ANALYSES SOCIOLOGIQUES DE LA DEVIANCE 1

publicité
ANALYSES SOCIOLOGIQUES DE LA DEVIANCE
1 - Becker, Gary (1993), "Voir la vie de façon économique", Journal des économistes et des études humaines, vol. 4, n° 2 &
3, juin/septembre
J'ai commencé à m'interroger sur le crime dans les années 1960 alors que je me rendais à l'Université de Columbia
pour la soutenance d'un étudiant en théorie économique. J'étais en retard et j'ai dû décider rapidement entre laisser
ma voiture dans un parking payant ou risquer une contravention pour l'avoir garée illégalement dans la rue. J'ai calculé la probabilité d'avoir une contravention, l'importance de l'amende et le coût d'une place de parking. J'ai décide de
prendre le risque et de me garer clans la rue. (Je n'ai pas eu de contravention). Comme je me dirigeais vers la salle
d'examen en marchant le long des bâtiments, il me vint à l'esprit que les autorités de la ville avaient probablement fait
la même analyse. La fréquence des inspections des véhicules en stationnement et l'importance de l'amende imposée
aux contrevenants devaient dépendre de leurs estimations des calculs effectués par les contrevenants potentiels
comme moi. Bien entendu, la première question que j'ai posée à ce malheureux étudiant fut d'élaborer le comportement optimal des délinquants et de la police, chose que je n'avais pas encore faite. Dans les années 1950 et 1960, les
discussions intellectuelles sur le crime étaient dominées par l'opinion qu'un comportement criminel était causé par
une maladie mentale ou une oppression sociale et que les criminels sont des « victimes » impuissantes. Un livre d'un
grand psychiatre était d'ailleurs intitulé « Le crime du châtiment ». De telles idées ont commence à exercer une influence considérable sur la politique sociale, en même temps que les lois ont été modifiées pour étendre les droits des
criminels. Ces changements ont réduit les craintes et les condamnations des criminels et ont procuré une protection
moindre à la population respectueuse de la loi. Je n'étais pas en sympathie avec l'hypothèse selon laquelle les criminels ont des motivations radicalement différentes du reste de la population. J'ai étudié plutôt les implications théoriques et empiriques de l'hypothèse que le comportement criminel est rationnel, mais une fois encore, « rationalisé »
ne signifiait pas matérialisme étroit. Elle reconnaissait que beaucoup de gens étaient contraints par des considérations
morales et éthiques et qu'ils ne commettaient pas de crimes, même si ceux-ci leur étaient profitables et ne pouvaient
être découverts. Toutefois, la police et les prisons seraient inutiles si de telles attitudes prévalaient toujours. La rationalité supposait que certains individus deviennent des criminels parce qu'ils comparent les récompenses financières
d'un crime et d'un travail légal, en tenant compte de la probabilité d'être appréhendés et condamnés, et de la sévérité
de la peine. La quantité de crimes est non seulement déterminée par la nationalité et les préférences des criminels
potentiels, mais également par l'environnement économique et social, créé par les politiques publiques, et qui comprennent les dépenses de police, les peines pour les différents crimes, les offres d'emploi, d'éducation et de formation.
En clair, le type d'emplois légaux disponibles, la loi, l'ordre et les peines représentent une partie intégrante de l'approche économique du crime. La dépense publique totale pour la lutte contre le crime peut être diminuée, tout en
conservant inchangée l'espérance mathématique de la peine, en compensant la réduction des dépenses pour la capture des criminels par une augmentation suffisante de la peine de ceux qui sont condamnés. […] Puisque peu de lois
sont respectées automatiquement, elles nécessitent des dépenses en condamnation et en peine pour dissuader les
violateurs. La commission américaine dénommée The United States Sentencing Commission a explicitement utilisé
l'analyse économique du crime pour développer les règles devant être appliquées par les juges afin de punir les violateurs des lois fédérales. Les études de la criminalité utilisant l'approche économique sont devenues courantes durant
les vingt-cinq dernières années. On y trouve l'analyse ces peines marginales optimales pour prévenir des augmentations de la gravité des crimes – par exemple, pour dissuader un kidnappeur de tuer sa victime (la littérature moderne
débute avec Stigler) et l'analyse de la relation entre les sanctions privées et publiques des lois. Les amendes sont préférables à l'emprisonnement et autres types de peine car elles sont plus efficaces. Avec l'amende, la peine des délinquants est aussi un revenu pour l'État. Les premières discussions sur des relations entre les amendes et les autres
peines ont été clarifiées et considérablement améliorées. Les évaluations empiriques des effets des conditions carcérales, des taux de condamnation, du niveau de chômage, de l'inégalité des revenus et d'autres variables sur le taux de
criminalité sont devenues plus nombreuses et plus précises (le premier travail fut réalisé par Ehrlich et la littérature
ultérieure est abondante). Les plus grandes controverses tournent autour de la question de savoir si la peine capitale
dissuade les meurtres, une controverse qui est loin d'être résolue.
2 - Durkheim, Emile (1894), Les règles de la méthode sociologique, Paris, P.U.F., 14e édition, 1960, pp. 65-72
Le crime est normal, parce qu'une société qui en serait exempte est tout à fait impossible ; telle est la première évidence paradoxale que fait
surgir la réflexion sociologique.
S'il est un fait dont le caractère pathologique parait incontestable, c'est le crime. Tous les criminologistes s'entendent
sur ce point. S'ils expliquent cette morbidité de manières différentes, ils sont unanimes à la reconnaître. Le problème,
cependant, demandait à être traité avec moins de promptitude.
Appliquons, en effet, les règles précédentes. Le crime ne s'observe pas seulement dans la plupart des sociétés de telle
ou telle espèce, mais dans toutes les sociétés de tous les types. Il n'en est pas où il n'existe une criminalité. Elle
change de forme, les actes qui sont ainsi qualifiés ne sont pas partout les mêmes ; mais, partout et toujours, il y a eu
des hommes qui se conduisaient de manière à attirer sur eux la répression pénale. Si, du moins, à mesure que les
sociétés passent des types inférieurs aux plus élevés, le taux de la criminalité, c'est-à-dire le rapport entre le chiffre
annuel des crimes et celui de la population, tendait à baisser, on pourrait croire que, tout en restant un phénomène
normal, le crime, cependant, tend à perdre ce caractère. Mais nous n'avons aucune raison qui nous permette de croire
à la réalité de cette régression. Bien des faits sembleraient plutôt démontrer l'existence d'un mouvement en sens
inverse. Depuis le commencement du siècle, la statistique nous fournit le moyen de suivre la marche de la criminalité ; or, elle a partout augmenté. En France, l'augmentation est près de 300%. Il n'est donc pas de phénomène qui
présente de la manière la plus irrécusée tous les symptômes de la normalité, puisqu'il apparaît comme étroitement lié
aux conditions de toute vie collective. Faire du crime une maladie sociale, ce serait admettre que la maladie n'est pas
quelque chose d'accidentel, mais, au contraire, dérive, dans certains cas, de la constitution fondamentale de l'être
vivant ; ce serait effacer toute distinction entre le physiologique et le pathologique. Sans doute, il peut se faire que le
crime lui-même ait des formes anormales ; c'est ce qui arrive quand, par exemple, il atteint un taux exagéré. Il n'est
pas douteux, en effet, que cet excès ne soit de nature morbide. Ce qui est normal, c'est simplement qu'il y ait une
criminalité, pourvu que celle-ci atteigne et ne dépasse pas, pour chaque type social, un certain niveau qu'il n'est peutêtre pas impossible de fixer conformément aux règles précédentes.
Nous voilà en présence d'une conclusion, en apparence assez paradoxale. Car il ne faut pas s'y méprendre. Classer le
crime parmi les phénomènes de sociologie normale, ce n'est pas seulement dire qu'il est un phénomène inévitable
quoique regrettable, dû à l'incorrigible méchanceté des hommes ; c'est affirmer qu'il est un facteur de la santé publique, une partie intégrante de toute société saine. Ce résultat est, au premier abord, assez surprenant pour qu'il nous
ait nous-même déconcerté et pendant longtemps. Cependant, une fois que l'on a dominé cette première impression
de surprise, il n'est pas difficile de trouver les raisons qui expliquent cette normalité, et, du même coup, la confirment.
En premier lieu, le crime est normal parce qu'une société qui en serait exempte est tout à fait impossible.
Le crime, nous l'avons montré ailleurs, consiste dans un acte qui offense certains sentiments collectifs, doués d'une
énergie et d'une netteté particulières. Pour que, dans une société donnée, les actes réputés criminels pussent cesser
d'être commis, il faudrait donc que les sentiments qu'ils blessent se retrouvassent dans toutes les consciences individuelles sans exception et avec le degré de force nécessaire pour contenir les sentiments contraires. Or, à supposer
que cette condition pût être effectivement réalisée, le crime ne disparaîtrait pas pour cela, il changerait seulement de
forme ; car la cause même qui tarirait ainsi les sources de la criminalité en ouvrirait immédiatement de nouvelles.
En effet, pour que les sentiments collectifs que protège le droit pénal d'un peuple, à un moment déterminé de son
histoire, parviennent ainsi à pénétrer dans les consciences qui leur étaient jusqu'alors fermées ou à prendre plus
d'empire là où ils n'en avaient pas assez, il faut qu'ils acquièrent une intensité supérieure à celle qu'ils avaient jusqu'alors. Il faut que la communauté dans son ensemble les ressente avec plus de vivacité ; car ils ne peuvent pas
puiser à une autre source la force plus grande qui leur permet de s'imposer aux individus qui, naguère, leur étaient les
plus réfractaires. Pour que les meurtriers disparaissent, il faut que l'horreur du sang versé devienne plus grande dans
ces couches sociales où se recrutent les meurtriers ; mais, pour cela, il faut qu'elle devienne plus grande dans toute
l'étendue de la société. D'ailleurs, l'absence même du crime contribuerait directement à produire ce résultat ; car un
sentiment apparaît comme beaucoup plus respectable quand il est toujours et uniformément respecté.
Mais on ne fait pas attention que ces états forts de la conscience commune ne peuvent être ainsi renforcés sans que
les états plus faibles, dont la violation ne donnait précédemment naissance qu'à des fautes purement morales, ne
soient renforcées du même coup ; car les seconds ne sont que le prolongement, la forme atténuée des premiers. Ainsi,
le vol et la simple indélicatesse ne froissent qu'un seul et même sentiment altruiste, le respect de la propriété d'autrui.
Seulement ce même sentiment est offensé plus faiblement par l'un de ces actes que par l'autre ; et comme, d'autre
part, il n'a pas dans la moyenne des consciences une intensité suffisante pour ressentir vivement la plus légère de ces
deux offenses, celle-ci est l'objet d'une plus grande tolérance. Voilà pourquoi on blâme simplement l'indélicat tandis
que le voleur est puni. Mais si ce même sentiment devient plus fort, au point de faire taire dans toutes les consciences
le penchant qui incline l'homme au vol, il deviendra plus sensible aux lésions qui, jusqu'alors, ne le touchaient que
légèrement ; il réagira donc contre elles avec plus de vivacité ; elles seront l'objet d'une réprobation plus énergique
qui fera passer certaines d'entre elles, de simples fautes morales qu'elles étaient, à l'état de crimes. Par exemple, les
contrats indélicats ou indélicatement exécutés, qui n'entraînent qu'un blâme public ou des réparations civiles, deviendront des délits. Imaginez une société de saints, un cloître exemplaire et parfait. Les crimes proprement dits y seront
inconnus ; mais les fautes qui paraissent vénielles au vulgaire y soulèveront le même scandale que fait le délit ordinaire auprès des consciences ordinaires. Si donc cette société se trouve armée du pouvoir de juger et de punir, elle
qualifiera ces actes de criminels et les traitera comme tels. C'est pour la même raison que le parfait honnête homme
juge ses moindres défaillances morales avec une sévérité que la foule réserve aux actes vraiment délictueux. Autrefois,
les violences contre les personnes étaient plus fréquentes qu'aujourd'hui parce que le respect pour la dignité individuelle était plus faible. Comme il s'est accru, ces crimes sont devenus plus rares ; mais aussi, bien des actes qui lésaient ce sentiment sont entrés dans le droit pénal dont ils ne relevaient primitivement pas.
On se demandera peut-être, pour épuiser toutes les hypothèses logiquement possibles, pourquoi cette unanimité ne
s'étendrait pas à tous les sentiments collectifs sans exception ; pourquoi même les plus faibles ne prendraient pas
assez d'énergie pour prévenir toute dissidence. La conscience morale de la société se retrouverait tout entière chez
tous les individus et avec une vitalité suffisante pour empêcher tout acte qui l'offense, les fautes purement morales
aussi bien que les crimes. Mais une uniformité aussi universelle et aussi absolue est radicalement impossible ; car le
milieu physique immédiat dans lequel chacun de nous est placé, les antécédents héréditaires, les influences sociales
dont nous dépendons varient d'un individu à l'autre et, par suite, diversifient les consciences. Il n'est pas possible que
tout le monde se ressemble à ce point, par cela seul que chacun a son organisme propre et que ces organismes occupent des portions différentes de l'espace. C'est pourquoi, même chez les peuples inférieurs, où l'originalité individuelle est très peu développée, elle n'est cependant pas nulle. Ainsi donc, puisqu'il ne peut pas y avoir de société où
les individus ne divergent plus ou moins du type collectif, il est inévitable aussi que, parmi ces divergences, il y en ait
qui présentent un caractère criminel. Car ce qui leur confère ce caractère, ce n'est pas leur importance intrinsèque,
mais celle que leur prête la conscience commune. Si donc celle-ci est plus forte, si elle a assez d'autorité pour rendre
ces divergences très faibles en valeur absolue, elle sera aussi plus sensible, plus exigeante, et, réagissant contre de
moindres écarts avec l'énergie qu'elle ne déploie ailleurs que contre des dissidences plus considérables, elle leur attribue la même gravité, c'est-à-dire qu'elle les marquera comme criminels.
Le crime est donc nécessaire : il est lié aux conditions fondamentales de toute vie sociale, mais, par cela même, il est
utile ; car ces conditions dont il est solidaire sont elles-mêmes indispensables à l'évolution normale de la morale et du
droit.
En effet, il n'est plus possible aujourd'hui de contester que non seulement le droit et la morale varient d'un type
social à l'autre, mais encore qu'ils changent pour un même type si les conditions de l'existence collective se modifient.
Mais, pour que ces transformations soient possibles, il faut que les sentiments collectifs qui sont à la base de la morale ne soient pas réfractaires au changement, par conséquent, n'aient qu'une énergie modérée. S'ils étaient trop forts,
ils ne seraient plus plastiques. Tout arrangement, en effet, est un obstacle au réarrangement, et cela d'autant plus que
l'arrangement primitif est plus solide. Plus une structure est fortement accusée, plus elle oppose de résistance à toute
modification et il en est des arrangements fonctionnels comme des arrangements anatomiques. Or, s'il n'y avait pas
de crimes, cette condition ne serait pas remplie ; car une telle hypothèse suppose que les sentiments collectifs seraient
parvenus à un degré d'intensité sans exemple dans l'histoire. Rien n'est bon indéfiniment et sans mesure. Il faut que
l'autorité dont jouit la conscience morale ne soit pas excessive ; autrement, nul n'oserait y porter la main et elle se
figerait trop facilement sous une forme immuable. Pour qu'elle puisse évoluer, il faut que l'originalité puisse se faire
jour ; or pour que celle de l'idéaliste qui rêve de dépasser son siècle puisse se manifester, il faut que celle du criminel,
qui est au-dessous de son temps, soit possible. L'une ne va pas sans l'autre.
Ce n'est pas tout. Outre cette utilité indirecte, il arrive que le crime joue lui-même un rôle utile dans cette évolution.
Non seulement il implique que la voie reste ouverte aux changements nécessaires, mais encore, dans certains cas, il
prépare directement ces changements. Non seulement, là où il existe, les sentiments collectifs sont dans l'état de
malléabilité nécessaire pour prendre une forme nouvelle, mais encore il contribue parfois à prédéterminer la forme
qu'ils prendront. Que de fois, en effet, il n'est qu'une anticipation de la morale à venir, un acheminement vers ce qui
sera ! D'après le droit athénien, Socrate était un criminel et sa condamnation n'avait rien que de juste. Cependant son
crime, à savoir l'indépendance de sa pensée, était utile à préparer une morale et une foi nouvelles dont les Athéniens
avaient alors besoin parce que les traditions dont ils avaient vécu jusqu'alors n'étaient plus en harmonie avec leurs
conditions d'existence. Or le cas de Socrate n'est pas isolé ; il se reproduit périodiquement dans l'histoire. La liberté
de penser dont nous jouissons actuellement n'aurait jamais pu être proclamée si les règles qui la prohibaient n'avaient
été violées avant d'être solennellement abrogées. Cependant, à ce moment, cette violation était un crime, dans la
généralité des consciences. Et néanmoins ce crime était utile puisqu'il préludait à des transformations qui, de jour en
jour, devenaient plus nécessaires. La libre philosophie a eu pour précurseurs les hérétiques de toute sorte que le bras
séculier a justement frappés pendant tout le cours du Moyen Âge et jusqu'à la veille des temps contemporains.
De ce point de vue, les faits fondamentaux de la criminologie se présentent à nous sous un aspect entièrement nouveau. Contrairement aux idées courantes, le criminel n'apparaît plus comme un être radicalement insociable, comme
une sorte d'élément parasite, de corps étranger et inassimilable, introduit au sein de la société ; c'est un agent régulier
de la vie sociale. Le crime, de son côté, ne doit plus être conçu comme un mal qui ne saurait être contenu dans de
trop étroites limites ; mais, bien loin qu'il y ait lieu de se féliciter quand il lui arrive de descendre trop sensiblement
au-dessous du niveau ordinaire, on peut être certain que ce progrès apparent est à la fois contemporain et solidaire de
quelque perturbation sociale. C'est ainsi que jamais le chiffre des coups et blessures ne tombe aussi bas qu'en temps
de disette. En même temps et par contrecoup, la théorie de la peine se retrouve renouvelée ou, plutôt, à renouveler.
Si, en effet, le crime est une maladie, la peine en est le remède et ne peut être conçue autrement, aussi toutes les
discussions qu'elle soulève portent-elles sur le point de savoir ce qu'elle doit être pour remplir son rôle de remède.
Mais si le crime n'a rien de morbide, la peine ne saurait avoir pour objet de le guérir et sa vraie fonction doit être
cherchée ailleurs.
3 - Merton, Robert K. (1953), Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Plon, coll. ''Recherches en sciences
humaines", p. 177-181, extraits
La grande importance que la civilisation accorde au succès invite les individus à utiliser des moyens interdits mais
souvent efficaces pour arriver ne serait-ce qu'à un simulacre de réussite : richesse et pouvoir. Cette réaction a lieu
lorsque l'individu a accepté le but prescrit mis n'a pas fait siennes les normes sociales et les procédures coutumières.
L'individu tendu vers un but est prêt à prendre des risques, quelle que soit sa position dans la société ; mais on peut
se demander dans quels cas la structure sociale, par sa nature même, prédispose les individus à adopter un comportement déviant. Chez les individus d'un niveau économique élevé, il n'est pas rare que la pression en faveur de l'innovation rende imprécise la distinction entre les pratiques régulières et irrégulières. […]
L'histoire des grandes fortunes américaines est celle d'individus tendus vers des innovations d'une légitimité douteuse.
L'admiration que les gens éprouvent malgré eux pour ces hommes malins et habiles (smart), et qui réussissent, s'exprime souvent en privé et même en public : c'est le produit d'une civilisation dans laquelle la fin sacro-sainte justifie
les moyens. […]
Les statistiques officielles sur la criminalité font régulièrement apparaître une plus grande proportion de crimes dans
les couches les plus basses ; elles sont loin d'être complètes et sûres. Cependant, d'après notre analyse, les plus fortes
pressions en faveur de la déviance s'exercent certainement sur les couches sociales inférieures. Plusieurs recherches
ont montré que certaines formes du vice et du crime constituent une réaction « normale » à une situation dans laquelle les individus se trouvent dans la quasi-impossibilité d'employer des moyens légitimes et traditionnels qui leur
permettraient de réaliser la réussite financière que la civilisation leur présente comme un but désirable. Les possibilités professionnelles de ces individus sont en général limitées aux emplois les moins nobles. Etant donné le mépris
des Américains pour le travail manuel – mépris qui est uniformément partagé par toutes les classes sociales – et le
peu d'espoir qu'il y a à ce niveau de s'élever socialement, il est normal que l'on tende à adopter un comportement
déviant. Le revenu et les promesses de puissance que peuvent apporter à l'individu le vice organisé, les rackets et les
crimes sont sans commune mesure avec sa situation actuelle. Bien que notre idéologie de classes ouvertes et de la
mobilité sociale persiste à le nier, pour ceux qui sont situés au plus bas niveau de la structure sociale, la civilisation
impose des exigences contradictoires. D'une part on leur demande d'orienter leur conduite vers la richesse (« Tout
homme doit être roi ») et d'autre part on leur en refuse les moyens légaux. La conséquence de cette incohérence est
une proportion élevée de comportements déviants. Dans ce contexte, Al Capone représente le triomphe de l'intelligence amorale sur les « échecs » dus à une conduite morale dans une société où les canaux qui assurent la mobilité
sociale sont trop fermés ou trop étroits, et où tous les individus sont invités à concourir pour obtenir le grand prix de
la réussite économique et sociale.
4 - Foucault, Michel (1975), Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. ''Tel", p. 202-208, extraits
Toute une problématique se développe alors : celle d'une architecture qui n'est plus faite simplement pour être vue
(faste de palais), ou pour surveiller l'espace extérieur (géométrie des forteresses), mais pour permettre un contrôle
intérieur, articulé et détaillé – pour rendre visibles ceux qui s'y trouvent ; plus généralement, celle d'une architecture
qui serait un opérateur pour la transformation des individus : agir sur ceux qu'elle abrite, donner prise sur leur conduite, reconduire jusqu'à eux les effets du pouvoir, les offrir à une connaissance, les modifier. Les pierres peuvent
rendre docile et connaissable. Au vieux schéma simple de l'enfermement et de la clôture – du mur épais, de la porte
solide qui empêchent d'entrer ou de sortir – commence à se substituer le calcul des ouvertures, des pleins et des vides,
des passages et des transparences. C'est ainsi que l'hôpital-édifice s'organise peu à peu comme instrument d'action
médicale : il doit permettre de bien observer les malades, donc de mieux ajuster les soins ; la forme des bâtiments,
par la soigneuse séparation des malades, doit empêcher les contagions ; la ventilation et l'air qu'on fait circuler autour
de chaque lit doivent enfin éviter que les vapeurs délétères ne stagnent autour du patient, décomposant ses humeurs
et multipliant la maladie par ses effets immédiats. L'hôpital […] n'est plus simplement le toit où s'abritaient la misère
et la mort prochaine ; c'est, dans sa matérialité même, un opérateur thérapeutique. […] L'appareil disciplinaire parfait
permettrait à un seul regard de tout voir en permanence. Un point central serait à la fois source de lumière éclairant
toutes choses, et lieu de convergence pour tout ce qui doit être su : œil parfait auquel rien n'échappe et centre vers
lequel tous les regards sont tournés. C'est ce qu'avait imaginé Ledoux construisant Arc-et-Senans : au centre des
bâtiments disposés en cercle et ouvrant tous vers l'intérieur, une haute construction devait cumuler les fonctions
administratives de direction, policières de surveillance, économiques de contrôle et de vérification, religieuses d'encouragement à l'obéissance et au travail ; de là viendraient tous les ordres, là seraient enregistrées toutes les activités,
perçues et jugées toutes les fautes ; et cela sans presque aucun autre support qu'une géométrie exacte. Parmi toutes
les raisons du prestige qui fut accordé, dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, aux architectures circulaires, il
faut sans doute compter celle-ci : elles exprimaient une certaine utopie politique. […] La surveillance hiérarchisée,
continue et fonctionnelle n'est pas, sans doute une des grandes « inventions » techniques du XVIIIème siècle, mais
son insidieuse extension doit son importance aux nouvelles mécaniques de pouvoir qu'elle porte avec soi. Le pouvoir
disciplinaire, grâce à elle, devient un système « intégré », lié de l'intérieur à l'économie et aux fins du dispositif où il
s'exerce. Il s'organise aussi comme un pouvoir multiple, automatique et anonyme ; car s'il est vrai que la surveillance
repose sur des individus, son fonctionnement est celui d'un réseau de relations de haut en bas, mais aussi jusqu'à un
certain point de bas en haut et latéralement ; ce réseau fait « tenir » l'ensemble, et le traverse intégralement d'effets de
pouvoir qui prennent appui les uns sur les autres : surveillants perpétuellement surveillés. Le pouvoir dans la surveillance hiérarchisée des disciplines ne se détient pas comme une chose, ne se transfère pas comme une propriété ; il
fonctionne comme une machinerie. […] Grâce aux techniques de surveillance, la « physique » du pouvoir, la prise sur
le corps s'effectue selon les lois de l'optique et de la mécanique, selon tout un jeu d'espaces, de lignes, d'écrans, de
faisceaux, de degrés, et sans recours, en principe au moins, à l'excès, à la force, à la violence. Pouvoir qui est en apparence d'autant moins « corporel » qu'il est plus savamment « physique ».
5 - Becker, Howard S. (1963), Outsiders. Études de sociologie de la déviance, (1985), Paris, Métailié, p. 43-45, extraits
Il n'est pas ici dans mon intention de soutenir que les seuls actes « réellement » déviants sont ceux que les autres
considèrent comme tels. Toutefois on doit reconnaître que cet aspect est important et qu'il faut en tenir compte dans
toute analyse du comportement déviant. En combinant cette dimension avec le critère de la conformité (ou nonconformité) d'un acte à une norme particulière, on peut construire le tableau ci-dessous qui permet de distinguer
différents types de déviance.
Deux de ces types ne demandent guère d'explication. Le comportement conforme est simplement celui qui respecte
la norme et que les autres perçoivent ainsi ; à l'opposé, le comportement pleinement déviant est celui qui enfreint la
norme et qui est perçu comme tel.
Les deux autres possibilités sont plus intéressantes. Dans la situation de celui qui est accusé à tort, les autres croient
que la personne a commis une action irrégulière alors qu'en fait il n'en est rien. Il se produit sans aucun doute de
fausses accusations même dans les tribunaux, où les individus sont protégés par les règles des voies de droit et du
témoignage. Il s'en produit probablement encore plus souvent dans les situations extra-judiciaires, là où les individus
ne disposent pas des garanties de la procédure.
Le cas opposé de la déviance secrète est encore plus intéressant. Ici, un acte irrégulier est bel et bien commis, mais il
n'est perçu par personne comme une transgression des normes et n'entraîne aucune réaction. Comme pour la fausse
accusation, nul ne connaît vraiment l'extension du phénomène, mais je suis convaincu qu'elle est très importante,
beaucoup plus importante que nous ne pouvons l'imaginer. […] Ceux qui étudient l'homosexualité ont observé […]
que nombre d'homosexuels sont capables de dissimuler leur déviance aux non-déviants qu'ils fréquentent. De nombreuses personnes qui prennent des stupéfiants sont aussi capables, on le verra, de cacher leur toxicomanie aux
membres de leur entourage qui ne se droguent pas.
Les quatre types de déviance, constitués en croisant la nature du comportement avec les réactions qu'il suscite, distinguent des phénomènes qui diffèrent par des aspects importants. Mais ces différences sont en général négligées et
les explications des phénomènes qui sont proposés s'avèrent en conséquence inadéquates. Un garçon qui, en toute
innocence, tourne autour d'un groupe délinquant peut être arrêté un soir avec celui-ci sur des présomptions. Il figurera dans les statistiques officielles comme délinquant aussi sûrement que ceux qui ont effectivement participé à une
action répréhensible et les chercheurs en sciences sociales qui tentent d'élaborer des théories explicatives de la délinquance essaieront de rendre compte de sa présence dans les fichiers officiels selon des raisonnements identiques à
ceux par lesquels ils rendent compte de la présence des autres. Les deux cas sont pourtant différents et la même
explication ne peut leur convenir.
6 - Becker, Howard S. (1963), Outsiders. Études de sociologie de la déviance, (1985), Paris, Méralié, p. 46-55, extraits
Pour rendre compte de la consommation de marijuana par un individu, il faut considérer une succession de phases,
de changements du comportement et des perspectives de l'individu. Chaque phase requiert une explication, et une
cause agissant pendant l'une des phases de la séquence peut avoir une importance négligeable pendant une autre
phase. Par exemple, il faut des types différents d'explication pour analyser comment une personne se trouve en situation de se procurer facilement de la marijuana, pourquoi, une fois dans cette situation, cette personne veut faire ellemême l'expérience de la drogue, et enfin pourquoi, ayant fait cette expérience, elle continue à en consommer. En un
sens, chacune de ces explications renvoie à une cause nécessaire du comportement, puisque personne ne peut devenir fumeur régulier de marijuana sans être passé par chacune des phases. L'explication de chaque phase constitue
donc un élément de l'explication du comportement final.
Mais les variables qui rendent compte de chaque phase ne permettent pas, si on les prend séparément, de distinguer
les utilisateurs des non-utilisateurs. La variable qui prédispose un individu à aborder une phase déterminée peut ne
pas agir parce que celui-ci n'a pas atteint le stade du processus qui permet de franchir ce pas. Prenons, par exemple,
l'une des phases de la formation d'un mode de consommation régulier de la drogue : la volonté de faire l'expérience
de la drogue. Supposons que cette phase soit vraiment le produit d'une variable de personnalité ou d'attitude personnelle telle que l'indifférence aux normes conventionnelles. Cette propriété ne pourra toutefois conduire à l'utilisation
de la drogue que des gens qui sont en situation d'en faire l'expérience parce qu'ils appartiennent à des groupes qui
disposent de drogue ; ceux qui sont indifférents à ces mêmes normes, mais qui ne peuvent se procurer de drogue, ne
sont pas à même d'en faire l'expérience et ne peuvent donc pas devenir des consommateurs, quelle que soit l'ampleur
de leur détachement à l'égard de ces normes. Il se pourrait ainsi qu'un tel détachement soit une cause nécessaire de la
consommation de drogue, mais ne discrimine utilisateurs et non-utilisateurs qu'à un stade déterminé du processus.
Un concept utile pour construire des modèles séquentiels de divers types est celui de carrière. […] Cette notion désigne les facteurs dont dépend la mobilité d'une position à une autre, c'est-à-dire aussi bien les faits objectifs relevant
de la structure sociale que les changements dans les perspectives, les motivations et les désirs de l'individu. […]
La première étape d'une carrière déviante consiste la plupart du temps à commettre une transgression, c'est-à-dire un
acte non conforme à un système particulier de normes. Comment doit-on rendre compte de cette première étape ?
On se représente généralement les actes déviants comme motivés. On croit que la personne qui commet un acte
déviant, même pour la première fois, le fait intentionnellement. L'intention peut ne pas être entièrement consciente,
mais il doit y avoir une force motivante à l'arrière-plan. […]
Mais le présupposé sur lequel se fondent ces approches est peut-être totalement faux. Il n'y a aucune raison d'admettre que seuls ceux qui finissent par commettre un acte déviant seraient effectivement portés à agir ainsi. Il est
beaucoup plus vraisemblable que la plupart des gens connaissent fréquemment des tentations déviantes. Les gens
sont beaucoup plus déviants, au moins en imagination, qu'ils ne le paraissent. Au lieu de nous demander pourquoi les
déviants veulent faire des choses qui sont réprouvées, nous ferions mieux de nous demander pourquoi ceux qui
respectent les normes tout en ayant des tentations déviantes ne passent pas à l'acte.
On peut trouver un début de réponse à cette question en analysant le processus de l'engagement par lequel une personne « normale » se trouve progressivement impliquée dans les institutions et les conduites conventionnelles. Le
terme « engagement » renvoie au processus par lequel divers types d'intérêts sont progressivement investis dans
l'adoption de certaines lignes de conduite avec lesquelles ils ne semblent pas avoir de rapports directs. […]
En fait, on peut considérer l'histoire normale des individus dans notre société comme une série d'engagements de
plus en plus nombreux et profonds envers les normes et les institutions conventionnelles. Quand un individu « normal » découvre en lui-même une tentation déviante, il est capable de la réprimer en pensant aux multiples conséquences qui s'ensuivraient s'il cédait ; rester normal représente un enjeu trop important pour qu'il se laisse influencer
par des tentations déviantes.
[…]
Un des mécanismes qui conduisent de l'expérience occasionnelle à une forme d'activité déviante plus constante repose sur le développement de motifs et d'intérêts déviants. […] Il suffit ici de remarquer que ce sont des motifs
socialement appris qui sont à l'origine de ces activités déviantes. Avant de se livrer à ces activités avec plus ou moins
de régularité, la personne n'a aucune idée des plaisirs qu'elle peut en retirer : c'est au cours des interactions avec des
déviants plus expérimentés qu'elle apprend à prendre conscience de nouveaux types d'expériences et à les considérer
comme agréables. Ce qui a fort bien pu n'être qu'une impulsion fortuite qui incitait à essayer quelque chose de nouveau, devient un goût durable pour quelque chose de déjà connu et expérimenté. […] En bref, les individus apprennent à participer à une sous-culture organisée autour d'une activité déviante particulière. […]
Être pris et publiquement désigné comme déviant constitue probablement l'une des phases les plus cruciales du
processus de formation d'un mode de comportement déviant stable. […] Même si personne d'autre ne découvre ni
ne réprime l'acte non-conforme, il se peut que ce soit l'auteur de l'acte lui-même qui s'en charge en se stigmatisant
lui-même comme déviant et en se punissant d'une manière ou d'une autre.
En tout cas, le fait d'être pris et stigmatisé comme déviant a des conséquences importantes sur la participation ultérieure à la vie sociale et sur l'évolution de l'image de soi de l'individu. La conséquence principale est un changement
dans l'identité de l'individu aux yeux des autres. En raison de la faute commise et du caractère flagrant de celle-ci, il
acquiert un nouveau statut. On a découvert une personnalité différente de celle qu'on lui prêtait. Il sera donc étiqueté
comme « pédé », « drogué », « maniaque » ou « cinglé », et traité en conséquence.
7 - Becker, Howard S. (1963), Outsiders. Études de sociologie de la déviance, (1985), Paris, Métalié, p. 171-185, extraits
Le prototype du créateur de normes, c'est l'individu qui entreprend une croisade pour la réforme des mœurs. Il se
préoccupe du contenu des lois. Celles qui existent ne lui donnent pas satisfaction parce qu'il subsiste telle ou telle
forme de mal qui le choque profondément. Il estime que le monde ne peut pas être en ordre tant que des normes
n'auront pas été instaurées pour l'amender. Il s'inspire d'une éthique intransigeante : ce qu'il découvre lui paraît mauvais sans réserve ni nuances, et tous les moyens lui semblent justifiés pour l'éliminer. Un tel croisé est fervent et
vertueux, souvent même imbu de sa vertu. La comparaison des réformateurs de la morale avec les croisés est pertinente, car le réformateur typique croit avoir une mission sacrée. Les prohibitionnistes en sont un excellent exemple,
ainsi que tous ceux qui veulent supprimer le vice, la délinquance sexuelle ou les jeux d'argent. […]
La conséquence la plus évidente d'une croisade [morale] réussie, c'est la création d'un nouvel ensemble de lois. Avec
la création d'une nouvelle législation, on voit souvent s'établir un nouveau dispositif d'institutions et d'agents chargés
de faire appliquer celle-ci. Certes, ce sont parfois les institutions existantes qui prennent en charge l'administration de
la nouvelle loi, mais il est plus fréquent que soit créée une nouvelle catégorie d'agents spécialisés. […]
Avec la mise en place de ces organisations spécialisées, la croisade s'institutionnalise. Ce qui a débuté comme une
campagne pour convaincre le monde de la nécessité morale d'une nouvelle norme devient finalement une organisation destinée à faire respecter celle-ci. De même que des mouvements politiques radicaux se transforment en partis
politiques organisés et que des sectes évangéliques pleines de vie et d'enthousiasme deviennent des églises sages et
guindées, de même le résultat final d'une croisade morale, c'est une force de police. Pour comprendre comment les
lois créant de nouvelles catégories de déviants extérieurs à la collectivité sont appliquées à des individus déterminés, il
faut donc comprendre les intentions et les intérêts de la police, qui fait respecter les lois.
[…] Les policiers sont moins concernés par le contenu de telle loi particulière que par le fait que leur travail consiste
à faire respecter celle-ci. Quand la loi change, ils punissent le comportement antérieurement acceptable et cessent de
punir le comportement rendu légitime par le changement. Il se peut donc que ceux qui font appliquer les lois ne
s'intéressent pas à leur contenu, mais seulement au fait que l'existence de celles-ci leur procure un emploi, une profession et une raison d'être.
Puisque celui qui est chargé de faire appliquer certaines lois trouve dans cette occupation sa raison d'être, deux intérêts conditionnent son activité dans le cadre de ses fonctions : il doit, premièrement, justifier l'existence de son emploi et, deuxièmement, gagner le respect de ceux dont il s'occupe.
[…]
S'agissant de justifier l'existence de son emploi, le représentant de la loi rencontre un double problème. D'une part, il
doit démontrer aux autres que le problème ne cesse pas d'exister : les lois qu'il est censé faire appliquer ont de l'importance puisque des infractions sont commises. D'autre part, il doit montrer que ses efforts pour les faire appliquer
sont efficaces et valables, que le mal dont il est chargé de s'occuper est réellement pris en charge comme il convient.
[…]
Le représentant de la loi est porté à croire que les gens dont il s'occupe doivent le respecter, parce que, s'ils ne le font
pas, il lui sera très difficile de faire son travail et il perdra tout sentiment de sécurité dans le travail. C'est pourquoi
une bonne part de son activité ne consiste pas directement à faire appliquer la loi, mais bien à contraindre les gens
dont il s'occupe à le respecter lui-même. Cela signifie que quelqu'un peut être qualifié de déviant non parce qu'il a
effectivement enfreint la loi, mais parce qu'il a manqué de respect envers celui qui est chargé de la faire appliquer.
[…]
Si le représentant de la loi ne songe pas à s'attaquer sur le champ à tous les cas qu'il connaît, il doit avoir une base
pour décider quand il faut appliquer celle-ci, et quelles personnes, quels actes doivent être qualifiés de déviants. Un
des critères de sélection des personnes réside dans la pratique de « l'arrangement ». Certains individus ont suffisamment d'influence politique ou de savoir-faire pour entraver l'application de la loi, sinon au moment de l'arrestation,
du moins à un stade ultérieur du processus. […]
Le contenu de telle ou telle loi ou réglementation n'étant pas en lui-même un enjeu pour eux, ceux qui les font appliquer élaborent souvent une évaluation personnelle de l'importance des diverses sortes de lois et de réglementations,
ainsi que des diverses formes d'infractions. […]
C'est donc de manière sélective que les représentants de la loi, répondant aux pressions de leur propre situation de
travail, appliquent la loi et créent des catégories de personnes extérieures à la collectivité. Le classement effectif dans
la catégorie des déviants d'une personne qui a commis un acte déviant dépend de plusieurs facteurs extérieurs à son
comportement réel : sentiment des représentants de la loi qu'à un moment donné, pour justifier leur emploi, ils doivent manifester qu'ils font leur travail ; degré de déférence témoigné envers ceux-ci par le fautif, intervention de
l'intermédiaire dans le processus judiciaire ; place du genre d'acte commis dans la liste de priorités des représentants
de la loi.
8 - Goffman, Erving (1963), Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, (1975), Paris, Les Éditions de Minuit, coll. ''Le
sens commun", p. 12-15
Tout le temps que l'inconnu est en notre présence, des signes peuvent se manifester montrant qu'il possède un attribut qui le rend différent des autres membres de la catégorie de personnes qui lui est ouverte, et aussi moins attrayant,
qui, à l'extrême, fait de lui quelqu'un d'intégralement mauvais, ou dangereux, ou sans caractère. Ainsi diminué à nos
yeux, il cesse d'être pour nous une personne accomplie et ordinaire, et tombe au rang d'individu vicié, amputé. Un tel
attribut constitue un stigmate, surtout si le discrédit qu'il entraîne est très large ; parfois aussi on parle de faiblesse, de
déficit ou de handicap. Il représente un désaccord particulier entre les identités sociales virtuelle et réelle. Notons
qu'il existe d'autres types de désaccord, tel celui qui nous fait reclasser un individu d'une catégorie socialement attendue à une autre, différente mais tout aussi attendue, ou encore celui qui nous incite à déplacer vers le haut le jugement que nous avions porté sur quelqu'un. Remarquons également que tous les attributs déplaisants ne sont pas en
cause, mais ceux-là seuls qui détonnent par rapport au stéréotype que nous avons quant à ce que devrait être une
certaine sorte d'individus.
Le mot de stigmate servira donc à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu'en
réalité c'est en termes de relations et non d'attributs qu'il convient de parler. L'attribut qui stigmatise tel possesseur
peut confirmer la banalité de tel autre et, par conséquent, ne porte par lui-même ni crédit ni discrédit.
[…]
En gros, on peut distinguer trois types de stigmates. En premier lieu, il y a les monstruosités du corps – les diverses
difformités. Ensuite, on trouve les tares du caractère qui, aux yeux d'autrui, prennent l'aspect d'un manque de volonté, de passions irrépressibles ou antinaturelles, de croyances égarées et rigides, de malhonnêteté, et dont on infère
l'existence chez un individu parce que l'on sait qu'il est ou a été, par exemple, mentalement dérangé, emprisonné,
drogué, alcoolique, homosexuel, chômeur, suicidaire ou d'extrême-gauche. Enfin, il y a ces stigmates tribaux que sont
la race, la nationalité et la religion, qui peuvent se transmettre de génération en génération et contaminer également
tous les membres de la famille. Mais, dans tous les cas de stigmate, y compris ceux auxquels pensaient les Grecs, on
retrouve les mêmes traits sociologiques : un individu qui aurait pu aisément se faire admettre dans le cercle des rapports sociaux ordinaires possède une caractéristique telle qu'elle peut s'imposer à l'attention de ceux d'entre nous qui
le rencontrent, et nous détourner de lui, détruisant ainsi les droits qu'il a vis-à-vis de nous du fait de ses autres attributs. Il possède un stigmate, une différence fâcheuse d'avec ce à quoi nous nous attendions. Quant à nous, ceux qui
ne divergent pas négativement de ces attentes particulières, je nous appellerai les normaux.
Les attitudes que nous, les normaux, prenons vis-à-vis d'une personne affligée d'un stigmate et la façon dont nous
agissons envers elle, tout cela est bien connu, puisque ce sont ces réactions que la bienveillance sociale est destinée à
adoucir et à améliorer. Il va de soi que, par définition, nous pensons qu'une personne ayant un stigmate n'est pas tout
à fait humaine. Partant de ce postulat, nous pratiquons toutes sortes de discriminations, par lesquelles nous réduisons
efficacement, même si c'est souvent inconsciemment, les chances de cette personne.
9 - Wacquant, Loïc (2004), Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l'insécurité sociale, Paris, Agone, coll. ''Contredeux", p. 243-257, extraits
Les délinquants sexuels sont, avec les jeunes Noirs des quartiers de relégation des métropoles, le cible privilégiée du
panoptisme pénal qui fleurit depuis deux décennies sur les décombres de l'Etat charitable américain, suite au revirement politique et racial de la décennie 1970 qui a conduit ce pays à remplacer son (semi-)Etat-providence par un Etat
policier et pénitentiaire au sein duquel la criminalisation de la pauvreté et l'enfermement des catégories déshéritées et
déviantes font office de politique sociale envers les plus démunis. Les condamnés pour atteintes aux mœurs sont
certes depuis longtemps déjà l'objet de peurs et de mesures spéciales en raison du stigmate particulièrement virulent
qui les frappe dans une culture puritaine. En Californie par exemple, ils sont tenus depuis 1947 de se faire enregistrer
auprès du commissariat de police de leur lieu de résidence dans les cinq jours suivant leur libération d'une maison
d'arrêt ou de peine et d'y pointer annuellement dans les cinq jours suivant leur anniversaire. Et, à compter de 1995,
tout délinquant sexuel californien qui ne remplit pas cette obligation est passible de 16 à 36 mois de prison (et de la
réclusion à perpétuité automatique s'il s'agit de sa troisième condamnation au pénal […]).
[…] Les retombées de la dissémination officielle de l'identité et de la localisation des (ex-)délinquants sexuels ne se
sont pas faits attendre : ces derniers sont régulièrement humiliés, fréquemment harcelés et insultés, et parfois contraints de déménager en raison de l'hostilité et des menaces de leur entourage. Bon nombre perdent leur logement ou
leur emploi et se retrouvent subitement en butte à un ostracisme virulent qui les pousse dans la marginalité, voire
jusqu'au suicide. D'autres voient leur réputation, leur famille et leur vie brisée par la révélation publique d'infractions
sans suite commises il y a des années ou même des décennies. […]. Frank P., 56 ans, avait été condamné pour atteintes sexuelles sur deux adolescentes en 1976 et, après seize ans passés au pénitencier, il vivait reclus chez ses parents suite à sa libération. Depuis que la police a distribué des tracts comportant sa photo, son adresse et un abrégé
de son casier judiciaire, les enfants du quartier le hèlent (« Violeur d'enfants ! »), les gens du cru l'évitent, les ensei-
gnants de l'école voisine qu'il fréquentait le fuient et il reste terré dans le sous-sol de la maison de sa mère. « Je ne
peux pas déménager, je suis comme en cage. Je ne peux pas travailler puisque je ne peux pas trouver d'emploi. Je n'ai
pas d'argent et pas de revenus. Je ne peux pas vivre. Peut-être que je devrais retourner en prison. Le balancement
longtemps indécis entre le « modèle médical » et le « modèle rétributif » dans la réponse aux atteintes aux mœurs s'est
donc arrêté sur le second durant la dernière décennie. Et la « tension entre la sécurité de la communauté et les libertés civiles des délinquants sexuels » a été clairement résolue par l'abrogation de fait de ces libertés. La logique du
panoptisme punitif et de l'enfermement ségrégatif qui informe la gestion des catégories déshéritées, déviantes et
dangereuses en Amérique suite à la dénonciation du contrat social keynésien s'applique aujourd'hui aux délinquants
sexuels avec d'autant plus de force que leur faute est plus infamante et qu'elle touche plus directement aux fondements de l'ordre familial au moment justement où la famille doit prendre sur elle de compenser les carences croissantes des protections offertes par l'Etat face aux risques de la vie salariale. Toute considération étiologique et thérapeutique a virtuellement disparu du débat public sur la délinquance sexuelle. Il n'est plus question de réhabiliter les
quelque 150 000 personnes qui, chaque année, commettent des atteintes aux mœurs mais seulement de les « contenir
» afin de « renforcer la sécurité du public et la protection des victimes. » Et, comme dans le cas des rebuts du marché,
psychopathes, toxicomanes et sans-abri et des prisonniers remis en liberté conditionnelle, le gouvernement pénal de
la misère (sexuelle, en l'occurrence) tend à aggraver le phénomène même qu'il est censé combattre, aussi bien du côté
de ceux qui commettent des infractions que de la population qui les craint et les rejette. […] En faisant peser en
permanence sur tout condamné pour mœurs, y compris ceux qui sont amendés et installés dans une nouvelle vie, la
menace d'être « débusqué » et cloué au pilori symbolique devant sa famille, ses amis, ses collègues et ses voisins, un
tel dispositif encourage les ex-délinquants sexuels à se réfugier dans la clandestinité et donc l'illégalité.
10 - Bourdieu, Pierre (1998), La misère du monde, Paris, Le Seuil, coll. ''Points", p. 112-115, extraits
Bien que la plupart des journalistes rejettent et condamnent les pratiques les plus douteuses de la profession et reconnaissent volontiers l'existence inévitable de biais, même dans un traitement de l'information qui se veut honnête,
ils pensent que, malgré toutes ces difficultés et toutes ces déformations, rien n'est pire que le silence. Même si, disentils, les médias n'ont pas abordé comme il l'aurait fallu le problème des banlieues, même s'ils admettent avoir privilégié
certains aspects marginaux ou mineurs parce que spectaculaires, au détriment de la réalité ordinaire et quotidienne, il
reste qu'ils estiment avoir été utiles par le simple fait d'avoir au moins contribué à poser publiquement ces problèmes.
Un tel optimisme paraît pour le moins excessif car il ne tient pas compte des effets d'ordre symbolique qui sont
particulièrement puissants lorsqu'ils s'exercent sur des populations culturellement démunies. A la mairie de Vaulx-enVelin, on concède que les événements ont créé une situation d'urgence qui a permis de faire débloquer un peu plus
rapidement les crédits destinés aux opérations de réhabilitation et à l'action sociale. Mais c'est sans doute la seule
retombée positive (et encore, car il faudrait savoir à qui ces mesures profitent principalement). En revanche, cet
avantage matériel momentané se paye très cher sur le plan symbolique. Les habitants de ces quartiers ne s'y sont pas
trompés lorsque l'on voit l'accueil de plus en plus négatif que, depuis les événements, certains réservent aux journalistes, et qui exprime la révolte impuissante de ceux qui se sentent trahis. Les journalistes sont, bien sûr, rejetés par les
jeunes en situation délinquante qui ne tiennent pas à être reconnus et fichés par la police. Mais ils le sont aussi par la
population de ces cités qui voit se fabriquer, au fil des reportages télévisés et des articles de journaux, une image
particulièrement négative de la banlieue. Loin d'aider les habitants de ces banlieues, les médias contribuent paradoxalement à leur stigmatisation.
Ces quartiers sont présentés comme insalubres et sinistres, et leurs habitants comme des délinquants. Les jeunes qui
cherchent du travail n'osent plus dire qu'ils habitent ces cités désormais universellement mal famées parce qu'elles
ont fait « la une » des médias. Un journaliste de télévision rapporte, par exemple, que le quartier des Chamards, près
de Dreux, est visité par des équipes de reporters venant du monde entier parce que Dreux est devenu le symbole de
la montée du Front national. Cette stigmatisation, qui est sans doute involontaire et résulte du fonctionnement même
du champ journalistique, s'étend bien au-delà des événements qui la provoquent et marque ces populations même
lorsqu'elles sont hors de leurs quartiers. C'est ainsi que telle dépêche d'agence faisant état d'incidents dans une auberge de jeunesse du Gard dans lesquels étaient impliqués des jeunes de Vaulx-en-Velin en vacances sera reprise par
toute la presse. C'est ainsi également que des jeunes du Val-Fourré, en vacances dans le Jura, devront subir, durant
leur séjour, diverses agressions et vexations de la part de la population locale qui est devenue méfiante depuis que les
médias (surtout la télévision) ont abondamment couvert les incidents de ces quartiers, la situation très tendue qui est
ainsi créée étant propre, par soi seule, à déclencher de nouveaux incidents qui viennent, de façon circulaire, confirmer les stéréotypes médiatiques initiaux.
Cette vision journalistique des banlieues est fortement rejetée par une petite partie de la population de ces quartiers,
généralement la plus politisée ou la plus militante, et suscite son indignation : « Si vraiment la banlieue où j'habite
était comme le disent les journaux, jamais je ne voudrais y habiter », « ma famille ne veut pas venir me voir ici, ils
croient que c'est un véritable coupe-gorge et qu'on se fait violer à tous les coins de rue ! », « ces gens qui racontent
que des conneries, j'appelle ça des journaleux. Qu'on les laisse dire ce qu'ils veulent, mais, à ce moment-là, qu'on
nous mette en face pour dire si on est d'accord ou non. On n'ira pas au niveau de la violence parce que je suis non
violent et que je sais parler. » Une association de locataires s'est même constituée pour lutter contre l'image stigmatisante que les médias donnaient de Vaulx-en-Velin et pour faire savoir publiquement que cette ville n'était pas, loin de
là, pire que d'autres. Il reste que, la plupart, notamment parce qu'ils sont culturellement démunis, reprennent à leur
compte cette vision d'eux-mêmes que produisent ces spectateurs intéressés et un peu voyeurs que sont nécessairement les journalistes.
11 - Le Breton, David (1999), L'adieu au corps, Paris, Métailié, p. 30-35, extraits
Dans le courant des années soixante-dix les punks, dans une volonté de dérision des conventions sociales d'apparence physiques et vestimentaires, se transpercent souvent le corps d'épingles, s'accrochent des croix gammées, des
symboles religieux, toute sorte s'objets hétéroclites à même la peau. Le corps est brûlé, mutilé, percé, tailladé, tatoué,
entravé dans des vêtements inappropriés. La haine du social se retourne en une haine du corps qui symbolise justement le rapport obligé à autrui. A l'inverse d'une affirmation esthétique, il importe plutôt de traduire une dissidence
brutale avec la société londonienne puis britannique. Le corps est une surface de projection dont l'altération dérisoire
témoigne du refus radical des conditions d'existence d'une certaine jeunesse. La culture punk entre cependant dans le
circuit de la consommation, détournée, transformée en style. Les marques corporelles changent radicalement de
statut, happées par la mode, le sport, la culture naissante et multiple des jeunes générations, elles se diversifient également dans une quête de singularité personnelle : tatouage, piercing, branding (dessin ou signe inscrit sur la peau au
fer rouge ou au laser), scarification, lacération, fabrication de cicatrices en relief, stretching (agrandissement des trous
du piercing), implants sous-cutanés, etc.
Le tatouage est un signe visible inscrit à même la peau grâce à l'injection d'une matière colorée dans le derme. A la
différence du maquillage, éphémère, féminin et destiné au visage, il est définitif, touche hommes et femmes, et porte
essentiellement sur l'ensemble du corps (épaule, bras, poitrine, dos, etc.), plus rarement sur le visage. Longtemps le
tatouage est associé à la « primitivité » de ceux qui y recourent. Pour Lombroso ou Lacassagne, au tournant du siècle,
nul doute que les individus tatoués ne soient des « sauvages », c'est-à-dire, à leurs yeux, de moindres hommes, peu
civilisés et enclins à toutes les formes de délinquance. Barbares d'ici ou d'ailleurs, ils choisiraient eux-mêmes de signifier leur infamie par ce dessin tégumentaire qui traduit leur dissidence face aux valeurs posées comme étant celles de
la civilisation. Un tissu de préjugés assombrit longtemps l'ensemble des recherches sur ce sujet. Double méconnaissance, celle de la signification culturelle des marques corporelles dans les sociétés traditionnelles, celle de la signification intime de la trace tégumentaire dans les milieux populaires ; et double mépris : sentiment de la supériorité de la
civilisation « blanche », porteuse de « progrès », effroi, devant des classes laborieuses perçues comme classes dangereuses. Aujourd'hui, le tatouage sort de la clandestinité et s'éloigne de la mauvaise image qui a longtemps été la sienne,
sa valeur se renverse même, il s'assouplit puisque des kits de tatouage provisoire ont fait leur apparition dans le
commerce. L'engouement pour les marques corporelles investit l'ensemble de nos sociétés et particulièrement, avec
le piercing, les jeunes générations.
Les piercings s'effectuent sur différents points des oreilles, du nez, des lèvres, de la langue, sur les mamelons, le
nombril, les organes génitaux masculins, les organes génitaux féminins. Ces derniers piercings sont souvent liés à une
volonté d'intensifier les relations sexuelles en se procurant des sensations nouvelles. Même sans stimulations particulières d'ailleurs, les organes ainsi marqués sont souvent ressentis de manière privilégiée par ceux qui portent des bijoux. Ils sont les lieux intimes d'un élargissement de la sensation et de la jouissance de soi. L'esthétique du piercing
naît sur la côte ouest des Etats-Unis autour de D. Malloy, décrit par Fakir Mukasar comme un « millionnaire excentrique », qui réunit une poignée de personnes percées. Jim Ward ouvre la première boutique de piercing en 1975 à
Los Angeles, il y commercialise des bijoux spécifiques qui connaissent un immense succès. D'autres boutiques essaiment aux Etats-Unis, puis en Grande-Bretagne, et enfin dans le reste de l'Europe. Le même groupe crée la revue
PFIQ (Piercinf Fans International Quaterly). Les marques corporelles connaissent un succès grandissant associé à
l'idée implicite que le corps est un objet malléable, une forme provisoire, toujours remaniable, de la présence fractale
à soi. Elles échappent aux lieux marginaux du sadomasochisme, du fétichisme ou du punk, absorbées par ce qu'il est
convenu de nommer les « tribus urbaines » (punk, hard rock, techno, grunge, bikers, gays, etc.) et se propagent à
l'ensemble de la société par l'intermédiaire de la haute couture, notamment les mannequins de Gautier, avec une
prédilection pour les jeunes générations qui grandissent dans l'ambiance intellectuelle d'un corps inachevé et imparfait dont l'individu doit compléter la forme avec son style propre. Les studios de tatouage et de piercing se multiplient et accentuent la demande. […]
Dans de nombreuses sociétés humaines les marques corporelles sont associées à des rites de passage à différents
moments de l'existence ou bien elles sont liées à des significations précises au sein de la communauté. Le tatouage a
ainsi une valeur identitaire, il dit au cœur même de la chair l'appartenance du sujet au groupe, à un système social, il
précise les allégeances religieuses, il humanise en quelque sorte à travers cette mainmise culturelle dont la valeur
redouble celle de la nomination. Dans certaines sociétés, la lecture du tatouage renseigne sur l'inscription de l'homme
dans une lignée, un clan, une classe d'âge ; il indique un statut et affermit l'alliance. Impossible de se fondre dans le
groupe sans ce travail d'intégration que les signes cutanés impriment dans la chair. A l'inverse, pour les « primitifs
modernes » leur dimension esthétique ou leur qualité de performances physiques compte d'abord, même si parfois le
souci de leur signification d'origine est simplifié pour entrer dans un autre contexte social et culturel. […] Flottement
des signes qui passent ainsi d'une « tribu urbaine » à une autre ou se donnent comme pure esthétique paradoxale chez
des individus qui aiment leurs formes et se les approprient sans souci de l'origine, détournant une nouvelle fois des
marques déjà elles-mêmes venues d'un autre contexte social et culturel. […]
Le signe tégumentaire est désormais une manière d'écrire métaphoriquement dans la chair des moments clés de
l'existence : une relation amoureuse, une connivence amicale ou politique, un changement se statut, un souvenir, sous
une forme ostentatoire ou discrète dans la mesure où sa signification reste souvent énigmatique aux yeux des autres
et le lieu plus ou moins accessible à leur regard dans la vie courante. Il est mémoire d'un événement fort, du franchissement personnel d'un passage dans l'existence dont l'individu entend garder la trace. […] La marque tégumentaire
ou le bijou du piercing sont aussi des modes d'affiliation à une communauté flottante avec souvent une complicité
qui s'établit d'emblée entre ceux qui les partagent. […] L'individu bricole avec les références, les traditions et construit un syncrétisme qui s'ignore, l'expérience de la marque devient alors une expérience spirituelle, un rite intime de
passage.
Téléchargement