autour du corps, le marché propose du corps mais recherche
des bénéfices financiers : ce n’est pas une revendication de
corps, dès lors qu’elle obéit à une exigence de rentabilité.
L’expert et l'homme politique, en tant que tels, statuent sur la
gestion du corps des autres, mais (bien qu’ils soient eux
mêmes corporels) leur propos ne constitue pas directement
une revendication de corps, sans quoi ils perdent leur statut de
juge pour devenir partie ; leur place dans le dialogue fait
d’eux (fictivement) des incorporels. Seul celui qui revendique
pour son propre bénéfice envisage sa propre incarnation,
c’est-à-dire sa propre existence, pour autant que celle-ci est
toujours incarnée.
Quelques exemples pourront peut-être rendre ce point plus
clair ; ainsi, Joseph Fletcher, théologien protestant de
l’université de Virginie, envisage favorablement la
constitution de clones humains spécialisés dans certaines
tâches particulières, par exemple des individus résistant aux
radiations, ou dotés d’une petite taille pour les vols à haute
altitude ou les vols spatiaux, le tout dans l’intérêt, dit-il, de la
société
. Richard Seed, qui avait réussi le premier transfert de
l’œuf fécondé d’une femme saine dans l’utérus d’une femme
stérile, a annoncé en 1998 s’engager dans la voie du clonage
en affirmant que celui-ci permettrait d’améliorer la
civilisation
. Joshua Lederberg, prix Nobel de médecine
1956, se déclarait favorable au clonage pour produire des
individus supérieurs ; McFarlane Burnet, prix Nobel de
médecine 1964, déclara en 1980 que la sélection génétique
des individus était de l’intérêt de la société. D’autres au
contraire, comme Jeremy Rifkin, président de la Foundation
of Economic Trend, chef du mouvement écologiste
américain, refusent le clonage parce que “ La possibilité nous
est maintenant ouverte de nous diriger vers une culture de
contrefaçon ”.
Quoi qu’il en soit, on constate, en termes de situation de
communication, qu’aucun de ces énoncés ne mentionne un
bénéficiaire corporel mais valorise ou fustige la pratique
concernée uniquement de façon générale. Il n’y est question
que d’entités collectives ou abstraites comme la société,
l’humanité, le bien, la civilisation, l’original et la
contrefaçon
, mais pas d’un individu singulier, même
anonyme, dont on puisse dire quel avantage ou quel préjudice
il en retirerait. Paradoxalement, cette approche du corps ne
brasse que des idées générales et reste indifférente au fait
qu’à chaque fois c’est un individu qui est en jeu dans sa
manière d’exister corporellement, et à qui on refuse par là-
même d’accorder sa place dans la discussion. En fait, ce type
de discours revient à priver les individus corporels réels de
leur parole ; autrement dit, il les réifie et en fait les supports
muets de pratiques dont ils ne sont pas les sujets.
Méconnaissant le statut du locuteur réel au profit d’une entité
idéale, il ignore à la fois le corps et la parole de l’autre, ce qui
devrait conduire d’autant plus à insister sur la nécessité
qu’une parole soit toujours liée à un corps, et un corps à une
parole.
La “ revendication des corps ” correspond donc à un
génitif subjectif et objectif : elle part d’un corps locuteur et
vise un certain type d’incorporation pour un corps locuteur. À
ce titre une théorie de la revendication des corps doit se
démarquer de toute approche idéaliste qui justifierait ses
O. POSTEL-VINAY, A. MILLET, “ Comment ça va Dolly ”, La Recherche,
avril 1997, p. 61.
A. KAHN, Copies conformes,...
Le refus de J. Rifkin se fonde apparemment sur une certaine idée de ce que
sont un “ original ” et une contrefaçon, sans qu’on sache en quel sens exactement un
être humain pourrait être une contrefaçon.
énoncés par une idée de l’homme incorporel ou purement
rationnel. L’absence, dans une discussion, de l’un des termes
est l’indice qu’on n’a plus affaire à une revendication de
corps, mais d’idée, en laquelle il n’est pas impossible de voir
pour cela, ici, un acte de violence.
Ce type de discours réifiant n’est pas spécifiquement
moderne et nouveau. Dans sa conférence Règles pour le parc
humain, qui a suscité un certain émoi à l’automne 1999, le
philosophe Peter Sloterdijk distingue une telle approche aux
sources de la philosophie grecque, et donc de nos traditions
de pensée occidentales, chez Platon, lorsque celui-ci, dans ses
dialogues sur la politique, spécule sur la manière optimale
d’élever les hommes, et donc sur les règles de la pastorale
idéale. Depuis lors, il existe “ des discours qui parlent de la
communauté des hommes comme d’un parc zoologique ”
.
Le philosophe n’est donc pas étranger à ce processus de
neutralisation des revendications aux profits d’un ordre idéal
que certains individus devraient, au vu de leurs compétences,
pouvoir imposer à tous les autres pour le bien de ces
derniers : il en est au contraire l’un des maîtres d’œuvre.
Traditionnellement, son critère premier et principal
d’appréciation des revendications est leur degré de
rationalité ; l’expression de l’irrationnel, du sensuel, du
bestial ne doit en effet pas être écoutée, mais refoulée, ou
sublimée, en tout cas passée au crible de l’ordre d’un discours
réglé sur la raison et, autant que possible, sur les pures idées.
L’aboutissement philosophique de cette approche chez
Nietzsche est l’instrumentalisation de la masse humaine par
quelques génies
. Mais en rappelant ce fait, P. Sloterdijk
semble s’en tenir au constat, sans caractériser ce type de
discours pour le repérer et, au besoin, le déjouer. Or la forme
même de la discussion (ou le mode de son évitement) où
chaque énoncé est filtré pour être soit retenu au bénéfice de
son origine rationnelle soit éconduit à cause de sa bestialité
pulsionnelle, est déjà par elle-même, entre les mains du
philosophe-expert, une machine à étouffer les revendications
du corps bien avant qu’on ne songe à investir celui-ci par des
artifices techniques
.
Mais à ce compte, il semble que l’idéal serait donc, pour
rester cohérent, que chacun ne parle que pour lui-même,
n’engage que soi, de sorte que la revendication légitime serait
toujours auto-référentielle. Mais associer un discours à un
corps singulier n’est possible que dans le cas de la demande,
que nous avons définie comme personnelle, et non dans celui
de la revendication qui, comme telle, en accédant au plan de
la parole politique, entre en concurrence avec d’autres
discours, sans trace de son origine ni de la personne vivante
(du corps) qui a pu l’énoncer
.
P. SLOTERDIJK, Règles pour le parc humain, Fayard, Mille et une nuits,
2000, p. 45.
Même si cet esclavage est pour Nietzsche justifié par des pulsions
dominatrices et artistes et non par une raison ordonnatrice. Cf. Nietzsche, “ L’État et
les Grecs ”, Écrits posthumes, Gallimard, 1975, pp. 176 et s.
L’artifice prend chez Platon la forme du superflu corrupteur dont il faudrait
savoir se passer pour ne pas dériver vers un mode de vie perdu par le luxe, cf. Platon,
République, livre II, 369 b et suivants, Gallimard, folio essais, 1993, pp. 115 et s.
Si le statut de la revendication des corps est le niveau du particulier,
intermédiaire entre la singularité du demandeur isolé et le niveau universel propre
traditionnellement aux lois incorporelles (ou désincarnées), qui, considérant la
personne simplement abstraite de l’homme universel, ne tiennent pas (ne peuvent ou
ne doivent souvent pas tenir) compte de ses possibles différences, il semblerait que
l’expression actuelle de la revendication de corps doive impliquer au premier chef les
groupes de personnes plus ou moins directement concernées par une demande : lobby
des malades du Sida, lobby des victimes du sang contaminé, etc. Pour un exemple de
réflexion syndicale sur les interventions sur le corps, voir J.-P. BOMPARD et J.
GROSCLAUDE, “ Toutes les sciences sont des sciences sociales ”, La Revue de la
Confédération française démocratique du travail, nov. 1998, n° 14, pp. 42 et s. Un