Les formes du pouvoir (Mulk) d’après Ibn Khaldoun, Le pouvoir dynastique et l’allégeance au Maghreb.
2ème partie
La genèse du pouvoir
A. Cheddadi nous dit que le Jah renvoie au mulk qui est à la fois à la fois la source et la plus haute
manifestation du pouvoir politique. Ibn Khaldoun différencie la khilafa qui est à ses yeux un Etat
juste réalisé au temps du Prophète et des quatre califes et le mulk.
Sur l’idéalisation de cette période les avis sont partagés mais par simplification nous retenons la
position de notre auteur. En l’occurrence, il dit que la superposition de l’Etat et de la Loi, du
souverain et de son Dieu n’aurait été qu’une très courte parenthèse. (15).
En plus, par digression, ce problème majeur de l’Islam est ancré dans la mentalité politique des
Musulmans depuis fameuse réfutation de la Philosophie par Al Ghazali dont Ibn Khaldoun est un
défenseur, voir sa réfutation de la philosophie dans la Muqqadima (16). Sur ce plan, il représente le
conservatisme figé de l’islam orthodoxe, le Malikisme. Il adhère pleinement à la casuistique de
l’almohadisme fortement tributaire de l’asharisme qui a servi l’orthodoxie malikite, contrairement à
ce que dit A.Cheddadi dans un passage où il passe l’éponge sur les fondements doctrinaux de la
société musulmane de l’époque dont même Ibn Rochd n’a pas pu échapper à la rigueur de la loi. (17)
Or, d’après notre auteur, la réalité s’illustre par la lutte sanglante (al-qital) par l’établissement de
tout pouvoir, matériel ou spirituel qui rend l’hégémonie (al-ghalaba) comme moyen nécessaire. Elle
inscrit toute compétition pour la domination dans un contexte social essentiellement marqué par la
açabiya qu’il traduit par ‘’principe de la cohésion de groupe. L’anthropologie historique du Maghreb
en est fortement dépendante.
Dans un de ses premiers .articles A. Hammoudi fait la critique théorie de la segmentarité inventée
dans le contexte soudanais par E. Evans- Pritchard et transposée aux sociétés maghrébines par E.
Gellner.
Nous rappelons que la dite théorie stipule que la : ‘’ société segmentaire est formée de groupes
emboités les uns dans les autres ; chaque point d’emboitement définit des unités d’un certain niveau.
En effet, une tribu, par exemple, est constituée de lignages qui sont reliés les uns aux autres selon
certains principes, et dont l’assemblage constitue une unité sociopolitique plus au moins
autonome.’’(18)
A.Hammoudi se distingue d’E. Gellner sur le choix de l’ancêtre lorsque les gens changent de lignage,
de section tribale ou de région. En ce sens n’étant pas générique pour la définition de l’ethnique, les
historiens attestent qu’il ne s’agit que de stratégie de conversion de l’élite berbère sous la forme
des transformations onomastiques dont le jeu généalogique a fortement contribué à la dissémination
des nouvelles identités. C’est un des aspects les plus importants de l’anthropologie historique que
quelques auteurs ont effleuré mais qui reste un vaste chantier pour la définition identitaire des
groupes au Maghreb. (19).
Bref, le mulk est une fin naturelle de chaque açabiya, qui ne se produit pas selon une volonté
subjective (ikhtiyar), mais selon la nécessité et l’ordre des choses.
Ibn Khaldoun examine la genèse du pouvoir que du seul point de vue de la ‘’nature de la société’’. Il
utilise deux postulats pour constituer le socle primaire de toute construction politique ; la
coopération entre les hommes (at-taawun) et la contrainte (ikrah), p, 238(20).
Nous laissons de coté les rapports entre le modèle arabe et berbère qui semblent relevé d’une
confusion originelle qui n’a pas été traitée à l’origine de la transformation onomastique.
Le processus habituel de la théorisation de l’évolution de la société chemine du point de départ de la
situation sociétale (badawi) qu’il traduit par rurale mais qui peut aussi être semi-nomade ou nomade,
le mulk en se constituant, crée les conditions de transformation de la société qui lui a donné
naissance et annonce une société nouvelle, celle de la hadara (citadinité), la stabilité d’un Etat
central. Il pense que la dislocation des structures tribales est un facteur décisif dans la
constitution d’un Etat central stable.
A ce stade de la présentation du système politique A .Cheddadi use de quelques concepts
fondamentaux (mulk, acabiya, ikrah, ta-awun etc .) Puis au fur et à mesure des développements, il
complexifie son analyse par une rationalisation excessive. Il nous propose la démarche suivante :’
trois démarches se combinent pour rendre compte de la genèse du mulk ; des postulats rationnels et
abstraits ; déduits de la nature de la société, des lois empiriques, dégagées de l’observation directe
de la vie tribale ; des considérations historiques sur la société musulmane et sur les différentes
civilisations qui l’on précédée dans le bassin méditerranéen.’’p, 539 (21).
Nous retrouvons la même méthode rationalisante dans le livre qu’il consacre au grand historien
maghrébin. Dans la démarche, il énumère la qualité du faiseur de concepts. P, 469-470 (22).Le
rapprochement méthodologique que fait A. Cheddadi se répercute sur l’analyse que fait K. Pomian
selon qui les modalités de ‘’la pratique de l’histoire se fait à partir des généalogies et surtout que
l’Etat est la forme dont la civilisation est la matière. Autrement dit qu’il est le principe actif des
transformations des sociétés. ’’(23).
Ce point est largement repris dans ‘’le pouvoir moteur de l’évolution cyclique des sociétés et de la
civilisation.’’ Voici ce que dit en substance Ibn Khaldoun : » Une fois la société est constituée et que
les hommes sont établis dans le monde, il leur faut une autorité (wazi) qui les empêche de
s’agresser mutuellement, car l’agressivité et l’injustice relèvent de la nature humaine de l’homme.
C’est en cela que réside la signification du pouvoir du mulk. »p, 297(24).
L’état de la société ‘’constituée’’ fut un des thèmes majeur d’A Fergusson. Alors que chez Ibn
Khaldoun, il s’agit d’un état ‘’primitif’’ qui tend à évoluer. Chez Fergusson, la société civile est un
concept de la technologie de gouvernement d’après l’interprétation de M. Foucault (25) .Elle fait
partie de la technologie du gouvernement(Etat).
C’est un grand écart conceptuel qui sépare la conception khaldouienne et celle de Fergusson. En
l’occurrence les deux types de société sont très différents dans leur évolution. Il semble que l’Etat
est contenu dans la société en Occident alors qu’il est distinct de la société au Maghreb.
Nous voyons qu’attribuer à Ibn Khaldoun une anthropologie est un excès de lèse majesté même s’il
donne une bonne représentation de l’évolution des trois dynasties régnantes au Maghreb qu’il a
d’ailleurs servies.
Dans l’historique de l’anthropologie, la place d’Ibn Khaldoun n’est pas opératoire parce qu’elle se
limite à la marche de l’histoire et qu’elle ne comporte pas beaucoup d’éléments sociologiques
invariants des tribus berbères.
Et c’est à ce niveau que nous retrouvons la spécificité de l anthropologie politique initiée par P.
Clastres (26). Dans son ouvrage majeur, il décrit les mécanismes de la conjuration de l’Etat. Ce
modèle d’analyse a inspiré G. Deleuze et F. Guattari lorsqu’ils remarquent hâtivement que : ‘’ on a pu
le montrer précisément à propos du système segmentaire ‘’du Maghreb’’, p, 177,( 27) , toujours
appelé à se reconstituer sur ses propres ruines ; de même l’organisation de la fonction politique
dans ces systèmes ;qui s’exerce effectivement qu’en indiquent sa propre impuissance(28).
Nonobstant, les remarques précédentes sur la théorie de la segmentarité, il va de soi que les
prolongements anthropologiques que nous proposons, nous incitent à approfondir toute la
problématique de la superposition des modèles sociaux. Les modèles superposés doivent répondre à
deux exigences majeures, celle de la transformation par l’oubli et celle de la récurrence des
mythèmes.
Ibn Arafa : contradicteur d’Ibn Khaldoun
Il ne me reste qu’à rappeler l’ambiance intellectuelle du Maghreb au XIVème siècle Dans sa thèse
consacrée à Ibn Arafa, S Ghrib (29) revient sur la polémique qui a opposé le juriste à l’historien. La
bibliographie des deux animateurs de la controverse a bien été résumée par R. Brunschvicg que
reprend d’ailleurs S. Ghrib. Il nous dit que : ‘’ Cette lutte, qui a opposé l’un et l’autre, les deux
esprits les plus représentatifs de la période hafside, et son issue dans un sens favorable aux
disciplines traditionnels du droit et de la religion, sont très hautement symboliques. Les voies
n’étaient pas prêtes dans l’islam pour accueillir des méthodes de libre examen et appliquer la
recherche scientifique à l’évolution de l’humanité. Avec le triomphe d’Ibn Arafa s’affirment le refus
d’une vraie renaissance intellectuelle et la rigueur voulue d’un conservatisme qui confinera bientôt à
la stagnation.’’ (30).
Le conservatisme figé
Nous retrouvons une situation caractéristique de la pensée musulmane qui tend à se reproduire au
fil des âges. La philosophie musulmane fut l’objet de critiques acerbes par les Théologiens dont Al
Ghazali est l’un des représentants les plus éminents.
La question de la réfutation fut un combat incessant entre la théologie et la philosophie
musulmanes. La célèbre Munaza’a (controverse) occupa les esprits les plus brillants dont fut victime
en partie Ibn Rochd. Mais l’étude des rapports des deux modes de pensée ne montre pas l’acte
décisif voulu mais des compromis entre la rationalité et la croyance.
Et ce fut le lot de tous les rationalistes musulmans dont Ibn Rochd qui représentait bien
l’almohadisme ou Ibn Khaldoun qui réfuta la philosophie, sans se départir du malikisme.
Ca rejoint en cela l’observation de l’islamologie anglo-saxonne du choix des sciences grecques
étudiées en Islam.
Conclusion
L’analyse des travaux d’A. Cheddadi sur le système politique d’Ibn Khaldoun, nous renvoie à une
multitude de considérations. L’intensité des rapports du particulier et du général, du singulier à
l’universel ou du local au global, nous met dans une situation épistémologique très complexe d’autant
que le ressort des théories sociales ne relève pas d’une quelconque falsifiabilité selon les critères
établis par K. Popper pour déterminer la validité d’une théorie scientifique. Néanmoins, la critique
des généralités nous permet d’avoir une prospective heuristique féconde.
De ce point de vue, l’étude des particularités et des singularités nous offre l’occasion de détecter
les choses enfouies par le métadiscours que tente de faire valoir le général et l’universel. Cette
tendance du global n’est pas que du ressort de la science occidentale, nous la retrouvons même chez
Ibn Khaldoun. Des pans entiers de la société maghrébine dont A. Cheddadi dit qu’il en est le
théoricien, restent méconnus.
N’aurait-pas été simplement le théoricien des dynasties maghrébines ? A l’exemple de tous ces Fous
qui ont voulu devenir Roi, de toutes ces tribus restées autonomes et les vestiges d’une antiquité qui
parsèment le sol du Maghreb, etc., qu’a ignorés notre Grand historien.
F.HAMITOUCHE
Références:
1-A. Cheddadi, Le système du pouvoir en Islam d’après Ibn Khaldoun, Les Annales ESC, paris,
1980
2- Ibn Manzur, Lisan al Arab 15 volumes, Dar Al Kotob Al-Il miyah, Beyrouth, 2009
Sur le Jah, l’auteur donne quelques cas d’élocution par les exemples suivants: Rajulun wajh,
wujuh al-balad et wujuh al-qawn, ou du parler populaire maghrébin, ya jah nbi, jab ljah etc.
3- Uthman Ibn Jinni (942-1002), né à Mossoul, mort à Bagdad, est considéré comme un des
plus grands grammairiens arabes.
4- A.Cheddadi, p, 549.
5-N. Amri, La malédiction du saint. Du’a et situations de conflit dans l’Ifriqiya médiévale, dans
Etre notable au Maghreb, Maisonneuve et Larose, Paris, 2007. L’article comporte neuf
situations réparties en séquences.
6- A. Hammoudi, Sainteté, Pouvoir et Société, Les Annales, ESC, Paris, 1980
7- J. Berque, Ulémas, fondateurs et insurgés du Maghreb, Sindbad-Actes Sud, Paris, 1982
8- M ; Kerrou, L’autorité des saints, IRMC, Tunis, 1998.
A ce sujet nous avons consulté les travaux de N. Amri, Les saints en islam, les messagers de
l’espérance, H.Touati, Entre Dieu et les Hommes, F. Colonna, Les versets de l’invincibilité.
9- Hammoudi
10- A. Cheddadi : ‘’ Le Jah est la capacité ( al-qudra) qui permet aux hommes d’exercer leur
volonté sur ceux qui leur sont soumis, en leur imposant des ordres et des interdictions, en les
contraignant par la force et la répression ; ceci afin de leur faire éviter ce qui leur est nuisible
et réaliser ce qui leur est utile par une juste application de la loi religieuse et des lois
politiques. Par ailleurs, le Jah permet à ses détenteurs de réaliser leurs fins personnelles’’,
Citation extraite ‘’des emblèmes du pouvoir’’, p, 536 (sharat el mulk), Muqqadima d’Ibn
Khadoun, 5ème édition, Beyrouth, 1978.
11- C. Ginzburg, mythes, emblèmes, traces ; Morphologie et histoire, Editions Verdier, Paris
1986. Il cite en bas de la page 293 Y. Mourad, la Physiognomonie arabe et le Kitab al-Firasa de
Fakhr al Din al-Razi. Il énumère les différentes formes de Physiognomonie entre autres la
divination par les empreintes (4), la prédiction au moyen des événements passés et présents.
Nous ne discutons pas la comparaison qu’il fait de l’histoire avec la science galiléenne.
12- P. Ricoeur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Editions du Seuil, Paris, 2000.
13- A. Cheddadi, Note 1, p 549
-Les Arabes et l’appropriation de l’histoire, Sindbad, Actes Sud, 2004.
14- Ibn Khaldoun , Discours sur l’histoire universelle (Muqqadima), traduction V. Monteil,
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