils se réfèrent aux travaux de Weber et à ceux d’Hirschman en retenant que « les travaux de Weber insistaient sur la nécessité pour le capitalisme de donner des raisons individuelles, tandis que ceux de Hirschman mettent en lumière les justifications en termes de bien commun ». Et ils poursuivent en disant que « Nous reprenons quant à nous ces deux dimensions en comprenant le terme de justification dans une acception permettant d’embrasser à la fois les justifications individuelles (en quoi une personne trouve des motifs à s’engager dans l’entreprise capitaliste) et les justifications générales (en quoi l’engagement dans l’entreprise capitaliste sert le bien commun) » (p. 45). Nous nous écartons d’eux dans la mesure où ils limitent les justifications générales aux justifications en termes de bien commun (on les qualifie ici de justifications sociales communes), sans faire une place explicite aux justifications en droit. 17 On s’en remet ainsi à la distinction proposée par Ricoeur (1995), sans toutefois retenir avec lui que les normes éthiques se situeraient en amont de la morale parce qu’elles mettraient en jeu une prédisposition naturelle de l’homme ; à savoir, un désir d’accomplissement. 16 12 l’espace et le temps18). On peut ajouter que le passage à la modernité s’accompagne d’une autonomisation de la science vis à vis de la philosophie, ce qui ajoute un autre niveau de discours de justification, la justification savante de telle ou telle règle (voir tableau 1). On ne revient pas ici sur les fondements de la société moderne – des institutions fondamentales dépersonnalisées, la monnaie et la citoyenneté réunies sous l’égide du droit faisant une place à la libre propriété individuelle et à la personne morale – et sur le fait qu’elle se caractérise par le take off de deux ordres, l’ordre économique et l’ordre politique (Billaudot, 2005). L’ordre économique est le sous-ensemble social des activités qui sont identifiées et distinguées par le fait que leur signification est essentiellement exprimée dans le langage de la monnaie19. La science économique, qui voit le jour à cette époque, a cet objet, quand bien même la science néoclassique en donne une délimitation fallacieuse (Polanyi, 1986). Les phénomènes économiques qu’elle étudie sont ces activités au niveau micro social et, aux niveaux méso et macro social, les effets de composition de ces activités. Si on peut parler de lois économiques, c’est à propos de régularités concernant tel phénomène méso ou macro social ou telle relation entre deux (ou plus de deux) de ces phénomènes. Les institutions dépersonnalisées de la modernité sont délocalisées, c’est à dire sans inscription a priori dans l’espace. Leur localisation sous des formes particulières – des formes institutionnelles - sont constitutives de sociétés territorialisées dotées de frontières. De la distinction entre deux types de règles sociales en modernité : convention à justification sociale commune et règle de droit à justification en droit En modernité, l’institution des règles sociales courantes à l’échelle d’une telle société territorialisée est précédée d’un débat citoyen. Tel est le sens de la démocratie. Tout discours de justification sociale utilise une grammaire. Le principal apport de l’analyse de Boltanski et Thevenot (1991), et plus généralement de l’Economie des conventions, est d’avoir montré qu’il existe une pluralité de telles grammaires – ces auteurs les qualifient de cités ; ce sont Bessy et Favereau (2003) qui parlent de grammaires ou encore de registres de justification20. Dans ces conditions, l’institution d’une règle courante à même d’être suivie ne peut avoir lieu que si les citoyens s’entendent sur la grammaire, c’est à dire convergent sur une justification sociale commune. Cette grammaire se présente alors comme la convention constitutive d’une convention courante (ou d’un système de conventions courantes)21. La pluralité des cités Cela vaut notamment pour les deux qualités que Rawls (1987) attribue à l’homme au point de départ de sa théorie de la justice, être à la fois rationnel (avoir un projet personnel à long terme) et raisonnable (tenir compte de la nécessité de s’entendre avec les autres). 19 Karl Polanyi (1983) parle à ce propos de désenchassement (disembeddedness) en qualifiant cet ordre d’économie de marché. En considérant que la monnaie est un rapport social simple qui ne règle pas l’accès à des ressources, mais fournit un langage pour en parler, on ne retient pas cette expression parce que la définition donnée de l’ordre économique rend manifeste que le marché (entendu comme un mode de règlement de transactions de circulation de choses, distinct de la monnaie) n’est pas constitutif de cet ordre. De même d’ailleurs que l’impulsion capitaliste que son avènement autorise. Rappelons que l’activité est entendue ici en un sens large, recouvrant aussi bien les activités proprement dites (de production, de consommation, de création) que les relations (activités relationnelles et transactions) (Billaudot, 2004) ; ou encore, aussi bien l’agir stratégique que l’agir communicationnel (Habermas, 1987). 20 La principale limite actuelle de cette analyse est de ne pas expliciter l’institutionnel qui préside à la formation de ces grammaires - tout se passe comme si chaque cité naissait dans un vide institutionnel qui s’apparente quelque peu au voile d’ignorance de Rawls. 21 On rappelle que la principale proposition constitutive du programme de recherche de l’Economie des conventions est la suivante : « les recherches réunies dans ce numéro ont en commun de développer l’hypothèse inverse [de celle de l’analyse néoclassique] en considérant que l’accord entre des individus, même lorsqu’il se limite au contrat d’un échange marchand, n’est pas possible sans un cadre commun, sans une convention constitutive » (Dupuy et ali, 1989 : 142, souligné par nous). Autrement dit, « il n’y a pas de coordination possible 18 13 laisse normalement place à un conflit et ce conflit ne peut être réglé par le recours à une super cité qui n’existe pas - ce serait une grammaire qui permettrait d’argumenter en faveur de la cité dans laquelle les inégalités pourraient être dites « les plus équitables » au regard des autres ; une telle cité ne peut exister parce que les échelles de grandeur des biens et des personnes dans chaque cité sont incommensurables (Eymard-Duvernay, 2004). La démocratie est fondée sur la reconnaissance de cette pluralité irréductible des normes éthiques ou morales – on peut chercher à attirer l’autre sur sa grammaire ; on ne peut le convaincre que la sienne n’en est pas une ou qu’elle est moins bonne. Elle articule les quatre temps : forum, arène, vote, principe de la majorité. Le totalitarisme est à l’inverse la solution politique qui correspond à l’élimination de toutes les autres cités au profit d’une seule22. La démocratie et l’Etat de droit sont une seule et même chose. En effet, la modernité se caractérise par l’avènement, qui est à certains égards une renaissance, d’une nouvelle justification des règles sociales : la justification en droit. Les règlements en droit deviennent des règlements des conflits entre les justifications communes. Le règlement en droit est purement procédural (interne au droit), qu’il soit le fait des représentants du peuple qui votent les lois conformes à la loi fondamentale qu’est la constitution (droit codifié) ou des tribunaux qui prononcent des jugements faisant jurisprudence (common law). Tout règlement en droit est un compromis politique entre des groupes sociaux qui défendent leurs intérêts en se référant à des grammaires différentes23. Chacun lit le compromis avec sa propre grammaire – le même mot n’a pas exactement le même sens pour l’un et l’autre. On est ainsi conduit à distinguer deux types de justification des règles sociales en modernité, la justification sociale commune et la justification en droit. On peut dire de la seconde qu’elle est strictement collective, c’est à dire qu’elle n’est pas commune. A cette distinction correspond celle entre deux types de règles sociales, les conventions qui reposent sur une justification sociale commune et les règles de droit qui reposent sur une justification en droit24. Il existe donc dans la société des personnes qui acceptent ces dernières comme étant des compromis en démocratie permettant de créer de l’ordre, mais qui ne considèrent pas qu’elles sont justes au regard des normes éthiques ou morales qui sont les leurs. Elles vont tenter de constituer une nouvelle majorité pour les changer. Cela vaut en particulier pour les règles de droit qui habilitent en les contraignant les activités d’ordre économique. Les conventions individuelles s’accordent, en période de stabilité sans coordination des représentations » (Favereau, 2004 : 131). On ne doit pas se contenter de la notion courante de convention, comme type particulier de règle (les usages, les savoirs vivre, les règles de circulation) dont la caractéristique essentielle est que « personne ne se charge de l’exécution et du maintien de ces conventions » (ibid : 129). On ne peut donc s’en tenir au concept du philosophe David Lewis qui repose sur l’idée d’un commun knowledge (tout le monde sait que tout le monde sait). Il s’agit d’une hypothèse irréaliste. Ces règlesconventions doivent être qualifiées de « conventions 2 ». Elles ne s’imposent que parce qu’elles reposent sur des « conventions 1 », c’est à dire dans chaque cas sur une convention constitutive d’un monde commun partagé (la représentation commune qui sert à interpréter). Une telle convention constitutive est un objet collectif. 22 La cité marchande pour l’ultra libéralisme actuel et la cité civique pour feu le socialisme réellement existant. 23 A la différence de l’Economie des conventions qui se focalise sur les justifications sociales communes, l’Ecole de la régulation s’est constituée autour de la prise en compte de ces seuls compromis politiques, en ignorant les justifications communes (Amable, Palombarini, 2005). 24 On donne ainsi un fondement théorique à la distinction empirique que propose Weber en prenant en considération la façon dont la validité de la règle est garantie extérieurement - « par la chance d’une contrainte (physique ou psychique) grâce à l’activité d’une instance humaine, spécialement instituée à cet effet, qui force au respect de l’ordre et châtie la violation » pour la règle de droit et « par la chance que, si on s’en écarte à l’intérieur d’un groupe d’hommes déterminé, on s’expose à une réprobation (relativement générale et pratiquement perceptible) » pour la convention (1995 : 68). 14 institutionnelle, aux règles de droit qui prévalent en matière de commerce, de salariat et de finance25. Elles sont communes à des personnes qui font partie de groupes sociaux constitués dans leur opposition à d’autres ou seulement à des fractions au sein de ces groupes. Il est rare qu’une même convention soit commune à des groupes sociaux en conflit. Une forme institutionnelle régissant des transactions économiques à l’échelle d’un territoire national est ainsi composée de règles diverses qui vont ensemble en période de stabilisation de la forme institutionnelle en question (voir tableau 2, construit en croisant le type de justification sociale et le mode de résolution du conflit en jeu dans toute transaction d’ordre économique). Tableau 2 : Les règles composant une forme institutionnelle régissant des transactions d’ordre économique Arbitrage par le politique (Loi, règlement) Règles de droit (justification droit) Règles politiques en codifiées en droit Conventions (justification sociale commune) Négociation entre acteurs collectifs (accord-compromis) Sélection Conventions collectives étendues par la puissance publique Conventions collectives Common Law (jurisprudentiel) (routine) Conventions individuelles Les périodes d’instabilité institutionnelle sont celles dans lesquelles les conventions antérieures sont remises en cause au profit d’autres qui tendent à s’imposer en mettant en porte à faux les règles de droit en vigueur. On ne retrouve une stabilité que si une nouvelle cohérence se fait jour. Ce n’est jamais la cohérence antérieure. Il y a toujours un changement des règles sociales, le changement des règles de droit sanctionnant ou actionnant un changement des conventions. Règles sociales et régularités économiques Une régularité économique est, on l’a déjà indiqué, soit un phénomène économique permanent observé dans un espace donné durant une certaine période (ex : la croissance cyclique du PIB observée dans les économies nationales européennes au cours de la seconde moitié du dix neuvième siècle), soit une relation entre deux phénomènes observée dans les mêmes conditions (ex : l’évolution en pouvoir d’achat du salaire moyen et l’amélioration de la productivité apparente du travail, à l’époque du fordisme). A partir du moment où on comprend les activités économiques comme des activités menées en conformité avec les règles sociales en vigueur dans les périodes de stabilité et en rupture avec certaines des anciennes règles dans les périodes de crise, deux propositions s’en déduisent logiquement : 1/ une régularité économique ne peut être observée que si les règles sociales qui gouvernent les activités concernées par ce phénomène sont stabilisées ; 2/ l’absence de régularités en tel ou tel domaine y traduit la présence d’une crise institutionnelle. 25 On ne traite pas explicitement ici des conventions collectives et de leur mutation en règles de droit via leur extension par la puissance publique (voir tableau 2). 15 Des régularités aux lois La pratique courante des économistes est de ne pas parler systématiquement de loi à propos de quelque régularité économique observée que ce soit. Seules certaines sont élues au rang de loi, au sein d’un paradigme donné (au sens de Kuhn). On ne parle de loi qu’à propos d’une régularité qui a été observée assez généralement (dans beaucoup d’économies nationales ou de secteurs, etc.) et sur une période relativement longue et qui a reçue une explication théorique largement partagée à l’époque où le paradigme considéré est en place. Il existe toujours des contre-exemples à la dite loi, mais ceux-ci sont circonscrits par un processus d’immunisation à la Duhem-Quine consistant à les expliquer à l’aide d’hypothèses ad hoc. Si on explique les régularités observées à partir des règles sociales en vigueur – donc par référence aux compromis sociaux qui ont été passés et qui restent en activité s’agissant des règles de droit -, on est conduit à formuler l’hypothèse que les régularités que l’on peut qualifier de lois sont celles qui ont pour fondement des lois juridiques stables. Il ne peut en être question pour des régularités qui trouvent leur source dans des conventions individuelles (ou dans des conventions collectives qui n’ont pas fait l’objet d’une extension par la puissance publique), dans la mesure où le champ des pratiques qui actualisent ces conventions est toujours circonscrit. Cela n’implique pas, pour autant, que tout ce qui est couramment qualifié de loi économique ait ce statut, ne serait-ce qu’en raison du fait que les explications données à ces lois ne relèvent pas, dans la quasi totalité des cas, de la problématique qui sous tend cette proposition ! On se propose de discuter de cette dernière à propos de la « loi des débouchés ». III. La construction institutionnelle de la loi des débouchés Que l’on retienne sa formulation initiale par Say26, sa reformulation par Ricardo27 ou la façon dont Mill28 et Keynes29 la précisent, la loi des débouchés est présentée comme une loi relative à une économie de production dans laquelle la production est vendue. Ce serait donc une loi de l’ordre économique, au sens défini ci-dessus. Et elle ne serait pas conditionnelle. A ce double titre, elle ne répond pas à la définition d’une loi (d’ordre) économique que l’on a retenue, dans la mesure où une loi est alors associée à des règles courantes stabilisées, c’est à dire à telle ou telle forme instituée d’ordre économique (ce ne peut être une loi générale valable pour toutes les formes possibles) et où elle est toujours conditionnelle, parce que l’ordre économique est un système ouvert sur le reste de la société (ce n’en est qu’une « Il est bon de remarquer qu’un produit terminé offre, dès cet instant, un débouché à d’autres produits pour tout le montant de sa valeur. En effet, lorsque le dernier producteur a terminé un produit, son plus grand désir est de le vendre pour que la valeur de ce produit ne chôme pas dans ses main. Mais il n’est pas moins empressé de se défaire de l’argent que lui procure sa vente, pour que la valeur de l’argent ne chôme pas non plus. Or, on ne peut se défaire de son argent qu’en demandant à acheter un produit quelconque. On voit donc que le seul fait de la formation d’un produit ouvre, dès l’instant même, un débouché à d’autres produits » (Say, 1817 : 141-142). 27 « Cependant M. Say a prouvé de la manière la plus satisfaisante qu’il n’y a point de capital, quelque considérable qu’il soit, qui ne puisse être employé dans un pays, parce que la demande des produits n’est bornée que par la production. Personne ne produit que dans l’intention de consommer ou de vendre la chose produite et on ne vend jamais que pour acheter quelque autre produit qui puisse être d’une utilité immédiate ou contribuer à la production future » (Ricardo, 1847 : 269). 28 « S’il se trouve au marché une denrée ou une marchandise dont la quantité soit au dessus de la demande, il doit s’en trouver quelque autre qui soit au dessous » (Mill, 1821 : 256). 29 « S’il a paru très plausible que les coûts de la production fussent dans leur ensemble toujours couverts par le produit de la vente résultant de la demande, c’est parce qu’il est difficile de distinguer cette proposition d’une autre qui possède une forme analogue et qui, elle, est incontestablement vraie, c’est que dans une communauté la totalité du revenu obtenu par les membres qui participent à une activité productive a nécessairement une valeur juste égale à la valeur de la production » (Keynes, 1959 : 43). 26 16 fraction)30. Autrement dit, 1/ on ne peut parler de loi que pour une forme d’ordre économique (ou encore de capitalisme) et 2/ la pertinence de cette loi est soumise à des conditions tenant à l’insertion de l’ordre économique dans la société. Ces deux aspects sont d’ailleurs liés, dans la mesure où la façon dont la société informe l’ordre économique et conditionne son évolution dépend de la forme dans laquelle il est institué. La loi des débouchés comme possibilité Cela conduit à ne pas rejeter purement et simplement la loi des débouchés parce que la récurrence de crises ponctuelles de surproduction l’invaliderait (au sens de Popper), mais à analyser dans quelle mesure le régime d’accumulation propre à tel ou tel forme instituée stabilisée d’ordre économique contient une régulation – un ajustement réciproque entre production globale et demande globale en dynamique – telle que ce soit la production qui, au moins un temps ou sous certaines conditions, génère une demande permettant de l’écouler normalement, c’est à dire sans que l’on ait dans la grande majorité des branches d’activité une formation de stocks de produits finis jugée excédentaire et/ou une sous-utilisation des capacités de production installées. Au sens où on l’entend couramment, la loi des débouchés aurait donc le statut d’une possibilité générale dont la réalisation pourrait prendre diverses formes – une possibilité à même de se décliner en divers modèles – et serait dans chaque cas conditionnée. Deux constructions institutionnelles et conditionnelles distinctes Les deux régimes d’accumulation passés que l’on peut analyser de cette façon sont le régime concurrentiel et le régime fordien - on laisse de côté les régimes transitoires au sein des périodes de grande crise (Billaudot, 2001). Le premier contient une loi des débouchés dans la phase d’expansion du cycle, loi qui est conditionnée par un apport suffisant de main d’œuvre venant de l’extérieur de l’ordre économique (ce que Marx appelle l’armée de réserve) 31. Le régime fordien en contient une dont les modalités sont tout à fait différentes, dans la mesure où le dynamisme des gains de productivité « lève » cette condition et où la loi juridique qui est à la base de la régulation fordienne est la convention collective étendue par la puissance publique selon laquelle tous les salariés doivent bénéficier des dividendes du progrès – ce qui assure, via la masse salariale versée, une demande à la hauteur de la production mise en œuvre malgré l’ampleur des gains de productivité réalisés. La condition de réalisation de cette loi (ou de sa pérennité, si on préfère), tenant à l’ouverture de l’ordre économique sur la société, est qu’il n’y ait pas de blocages ou d’accidents dans l’actualisation du compromis politique qui la sous-tend32. En guise de conclusion On ne peut manquer d’appliquer cette analyse au débat actuel concernant la bonne façon de lutter contre le chômage en France. Ce débat porte en principe sur la construction d’un institutionnel à même de porter un nouveau modèle de loi des débouchés faisant cruellement défaut en remplacement de celui du fordisme. Le drame est que la problématique dans Cette ouverture n’a rien à voir avec ce qu’on appelle l’ouverture extérieure d’une économie nationale. On raisonne ici à un niveau faisant abstraction de la pluralité des sociétés. On doit ajouter qu’elle est distincte de l’ouverture de la société sur son environnement naturel. 31 La crise de suraccumulation qui marque le retournement du cycle tient au fait que cette condition n’est plus satisfaite. 32 Exemples : en 1967, en France et en RFA. 30 17 laquelle beaucoup enferment ce débat est libérale-sociale. A la différence de la problématique néolibérale (ou ultralibérale, si on préfère) qui repose sur la nouvelle macroéconomie classique, on sait que cette problématique prend en compte une nécessaire intervention de l’Etat pour faire face aux failles du marché ; elle est fondée sur la nouvelle synthèse, encore qualifiée de nouvelle macroéconomie keynésienne, qui distingue un chômage conjoncturel et un chômage structurel. En retenant que le chômage français actuel est essentiellement structurel, cette problématique (en termes d’équilibre WS-PS) ne se préoccupe que des conditions qui d’un côté peuvent amener des chômeurs « volontaires » à occuper les emplois offerts et de l’autre peuvent inciter les entreprises à élever leur emploi, en supposant que la loi des débouchés est déjà là pour écouler la production supplémentaire qui accompagne cette élévation de l’emploi, alors qu’il s’agit de la construire ! Bibliographie AMABLE B., PALOMBARINI S. 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