Nous disions plus haut que le progrès technique est la forme la plus visible de progrès, la
plus apparente et la plus facilement mesurable. Nous pourrions ajouter maintenant que ce n'est un
progrès qu'apparent. Kant, à la fin de la septième proposition de l'Idée d'une histoire universelle au
point de vue cosmopolitique, argumente l'idée: "tout bien qui n'est pas greffé sur une intention
moralement bonne n'est qu'apparence criante et brillante misère". Pour que le progrès technique soit
un bien, un progrès, il faut qu'il soit au service du bien, que l'intention qu'il sert soit une intention
"moralement bonne". C'est-à-dire que, pour que le progrès technique soit un progrès pour les
hommes, il faut qu'il y ait eu auparavant un autre progrès dans les hommes eux-mêmes : qu'ils se
convertissent enfin au bien.
"Nous sommes cultivés au plus haut degré par l'art et par la science. Nous sommes civilisés, jusqu'à
en être accablés, par la politesse et les bienséances sociales de toute sorte. Mais nous sommes loin
de pouvoir nous tenir pour déjà moralisés." Le seul vrai progrès pour l'homme serait qu'il cesse de
faire le bien par convention, d'agir simplement conformément au devoir, pour enfin vouloir le bien,
et agir par devoir. Le seul vrai progrès de l'homme serait donc un progrès moral, un progrès dans la
qualité de ses intentions qui demande une conversion intérieure. Or justement ce progrès là, parce
que c'est un progrès dans les intentions, est un progrès intérieur, un progrès invisible.
Nous avons donc vu que le progrès technique, progrès extérieur et simplement apparent, ne
sera réellement un progrès que lorsqu'il sera commandé par un autre progrès, celui de l'homme lui-
même. Croire qu'il n'y a de progrès que technique relève donc d'une illusion, mais dont on peut
essayer de déceler l'origine.
Peut-être n'avons-nous tant valorisé le progrès technique que parce que, à nos yeux, il caractérise le
mieux notre société occidentale. En effet, d'après Lévi-Strauss, dans Race et Histoire, toute société
humaine tend naturellement à se considérer comme la forme la plus parfaite et la plus accomplie de
société, et rejette les autres dans les marges de l'humanité: "ce sont des barbares". Toute société est
donc ethnocentriste, se prend pour le centre du monde et demande comment on peut être persan.
Et chacune de ces sociétés invoquera des raisons pour justifier sa propre supériorité. Or toutes les
raisons qu'elles pourront avancer ne feront que refléter leur propre système de valeurs. La société‚
occidentale justifie sa supériorité en invoquant le critère de la maîtrise technique de la nature, une
autre invoquera le culte des ancêtres, ou bien la justice dans les relations sociales, une autre la place
accordée à la cellule familiale, etc. Mais il ne s'agit, à chaque fois, pas d'un critère, mais bel et bien
d'un choix de civilisation. Or tout choix en vaut un autre. Le seul moyen d'évaluer une civilisation
n'est pas de la comparer avec une autre qui aura nécessairement fait d'autres choix, mais de voir
jusqu'où chacune est allée dans sa propre conception de la civilisation.
La valorisation du progrès technique n'exprime rien d'autre que ce choix fondamental de
civilisation, et en aucun cas il ne peut s'agir d'un critère objectif pour comparer notre civilisation à
une autre. Le progrès technique, du point de vue anthropologique, c'est simplement, à nos propres
yeux, ce qui fait notre identité de groupe. L'erreur serait d'invoquer le progrès technique comme
l'indice de la supériorité de la société occidentale, qui est pourtant à bien des égards plus inhumaine
que les autres.
En fait, invoquer notre supériorité technique sur d'autres civilisations comme supériorité de notre
civilisation elle-même, c'est retomber dans le plus vieux préjugé du monde : c'est voir les autres
comme inférieurs, comme des barbares. Et Lévi-Strauss fait justement remarquer que ce préjugé
caractérise les sociétés les plus "primitives", les plus "barbares". De sorte que "le barbare, c'est
celui qui croit à la barbarie". On peut en conclure que cette valorisation du progrès technique dans
notre société n'est que l'expression moderne de notre barbarie : ce au nom de quoi nous nous
sentons autorisés à voir dans les autres des barbares.