Les mauvaises raisons de la supériorité chinoise

publicité
Les mauvaises raisons de la supériorité chinoise
Selon les ayatollahs de la « mondialisation heureuse » et de la « concurrence libre et non
faussée », la suppression des barrières douanières et la dérégulation du commerce mondial
devaient profiter à tout le monde ; aux pays émergeants, bien sûr, mais aussi aux déjà riches
démocraties occidentales. 20 ans après le début de cette déferlante néolibérale, ils y croient
toujours dur comme fer. Pourtant, le constat est amer : l’occident1 traverse actuellement la
plus grave crise de son histoire et rien n’indique qu’il n’en mourra pas. La plupart des
économies connaissent plusieurs, voire tous les maux suivants : désindustrialisation, énorme
endettement privé et public, chômage de masse, déficit public incontrôlable, déficit
commercial abyssal… Sur ce dernier point, rappelons cette simple donnée : alors que le
déficit commercial de l’UE avec la Chine était déjà de 33 milliards d’euros en 1999, il
atteignait 7 ans plus tard 131 milliard ? 400 % de hausse ! On trouvait alors le chiffre énorme,
impensable, inacceptable… Oui, mais voilà : en 2008, il bondissait à 170 milliards ! Et on sait
déjà que le chiffre pour 2010 sera encore pire. Pour la seule France, la croissance des
importations en provenance de Chine à augmenté en moyenne de 13,7 % par an, faisant passer
le déficit avec ce pays de 5,7 milliards en 2000 à 20 milliards en 2009. Soit le premier déficit
bilatéral de notre commerce (l’Allemagne arrive en seconde position, avec 16 milliards)2.
La situation est donc claire : dans un marché totalement dérégulé, tel qu’il existe aujourd’hui,
il est presque impossible de fabriquer sur le sol européen des produits manufacturés de grande
consommation. Seuls les Allemands y parviennent encore, dans certaines conditions et dans
certains secteurs. La concurrence des produits chinois est irrésistible. Ce qui est vrai pour
l’Europe l’est aussi pour les Etats-Unis, qui offrent sans doute le cas le plus caricatural de
cette évolution délétère.
La concurrence chinoise nous tue. Toutefois Alain Minc sera content : nous mourrons guéris.
Mais quelles sont exactement les armes du meurtrier ?
Dans les années 60 et 70, les anciennes puissances industrielles, Allemagne comprise, se sont
trouvées fortement concurrencées sur leurs marchés traditionnels par les productions
japonaises, dans l’électronique, l’optique, l’automobile… Les Japonais proposaient tout
simplement des produits technologiquement meilleurs, plus fiables, plus miniaturisés, plus
innovants. Tout cela avec des syndicats, l’emploi à vie dans les usines nippones, un haut
niveau de vie et des dispositifs sociaux comparables à ceux de la France ou des Etats-Unis,
une population totalement alphabétisée et un grand nombre de diplômés de l’enseignement
supérieurs. Sous les coups de cette concurrence redoutable, les industries françaises ou
américaines peu compétitives ont disparu, se sont reconverties ou ont relevé le défi et ont
proposé des produits capables de rivaliser avec les productions japonaises. On pourrait
discuter les méthodes souvent employées par les Japonais pour empêcher les produits
européens ou américains de s’installer sur leur marché, mais on peut dire que, globalement, le
succès nippon était mérité. Et cette concurrence stimulante a été bénéfique pour tout le
monde.
Aujourd’hui nous sommes en concurrence directe avec la Chine, devenue « l’atelier du
monde » pour bien des productions. Or, la situation de ce pays n’a absolument rien de
comparable avec celle du Japon des années 70. La technologie chinoise n’est pas
particulièrement brillante ni inventive, d’abord parce que les structures économiques et
1
2
L’Allemagne fait exception pour des raisons tout à fait particulières. J’y consacrerai bientôt un nouvel article.
Chiffres données dans le no 13 de « Etudes et éclairages », une publication du ministère des finances.
sociales sont encore celles d’un pays du tiers monde. Notamment, le taux d’alphabétisation du
pays est faible3 ; à fortiori, le nombre de diplômés de l’enseignement supérieur, rapporté à la
masse de la population chinoise, est très inférieur à ce qui existe dans les pays occidentaux.
Les productions chinoises peuvent être correctes mais sont bien souvent de médiocre qualité.
Par ailleurs, la rentabilité des entreprises est souvent très faible ; selon les normes
occidentales, beaucoup seraient condamnées à fermer à court terme.
En fait, cinq raisons, toutes mauvaises, expliquent la prétendue « supériorité » chinoise :
Premièrement, la complicité objective des élites occidentales, seules vraies bénéficiaires de
la « mondialisation heureuse » et qui ont ainsi joué contre leur camp. Sans elles et l’idéologie
néolibérale dont elles se sont fait les hérauts, la Chine se serait développée, car il est évident
que ce pays a un fort potentiel. Mais elle l’aurait fait probablement de façon plus
harmonieuse, sans sacrifier ses activités vivrières et en tournant ses efforts vers la création de
son marché intérieur – ce qui, avec plus d’un milliard d’individus, aurait assuré sans difficulté
des débouchés à son industrie naissante.
Deuxièmement, une monnaie qui reste fortement sous-évaluée. Compte tenu de l’énorme
excédent de ses exportations, la monnaie chinoise devrait s’apprécier lourdement par rapport à
celles de ses clients, rendant ainsi ses exportations plus chères et ses importations moins
chères. Or, ce n’est pas le cas. Il y a tricherie, avec la complicité, là encore, des élites
occidentales. Car il s’agit de continuer à vendre avec de grosses marges des produits achetés
presque rien !
Troisièmement, l’absence totale de considération des autorités pour les ouvriers chinois.
La main-d’œuvre, personne ne peut l’ignorer, travaille dans des conditions dignes du 19 eme
siècle : cadences infernales, salaires dérisoires, effroyable insécurité dans les usines et dans
les mines, travail des enfants, quasi-esclavage des minggong, véritables « immigrés de
l’intérieur », paysans arrachés aux campagnes par la destruction des activités agricoles… Zola
est de retour, mais loin de nos yeux.
Quatrièmement, une absence totale d’intérêt pour l’environnement, dont la destruction
atteint une ampleur sans précédent, même dans l’ex-Union Soviétique. Comme en URSS,
l’absence de tout contrepoids démocratique n’a pas permis de contrebalancer le désintérêt des
dirigeants chinois pour ces questions. Pas plus que les frontières ne sont fermées aux flux de
produits, elles ne retiennent les polluants, notamment les gaz à effet de serre et les
microparticules toxiques déversées dans l’atmosphère par la combustion de millions de tonnes
de charbon. Le monde entier devra un jour payer cette facture. Et la note sera très salée.
Cinquièmement, les Chinois ont fait main basse sur le plus gros des technologies que les
occidentaux ont mis des siècles à développer. Oh ! Ils ne les ont pas volées, non. Nous les leur
avons simplement données ! Avec les délocalisations, d’une part, car les entreprises sont
évidemment contraintes de révéler leurs procédés à leurs employés chinois. Avec les « grands
contrats », d’autre part, source méconnue de transferts massifs de technologies.
Le taux d’alphabétisation chinois est de 93 %, un petit peu inférieur à celui des Philippines. Tous les pays
occidentaux ainsi que le Japon ont un taux compris entre 99 et 100 %. Un indicateur encore plus intéressant est
l’IDH (indicateur de développement humain) utilisé par les nations unies pour caractériser le développement
d’un pays plus objectivement que le ferait la simple prise en copte du PIB par habitant. Tous les pays
occidentaux ont un indice IDH supérieur ou égal à 0.955, c’est-à-dire très élevé. Avec un IDH de 0.772, la Chine
est en position très moyenne, juste derrière la République Dominicaine et fait nettement moins bien que l’Iran
(0.782).
3
Structurellement dépressive depuis 20 ans, les économies occidentales sont souvent
contraintes, lorsqu’elles vendent leurs productions phares (avions, trains et métro, armes…),
de tout céder pour le seul prix des produits : les technologies, les secrets de fabrication et
même l’emploi puisque l’acheteur exige de plus en plus fréquemment de produire lui-même
sur son territoire.
Dans un marché totalement ouvert comme il l’est aujourd’hui, les cinq armes chinoises sont
comme des couteaux qui nous sont plantés dans le dos. Alors que les légitimes normes
occidentales, que ce soit en matière de protection de l’environnement, de droits sociaux, de
niveau des salaires imposent de fortes contraintes aux producteurs occidentaux, les industriels
chinois n’ont pas à s’en préoccuper le moins du monde. Nous ne luttons pas à armes égales et
les entreprises européennes et américaines sont détruites, malgré leur énorme supériorité
initiale ; les savoir-faire disparaissent, la technologie s’évade ; le chômage de masse
s’enracine. La compression des coûts salariaux et le chômage entraînent une dépression
chronique de la demande, ce qui se traduit par une croissance structurellement faible, qui
entraine à son tour les déficits budgétaires.
Cette spirale dépressive était en partie masquée jusqu’ici par trois phénomènes : la baisse du
coût des produits, la compensation artificielle du tassement des revenus par l’explosion de
l’endettement des ménages et l’afflux de capitaux sur les grandes places financières
occidentales permettant le financement des déficits commerciaux. Malheureusement, la réalité
finit toujours par l’emporter et nous avons vu avec angoisse renaître l’inflation4, la bulle de
l’endettement exploser et les marchés de capitaux perdre en quelques mois 60 % de leur
valeur. Au bout du cycle, nous découvrons que le pan-capitalisme sauvage a déplacé le centre
de gravité de l’économie mondiale vers l’Asie et, loin de nous enrichir, fait de nous des
pauvres. On est bien loin de la mondialisation heureuse !
Se protéger est indispensable
Il est pourtant facile de s’enrichir. Il suffit de travailler pour produire des richesses ! Or, nous
travaillons de moins en moins car nous sommes en concurrence directe avec les salariés
chinois, qui ne coûtent pour ainsi dire rien du tout. L’arme au pied, nous restons sans rien
faire tandis que la marée des produits chinois nous submerge.
Pour sortir de cette impasse, il n’y a qu’une seule solution : se protéger. Une seule voie, mais
une multitude de modalités et de degrés possibles : on peut par exemple appliquer
progressivement des droits de douane de plus en plus élevés sur les importations chinoises,
pour inciter les producteurs à plus de respect de l’environnement et de leurs ouvriers. Il est
possible également – et même fortement souhaitable - de contrôler sérieusement la qualité des
produits importés, ce qui n’est pas fait aujourd’hui. L’exemple récent (parmi beaucoup
d’autres) du géant américain Mattel, dont les jouets pourtant très chers étaient recouverts de
peintures toxiques, montre que l’administration chinoise n’est pas capable d’imposer des
normes de production sérieuses à ses industriels. Et comme il est impossible de contrôler les
fabricants chinois chez eux, il n’y a pas d’autre choix que d’effectuer ce contrôle à l’arrivé des
produits sur le territoire européen.
Ces contraintes devraient entraîner une hausse très sensible du prix des produits chinois, de
nature à stimuler l’intérêt des industriels européens à les produire de nouveau.
Nous ne disons évidemment pas qu’il suffirait d’appliquer de fortes taxes sur tous les produits
que nous ne fabriquons plus pour que le problème soit résolu. Malheureusement, les usines
4
Divers artifices ont permis aux responsables politiques de tous bords de masquer durant des années la réalité de
l’inflation. Mais lorsque le prix de la baguette de pain est en passe d’atteindre le chiffre en euros qu’il affichait
en franc il y a quelques années seulement, les ménages cessent de croire aux statistiques de l’INSEE.
détruites, les savoir-faire perdus, les ouvriers qualifiés disparus ne vont pas réapparaître
comme par magie. Une réappropriation de notre économie suppose d’indispensables
transformations. La mise en place d’une véritable politique industrielle, pour déterminer quels
secteurs d’activité devraient être prioritairement protégés et stimulés, serait une première
réforme urgente.
Par ailleurs, l’occident en général - la France en particulier - devra profiter au plus vite de
l’excellent niveau de formation de ses citoyens pour accélérer la « fabrication » de
professionnels utiles à l’économie. Je veux dire par-là que le système universitaire français
doit cesser de produire des diplômés de HEC, des énarques ou des traders dont l’utilité, pour
la collectivité, est faible ou nulle. Ce dont nous avons besoin, c’est de polytechniciens,
d’ingénieurs, de chimistes, de physiciens, de techniciens supérieurs, d’ouvriers très
qualifiés…
Autre secteur à développer en urgence : la recherche. A long terme les retombées des efforts
de recherche sont l’assurance de la suprématie technologique de l’occident. C’est un domaine
dans lequel la Chine, avec le faible niveau de formation de sa population, ne risque pas de
nous menacer sérieusement avant une bonne dizaine d’années5. Encore faut-il miser sur elle.
Or, l’état de délabrement avancé de la recherche en France et le peu de considération du
pouvoir politique pour les chercheurs, dont certains gagnent moins que le SMIC après 10 ans
d’études, est très symptomatique de la défaillance de notre volonté. Entièrement soumise à la
dictature du court terme, notre civilisation est devenue incapable de se projeter dans l’avenir.
Et c’est pourquoi elle néglige tous les efforts qui ne porteraient leurs fruits que dans 8 ou
10 ans.
Couches moyennes fragilisées : attention, danger !
Malheureusement, ce changement de cap indispensable et urgent ne semble pas pouvoir être
pris par les élites dirigeantes ; exceptionnellement incompétentes, de droite comme de gauche,
elles restent arc-boutées sur les dogmes néolibéraux et sur les privilèges qui leur sont associés.
A ce titre, la construction européenne est un véritable naufrage ! A cause d’elle, le suffrage
universel a été neutralisé partout et les peuples ne peuvent plus changer l’orientation des
politiques économiques et sociales par leur vote. Dans ces conditions, diverses formes
d’actions violentes risquent d’apparaître. C’est d’autant plus probable que les couches
moyennes supérieures ont perdu une grande partie de leurs économies avec l’effondrement
des valeurs boursières ; et qu’elles commencent à être précipitées en masse dans l’univers
sombre de « ajustements structurels ». Ces couches pèsent d’un poids beaucoup plus lourd
dans la société que la masse atone des ouvriers et des employés. Relativement épargnées
jusqu’ici, l’affaiblissement de leur statut, sans changement de cap, ne se fera pas sans violents
soubresauts.
Seule une alliance solide entre les couches populaires et les couches moyennes supérieures
pourrait sans doute éviter les affrontements violents et catégoriels, qui ne résoudraient rien et
ne feraient qu’accélérer notre décadence. Le poids intrinsèque de ces couches agglomérées
serait certainement suffisant pour entraîner la rupture avec le mortifère néolibéralisme. Mais
sommes-nous encore capables de construire cette alliance ?
Une chose me paraît sûre : dans l’état actuel des choses, nous aurons vite la réponse à notre
question. Dans dix ans, si les bons choix n’ont pas été faits, le déclin définitif de l’occident ne
sera plus une éventualité probable ; il sera notre destin.
Mais attention ! La Chine produit actuellement par milliers les diplômés de l’enseignement supérieur dont son
économie à besoin pour passer à la vitesse supérieure et devenir un nouveau Japon. Sans réaction de notre part,
c’est peut-être nous qui, dans 30 ans, fabriquerons des poupées en plastique pour les petits chinois.
5
Téléchargement