Nous avons été particulièrement choqués de voir

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Ibuprofène : une rumeur fébrile
Dr Daniel Annequin
Responsable centre de la migraine de l’enfant Hôpital d’enfants Armand Trousseau 75012
Paris
Chef de projet Programme national de lutte contre la douleur
[email protected]
« Pourquoi est il encore en vente libre ? titre le journal Le Parisien du 09 septembre citant les
propos d’une pédiatre parisienne. Après cet article alarmiste concernant l’utilisation de
l’ibuprofène chez l’enfant qui a été repris par la plupart des médias nationaux, des dizaines de
parents paniqués ont appelé le centre de la migraine de l’enfant de l’hôpital Trousseau . Les
enseignants que nous avions réussi à convaincre de délivrer ce médicament au début des
crises migraineuses survenant à l’école refusent désormais de le faire (malgré les protocoles
mis en place) …Ainsi, en quelques heures, le travail laborieux que nous avions entrepris
depuis des années est balayé, des enfants ne peuvent plus bénéficier des effets rapides (en
environ 30 minutes) de ce médicament simple et peu onéreux pour enrayer la crise
migraineuse comme le préconise l’Agence Nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (
ANAES) dans ses recommandations de 2002 (1) à partir d’études solides (2;3).
Nous avons été particulièrement choqués par cette «nouvelle » car nous suivons
depuis plusieurs années, très régulièrement toutes les études internationales concernant les
antalgiques de niveau 1 chez l’enfant (paracétamol, ibuprofène et les autres antiinflammatoires…). Rappelons que la première « alerte » issue de la lettre de l’AFSSAPS du
15 juillet 2004 ne recommandait pas l’utilisation d’ibuprofène chez les enfants atteints de
varicelle. Le contenu de la lettre précise que malgré l’absence de certitudes concernant la
responsabilité directe de l’ibuprofène dans l’apparition de tableaux infectieux sévères , cette
modification de recommandation s’inscrit dans le cadre du principe de « précaution ».
Devant l’avalanche médiatique du 9 septembre, l’AFSSAPS a publié le jour même, un
communiqué de presse précisant bien que la recommandation d’utiliser le paracétamol contre
la fièvre en première intention ne s’appliquait « seulement qu’en cas de varicelle ou de
suspicion de varicelle… ». Nous connaissions la bonne tolérance de ce produit par notre
expérience clinique (80 % des 3000 enfants suivis au centre de la migraine de l’enfant
reçoivent ce type de prescription en traitement de crise) et surtout la littérature internationale
nous fournit depuis plus de dix ans, des données particulièrement solides sur la sécurité de ce
produit : Samuel L Lesko épidémiologiste à l’Université de Boston (Boston University School
of Medecine) a publié en 1999 une étude portant sur 27 065 enfants fébriles recevant soit du
paracétamol (12 mg/kg) soit de l’ibuprofène (5 ou 10 mg/kg) ; ce travail a parfaitement
montré la très bonne tolérance des deux produits sans supériorité de l’un deux chez les enfants
de moins de 2 ans}(4). En 1997 une étude portant sur 288 enfants hospitalisés a montré que
les effets sur la fonction rénale sont extrêmement faibles et équivalents à ceux du paracétamol
(5).En 2003, l’analyse des 795 dossiers d’ enfants hospitalisés pour fièvre confirmait
également la bonne sécurité de l’ibuprofène (6) ; en 2001, une étude multicentrique anglaise
portant sur 1564 enfants hospitalisés (7) avait montré les mêmes résultats. Ce produit reste
cependant un anti inflammatoire non stéroïdien comportant des effets indésirables connus .
Enfin en Mars et juin 2004, deux meta-analyses (analyse critique extrêmement rigoureuse
permettant de regrouper et départager les études cliniques) ont comparé les effets chez
l’enfant du paracétamol et de l’ibuprofène, l’une a repris uniquement les effets sur la fièvre
(8), l’autre les effets sur la fièvre et la douleur (9) : il en ressort qu’il n’y a pas de différence
entre le paracétamol et l’ibuprofène concernant la toxicité, les effets antalgiques mais que les
effets sur la fièvre sont meilleurs avec l’ibuprofène.
Il nous a paru singulièrement étonnant que les opinions tranchées de deux collègues puissent
provoquer une telle réaction alors que plusieurs millions d’enfants bénéficient chaque année,
des effets antalgiques et antipyrétiques de cette molécule. A notre connaissance, aucun autre
organisme national surveillant les effets indésirables des médicaments n’a émis d’avis contre
l’utilisation de l’ibuprofène chez l’enfant.
Un tel déséquilibre dans l’argumentaire nous a amené à nous interroger sur la nature d’un tel
phénomène. Comment ne pas évoquer la guerre commerciale que se livrent les majors de
l’industrie pharmaceutique ? Ainsi , « l’affaire ibuprofène » va très certainement diminuer de
plusieurs millions d’euros, le chiffre d’affaire des laboratoires concernés. Les enjeux
financiers sont en effet considérables ; selon les derniers chiffres de la Caisse Nationale
d’Assurance Maladie (qui concernent 70 % des dépenses de ville sans inclure l’auto
médication ni les dépenses hospitalières ), l’augmentation de 8,7 % des dépenses de
médicament1 au cours du premier semestre 2004 concerne beaucoup les antalgiques (les
molécules de niveau 1 sont également antipyrétiques) . Le regroupement des molécules
antalgiques selon leur niveau apporte un éclairage nouveau sur notre consommation
particulièrement élevée .
Les 269 millions d’euros du paracétamol, le placent au 3ème rang des dépenses et au premier
rang des quantités prescrites de l’ensemble des médicaments français.
Les 139 millions d’euros de l’ibuprofène, le placent au 73ème rang des dépenses et au sixième
rang des quantités prescrites de l’ensemble des médicaments français.
Les 233 millions d’euros consacrés au remboursement des antalgiques opioides faibles de
« niveau 2 »2 placent cette catégorie au quatrième rang (en quantité) de toutes les dépenses
médicamenteuses de l’ensemble des médicaments français..
Les chiffres du paracétamol et de l’ibuprofène classés selon le volume et le montant remboursés
en 2003
Les médicaments remboursables : une étude de l’Assurance Maladie pour comprendre les principales évolutions de
l’année 2003 CNAM Point d’information mensuelle du 2 septembre 2004
Nom du produit
Unités prescrites année
2003 (rang de
classement)
Evolution 2003 /2002
DOLIPRANE (NON
ASSOCIE)®
EFFERALGAN®
DAFALGAN (NON
ASSOCIE) ®
PARACETAMOL
BIOGARAN®
62, 14 millions (1)
8,90%
Montant présenté au
remboursement année
2003 en milliers d'euros
(rang de classement)
123 839 (9)
42, 82 millions (2)
29, 36 millions (3)
3,30%
10,70%
83 153 (23)
54 486 (57)
4, 80 millions (68)
174%
7 733 (463)
TOTAL
PARACETAMOL
139,14 millions (1)
ADVIL
NUREFLEX®
10, 15 millions (13)
4 ,64 millions (18)
TOTAL
IBUPROFENE
14, 80 millions (6)
1
15%
-9,90%
30 210 (127)
14 210 (287)
44 420 (73)
Médicaments remboursables : une étude de l’Assurance Maladie pour comprendre les principales évolutions de l’année 2003 CNAM Point d’information
mensuelle 2 septembre 2004
2
269 211 (3)
Niveau 2 : di-antalvic et génériques, propofan, tramadol, codeine
Aux USA le marché pédiatrique (160 millions de dollar en 2001) est partagé à part égale entre
paracétamol et ibuprofène, la part de l’ibuprofène est en constante augmentation puisqu’elle
était quasiment inexistante, il y a 7 ans.
Dans ce type de climat, l’escalade pourrait amener certains à « monter en épingle » la toxicité
de la concurrence : le paracétamol provoque chaque année, 450 décès par toxicité hépatique
( surdosage le plus souvent intentionnel)(10), chez l’enfant des accidents graves ont été
décrits même aux doses habituellement recommandées(11;12) ; les erreurs de posologie ou
l’accumulation de plusieurs spécialités peuvent conduire à un surdosage(13), des cas
d’insuffisance rénale ont été également décrits avec le paracétamol (14;15).
Face à la conjonction de tous ces éléments, il est essentiel de mieux diffuser l’état de nos
connaissances sur ces produits. Les médicaments de la douleur (niveau 1) et de la fièvre sont
certes très bien tolérés mais restent des médicaments avec leurs effets indésirables. A la
lumière des volumes considérables consommés en France, une réflexion de fond sur la gestion
raisonnée de ces médicaments me paraît également indispensable.
PS : Ce document est spontané et indépendant de l’industrie, il engage son auteur, il
n’exprime pas les positions du Ministère de la Santé.
Références
(1) Prise en charge diagnostique et thérapeutique de la migraine chez l'adulte et l'enfant .
Aspects cliniques et économiques. Recommandations pour la pratique clinique.
ANAES 2003.
(2) Hamalainen ML, Hoppu K, Valkeila E, Santavuori P. Ibuprofen or acetaminophen for
the acute treatment of migraine in children: a double-blind, randomized, placebocontrolled, crossover study. Neurology 1997; 48(1):103-107.
(3) Lewis DW, Kellstein D, Dahl G, Burke B, Frank LM, Toor S et al. Children's
ibuprofen suspension for the acute treatment of pediatric migraine. Headache 2002;
42(8):780-786.
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younger than two years old. Pediatrics 104[4], 1-5. 1999.
(5) Lesko SM, Mitchell AA. Renal function after short-term ibuprofen use in infants and
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2003.
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821-825. 2001.
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and acetaminophen in children. Ann Pharmacother 2004; 38(1):146-150.
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acetaminophen vs ibuprofen for treating children's pain or fever: a meta-analysis. Arch
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risks of hepatic failure. Hepatology 2004; 40(1):6-9.
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acetaminophen: hepatoxicity after multiple doses in children. J Pediatr 1998;
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mg/kg per day. Med J Aust 1999; 171(9):497.
(13) de Haro L, Tichadou L, Prost N, Sourdet B, Perringue C, Drouet G et al. [Accidental
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during the six months following the institution of the child-proof top]. Therapie 2000;
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(15) Eguia L, Materson BJ. Acetaminophen-related acute renal failure without fulminant
liver failure. Pharmacotherapy 1997; 17(2):363-370.
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