index

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Rem 2014
Tamié
INDEX
Introduction
p. 4
Rapports des Maisons
Synthèse des dialogues
p. 5
Formation spirituelle
des nouvelles vocations
Synthèse des dialogues
p. 6
Situation économique des Communautés
apport du P. Philippe - Cellérier de Tamié
p. 7
Usage d’internet – Cst. 29
Synthèse des dialogues - apports
p. 8
Demandes à l’Ordre
Synthèse des dialogues
p. 9
Autocritique – Conclusion
p. 10
ANNEXES
Conférence P. Raffaele Fassetta - Tamié
“Anthropologie de St. Bernard”
p. 12
Conférence Sr. Alba Caminati – Vitorchiano
“Formation spirituelle des nouvelles vocations”
p. 40
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Tamié
PARTECIPANTI / PARTICIPANTES
AIGUEBELLE
Dom Eric
(Abate/Abbé)
TRE FONTANE
Dom Giacomo
FRATTOCCHIE
Dom José
(Abate Co-Presidente
Abbé Co-Président)
(Superiore – Supérieur)
ATLAS
Dom jean-Pierre
(Priore/Prieur)
BOSCHI
Dom Lino
(Priore/Prieur)
VIALE AFRICA
Dom David
(Cons. A. G.)
BLAUVAC
M.re Anne-Emmanuelle
(Badessa/Abbesse)
Co-Presidente)
BONNEVAL
M.re Michèle
(Badessa/Abbesse)
VITORCHIANO
M. Rosaria
(Badessa/Abbesse)
VALSERENA
M. Monica
(Badessa/Abbesse)
NAŠÍ PANÍ
M. Lucia
(Priora/Prieure)
SIRIA/SYRIE
M. Marta Luisa
(Superiora/Supérieure)
INVITATI / INVITÉ(E)S
Dom Ginepro
Dom Jean-Marc
TAMIÉ
ACEY
(Abate/Abbé)
(Abate/Abbé)
P. Didier
TAMIÉ
(Priore/Prieur)
P. Philippe
TAMIÉ
(Cellerario/Céllerier)
P. Raffaele Fassetta
TAMIÉ
Sr. Alba Caminati
VITORCHIANO
(M.Maestra/M.re Maîtresse)
INTERPRETI / INTERPRETRES
Dom Ginepro
Sr. Maria Teresa
Tamié
Vitorchiano
It. / fr:
Fr. / it.
Sr. Anne
Sr. Patrizia
SEGRETARIE / SECRETAIRES
Valserena
Valserena
francese/français
italiano/italien
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Rem 2014
Tamié
REM 2014
Tamié
La réunion régionale annuelle de la REM s’est déroulée du 19 au 24 mai, accueillie
et hébergée avec une générosité cordiale par les Frères de Tamié et a permis un moment
particulier de partage fraternel dans un cadre d’une grande beauté naturelle et
architecturale.
Le thème choisi pour cette réunion prévoyait, outre des interventions sur des sujets
spécifiques, une lecture des Rapports de Maisons préparés pour le Chapitre Général qui
avaient pour base la grille proposée par les Commissions Centrales.
S’agissant d’une préparation immédiate au prochain Chapitre Général, Père Cesare
Falletti O.Cist et Mère Luciana Pellegatta O. Cist. ont préféré ne pas participer à la
rencontre. En outre, l’habituel rendez-vous avec Dom Santiago, Conseiller de l’Abbé
Général, n’a pas eu lieu puisqu’il était invité à la réunion régionale de la RE qui se tenait à
la même date. C’est Dom David Lavich qui a représenté la Maison Généralice à sa place;
tous les Supérieurs de la Région étaient présents ainsi que dom Ginepro Riva, abbé de
Tamié avec un hôte agréable, Dom Jean-Marc Thevenet, abbé d’Acey.
D’autres invités ont offert des apports intéressants sur les thèmes abordés: P.
Raffele, P. Philippe, P. Didier de Tamié, respectivement sur les points concernant la
formation spirituelle, l’économie et l’hospitalité proposée par le monastère; Sr. Alba de
Vitorchiano avec une conférence sur son expérience en tant que formatrice et responsable
du Monasticat.
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Rem 2014
Tamié
LECTURE DES RAPPORTS DES MAISONS
Etant donné le peu de temps à disposition, cette fois-ci, la réunion n’a pas permis
d’avoir de grands espaces pour les dialogues qui suivent généralement la lecture des
rapports de Maisons, mais elle a tout de même été enrichie par quelques apports sur les
sujets abordés.
La nouveauté de la méthode de lecture adoptée – suivre point par point la grille de
réflexion proposée par l’Ordre, en lisant à chaque fois le point présenté dans chaque
rapport sur la question prise en compte, au lieu de lire comme d’habitude tout le rapport à
la suite – a toutefois permis quelques brefs moments de dialogue autour des différents
sujets, offrant des points et des stimuli intéressants :
1) DYNAMISME COMMUNAUTAIRE - EVOLUTION DE LA
COMMUNAUTE’
DIALOGUE: RELATIONS FRATERNELLES
Synthèse des points mis en évidence
situation:
- dans certaines communautés il y a des relations bonnes et cordiales entre les frères ou les sœurs,
mais il y a aussi des difficultés à dialoguer et à avoir une vision commune; dans une des
communautés il a été mis en évidence une très forte contraposition entre deux frères
évaluation: causes possibles:
- différence de vues de la vie monastique et de la façon de vivre les valeurs monastiques retenues
incompatibles entre elles
- problèmes affectifs, blessures non intégrées ou non acceptées, réalités de frustrations, manque
de réconciliation, peurs personnelles et communautaires, préjudices…
indications:
- pour arriver à vivre de vraies relations le pardon est nécessaire
- intégrer les différences pour construire autour d’un “objectif” qui dépasse les différences
- travailler sur des points ou des problèmes concrets: de cette façon cela peut faciliter l’implication
des intérêts et l’obtention d’une convergence entre les différentes personnes.
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2) FORMATION SPIRITUELLE DES NOUVELLES VOCATIONS
CONFERENCE P. RAFFAELE – Tamié
(cfr. annexes)
***********************
Conférence Sr. Alba – Vitorchiano
(cfr. annexes)
DIALOGUE: LA FORMATION
Synthèse des points mis en évidence
situation:
- souvent la “formation” est comprise et mise en œuvre par les communautés de façon quasi
exclusive comme une formation intellectuelle, au moyen de sessions d’étude et/ou de
conférences
évaluation:
- le nombre de ceux qui réussissent à profiter de ces leçons ou conférences est limité et varié
- les communautés ne sont pas impliquées à un niveau plus profond de participation
indications:
- il est nécessaire d’intégrer la dimension intellectuelle et affective
- éduquer à la recherche et à la découverte de la vérité
- importance d’une relation de confiance et d’ouverture avec l’Abbé et l’Abbesse
- repérer des méthodes et des instruments qui rendent possible une participation active de la
communauté
- coordonner l’enseignement de l’Abbé/Abbesse avec l’apport d’autres personnes dans la
communauté et avec des moments de partage en commun
- le dialogue comme instrument de formation communautaire qui unit l’élément intellectuel à
l’expérience de vie
- valeur formative des Conseils et des groupes de travail
- la formation est l’œuvre de l’Esprit Saint en nous: pour cela il faut renoncer à notre prétendue
auto suffisance et lutter contre nos passions
- la liturgie: lieu privilégié d’écoute et de croissance dans l’Esprit
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SITUATION ECONOMIQUE DES COMMUNAUTES
Apport de P. Philippe – Cellérier de Tamié
A partir d’une relecture personnelle du document de travail proposé, pour ce point,
par l’Ordre – document élaboré par Dom Armand, M. Myriam et Dom Isidoro sur les
besoins économiques de l’Ordre – P. Philippe a présenté son expérience en tant que
cellérier, avec une brève mais vivante exposition dont nous pouvons mettre en évidence
les points :
Critères de base adoptés pour la gestion économique:
-
Partir de l’économie “réelle” et non de l’économie “virtuelle” de la Communauté qui
structure, ordonne et organise le travail prévu par la Règle
-
Considérer le poids effectif que les structures ont ou peuvent avoir sur l’économie:
bâtiments monastiques; lieux de travail ou d’accueil des hôtes; fondations, etc.…
-
Nécessité d’une leadership compétente et stable et d’un personnel suffisant
-
Le travail doit non seulement être rénumératif mais aussi être en mesure
d’autofinancer les innovations techniques ou technologiques nécessaires quelles
qu’elles soient
-
la nécessité d’œuvrer en conformité avec les lois en vigueur sur le territoire
National; le recours aux structures publiques et de volontaires; l’élaboration d’un
statut juridique qui permette au monastère d’avoir directement la propriété et la
gestion du travail; la transparence et la professionnalité au niveau comptable grâce à
la collaboration de professionnels extérieurs pour rendre le travail de gestion plus
souple et plus “léger”
-
la protection sociale et l’assurance sanitaire obligatoires pour les religieux (non pour
les novices et les postulants); régulariser les salaires sur la base du contrat National
comme pour tout employeur
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3) USAGE D’INTERNET - Cst. 29
DIALOGUE: LES MOYENS DE COMMUNICATION
Synthèse des points mis en évidence
situation:
- dans toutes les communautés, de façon différente, internet et portables sont utilisés par les
supérieurs, les officiers les moine set les moniales pour la formation ou les études
- durant la formation initiale l’usage est soumis à des conditions particulières (généralement il est
demandé de renoncer)
évaluation:
- danger de la dispersion et des abus
indications:
- réglementer l’usage pour éviter les excès
- éduquer à un usage “monastique” des nouveaux moyens de communication sociale
- habituer les jeunes à écrire une lettre sur du papier, prendre des notes, faire une synthèse
P. Didier, Prieur et responsable de l’accueil et Fr. Alain, Hôtelier, ont complété le
cadre de la problématique “moyens de communication/Cst 29 avec un apport intéressant
au sujet de la “demande spirituelle” de la part des personnes qui fréquentent le monastère,
en mettant en évidence l’évolution des dernières décennies et les changements que celle-ci
a demandé pour maintenir l’accueil selon une dimension monastique fructueuse pour les
hôtes et soutenable pour les moines que l’ont peut résumer de cette façon :
-
continuité et nouveauté dans la demande d’accueil: groupes “mixtes”, surtout
étudiants, au début des années 60; pèlerinages, camps ou autres initiatives paroissiales
ou d’associations et de mouvements variés; personnes âgées surtout à la retraite,
personnes en vacance; familles (une structure ad hoc pour celles-ci), étudiants qui
préparent des examens,
-
durée du séjour: plus courte qu’autrefois, limitée à une fois par an pour les plus
longues, et présences quotidiennes consistantes,
-
motivations: toujours une recherche spirituelle, plus vague et plus générique
maintenant qu’autrefois ; recherche d’une atmosphère de silence, de recueillement, de
“repos”; recherche vocationnelle, en particulier à travers l’offre de “séjourdécouverte”: vie en communauté à tous les niveaux – prière, travail, repos et autres
activités, suivies par le Père Maître ou par un autre moine pour l’accompagnement
spirituel – pour des durées limitées et précédées par des contacts avec les moines
responsables (hôtelier, maître des novice, prieur, etc.)
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-
nécessité de séparer le flux touristique de celui religieux-spirituel: décentrement des
bâtiments pour l’accueil, réalisation d’une salle audiovisuel à côté du magasin
monastique; structure d’accueil en auto gestion pour des groupes spécifiques de
visiteurs (scouts, familles, groupes sportifs ou marcheurs de passage, etc.)
-
évolution de l’accueil “liturgique“ : fiches qui aident à entrer dans la liturgie du jour et
de la Messe; présence toujours plus forte de fidèles venant des pays voisins – Suisse,
Italie, Belgique – et même de protestants
4) LES DEMANDES Á L’ORDRE
DEMANDES A L’ORDRE
Synthèse des points mis en évidence
- désir d’avoir des orientations commune de la part de l’Abbé Général qui puissent favoriser une
vision unitaire de l’Ordre
- désir d’avoir des informations sur l’Ordre de la part de l’Abbé Général et/ou de son Conseil
- comment interpréter et actualiser le charisme cistercien aujourd’hui pour une formation initiale
et permanente efficace (relecture des mots clés qui fondent le charisme: humilité, pauvreté,
charité, obéissance)
Comment notre Ordre pense-t-il répondre aux considérations exposées dans les numéros 52-57 de
l’exhortation évangélique Evangelii gaudium du Pape François au sujet de l’admission des
nouveaux candidats à la vie monastique
- comment notre Ordre pense-t-il aider nos communautés à sauvegarder leur autonomie dans les
conditions actuelles de précarité
- comment faire face à la diminution des forces dans nos communautés e tau poids croissant de
nos structures
- approfondissement de la figure et de l’enseignement spirituel du père Romano Bottegal
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Au terme de la réunion, une brève communication de dom David Lavich au sujet
de la prochaine échéance du mandat de trois Conseillers de l’abbé Général a précédé
l’autocritique.
AUTOCRITIQUE
Synthèse des points mis en évidence
- programme trop dense pour si peu de temps
- il n’y a pas eu la possibilité d’approfondir les thèmes par un échange commun
- mieux soigner la traduction
- davantage de discipline en faisant les interventions
- réserver davantage d’espace aux réunions pastorales
Enfin, il a été décidé de procéder à l’élaboration du Rapport Régional en en confiant
une première rédaction à M. Monica de Valserena et M. Rosaria de Vitorchiano; ce texte
sera revu et corrigé sur la base des apports et des modifications proposés par les autres
Supérieurs de la REM et présenté au Chapitre Général du mois de septembre.
La date et le programme de la prochaine Réunion REM seront établis pendant le
Chapitre Général.
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ANTHROPOLOGIE DE S. BERNARD
I. DE DIGNITATE HOMINIS
Bernard a une vision franchement optimiste de l’homme. Pour lui, l’homme
est
par
excellence
la
« noble
créature »,
la « sublime
créature »
(egregia ou celsa creatura). Le sermon 14 sur le Psaume Qui habitat,
entre
bien
d’autres,
orchestre
ce
thème
de
la
grandeur
de
l’homme,
magnifiquement exprimé en quelques mots : Itaque tam magnum hoc donum,
quam magna res est homo (texte 1).
Rendons grâce, frères, à notre Créateur… Réfléchis à ce qu’il a fait de
toi : déjà en ce qui concerne ton corps, une créature remarquable ; et
quant à l’âme, une créature plus remarquable encore : glorieuse d’être à
l’image de son Créateur, d’avoir part à la raison, d’être en état de
recevoir le bonheur éternel. Et quantaux deux ensemble, la plus admirable
de toutes les créatures puisque l’unité de l’être humain est due à l’art
incompréhensible et à la sagesse impénétrable du Créateur. Ainsi, aussi
grand est le don, aussi grande chose est l’homme1.
Remarquons la saveur humaniste de ce langage : on croirait entendre un
philosophe de la Renaissance, un Érasme ou un Pic de la Mirandole, plutôt
qu’un moine du Moyen Âge ! La grandeur de l’homme tient au fait qu’il est
doué
de
raison
(rationis
participem),
qu’il
peut
prendre
part
à
la
béatitude éternelle (capacem beatitudinis sempiternae) et qu’il occupe
une place centrale dans la création. Ce texte nous dit aussi d’où vient
cette grandeur, cette dignité de l’homme, en faisant allusion à Gn 1, 26,
où il est affirmé que l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de
Dieu. Ce verset biblique fonde également la préséance de l’homme sur
QH 14, 1, dans Pierre-Yves EMERY, Saint Bernard. Sermons pour l’année, Brepols & Taizé, 1990. J’ai modifié la
traduction.
1
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toutes les créatures animées, clairement énoncée par Bernard à maintes
reprises : « Je suis doué de la raison, je suis capable de la vérité…
C’est dans ce don de la nature que resplendit, sans aucun doute, la
marque de l’image divine, par quoi je suis supérieur à tous les autres
êtres animés » (SCt 77,5). Sur ce point, l’anthropologie de Bernard, et
de toute la tradition judéo-chrétienne, se démarque nettement de certains
courants philosophiques post-modernes qui nient la supériorité de l’homme
sur les animaux.
Bernard ajoute d’autres harmoniques au thème de la noblesse de l’homme
dans la création.L’homme, tel qu’il a été conçu dans le projet créateur
de Dieu, réalise en lui-même l’étonnante alliance du ciel et de la terre,
de l’esprit et de la chair ; car il est un être mixte, formé d’une âme et
d’un corps.Semblable à Dieu et aux anges par sa substance et par sa forme
(P.-Y.
Emery
traduit :
« par
son
être
essentiel
et
par
sa
nature
profonde »), en tant qu’être spirituel et raisonnable, l’homme n’en est
pas moins fils de la terre, d’où a été tirée la matière de son corps
(Mart 3). Mais Bernard tient aussi à préciser que, si nous avons été à
l’origine faits avec du limon, c’était le « limon du paradis » (limus
paradisi, NatV4,7).
L’homme est donc un être complexe, situé sur une ligne de crête, à la
charnière de deux mondes : le monde de la matière et le monde des purs
esprits, Dieu et les anges (Mart 3 ; Nat 2,1). Position privilégiée, qui
fait toute la grandeur de l’homme (« Reconnais, ô homme, ta dignité »,Nat
2,1 ; cf. S. Léon, Noël 1,3 : « Reconnais, ô chrétien, ta dignité »),
mais aussi position inconfortable, car l’homme participe de ces deux
mondes à la fois. Il est en quelque sorte assis entre deux chaises. Or –
nous le verrons tantôt – une des conséquences du péché a été de briser
l’harmonie originelle entre l’élément spirituel et l’élément charnel dans
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l’homme, si bien qu’il y a maintenant entre eux antagonisme, lutte (cf.
Ann 1,6 ; Mart 3 ; Nat 2,3).
Nous examinerons la vision que Bernard a du corps dans un prochain
chapitre. Analysons à présent sa conception de l’âme.
II. LA PLACE DE L’ÂME
1. LA STRUCTURE DE L’ÂME
Nous rencontrons chez Bernard la formule « officielle » venant de S.
Augustin : l’âme est constituée de mémoire, d’intelligence et de volonté.
Mais cette distinction tripartite n’a plus une réelle importance chez
notre
saint :
il
s’agit
d’une
simple
survivance
de
la
tradition
augustinienne. L’écart fondamental entre les deux auteurs consiste dans
le rôle différent que chacun d’eux attribue à la mémoire.
Augustin considère la mémoire comme le fondement de la vie spirituelle,
le lieu où l’être spirituel prend conscience de lui-même et où sont
déposées ces vérités premières et innées qui seront ensuite élaborées et
mises
en
œuvre
par
l’activité
de
l’intelligence.
C’est
pourquoi
la
séquence augustinienne se présente toujours selon cet ordre : mémoire –
intelligence – volonté. Pour Bernard au contraire, la mémoire n’est plus
synonyme que de souvenir (recordatio) : d’un côté, souvenir des péchés
commis qui demeurent présents à l’esprit et le gardent dans l’humilité et
la contrition du cœur (écho de la Règle de S. Benoît, douzième degré
d’humilité) ; de l’autre, memoria Dei vel Christi qui nous réconforte
dans notre pèlerinage terrestre et qui aiguise notre désir de goûter
éternellement sa présence (Dil 10-12 ; « L’âme fidèle soupire avec ardeur
après la présence et repose avec douceur dans la mémoire », ibid 12).
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Aussi Bernard n’hésite-t-il pas à nommer la mémoire après l’intelligence
(Conv VI,2), ou même après l’intelligence et la volonté (SCt 11,5),
bousculant l’ordre augustinien.
En fait, Bernard insiste beaucoup plus qu’Augustin sur l’unité foncière
de
l’âme,
fonctions
dont
l’intelligence,
différentes
bien
la
plus
mémoire
que
des
et
la
volonté
facultés
sont
des
structurellement
distinctes. D’autre part, Bernard met en œuvre le plus souvent un schéma
biparti :
pour
lui,
les
deux
fonctions
fondamentales
de
l’âme
sont
l’intelligence (ou la raison) et la volonté, intellectus et affectus,
c’est-à-dire la connaissance et l’amour, ces
duo animae brachia
(Ep
18,3).
Pour éviter tout malentendu, il faut immédiatement préciser le sens du
mot « volonté ». Dans le langage contemporain, ce mot en est venu à
signifier la volonté crispée, la force de volonté, alors que, dans le
latin médiéval, il désigne l’affectus, c’est-à-dire l’élan du désir,
l’affectivité. La volonté est donc ambivalente : elle est le siège des
passions, des convoitises, mais aussi de la ferveur, de l’enthousiasme,
du désir de Dieu. C’est la volonté qui entraîne l’homme, dans un sens ou
dans l’autre, car l’homme est un être de désir, il est mû par son
affectivité. Bernard ira jusqu’à écrire :
« Parmi les maux les plus graves qui affligent les hommes, et que
l’Apôtre décrit, j’ai lu que celui-ci aussi était du nombre : être sans
affection (sine affectione ; Rm 1,31). » (SCt 50,4)
Ainsi
pour
Bernard
–
autre
différence
de
taille
par
rapport
à
S.
Augustin – c’est la volonté, et non l’intelligence, qui est le vrai
ressort de l’homme (cf., entre autres, l’amusant débat entre la raison et
la volonté personnifiées, mis en scène dans Conv9-10). Cette franche
prise en compte de l’affectivité et la place privilégiée qui lui est
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faite dans l’anthropologie est aussi un élément qui rapproche la pensée
de Bernard de la philosophie contemporaine.
Le rôle privilégié que Bernard assigne à la volonté se retrouve également
dans sa manière d’orchestrer la doctrine traditionnelle de l’homme créé à
l’image et à la ressemblance de Dieu. D’accord avec Augustin, Bernard
situe l’image et la ressemblance divines dans l’âme de l’homme (SCt 8082). Cependant, alors qu’Augustin, en bon néoplatonicien, cherche l’image
et la ressemblance surtout dans l’intelligence, qui rend l’homme capable
de contempler les réalités éternelles, Bernard les situe plutôt dans la
volonté, et tout particulièrement dans cet attribut essentiel de la
volonté qu’est la liberté ; car la volonté est libre ou elle n’est pas.
C’est principalement en raison de sa liberté que l’homme est une noble
créature : « Le libre arbitre, réalité tout à fait divine, resplendit
dans l’âme comme une pierre précieuse enchâssée dans l’or. » (SCt 81,6)
Bernard
a
consacré
un
ouvrage
entier
à
l’étude
du
problème
de
la
liberté : l’admirable traité De gratia et libero arbitrio. Il ne saurait
être question d’analyser ici la réflexion bernardine sur la liberté, et
l’originalité de Bernard par rapport à son maître Augustin. Je voudrais
plutôt évoquer une autre figure, très suggestive, dont Bernard se sert
pour exprimer lethème de l’homme tombé dans la regio dissimilitudinis :
celle de l’anima curva.
2. ANIMA CURVA
Bernard
met
en
œuvre
le
couple
de
mots :
grandeur/rectitude
(magnitudo/rectitudo : on sait que Bernard aime beaucoup les assonances
et joue avec elles d’une main de maître). C’est la grandeur de l’homme
que de porter en soi l’image de Dieu : jamais l’homme ne saurait perdre
ce don, même après le péché. Ce que l’homme a perdu, c’est sa rectitude,
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sa droiture, à savoir la ressemblance. L’âme est grande en tant que
capable de participer à la vie divine (capax Dei), mais elle est droite
en tant qu’elle désire y participer. L’homme qui perd sa droiture se
plie, « s’incurve », se détourne du Ciel, vers quoi Dieu l’avait orienté,
pour s’incliner vers cette terre où son animalité l’attire. Ainsi, de
recta qu’elle était, l’âme est devenue curva (SCt 24,5-8 ; 80,2-5).
Cette courbature qui nous détourne de Dieu et nous replie sur nous-mêmes
est identifiée par Bernard avec la volonté propre (Pasc 3,3). Notre saint
définit la volonté propre comme la décision de ne rien vouloir que par
soi-même et en vue de soi-même. Elle s’oppose à la volonté commune,
c’est-à-dire la charité, qui consiste dans la disposition du vouloir à
partager les biens dont il jouit (Pasc 2,8). Pour désigner la charité,
Bernard aime à citer un verset paulinien, 1 Co 13,5 : caritas non quaerit
quae sua sunt (ce verset revient 40 fois sous sa plume).
Le péché a donc provoqué un dérèglement de la volonté. Mais ses ravages
se
sont
étendus
encore
plus
loin :
le
dérèglement
de
la
volonté
s’accompagne aussi d’un obscurcissement de la raison.Dès lors, l’homme
s’arroge le pouvoir de décider lui-même ce qui est bien et ce qui est
mal.C’est ainsi que l’accoutumance au péché finit par anesthésier même la
conscience. La cécité de la raison est donc le premier mal à guérir, pour
qui veut remédier à la perversité de la volonté. Mais c’est surtout
celle-ci qui retient l’attention de Bernard, car c’est elle qui est la
plus difficile à convertir : maintes fois Bernard évoque le tiraillement
entre la raison et la volonté, dépeint par S. Paul dans Rm 7. Pensons
notamment à la mise en scène, haute en couleurs et pleine d’humour, de
l’affrontement entre la raison et la volonté personnifiées (Conv 9-10) :
raison et volonté sont unies par une sorte de lien conjugal, comme
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l’homme et la femme dans le mariage, et Bernard décrit leur dispute comme
une vraie scène de ménage, très drôle et même cocasse par endroits.
Ainsi, je sais ce qu’il faut faire, grâce à la voix de ma conscience,
mais je me sens entraîné à faire ce que ma raison condamne. Comme nous
l’avons déjà dit, ce qui meut l’homme, c’est la volonté : le désir,
l’affectus, les pulsions… En un mot, l’amour : Pondus meum amor meus ; eo
feror, quocumque feror, affirmait déjà S. Augustin (« Mon poids, c’est
mon amour ; où que je sois porté, c’est lui qui m’emporte » : Conf XIII,
ix, 10).
3. L’HOMME, ÊTRE DE DÉSIR
Bernard nous a donné une admirable analyse de la volonté, de l’amour et
du désir dans son traité De diligendo Deo. Nous y rencontrons cette
affirmation, à première vue scandaleuse, mais en réalité très juste, qui
a effrayé bien des lecteurs du traité : l’homme commence par s’aimer luimême pour lui-même, l’amour de Dieu étant premier en droit, mais non dans
la réalité. Tout en reconnaissant l’antériorité logique de l’amour divin,
Bernard
affirme
l’antériorité
de
fait
de
l’amour
charnel.
Comment
comprendre cette antériorité ? Elle découle des pesanteurs de la nature
humaine : c’est une nécessité de nature, tenant au fait que l’homme n’est
pas un pur esprit, mais un être mixte, composé d’une âme et d’un corps.
Il s’agit donc d’une nécessité purement naturelle de subvenir avant tout
aux besoins de son propre corps, tels que manger, boire, dormir, se
reproduire… ; aujourd’hui on parlerait d’instinct de conservation. « Ce
qui est animal vient d’abord, ensuite ce qui est spirituel », a écrit S.
Paul (1 Co 15,46) ; ce verset est cité et commenté en Dil VIII,23 et
XV,39 (Lettre aux Chartreux). Il me semble important de souligner la
profonde sagesse et le réalisme parfaitement incarné dont Bernard fait
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preuve ici : il y a un amour de soi qui est nécessaire, qui structure la
personnalité.
Pour éviter toute ambiguïté sur ce point, Bernard met en œuvre une
terminologie
technique.
Le
trait
qui
distingue
cet
amour
charnel,
légitime et conforme à la nature, dans les textes où Bernard en parle
(Dil VIII,23 ; QH 11,3), est défini par le mot necessitas, et la manière
dont
il
agit
sur
la
volonté
par
les
verbes
urget,
ou
imperat,
ou
compellit. Après le péché, une inclination morbide s’est ajoutée à cette
nécessité de nature : la concupiscence (1 Jn 2,16). L’expression « amour
charnel » n’est donc pas univoque, mais équivoque ; elle recouvre deux
réalités différentes qu’il importe de bien distinguer. Pour désigner
l’amour charnel dans son acception négative, peccamineuse et contraire à
la nature, Bernard emploie les mots cupiditas (convoitise) ou voluptas,
et pour caractériser la manière dont il agit sur la volonté, Bernard
utilise
le
verbe
trahit.
Entraînée
par
la
cupiditas,
la
volonté
se
fourvoie en poursuivant des voluptés inutiles, non requises par les
fonctions nécessaires à la conservation de la vie. Voici le signe de ce
débordement : il n’y a plus pour la volonté aucune raison de se limiter
dans ses désirs. La volonté s’engage dans une poursuite insatiable des
« nourritures terrestres ». Bernard décrit avec éloquence cette chasse au
plaisir et la lassitude dont elle s’accompagne dans Dil VII,18-19 (cf.
aussi Div 42,3).
Je voudrais faire ressortir la modernité saisissante de ce texte : avec
une verve prophétique, Bernard met ici à nu l’engrenage de la société de
consommation. Il démasque les mécanismes de la publicité, cet art de
créer toujours de nouveaux besoins plus ou moins artificiels, de faire
miroiter
beaucoup
de
choses
superflues
comme
étant
nécessaires,
de
susciter la fringale d’avoir toujours plus. Nous avons là une admirable
19
Rem 2014
Tamié
analyse du désir. En s’inspirant d’un verset du Ps 11,9, in circuitu
impii ambulant (les impies tournent en rond), Bernard décrit le cercle
vicieux où s’enferment les impies : aiguillonnés par leur désir, qui est
une « voracité » (famelicus, Dil 18), ils cherchent tout ce qui pourrait
l’assouvir, mais ils le cherchent toujours à l’intérieur du même cercle,
au lieu d’en sortir une fois pour toutes et d’entrer dans la voie droite
qui les rapprocherait de leur fin véritable. Ainsi, l’impie s’obstine à
tourner en rond dans ce « circuit » fermé où il s’épuise, prisonnier de
son
propre
labyrinthe
(Bernard
emploie
l’expression
suggestive
de
circuitus infinitus, circuit sans fin : Dil 20).
Pourquoi
cette
inquiétude,
cette
instabilité
du
désir ?
(vagabundus
animus, dit Bernard, Dil 18). Cette impuissance même du désir à se
satisfaire doit avoir un sens positif. La volonté est engagée dans une
fausse direction : ce dont elle espère se satisfaire est incapable de lui
donner satisfaction, puisque ce n’est pas l’objet pour lequel la volonté
est faite. Fecisti nos ad te, Domine… (Conf I,i,1). Cette cupiditas est
en réalité un amour de Dieu qui s’ignore. Le désir ne peut s’arrêter sur
aucun bien fini, limité, car seul un bien infini peut le rassasier. Ce
n’est pas en s’engageant davantage dans la recherche des biens finis que
la volonté pourra se libérer, mais, au contraire, en se dégageant des
liens qui la retiennent dans ce labyrinthe où elle s’épuise à tourner en
rond. Un mouvement de conversion est nécessaire.
Seulement, cette conversion est-elle possible ? Oui, répond Bernard,
bien que l’homme ne puisse pas l’accomplir par ses seules forces. C’est
ici que ressort l’optimisme foncier de Bernard. A la différence de la
nécessité naturelle, la concupiscence qui nous asservit ne fait pas
partie de notre nature, mais elle en est une déformation, une courbature,
disions-nous
tout
à
l’heure.
Elle
20
a
donc
un
caractère
adventice,
Rem 2014
Tamié
accidentel en quelque sorte. Tous les maux dont nous souffrons par notre
seule faute ne se sont pas substitués aux biens dont Dieu nous avait
comblés ; ils les ont recouverts comme un vêtement, ils les cachent sans
les
éliminer.
Au-dessous
de
cette
croûte
rigide,
de
cette
rouille,
l’image divine subsiste, indestructible. Et non seulement l’image, mais
aussi la ressemblance : dans SCt 81 et 82, Bernard lui-même nous fait
remarquer une évolution de sa pensée sur ce point par rapport au traité
De gratia (SCt 81,11). La ressemblance, affirme Bernard dans SCt 82,2-5,
a été ternie, mais non supprimée par le péché. Pour illustrer son idée,
il emploie une image tirée du Ps 108,29 : l’âme, dit-il, est à présent
couverte d’un « double manteau » ou d’une « double tunique » (diplois).
La tunique de la dissemblance a recouvert la tunique de la ressemblance
sans la supplanter (SCt82,5). Il est très probable que cette évolution de
l’anthropologie bernardine dans un sens plus optimiste se soit produite
sous l’influence de Guillaume de Saint-Thierry, lui-même influencé par
Grégoire de Nysse.
Telle est la condition de ceux qui vivent au pays de la dissemblance.
Ils n’y sont pas heureux. Errant, tournant sans espoir dans le « circuit
fermé des impies », les hommes qui mènent cette triste ronde ne souffrent
pas seulement d’avoir perdu Dieu : ils se sont perdus eux-mêmes. Ils
essaient de combler leur vide intérieur par l’accumulation des plaisirs
et des biens matériels, mais en vain.
Pour sortir l’homme de sa prison, une intervention divine est donc
nécessaire. La grâce seule peut nous rendre la droiture du conseil, du
jugement, en éclairant la raison (intellectus). De son côté, la volonté
(affectus) redressée, réordonnée, s’ouvrira à la charité, qui chassera la
volonté propre, et la ressemblance divine brillera de nouveau dans l’âme
naguère défigurée.
21
Rem 2014
Tamié
Toute la théologie de S. Bernard est une réflexion vaste et profonde sur
le salut de l’homme et l’amour infini de Dieu. C’est un Dieu qui se
penche sur sa créature blessée, errante sans espoir dans la région de la
dissemblance ; un Dieu qui se fait chair en Jésus-Christpour rejoindre
l’homme dans son égarement, et qui répand sur lui son Esprit-Saint pour
le ramener à lui jusqu’à la communion la plus intime, l’unitas spiritus.
L’homme guéri et conduit par l’Esprit peut alors s’unir au Christ –
Bernard
aime
à
représenter
cette
union
par
le
symbole
du
mariage
spirituel de l’âme avec le Verbe – et devient ainsi un seul esprit avec
Dieu. Il participe par grâce à l’éternel échange d’amour du Père et du
Fils qui constitue la vie trinitaire. Mais là nous sortons du domaine de
l’anthropologie pour aboutir à la théologie.
III. LA PLACE DU CORPS
Guillaume de Saint-Thierry nous rapporte que Bernard, après avoir été
institué abbé de Clairvaux, avait coutume d’accueillir les novices qui se
présentaient à son monastère par ces mots : « Si c’est vers les réalités
intérieures que vous vous hâtez, laissez dehors les corps que vous avez
emmenés du monde. Que seuls les esprits entrent ici, car la chair ne sert
à
rien. »
Cependant,
Guillaume
ajoute
aussitôt
cette
précision
non
négligeable :
Comme les novices étaient effrayés par la nouveauté de ces paroles, il
passait à une explication plus indulgente, pour épargner leur jeunesse,
et avait coutume d’enseigner qu’il leur fallait laisser dehors la
concupiscence charnelle2.
GUILLAUME DE SAINT-THIERRY, Vita Prima, livre I, iv, 20, PL 185, col. 238B ; traduction d’Ivan Gobry,
GUILLAUME DE SAINT-THIERRY, Vie de Saint Bernard, trad., introd. et notes d’I. GOBRY, Paris 1997, p. 57. J’ai
un peu modifié la traduction.
2
22
Rem 2014
Tamié
On sait que la crédibilité historique de la Vita Prima est en bien des
endroits sujette à caution3 ; pourtant, dans le cas qui nous intéresse
ici,
nous
n’avons
aucune
raison
sérieuse
de
suspecter
a
priori
la
véridicité de ces paroles. Seule une enquête minutieuse menée à travers
les œuvres de S. Bernard nous permettra de vérifier si le propos rapporté
par
Guillaume
Clairvaux ;
une
correspond
telle
effectivement
recherche
nous
à
la
permettra
pensée
de
aussi
de
l’abbé
situer
de
ces
paroles abruptes dans un contexte plus ample, indispensable à leur juste
compréhension.
1. L’HARMONIE ORIGINELLE ET LA BEAUTÉ DU CORPS
Bernard
n’envisage
pas
la
relation
âme-corps
d’un
point
de
vue
philosophique. Sa perspective est autre : pour lui, la relation âme-corps
ne se conçoit pas en dehors de l’histoire du salut, histoire qui se
reproduit dans la vie personnelle de chaque chrétien.
Une observation préalable s’impose, qui me paraît fondamentale : pour
Bernard, la création matérielle, incluant le corps, est une œuvre divine,
donc belle et bonne. « Dieu vit que cela était bon » (Gn 1, 31) :
l’optique
de
Bernard
est
profondément
biblique
et
nullement
platonicienne, au moins sur ce point. Plusieurs textes le prouvent avec
toute la clarté désirable.
Nous avons déjà vu que Bernard situe l’image et la ressemblance de Dieu
dans l’âme de l’homme. Cependant le corps, lui aussi, garde un reflet de
l’image divine. En effet, il est créé à l’image de l’âme en ceci : la
Sur cette question, cf. les études fondamentales d’Adriaan Hendrik BREDERO, Études sur la Vita prima de saint
Bernard, Rome 1960, qui a cependant nuancé sa position dans ses derniers travaux, à savoir l’art. « La vie et la Vita
prima », dans Bernard de Clairvaux. Histoire, mentalités, spiritualité, Paris 1992, p. 53-82, et le vol. Bernard de
Clairvaux. Culte et histoire, Brepols, Turnhout, 1998, p. 89-137. Les conclusions de Bredero concernant la crédibilité
de la Vita prima sont estimées trop négatives par Pietro ZERBI, Bernardo di Chiaravalle, dans Bibliotheca Sanctorum,
vol. 3, Roma 1970, col. 32, et par Cesare Antonio MONTANARI, Per figuras amatorias, Roma 2006, p. 39.
3
23
Rem 2014
rectitude
Tamié
de
sa
structure
physique
(SCt
24,6).
Si
étrange
que
cela
paraisse, cette idée a été inspirée à Bernard par le poète Ovide, et plus
précisément par deux beaux vers des Métamorphoses, I, 85-86, que Bernard
cite volontiers : « Il a donné à l’homme un visage tourné vers les
hauteurs ; il a ordonné qu’il contemple le ciel, qu’il lève ses regards
et les porte vers les astres » (cf., par exemple, Mart 4 ; Div 100 ; Sent
III, 125). Il est paradoxal – et c’est le signe d’une admirable liberté –
que, pour exposer son anthropologie chrétienne, Bernard ne craigne pas de
faire appel, comme à une autorité, à Ovide ! Ce thème est présent aussi
chez Guillaume de Saint-Thierry (De nat corp et animae 73, Les Belles
Lettres, p. 156 ; Exp super Cant 42, CC CM, Brepols p. 40).
Maintes fois dans son œuvre, Bernard exprime son admiration pour la
beauté de la création et même pour la beauté du corps et du visage
humains. Ainsi, dans SCt 25, 3, où il commente Ct1, 4 : « Je suis noire,
et pourtant belle, filles de Jérusalem », il écrit :
La noirceur n’est pas désagréable dans une pupille. Les pierreries
noires plaisent dans une parure, et les cheveux noirs rehaussent la
beauté et la grâce d’un teint clair4.
Bernard savait regarder5. Ailleurs, il admire la rougeur que la modestie
répand sur les joues des jeunes novices :
Quel beau et splendide joyau que la réserve (verecundia) dans la vie et
sur le visage d’un jeune homme !... Et cette rougeur que la pudeur répand
parfois sur les joues, quelle grâce et quelle beauté ne donne-t-elle pas
au visage qui en est couvert6 !
Ces textes culminent dans un passage saisissant du Sermon 2 pour la
dédicacede l’église où Bernard affirme que le corps a été façonné par
Dieu comme « la demeure magnifique et agréable » de l’âme, et la terre a
4
SCt 25, 3 dans BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermons sur le Cantique, t. 2, Sources Chrétiennes 431, Paris 1998, p.
263.
5
Cf. Jean LECLERCQ, Saint Bernard et l’esprit cistercien, Paris 1966, p. 17-20.
6
SCt 86, 1 dans Sermons sur le Cantique, t. 5, Sources Chrétiennes 511, Paris 2007, p. 403-405. On pourrait également
citer SCt 40, 1, à propos des joues de l’épouse.
24
Rem 2014
été
Tamié
créée
pour
le
corps
comme
« une
résidence
avait
une
splendide
et
très
appropriée7 ».
Avant
la
faute
originelle,
il
y
harmonie
entre
l’élément
charnel et l’élément spirituel dans l’homme,car Dieu avait doté l’homme
de la paix intérieure, afin « qu’il n’ait pas à redouter la convoitise de
la chair contre l’esprit (Ga 5, 17)8 ». Mais le péché est intervenu,
brisant cet équilibre. Désormais (texte 2),
Le corps entraîne l’âme dans la région qui lui est propre, et,
victorieux, il l’opprime comme une étrangère. S’il est devenu une masse
de plomb, c’est pour cette seule raison : l’iniquité repose sur lui. Le
corps, en effet, alourdit l’âme, mais précisément parce qu’il se corrompt
(Sg 9, 15). Or s’il se corrompt – plus encore, comme l’Apôtre en
témoigne : s’il est mort, c’est en raison du péché9.
Ainsi l’homme, la « noble créature », est un être blessé. Nourri par la
méditation constante des épîtres aux Romains et aux Galates, profondément
marqué par la lecture des traités augustiniens sur la grâce, Bernard
ressent avec une intensité dramatique la situation douloureuse de l’homme
après le péché originel. Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu,
l’homme est tombé dans la regio dissimilitudinis.
2. LE CORPS QUI SE CORROMPT ALOURDIT L’ÂME (Sg 9, 15)
Lorsque Bernard veut évoquer le désordre que le péché a introduit en
l’homme, il aime à citer les deux versets bibliques que jeviens de mettre
en exergue : Ga 5, 17, « La chair désire contre l’esprit et l’esprit
contre la chair ; il y a entre eux antagonisme », et Sg 9, 15, « Le corps
qui
se
corrompt
l’intelligence
constituent
alourdit
par
des
l’âme,
et
cette
une
multiplicité
de
lieux
théologiques
dans
Ded 2, 1. J’ai modifié la traduction de P.-Y. Emery, op. cit., p. 817.
Ann 1, 6 dans Sermons pour l’annéecit., p. 410.
9
Mart 3, ibid. p. 845.
7
8
25
demeure
pensées ».
l’œuvre
terrestre
accable
Ces
versets
de
deux
Bernard :
ils
Rem 2014
Tamié
reviennent
respectivement
23
fois
et
37
fois
sous
sa
plume.
Ils
dépeignent la condition de l’homme pécheur, désormais alourdi par son
corps et écartelé entre les désirs contraires de la chair et de l’esprit.
Considérons
quelques
textes
particulièrement
significatifs.
Dans
le
Sermon 2 pour la Vigile de Noël, Bernard commente Sg 9, 15 en ces termes
(texte 3) :
Les nombreux besoins de ce misérable corps nous entravent. L’espèce de
glu (viscus) que sont les désirs mauvais et les plaisirs terrestres ne
permet pas que l’esprit (mens) prenne son essor, et bien vite le ramène
vers le bas, si par hasard il lui arrive de s’élever10.
On ne peut s’empêcher de saisir les résonnances platoniciennes de ce
langage. Cependant, Bernard n’entend pas nous donner par ces mots une
description ontologique de la relation âme-corps. Il situe la relation de
l’âme et du corps dans la perspective de l’histoire du salut : après le
péché originel, l’homme est tiraillé entre les désirs contraires de la
chair et de l’esprit, selon le verset de la lettre aux Galates 5,17
évoqué
à
l’instant.
Or,
que
se
passe-t-il,
si
l’homme,
éclairé
par
l’Esprit-Saint, prend conscience de son péché et entreprend une démarche
de conversion ? Le premier effet de la lumière de l’Esprit-Saint sera
justement de percer à jour, voire d’exacerber, le conflit entre la chair
et l’esprit dans le cœur de l’homme.
C’est
ici
que
se
situe
le
rôle
de
l’ascèse
dans
le
cheminement
spirituel. L’ascèse doit mater l’arrogance de la chair et soumettre ses
désirs déréglés à ceux de l’esprit, jusqu’à ce que la clarté (claritas)
de l’esprit rayonne sur la chair elle-même et la transfigure. En maître
expérimenté de la vie spirituelle, Bernard sait très bien qu’au début de
la conversion la révolte de la chair n’en sera que plus âpre.
NatV 2, 3 dans BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermons pour l’année, t. I/1, Sources Chrétiennes 480, Paris 2004, p.
221.
10
26
Rem 2014
Tamié
Nous savons que la première épreuve de ceux qui se convertissent à Dieu
vient du corps. Car la chair, qu’on n’avait pas encore pris soin de
dompter, ne souffre pas facilement qu’on la châtie et qu’on la réduise en
servitude. Mais, se souvenant de la liberté qu’elle vient de perdre, elle
se dresse dans ses convoitises avec plus d’ardeur contre l’esprit (Ga 5,
17)… Il n’y a donc pas de quoi s’étonner si l’on trouve en soi-même ces
contradictions et ces résistances, surtout lorsqu’on n’est pas encore
assez exercé ni assez prompt à recourir à la prière et à s’abriter dans
les saintes méditations11.
Aussi ne devons-nous pas nous étonner si nous avançons à petits pas sur
le chemin de la conversion, au lieu de courir. Car nous sommes obligés de
traîner
après
nous
notre
corps,
comme
le
paralytique
de
l’évangile
prenant son grabat sur ses épaules (Mc 12, 2)12. D’où la supplication de
l’âme-épouse au Verbe Époux dans le Cantique des cantiques : « Entraînemoi sur tes pas, courons ! » (Ct 1, 3 ; texte 4).
Quelle que soit la perfection d’une âme, tant qu’elle gémit dans ce
corps de mort et qu’elle est retenue dans la prison de ce monde mauvais,
esclave de la nécessité, tourmentée par les crimes, il faudra bien
qu’elle s’élève très lentement et péniblement à la contemplation des
mystères sublimes… De là cette prière : « Fais sortir de prison mon âme »
(Ps 141,8). L’épouse donc dira, elle aussi, en gémissant : Entraîne-moi
sur tes pas, car le corps qui se corrompt appesantit l’âme13.
Corpus mortis, corps de mort : cette expression paulinienne (Rm 7, 24)
revient 35 fois dans les œuvres de Bernard. Pour lui, le péché est si
profondément enraciné dans notre chair, que nous ne pourrons pas en être
délivrés, tant que nous ne serons pas affranchis du corps lui-même,
lorsque
la
(hostis) ;
mort
c’est
le
séparera
pourquoi,
de
il
l’âme14.
faut
La
prier
chair
Dieu
est
notre
avec
les
ennemie
mots
du
psalmiste : Perce ma chair de ta crainte (Ps 118, 20). Et Bernard de
s’exclamer : « Excellente flèche que cette crainte qui perce et tue les
désirs de la chair, pour que l’esprit soit sauf. »
QH 6, 1. J’ai modifié la traduction de P.-Y. Emery, op. cit., p. 297. On pourrait aussi citer Conv 22.
HM4 14.
13
SCt 21, 1 dans Sermons sur le Cantique, t. 2, op. cit., p. 149.
14
Adv 6, 2.
11
12
27
Rem 2014
Tamié
Vois-tu que la faiblesse de la chair accroît la vigueur de l’esprit et
lui procure des forces ? Et inversement, tu sais que la vigueur de la
chair débilite l’esprit15.
De tels textes, fréquents dans l’œuvre de Bernard, déconcertent et même
choquent
le
lecteur
moderne
par
leur
ton
tranché
et
tranchant.
Ils
peuvent faire supposer chez notre saint un dualisme très accusé, une
profonde mésestime pour le corps et pour les réalités terrestres. En
fait, ce jugement doit être nuancé. Les expressions négatives ne visent
pas le corps et le monde en tant que tels, mais en tant qu’abîmés par le
péché : « Bien entendu, ce n’est pas le corps comme tel, mais le corps
qui
se
corrompt,
qui
alourdit
l’âme16 ».
Cette
précision
est
fondamentale. Plusieurs textes de Bernard ne laissent aucun doute làdessus. J’en cite un parmi les plus significatifs, tiré du sermon Sur la
conversion adressé aux étudiants de Paris (texte 5).
Ce qui seul émousse et trouble notre vue, c’est le péché, et il est
clair que rien d’autre ne s’interpose entre l’œil et la lumière, entre
Dieu et l’homme. En effet, si, tant que nous sommes dans ce corps, nous
sommes exilés loin du Seigneur, la faute n’en revient pas au corps, mais
au fait que la chair est encore un corps de mort, ou mieux un corps de
péché, cette chair où n’est pas le bien, mais plutôt la loi du péché17.
Bref, lorsque Bernard, en des termes plus platoniciens que chrétiens,
invective ce « corps de boue » qui est une « horrible prison18», « une
geôle19 », voire « un tas de fumier20 », ce qu’il vise avant tout, c’est
la chair de péché dont parle S. Paul (Rm 8,
3) :
Tant que nous sommes dans ce corps, est-il dit (2 Co 5, 6), nous sommes
en exil loin du Seigneur. Non parce que nous sommes dans un corps, mais
parce que nous sommes dans ce corps-ci, qui est né du péché et n’est pas
sans péché… Ce ne sont pas les corps, mais les péchés qui font
obstacle21.
15
SCt 29, 7 dans Sermons sur le Cantique, t. 2 cit., p. 393. Cf. aussi Sent III, 97.
Sept 2, 2 dans Sermons pour l’annéecit., p. 243. Cf. aussi le texte de Mart 3 cité supra, note 20.
17
Conv 30 dans BERNARD DE CLAIRVAUX, Le précepte et la dispense. La conversion, Sources Chrétiennes 457,
Paris 2000, p. 395-397. J’ai modifié la traduction de Christiane JAQUINOD, qui me semble ici assez embrouillée.
18
Faeculenti corporis horrido carcere : Asc 3, 6 ; Ep 144, 1.
19
Ergastulum : NatV 2, 3.
20
Sterquilinium : Div 5, 4 ; 82, 2.
21
SCt 56, 3 dans BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermons sur le Cantique, t. 4, Sources Chrétiennes 472, Paris 2003, p.
143.
16
28
Rem 2014
Caro
(ou
Tamié
corpus)
désordonnées,
originel ;
peccati :
troubles,
donc,
une
il
qui
réalité
s’agit
infestent
à
la
de
cet
tout
fois
ensemble
homme
de
après
psychologique
et
pulsions
le
péché
physique,
psychosomatique pourrait-on dire, qui affecte l’âme aussi bien que le
corps. C’est l’âme qui éprouve les convoitises charnelles (carnaliter
concupiscit), les passions charnelles (carnalis affectio)22. C’est l’âme
qui est tombée la première et a introduit dans le corps le châtiment de
la corruption23. Dans le Sermon 24 sur le Cantique, de façon inattendue,
Bernard va jusqu’à attribuer au corps un rôle positif vis-à-vis de l’âme.
Il met en scène le corps qui s’en prend à l’âme et l’interpelle d’une
façon très vivante, et même pittoresque. La stature droite du corps est
une sorte de reproche visible rappelant à l’âme qu’elle doit lever les
yeux vers le ciel (texte 6).
Rougis, ô mon âme, dit le corps, en me considérant… Créée droite,
semblable au Créateur, tu m’as reçu, moi aussi, comme une aide semblable
à toi, du moins par la droiture physique de ma silhouette… Si donc moi,
je garde et conserve le privilège, que j’ai reçu à cause de toi, comment
toi, ne rougis-tu pas d’avoir perdu le tien ? Pourquoi faut-il que le
Créateur voie sa ressemblance détruite en toi, tandis qu’il préserve la
tienne en moi et te la met constamment sous les yeux ? Déjà tu as fait
tourner à ta confusion tout le secours que tu devais recevoir de moi. Tu
abuses de ma soumission, tu es indigne d’habiter un corps humain, esprit
grossier et bestial24.
Ailleurs, tout en n’hésitant pas à comparer le corps à une bête de somme
(iumentum ; P.-Y. Emery traduit : une mule25), Bernard n’en souligne pas
moins le rôle décisif joué par le corps dans l’option de l’homme pour le
bien ou pour le mal :
Notre corps constitue le milieu entre l’esprit, qu’il doit servir, et
les désirs charnels, qui font la guerre à l’âme – ou encore les
puissances des ténèbres. En cela il est comme une mule placée entre le
SCt 30, 9. Cf. aussi SCt 24, 5 : « L’injustice est un défaut du cœur, non de la chair. » (Sermons sur le Cantique cit., t.
2, p. 249).
23
Adv 6, 1.
24
SCt 24, 6 dans Sermons sur le Cantique, t. 2 cit., p. 251.
25
S. François d’Assise appellera le corps : « frère âne ».
22
29
Rem 2014
Tamié
paysan et le voleur : quels que soient les menaces ou les efforts de ce
dernier, si la mule ne se laisse pas entraîner, le paysan sans armes
l’emportera sur le voleur armé26.
Cependant, il faut bien reconnaître que la distinction entre la « chair
de péché » et le corps tout court n’est pas toujours aussi nette. Bernard
ressent les besoins du corps comme une gêne, une servitude : le corps est
un « poids27 ». Je crois que dans cette vision négative du corps, la
santé délabrée de Bernard a joué un rôle non négligeable. Bernard avait
ruiné sa santé par des pénitences excessives pendant son noviciat, ce
qu’il regrettera ensuite28 ; il a été un malade toute sa vie. Son corps
l’a fait beaucoup souffrir, d’où ce cri qui retentit si souvent dans ses
écrits : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de
cette mort ? » (Rm 7, 24). Mais il précise aussitôt :
L’Apôtre ne se plaint pas du corps comme tel, mais du corps de cette
mort, c’est-à-dire de cette corruption qui dure encore, montrant que ce
n’est pas le corps, mais les ennuis du corps (corporis molestias) qui
sont la cause de notre exil… C’est pourquoi ceux qui gémissent en euxmêmes attendent la rédemption de leur corps, non sa perte29.
La dernière phrase de ce passage est essentielle : ce à quoi Bernard
aspire, ce n’est pas l’âme désincarnée, délestée de son corps ; c’est le
corps glorieux, transfiguré par l’Esprit-Saint. Là se situe la ligne de
démarcation infranchissable entre platonisme et christianisme ; et chez
Bernard, cette ligne est très nette, comme nous le verrons tantôt.
3. DU CORPS-MULE AU CORPS TRANSFIGURÉ
26
Div 85 dans SAINT BERNARD, Sermons divers, 2 tomes, trad., introd. et notes par P.-Y EMERY, Desclée de
Brouwer 1982, t. II, p. 111-112.
27
Onus : HM4 14.
28
Cf. Circ 3, 11, où Bernard met en garde le moine qui est parvenu « à la grâce de l’empressement fervent » contre le
risque « de détruire son corps dans une ascèse sans mesure. Car il lui faudra ensuite, et non sans grand dommage pour
son activité spirituelle, s’employer à soigner son corps délabré. » (trad. de P.-Y. Emery, op. cit., p. 174) Ce passage a
une saveur franchement autobiographique. Cf. aussi Vita prima I, 41, op. cit., p. 92.
29
Pre 59 dans Le précepte et la dispense, op. cit., p. 275.
30
Rem 2014
La
Tamié
réflexion
de
Bernard
sur
l’Incarnation
de
Dieu
en
Jésus-Christ
constitue un élément très important de sa conception de la dignité de
l’homme. Dieu assume totalement la condition humaine et par là redonne à
l’homme toute sa dignité. Or, le Christ a assumé une nature humaine
complète, composée d’une âme, mais tout aussi décidément d’un corps.
Ainsi, grâce à l’événement de l’Incarnation, ce qui semble faire notre
faiblesse, voire notre honte, le corps, reçoit une valeur positive, une
noblesse insoupçonnée.
Car le corps occupe une place centrale dans la
christologie de Bernard en tant qu’instrument indispensable à l’homme
qui, pour connaître et aimer le Christ, doit partir de l’humanité du
Christ. En effet, après la chute d’Adam et d’Ève, l’homme charnel est
devenu
insensible
aux
réalités
spirituelles.
Son
intelligence
s’est
épaissie, s’est obscurcie. Il ignore désormais son Créateur et se tourne
vers les idoles30. Dès lors, l’Incarnation a été le moyen nécessaire pour
que l’homme retrouve la connaissance du vrai Dieu : « A ceux qui ne
goûtaient que la chair, il offrit sa propre chair, pour leur apprendre, à
travers elle, à goûter aussi l’esprit31. » On sait que, pour Bernard,
c’est par la dévotion à l’égard de la sainte humanité du Sauveur que
commence toute vie de prière32. Car cet amour pour l’homme Jésus occupe
le cœur tout entier et le revendique si totalement, qu’il n’y laisse plus
aucune place pour l’amour de toute autre chair et de ses plaisirs33.
Contre les séductions de la vie charnelle, douces pour ta perte, le
Seigneur Jésus sera infiniment doux à ton cœur et la douceur vaincra la
douceur, de même qu’un clou chasse l’autre34.
Cette doctrine christologique de Bernard a des répercussions importantes
sur son anthropologie : le corps du Christ, Verbe incarné, est le moyen
Bernard aime citer à ce propos le Ps 105, 20 : « Ils ont échangé leur gloire contre l’image d’un veau broutant du
foin. »
31
SCt 6, 3 dans Sermons sur le Cantique, t. 1 cit., p. 143. Même idée dans Div 101.
32
SCt 20, 6.
33
Ibid. 7.
34
Ibid. 4, dans Sermons sur le Cantique, t. 2 cit., p. 133.
30
31
Rem 2014
Tamié
par lequel on parvient à une appréciation positive du corps humain. Dans
le Christ ressuscité et glorifié, le corps humain a été déifié, il a
atteint la plénitude de sa beauté :
Combien rutilant tu resurgis du cœur de la terre après ton couchant,
Soleil de justice ! Dans quel vêtement magnifique, Roi de gloire, tu te
retires enfin au plus haut des cieux35 !
Un
homme,
désormais
avec
assis
sa
à
chair
la
glorifiée,
droite
du
« un
Père,
fruit
élevé
de
la
au-dessus
terre »,
des
anges
est
et
contemplé par eux avec un tremblement ébloui (texte 7) :
Quelle gloire lors de ton Ascension, quand, au milieu des anges et des
âmes saintes, tu as été conduit vers le Père et que, emmené jusqu’aux
cieux avec la palme de la victoire, tu as enclos dans l’être (identitas)
même de la divinité l’homme que tu avais assumé ! Qui peut, je ne dirai
même pas exprimer, mais simplement concevoir à quelle hauteur sublime
atteint ce fruit de la terre en prenant place à la droite du Père,
puisqu’il frappe d’éblouissement même les yeux des êtres célestes, et que
le regard des anges tremble de peur, incapable de s’élever jusqu’à
lui36 ?
Or, la glorification du corps du Christ est la promesse et le gage de
celle que nous attendons pour nos corps de misère, nos corps voués à la
mort. Aussi Bernard aime-t-il à évoquer « ce jour où le Christ viendra en
vue de remodeler le corps », selon la parole de S. Paul, Ph 3, 20-2137.
Les exhortations à l’ascèse que nous rencontrons assez souvent dans les
œuvres de Bernard, surtout dans ses sermons, sont dictées non par quelque
mépris
du
corps,
mais
par
l’intention
de
préparer
celui-ci
à
ce
« remodelage » eschatologique qui lui permettra d’atteindre la gloire et
l’incorruptibilité.
Particulièrement intéressant à cet égard est le Sermon 6 pour l’Avent,
où Bernard décrit le rôle du corps pendant le pèlerinage terrestre. Le
titre du sermon, De carnis resurrectione, donne le ton. Tandis que le
35
SCt 45, 9 dans Sermons sur le Cantique, t. 3, Sources Chrétiennes 452, Paris 2000, p. 273-275. Le « vêtement
magnifique » désigne le corps ressuscité du Seigneur.
36
Pent 2, 1 dans Sermons pour l’année, trad. de P.-Y. Emery, cit., p. 560-561. Nous verrons plus loin le rôle que
Bernard attribue à l’humanité glorieuse du Christ dans la vision béatifique des âmes.
37
Adv 6, 1 et 6, 6 ; Div 2, 6 ; OS 4, 6, où Bernard décrit la beauté et le bonheur du corps glorieux.
32
Rem 2014
Tamié
premier avènement du Christ sur la terre avait pour but de guérir les
maladies de l’âme, l’avènement final produira ce fruit merveilleux : la
configuration de notre chair au corps glorieux du Ressuscité. Entre
temps, le corps doit collaborer avec l’âme, son « hôte très noble38 », il
doit lui être soumis et l’aider à réaliser son salut à elle, dont dépend
aussi son salut à lui. Alors, l’âme parvenue au ciel plaidera devant Dieu
pour le corps :
Lorsque ton serviteur, en punition de sa faute [c’est l’âme qui parle]
était en exil, un pauvre m’a donné l’hospitalité et a exercé envers moi
la miséricorde. Veuille, mon Seigneur, le récompenser de ma part… Il ne
s’est pas épargné, endurant pour moi des jeûnes multiples, des travaux
fréquents, des veilles démesurées, la faim et la soif, et même le froid
et la nudité39.
Force
nous
langage
est
imagé :
de
le
reconnaître
corps
le
demeure
schéma
de
dualiste
l’âme.
sous-jacent
Cependant,
il
nous
à
ce
faut
ramener un tel dualisme à ses véritables proportions. Car, au fur et à
mesure que l’homme avance dans la vie spirituelle, le corps n’est plus
perçu comme un ennemi à dompter mais comme le bon compagnon de l’âme, son
collaborateur dans l’œuvre du salut. La perspective demeure toujours
dualiste, mais l’antagonisme de la chair et de l’esprit, conséquence du
péché originel, s’apaise peu à peu dans une harmonie retrouvée, prélude
de la résurrection, où le corps et l’âme seront ensemble glorifiés.
Je ne voudrais pas dire pour autant que tu devrais haïr ta propre chair.
Aime-la en tant qu’elle t’est donnée comme aide et qu’elle est destinée à
partager avec toi le bonheur éternel40.
Dans son traité De diligendo Deo, Bernard caractérise ainsi le premier
degré
de
l’amour :
« S’aimer
soi-même
pour
soi-même41. »
Or,
il
est
inévitable que l’amour humain commence par l’amour de sa propre chair. Si
celle-ci est bien dirigée, et qu’elle avance sous la conduite de la grâce
38
Adv 6, 3, Sources Chrétiennes 480 cit., p. 183.
Ibid. 6, 5, p. 185.
40
QH 10, 3, trad. de P.-Y. Emery, op. cit., p. 336.
41
Dil VIII, 23.
39
33
Rem 2014
Tamié
selon les étapes qu’elle doit franchir, elle sera finalement transfigurée
(consummabitur)
par
l’esprit42.
En
effet,
dans
l’homme
docile
à
l’inspiration de la grâce, le corps devient instrument de salut43 ; il
contribue efficacement aux fruits de la pénitence44.
La pénitence serait lourde si l’âme devait la porter seule. Mais puisque
la charge en est répartie entre elle et son corps, plus le corps en
assume de poids, plus l’âme s’en trouve dégagée45.
La chair est alors soumise à l’esprit comme le serviteur du centurion
prêt à obéir à la voix de son maître (Mt 8, 9)46.
Cette harmonie retrouvée de l’esprit et de la chair est un avant-goût de
la résurrection ; car, je l’ai déjà dit, ce à quoi Bernard aspire, ce
n’est pas l’âme désincarnée, mais l’âme glorifiée avec son corps. Il
convient d’évoquer à ce propos le Sermon72 sur le Cantique, où Bernard
commente Ct 2, 17 : « Jusqu’à ce que le jour se mette à respirer (donec
adspiret dies) et que déclinent les ombres. » Il en donne une exégèse
anagogique, comme on disait au Moyen Âge - eschatologique, dirions-nous
aujourd’hui - c’est-à-dire une exégèse qui lève son regard vers les
réalités ultimes, vers la Jérusalem céleste. Selon cette interprétation,
le mot adspiret désigne « la merveilleuse profusion future de l’esprit et
sa véhémence en ce jour où non seulement nos cœurs, mais aussi nos corps,
certes
selon
leur
nature,
seront
spirituels47
».
Ce
jour,
continue
Bernard, produira « au-delà de toute mesure un poids de gloire sublime,
si
bien
que
cet
accroissement
débordant
de
clarté
(supereffluensclarificationis adiectio) rejaillira sur les corps48 ».
42
Dil XV, 39.
Dil XI, 31.
44
Dil XI, 30.
45
Div 106, 2. Trad. de P.-Y. Emery, op. cit., DDB 1982, t. II, p. 187.
46
Div 23, 1.
47
SCt 72, 6 dans Sermons sur le Cantique, t. 5 cit., p. 125.
48
SCt 72, 10, ibid. p. 133.
43
34
Rem 2014
Tamié
Bernard va plus loin que cela dans sa conception de l’eschatologie. Il
estime que la félicité éternelle ne pourra être goûtée en sa plénitude
qu’après la résurrection de la chair, lorsque l’âme aura recouvré son
corps, et que Dieu sera glorifié par la totalité de l’homme. Maintes fois
Bernard
évoque
le
sentiment
d’inachèvement
qu’éprouve
au
ciel
l’âme
séparée du corps et qui rend sa béatitude encore imparfaite49. Quelle
est, en attendant la résurrection finale, la condition actuelle des âmes
des justes ? La réponse que Bernard propose avec prudence est originale,
fondée sur une exégèse anagogique de Ap 6, 9-11 : elles sont sous l’autel
(cf.
Ap
6,
9),
autrement
dit
à
l’ombre
de
l’humanité
glorieuse
du
Christ ; c’est celle-ci que les âmes contemplent pour leur joie, en
attendant de passer sur l’autel, c’est-à-dire de pouvoir contempler le
Christ dans sa divinité au sein de la Trinité50. On sait que cette thèse
théologique sera rectifiée deux siècles plus tard par le magistère de
l’Église : la constitution Benedictus Deus promulguée en 1336 par le pape
Benoît XII51 affirme que les âmes des élus dans le ciel jouissent d’ores
et
déjà
de
la
vision
béatifique,
sans
être
obligées
d’attendre
la
résurrection de la chair à la fin des temps52.
Il est bien vrai toutefois que, dans l’optique de Bernard, le corps
glorifié au ciel aura « une place latérale » : il sera honoré « non au
centre de la maison, mais à distance53 ». Car il n’aura plus rien à
faire,
puisque
la
seule
activité
49
sera
la
pure
contemplation,
qui
Dil XI, 30 ; OS 2, 4-8 ; OS 3 ; OS 4 ; Div 41, 12 ; Div 78.
OS 2, 4 ; OS 4, 2.
51
Humour de l’Esprit-Saint : ce sera un pape cistercien, ancien abbé de Fontfroide, qui condamnera la thèse de Bernard.
Cf. l’ouvrage de Christian TROTTMANN – Arnaud DUMOUCH, Benoît XII. La vision béatifique, Paris 2009.
52
Il n’est pas sans intérêt de noter la position de S. Thomas d’Aquin à ce sujet. Tout en reconnaissant que l’âme en
attente de résurrection jouit déjà de la vision bienheureuse, Thomas affirme qu’elle se trouve encore dans un état
d’inachèvement. Elle subsiste, en une sorte de cas limite, mais de toute sa nature elle aspire à retrouver un corps où
s’incarner et s’exprimer, pour devenir pleinement elle-même (Sum Theol Ia-IIae, qu 4, art 5 : « Le corps est-il requis
pour la béatitude de l’homme ? »)
53
Div 2, 6. Trad. de P.-Y. Emery, op. cit., DDB 1982, t. I, p. 61.
50
35
Rem 2014
Tamié
n’appartient qu’à l’âme. Le corps sera associé à la gloire, mais son rôle
sera uniquement passif.
Une dernière remarque nous montrera que l’anthropologie de Bernard, bien
qu’influencée par la tradition platonicienne, n’en demeure pas moins
foncièrement biblique et chrétienne. La transfiguration de la chair par
l’esprit
que
Bernard
aime
à
contempler
n’est
pas
renvoyée
à
la
résurrection finale. Dès cette existence, Bernard en perçoit les prémices
chez l’homme qui vit désormais sous le souffle de l’Esprit-Saint. Alors,
la beauté de l’âme (decoris huius claritas, la clarté de cette beauté)
rejaillit sur le corps lui-même, se répand dans les membres et dans les
sens, jusqu’à ce que tout en devienne lumineux : les actes, les paroles,
les
regards,
la
démarche,
rire54.
le
Cette
claritas,
cette
clarté,
inspirée sans doute à Bernard par 2 Co 3, 18, est le signe visible de la
déification (unitas spiritus55, deificatio56) de l’homme, non seulement
dans son intérieur, mais aussi dans son extérieur. La claritas du corps
est le reflet de la candida anima, l’âme où réside cette sagesse qui est
« la blancheur éclatante (candor) de la vie éternelle57 ».
La
mortification
progressivement
en
de
la
chair
l’homme
n’a
cette
d’autre
icône
but
pascale,
que
de
avant-goût
réaliser
de
la
splendeur future. Au terme, tout l’agir, même dans ses aspects les plus
matériels, est pénétré par l’Esprit du Christ ; et le corps humain est
alors
en
Seigneur.
quelque
La
sorte
parousie
prêt
ne
à
être
fera
configuré
que
au
dévoiler
corps
et
glorieux
consommer
du
une
transformation en train de se faire, et en partie déjà là (texte 8) :
54
SCt 85, 11.
On sait que par cette expression, inspirée de 1 Co 6, 17, Bernard désigne l’union mystique de l’âme et du Verbe.
56
Dil X, 28.
57
SCt 25, 6. Candor vitae aeternae : Bernard cite 8 fois ce verset de la Sagesse (Sg 7, 26) non selon le texte de la
Vulgate, mais selon une tradition patristique qui remonte à Grégoire le Grand. Cf. Sermons sur le Cantique t. 2 cit., p.
76, note 1 sur SCt 17, 3.
55
36
Rem 2014
Tamié
Le Christ, qui dès maintenant habite dans nos cœurs par la foi, est
notre vie, et il le sera lorsqu’il paraîtra et que nous paraîtrons avec
lui dans la gloire. Et lui, qui pour le moment est caché dans le cœur,
passera alors pour ainsi dire de notre cœur à notre corps, quand il
transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de
gloire (Ph 3, 21)58.
IV. CONCLUSION : UNE ANTHROPOLOGIE DUALISTE ?
Parvenus au terme de notre enquête à travers les œuvres de Bernard, nous
pouvons reprendre la question que nous posions en commençant : est-ce que
le propos rapporté par Guillaume de Saint-Thierry dans la Vita prima,
c’est-à-dire que Bernard invitait les novices à laisser leurs corps à la
porte du monastère, reflète vraiment la pensée de l’abbé de Clairvaux ?
La réponse ne peut être que nuancée.
Il serait injuste et erroné d’affirmer que Bernard, vis-à-vis de la
chair, se raidit dans une attitude intransigeante de méfiance et de
mépris pour ce « fardeau » qui alourdit l’âme. La « chair qui ne sert à
rien » de Jn 6, 63 ne désigne nullement pour Bernard le corps en tant que
tel, mais cette concupiscence charnelle qui, après le péché originel,
affecte ou mieux infecte aussi bien le corps que l’âme, comme Guillaume
lui-même l’indique dans le passage cité de la Vita prima59.
Cependant, nous constatons que notre saint est en quelque sorte tiraillé
entre
deux
traditions
contradictoires :
d’une
part,
la
tradition
platonicienne, qui considère le corps comme la prison de l’âme et qui a
été largement assimilée, fût-il avec des correctifs, par la littérature
patristique et surtout monastique ; d’autre part, la tradition biblique,
pour qui le corps est une œuvre divine et donc belle et bonne. Même si la
création a été en partie abîmée par le péché, ou plutôt justement à cause
58
59
Div 82, 1. Trad. de P.-Y. Emery, op. cit., DDB 1982, t. II, p. 106.
Cf. supra, note 1.
37
Rem 2014
Tamié
de cela, le corps humain a été assumé par le Christ rédempteur et il est
promis à la résurrection et à la gloire. Or, Bernard n’a pas pleinement
réussi à harmoniser ces deux traditions en une synthèse cohérente, autant
sur le plan de la pensée que sur celui de la vie60.
Faut-il dès lors parler d’« un certain dualisme métaphysique » chez
Bernard, comme le fait P.-Y. Emery61 ? Il est indéniable que Bernard n’a
jamais dépassé une conception de l’homme où le corps et l’âme sont vus
comme deux éléments juxtaposés, parfois en guerre l’un contre l’autre,
parfois réconciliés. Par ailleurs, ces deux principes constitutifs de
l’homme ne sont pas sur un pied d’égalité : l’âme vivifie le corps, lui
assure sa sensibilité, le dirige62. Aussi le corps est-il le « lieu
inférieur »
que
l’âme
régit63.
Cette
dépendance
est
toutefois
réciproque : sans le corps, l’âme serait aveugle ; elle ne se connaît
intérieurement qu’à partir de son action extérieure : l’animation du
corps64. Sans l’aide des sens du corps, l’âme ne pourrait pas non plus
parvenir à la connaissance de l’invisible, « à ce qui constitue la vie
bienheureuse65 ».
Avec beaucoup de justesse, Lode van Hecke affirme :
Bernard accentue fortement la dualité dans l’homme, et sur certains
points il va même jusqu’à heurter ainsi notre sensibilité contemporaine…
Cela ne nous autorise pas pour autant à taxer Bernard d’un dualisme
radical… Il reste très conscient d’une dualité en l’homme, il rejette
cependant toute idée d’un dualisme dogmatique66.
Je pense surtout à l’ascèse inconsidérée que Bernard pratiqua dans sa jeunesse.
S. BERNARD, Sermons divers, DDB 1982, op. cit., t. I, p. 34, note complémentaire III : « L’âme et lecorps ».
62
Div 84, 1 : Habet quippe anima tria facere in corpore : vivificare, sensificare, regere. Cf. aussi Adv 6, 4 ; Nat 2, 2 ; Ep
440.
63
Div 84, 1 ; Nat 2, 2. Dans Div 2, 7, par une charmante parabole, Bernard représente le corps comme « le valet »
(servulus) d’un chevalier raffiné (l’âme).
64
Div 10, 1.
65
SCt 5, 1 dans Sermons sur le Cantique, t. 1 cit., p. 123.
66
Lode VAN HECKE, Le désir dans l’expérience religieuse. L’homme réunifié, Paris 1990, p. 52-54.
60
61
38
Rem 2014
Tamié
Par ailleurs, il nous faut aussitôt ajouter que ce dualisme, d’origine
platonicienne67, est commun à tous les auteurs chrétiens du Moyen Âge
latin avant la découverte de la philosophie d’Aristote. Ce sera l’un des
grands
mérites
de
S.
Thomas
d’Aquin
d’affranchir
l’anthropologie
chrétienne occidentale de ce dualisme invétéré, par une mise en œuvre
avisée de la notion aristotélicienne de l’âme comme forme substantielle
du corps. Dans la conception thomasienne, l’âme et le corps ne sont plus
deux éléments juxtaposés, mais ils s’intègrent parfaitement dans l’unité
de la personne : celle-ci serait tronquée sans le corps68.
Mais
Bernard
spéculatif.
ne
Sa
se
situe
réflexion,
pas,
comme
nourrie
Thomas
de
sa
d’Aquin,
lectio
sur
divina,
un
plan
est
une
contemplation émerveillée du mystère du salut accompli par Jésus- Christ.
C’est à l’intérieur de cette vision puissamment unifiée du mystère du
Christ
total
qu’il
élabore
sa
compréhension
de
l’homme,
la
« noble
créature » composée d’une âme et d’un corps destinés, l’un et l’autre, à
la transfiguration et à la gloire. Si pessimiste que Bernard paraisse à
certains endroits dans sa manière de parler du corps, son dernier mot est
toujours d’un optimisme suprême.
Aussi,
je
pense
qu’on
peut
qualifier
d’humaniste
l’anthropologie
de
Bernard et des auteurs cisterciens du XIIe siècle, dans la mesure où elle
reconnaît pleinement la dignité et la centralité de l’homme dans la
création. A ce propos, un grand médiéviste contemporain, Gilbert Dahan, a
parlé
d’un
« humanisme
judéo-chrétien »
qui,
à
la
différence
de
l’humanisme païen gréco-latin, ne juge pas incompatible la dignité de
L. van Hecke écrit très justement : « Même dans l’Écriture nous en trouvons des traces. » (op. cit., p. 52)
Cf. l’admirable article : « Doit-on aimer de charité son propre corps ? », dans Sum TheolIIa-IIae, qu 25, art 5 ; en
quelques mots fulgurants de clarté et de pertinence, S. Thomas balaie des siècles d’incompréhension vis-à-vis du corps.
67
68
39
Rem 2014
l’homme
Tamié
avec
la
conscience,
voire
la
présence,
de
la
divinité 69.
L’humanisme antique n’est pas renié, mais porté à son accomplissement,
selon la parole du Christ dans saint Matthieu 5,17 : « Je ne suis pas
venu abolir, mais accomplir. »La Constitution Gaudium et spes du Concile
Vatican II a admirablement exprimé cette idéeen affirmant : « Quiconque
suit le Christ, homme parfait, devient lui-même plus homme. » (41,1)
fr. Raffaele FASSETTA OCSO
Abbaye de Tamié
F 73200 Plancherine
Gilbert DAHAN, « Humanisme de Cîteaux : l’homme et l’autre chez saint Bernard », dans Bernard de Clairvaux et la
pensée des Cisterciens, Cîteaux 2012, t. 63, p. 63-73.
69
40
Rem 2014
Tamié
FORMATION SPIRITUELLE DES CANDIDATS
ET DEFIS EVENTUELS A PRENDRE EN CONSIDERATION
DANS L’ACTION PEDAGOGIQUE
Préliminaires : On peut donner seulement ce que l’on reçoit
Tout d’abord je désire remercier cette invitation qui m’a donné l’occasion de réfléchir plus à
fond sur mon expérience de M. Maîtresse. Dom Giacomo m’a demandé de développer le point
concernant la C. 29 qui parle de la séparation du monde pour l’usage d’Internet et des téléphones
portables par les jeunes en formation et de faire le lien avec la façon dont évoluent les nouvelles
générations par rapport aux précédentes, en cherchant à identifier les points les plus importants pour
la formation et les points de résistance les plus communs aujourd’hui.
L’étendue et la complexité de ces sujets demanderaient un conférencier bien différent, car je n’ai
pas les compétences spécifiques pour faire des évaluations valables universellement. Je peux
seulement offrir mon expérience et ensuite vous laisser développer des thèmes qui peuvent vous
intéresser.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je désire remercier M. Rosaria et M. Monica parce
qu’elles m’ont accueillie et engendrée à la vie monastique et à la rencontre vivante avec Jésus
Christ, présent aujourd’hui dans la communauté.
Je remercie aussi M. Lucia pour les années de collaboration au service de la formation.
Ce rappel vis-à-vis des Mères qui m’engendrent à la vie n’est pas un remerciement formel ou
sentimental, c’est le PREAMBULE qui est à la base de chaque tentative de formation : la condition
de pouvoir former d’autres personnes c’est d’avoir été formée, être formée MAINTENANT, c’est
la vie que je reçois et à laquelle je puise.
Il faut être bien clair avec soi-même pour savoir d’où on vient pourquoi on vit et où on va.
S’enraciner dans la tradition
Pourquoi est-ce aussi important de savoir d’où l’on vient ?
Ce qui exprime bien l’importance que revêt la TRADITION - parole inusitée aujourd’hui ou mal
interprétée – c’est l’image d’un arbre bien enraciné dans un terrain, ou d’une maison aux solides
fondations. Les mots ne servent pas pour expliquer l’évolution différente de cet arbre et de cette
maison s’ils étaient sans racine et sans fondation. Il en est de même pour la transmission de la vie
monastique ; si elle ne s’enracine pas dans le terrain de la tradition elle ne peut se développer et
porter du fruit.
Comment comprendre cette greffe ?
Je vais l’expliquer en racontant mon expérience. Cela a été la même chose d’entrer à Vitorchiano et
être immédiatement immergée dans une histoire vive de Salut. La façon dont les Us nous étaient
transmis, la Règle ou les Constitutions expliquées, les indications pour le travail, la façon dont les
faits et les événements passés étaient racontés permettait d’entrevoir la richesse d’une vie faite de
sacrifice, de pauvreté, de petites joies, de souffrance et de sainteté, d’humiliation et d’échec, de
Providence, en substance, une vie de foi, d’espérance et de charité. Je me souviens des chapitres de
M. Cristiana commentant les événements de la vie de l’Ordre et des documents de l’Eglise, d’où
transparaissait l’amour pour le Pape et pour la vie de l’Eglise dans le monde. Tout cela, peu à peu
élargissait l’horizon du quotidien en l’ouvrant à l’offrande et à l’Eternel. Aujourd’hui encore –
après tant de commentaires, d’études et de travaux sur les rares écrits de la Bienheureuse M.
Gabriella, pour le centenaire de sa naissance, M. Cristiana réussit à la rendre vivante, présente et
très actuelle au cours des conférences qu’elle a faites.
41
Rem 2014
Tamié
Bref, toute cette richesse de vie, tout l’étonnement et l’admiration avec lesquels on célébrait le
passé, toute la richesse des contenus, peu à peu, deviennent en nous une CERTITUDE solide, une
sorte de conviction d’appartenance à la même Histoire Saine que celle du peuple d’Israël qui se
reconnaissait peuple quand il célébrait la gloire de Dieu. Ce n’est pas une autocélébration, ni même
un signe d’orgueil, de présomption… non : nous sommes seulement CERTAINES de la fidélité de
Dieu et de la voie pour aller à Lui en adhérant simplement à notre tradition.
Ce n’est pas un privilège particulier de Vitorchiano, pour la particularité de son histoire, pour la
Bienheureuse Gabriella. Chaque communauté possède la tradition, le problème est d’y croire et de
réussir à la faire parler et non pas à la réduire à un musée ou à une série de diapositives ou
relectures de textes ou de listes de dates et de noms.
La tradition aujourd’hui
Le lien avec la tradition n’est pas simplement la mémoire vive d’un passé, c’est l’objet de
confrontation et critère d’inspiration pour l’aujourd’hui, c’est l’invitation à accueillir la réalité
comme lieu de l’Incarnation du Christ, c’est une réponse à la provocation que la vie et les relations
demandent toujours. C’est la participation à la vie de la communauté, c’est l’appartenance cordiale
à tous les membres qui la composent et, surtout, c’est la collaboration étroite avec les personnes qui
partagent de manière spéciale la tâche éducative: la maîtresse des Novices, les responsables des
différents emplois, les sœurs qui collaborent à la formation intellectuelle des jeunes et qui font des
cours. Je voudrais surtout souligner l’aspect positif de cette collaboration : c’est bon et consolant de
savoir qu’il y a des personnes sur lesquelles on peut compter et avec lesquelles on partage la
responsabilité.
L’échec éducatif de ma génération
Pourquoi j’insiste tant sur ce point ?
 Parce que il y a plus de 40 ans que la société, depuis 1968 a coupé les ponts avec tout ce qui
était « avant », avec tous les contenus valables jusque-là, dans l’illusion de ‘refaire le
monde’ en attaquant l’autorité, en introduisant le divorce, puis l’avortement… jusqu’à ce
que nous n’aurions pas imaginé : l’euthanasie non seulement autorisée mais imposée et
maintenant on arrive même à incriminer l’affirmation que la famille est composée d’un père
et d’une mère !
 Parce que les jeunes qui se présentent aujourd’hui à la vie monastique viennent de cette
société qui non seulement a supprimé la foi, mais tente aussi d’annuler les consciences en
mettant la ‘tolérance’ au sommet des principes valables.
 Parce que le ‘problème’ de la formation aujourd’hui ce ne sont pas les jeunes, mais c’est
NOUS !
Les parents, ou les éducateurs de notre génération ont très souvent échoué dans l’œuvre éducative,
en se réduisant à assurer aux enfants une prospérité économique, une technologie avancée, la
suppression de l’effort, ne sachant pas donner des raisons suffisantes pour vivre, pour témoigner
que cela vaut la peine de vivre, que la vie est belle.
Personnellement cela me fait du bien, de temps en temps, de me demander si je communique un
goût pour la vie ou si j’offre seulement des ‘règles’ à observer, en échangeant l’instrument avec le
but : la règle a pour but une rencontre avec la plénitude de la vie, avec Dieu.
J’ai parlé, non pas par hasard, de témoigner d’un goût, d’un sens et non seulement d’une cohérence
impeccable ; parfois il vaut mieux reconnaître sa propre pauvreté devant les jeunes plutôt que de se
préoccuper d’être ‘parfaits’. Est-ce plus convaincant de se confier ensemble à la miséricorde de
Dieu, d’accepter ses propres limites ou de manifester une ‘perfection’ le plus souvent hypocrite ?
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Le cœur du problème des jeunes
Passons maintenant à la présentation des différentes générations et je commence par dire que
j’exerce le service de Maîtresse (du monasticat) depuis février 1995 et j’ai connu divers types
humains de diverses générations, mais il me semble qu’elles sont toutes caractérisées par un
dénominateur commun :
Une identité fragile
marquée par une, plus ou moins profonde, basse estime de soi.
Ce qui change c’est la modalité avec laquelle cette mésestime de soi se manifeste, tout en essayant
de la cacher :
 un type commun c’est la classique ‘fille de bonne famille’ qui pour se sentir acceptée fait la
brave : ne conteste pas, mais n’intègre pas, n’a pas de réactions instinctives mais est pleine
de jugements négatifs, a un aspect gentil mais peu vrai,
 un type plutôt compliqué est le style ‘pseudo-anorexique-gâté’ : ici, le désir d’être aimée
assume le rôle de la prétention et du chantage ; ce sont des personnes intelligentes, qui
démontrent partager et apprécier le charisme, les us et coutumes mais… ne peuvent les
vivre, naturellement ce n’est pas de leur faute,
 la ‘calculatrice’ est celle qui a développé une hypertrophie du moi et se fait l’illusion de
pouvoir tout contrôler ; généralement elle a une évaluation très soigneuse de la dépense de
ses énergies,
 la ‘victime’ est comme on le dit : ‘je suis la pauvre qui en a tant vu… tout m’est dû ou
permis’,
 le type ‘intellectuel-rationnel’ : sait apporter gentiment sa contribution à ce qu’elle écoute
ou à ce qui l’intéresse le plus ; dialogue sur tout, en évitant soigneusement son vécu
personnel, non encore résolu. Le besoin affectif ici se masque sous : ‘moi je n’ai besoin de
rien’ et puis elle ‘vole’ en cachette,
 il y a encore ‘la paresseuse’ qui ne semble n’avoir d’intérêt pour rien… jusqu’à ce qu’elle
découvre qu’elle a un cœur,
 il ne manque jamais la ‘timide-refoulée-moraliste’, pour laquelle la découverte des propres
passions sera une véritable surprise.
Ces typologies humaines correspondent – même sans les considérer de façon chronologique – aux
variations de propositions d’identité que la ‘société’ a administré aux jeunes ces dernières années.
Lorsque nous étions jeunes nous…, dans les années 68 et suivantes, les idéaux qui bousculaient la
vie et l’engagement étaient inspirés par la quête de ‘justice’ en usant la vérité et la raison, et le
sentiment qui soutenait l’identité était un orgueil sain et une présomption dangereuse. Ce qui nous
distinguait c’était une critique agressive, le goût de la polémique sans but et une rébellion ouverte.
Nous savons comment l’échec de ce projet se manifesta dans la violence ; la hantise du terrorisme
et l’insécurité croissante ont conduit à poursuivre un idéal de vie ‘medio-bourgeoise’ (idéal qui, peu
de temps auparavant, était critiqué et combattu) où ‘l’être comme il faut’ exprimait le maximum de
la condition humaine (cf. le type de la ‘fille de bonne famille’).
Avec l’arrivée de « Mains propres »70, avec l’excuse de garantir cet idéal de vie comme étant moral
le reste du système qui tenait encore debout s’écroule et la seule vérité qui semblait pouvoir soutenir
la réussite d’une vie était l’idéal du ‘capitaliste – consumiste’. C’est le temps du triomphe de la
« griffe » sur les objets et les vêtements ; ils représentaient l’identité ‘gagnante’ de la personne qui
les portait. Le type humain qui en dérive est toujours celui de la ‘fille de bonne famille’ qui évolue
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« Mains propres » (NDT)- Mani pulite (en italien) - désigne une série d'enquêtes judiciaires réalisées au début des années 1990 et
visant des personnalités du monde politique et économique italien. Ces enquêtes mirent au jour un système de corruption et de
financement illicite des partis politiques surnommé Tangentopoli (de tangente, « pot-de-vin » et de poli, « ville » en grec). Des
ministres, des députés, des sénateurs, des entrepreneurs et même des ex-présidents du conseil furent impliqués.
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cependant vers le modèle de ‘la calculatrice’, à qui le pouvoir et le succès semblent garantir le
bonheur espéré.
Un égoïsme aussi explicite provoque inévitablement quelque forme de protestation et c’est alors
que le type ‘pseudo – anorexique / gâté’ fait son apparition ayant pour but fondamental, à cause de
son propre malheur, d’accuser et de punir par sa propre autodestruction la famille, le monde, la vie:
c’est le cri d’une humanité prisonnière de la même maladie (égoïsme).
Le type humain apparemment opposé à ces formes d’autodestruction (drogue et anorexie) est le
type ‘technique – rationnel, pseudo intellectuel’ qui place tout le mystère de la vie dans la
possibilité technique, pratique. La solution de chaque problème est confiée à la science et à son
application, la technique. Ici commence ou simplement se manifeste un processus déjà en acte, la
guerre silencieuse mais violente contre la limite, le défaut, contre tout ce qu’on ne peut pas
contrôler. En politique on commence à faire un parcours de propositions de lois qui veulent éliminer
le faible, le handicapé, le malade inguérissable, le vieillard, d’où propositions d’euthanasie, de
diagnostic prénatal à la recherche du ‘monstre’ possible et ainsi de suite.
Dans ce climat l’impératif est celui de n’avoir besoin de rien, de ne manquer de rien. C’est le temps
de l’humain ‘parfait’.
Et qui peut se sauver ?
Le résultat pratiquement logique : la version du type ‘paresseux, tendance à se prendre pour victime
et moraliste-refoulé’, réactions typiques de celui qui vit dans la peur, qui survit dans la plainte, qui
se fait fort par le refoulement.
L’expression, peut-être la plus désespérée, de tout cet effritement éthico moral est représenté
aujourd’hui par la pensée possible d’une orientation sexuelle différente de celle inscrite par la mère
nature, et donc de commencer à se concevoir « hétéro… ou homo ? »
Je n’ai pas voulu inscrire ce ‘phénomène’ dans la typologie parce que j’espère que ce malaise ne
devienne pas un phénomène ‘de masse’. De toute façon une problématique ouverte qui se présente à
la porte du monastère demeure. Ce ne sont pas des cas qui proviennent d’une situation familière
difficile et pauvre de possibilités, ou ignorante de l’expérience de la foi, bien au contraire ! Ce sont
des cas qui viennent du sein du milieu catholique-pratiquant et cela en dit long sur la qualité de
l’expérience chrétienne aujourd’hui !
Généralement ce sont des personnes qui ont tendance à passer sous silence et d’une certaine façon
sont irréprochables vis-à-vis de l’observance de la ‘conversatio’, elles restent cependant peu
impliquées, presque à ‘regarder à la fenêtre’ et s’arrêtent à observer. Leur affectivité est comme
anesthésiée et dans une relation elles cherchent de préférence à être confirmées et rassurées. C’est
comme si le choix de relations compensatoires avaient miné la possibilité de percevoir toute la
portée du désir humain, désir d’un bien authentique, d’une existence ouverte à Dieu et au monde.
D’où repartir ?
De cette IMAGE UNIQUE que Dieu a imprimé dans l’âme de chacun !
Mon essai pédagogique, mais je préfèrerais dire maternel, est celui d’aimer la personne telle qu’elle
est et de ‘nettoyer’ en cherchant à faire remonter à la surface le positif, le vrai, le bien, le beau qui
est présent dans le cœur de chacun.
Si on croit au mystère du bien que chaque personne porte en soi et si on veut aider les jeunes à sortir
de ces systèmes de défense et de mensonge, il faut chercher – avec eux - leur véritable dignité.
En parcourant de nouveau ensemble les événements de leur enfance, de leur famille ; en écoutant
les récits de leurs amitiés, de leurs rencontres, de leurs choix et de leur vocation, la trame d’une
existence où ombre et lumière sont encore mêlés, où la foi et le monde se confondent et où la
frontière entre le bien et le mal n’est pas distinguée se dévoile peu à peu.
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Déjà, pendant le Noviciat on commence à affronter ces problèmes mais, au début, c’est
l’engagement pour apprendre la nouvelle façon de vivre, pour comprendre la nouvelle mentalité qui
l’emporte, ainsi que le besoin de se sentir soutenue et sûre. Avec la grâce de la profession et le
passage au monasticat un nouveau départ est possible, et la ‘nouveauté’ de la maîtresse, des sœurs,
des lieux et des services communautaires, aident – généralement - à se mettre dans une attitude
d’écoute, d’ouverture, de cheminement.
Tout ‘l’art spirituel’ réside dans la capacité de lire l’histoire personnelle comme Histoire de Salut,
de savoir distinguer l’action de Dieu parmi les événements humains, surtout d’aider à retrouver
cette origine de la vocation qui ensuite en a déterminé le choix.
Généralement « Dieu choisit ce qui est faible dans le monde, ce qui n’est rien… », de plus nous
savons bien comme est sien « notre rien qui a touché la Pitié de Dieu dans Son Amour éternel pour
nous », en d’autres termes : c’est ma ferme conviction que Dieu entre dans notre vie en passant par
une blessure ou par une grande grâce ; Dieu passe en ouvrant tout grand le cœur à une promesse de
sens et à une espérance de pardon. C’est cette perception de la gratuité d’amour qui donne
consistance et unité au moi. C’est la découverte de notre propre ‘être créature’ qui donne une
identité. C’est à partir du pardon que renaît la vie.
Parfois il faut une année entière de dialogues, de prière intense, d’espaces de silence et de réflexion,
de lectio fidèle pour arriver à reconnaître ce ‘lieu’ intérieur comme le trésor précieux que Dieu a
visité et racheté, et cette blessure guérie devient notre propre mission dans la vocation. Combien de
fois ai-je entendu l’une ou l’autre dire : « J’ai découvert que ma vie est faite pour apprendre à
aimer, pour croire dans la confiance, pour être libre, pour devenir moi-même, pour témoigner le
pardon ! » Et ce sont les mêmes personnes qui auparavant s’identifiaient avec les idoles du
moment.
Pour que ce miracle advienne il faut avoir le courage de reconnaître avec simplicité combien nous
ne sommes « rien » mais aimés et rachetés ; il faut la patience qui sait attendre, qui sait demander et
demander sans se fatiguer, qui sait durer dans l’espérance.
Cette ‘capacité’ d’humilité est un des signes les plus clairs de la vie contemplative.
Alors la vocation à la vie monastique cesse d’être ‘la scène’ de l’exhibition de notre propre
bravoure et devient ce qu’elle est : une école du service divin, école où l’on se convertit et où tous
les instruments de la conversatio acquièrent leur valeur de recherche de Dieu et de renoncement à
soi-même.
Le chemin de la guérison
Le travail manuel est sûrement l’instrument qui permet davantage de se connaître, parce que on se
voit ‘en actes’, c’est une possibilité de réalisme dans la considération de soi.
Le contact avec la nature et la fatigue pour cultiver la terre enseignent le temps et la peine de la
conversion, ils montrent que la vie ne nous appartient pas mais dépend de la Providence et de la
Volonté de Dieu.
L’engagement dans la petite usine de confitures oblige nécessairement à sortir de soi, porte à une
attention à la réalité et demande une collaboration cordiale et libre de compétitions.
Le service simple pour pourvoir aux besoins de la Maison demande d’aller en profondeur pour
trouver le chemin pour apprendre la gratuité, à rester caché, pour apprendre l’humilité des derniers.
Un autre instrument précieux, dans le but d’une connaissance de soi, est celui du dialogue
fraternel. C’est le moment où l’on se réunit, comme Monasticat, et on dialogue ensemble sur des
sujets d’intérêt commun. Le but ultime est celui de chercher ensemble de la pensée de Dieu sur la
question posée. On arrive à ce but à travers un parcours patient : la première chose, très importante,
est de s’écouter, que chacune exprime son avis et qu’elle le confronte avec celui des autres, d’en
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chercher les raisons, de le vérifier dans l’expérience, de le comparer selon les critères de l’Évangile,
de la RB, de l’enseignement de la Maison.
Quand cet échange touche les problèmes de la vie en commun et de la collaboration, le dialogue est
aussi l’occasion de communication de soi, de correction, de partage. C’est encore plus ‘délicat’ ici
d’accompagner chaque personne à risquer une vérité de soi en face des autres, pour arriver à se dire,
à se recevoir, à se corriger. Avec le mot ‘délicat’ j’entends souligner la forme de respect de la
liberté des autres qu’il faut utiliser. On ne peut pas imposer la vérité, on peut et on doit l’indiquer,
mais sans jamais forcer. J’oserais dire qu’arriver à faire désirer la vérité est le signe le plus vrai
d’une formation réussie. Il faut avoir un idéal monastique élevé et défier les jeunes en croyant en
eux et en leur faisant confiance. Une aide incroyable pour oser ce passage à la confiance, ce risque
de communion c’est le témoignage – à l’intérieur du groupe – que les ainées savent donner en
vivant les premières une vérité dans la charité.
Récemment dans les dialogues de notre monasticat nous avons affronté les thèmes de l’identité, de
la recherche de gratifications, maintenant nous sommes en train de dialoguer sur l’amitié, pour nous
aider à vivre des rapports authentiques de communion.
Il est indispensable de tout mettre en œuvre pour que chaque personne puisse retrouver une
capacité de jugement vrai, c’est un facteur qu’on ne peut donner pour sûr en se contentant d’avoir
un simple avis, c’est une disposition pour faire croître et enseigner et s’entraîner. Au cours de ces
dernières années je vois croître la difficulté pour réussir à exprimer sa pensée personnelle, pour
réussir à la motiver, à la soutenir.
Il m’a semblé nécessaire de chercher à aider les personnes à mûrir ces aptitudes indispensables à la
constitution d’une identité.
J’ai commencé alors à modifier la façon dont je présentais le cours de spiritualité
monastique et j’ai établi un travail de ‘séminaire’ en leur donnant du matériel sur lequel travailler
puis à exposer au groupe.
Nous l’avons fait en prenant en examen, par exemple, les Sermons liturgiques de Saint
Bernard en cherchant à présenter le Mystère du Christ, maintenant nous sommes en train de
terminer d’exposer une série de catéchèses de Benoît XVI. De cette façon, leur capacité réflexive et
descriptive est très stimulée. Au moment de la présentation du travail je pose des questions au
groupe, concernant la compréhension vitale des vérités qu’il s’affirme, cela oblige leur esprit à
penser de manière objective, logique, et surtout concrète. Un risque, en effet, que j’ai noté c’est le
fait qu’elles tendent à partir leurs propres pensées plus que de la réalité.
Au sujet de la lectio, j’ai vu qu’il est nécessaire aussi d’aider les personnes à développer la
capacité de recueillir la pensée objective de l’auteur. De fait, elles ont tendance à ne cueillir qu’un
aspect ou un point particulier qui les intéresse. Tout d’abord je leur demande de lire le texte en
cherchant à saisir la pensée de l’auteur dans une vision synthétique des contenus. Ensuite je propose
de mettre en évidence un thème qui les a frappé, intéressé, attiré… et de relire le texte à partir de ce
point d’intérêt en élaborant une réflexion. Alors seulement elles peuvent s’ouvrir à une véritable
méditation, qui, sur la base d’un travail objectif, devient une vraie intériorisation.
La vie de prière, contribue aussi à cela ; temps que l’on passe souvent à ruminer ses propres
pensées ou à se livrer à une série de dévotions qui ôtent la gêne d’un ‘vide’. Il est important, dans le
respect de l’action de l’Esprit Saint, d’orienter au contraire l’esprit à l’identification avec les
événements que l’Ecriture, avec la personne du Seigneur, avec Ses Paroles, avec le Mystère qu’on
célèbre, avec l’Eucharistie à laquelle on participe, en se laissant blesser par les paroles des psaumes,
en combattant la tentation de l’habitude et de la distraction.
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Le but vers lequel il faut tendre c’est de parvenir à une ‘connaissance’ personnelle de la
personne du Christ, en arrivant à goûter Sa compagnie, à respirer au souffle de Sa Miséricorde, à
reparcourir les passages de Sa fidélité dans notre propre vie, à avoir un cœur rempli de gratitude.
Le grand pas décisif d’un don de soi au Seigneur, c’est Lui-même qui le suscite.
Seul l’Esprit Saint peut réaliser le risque d’une liberté qui s’implique avec la Liberté de Dieu et
c’est ce qui est le plus beau à voir !
Les protagonistes
Ce passage prend force et direction à partir du témoignage d’une expérience positive au
sein de la communauté, expérience d’efforts et de liberté, d’humiliation et de paix, d’obéissance et
de salut. C’est ce qu’il a de plus convaincant pour un engagement !
Voir la belle amitié que vivent les plus jeunes professes solennelles entre elles stimule le désir de
celles qui ne savent pas encore comment faire.
Combien de filles, non habituées au travail et à l’effort et même méprisantes devant l’humilité de
certains services, considérés de ‘série B’ ! Elles commencent par avoir honte face à la capacité de
sacrifice et de générosité de tant de Sœurs de communauté !
Combien de jeunes, encore vaniteuses, restent en désarroi face à l’amour avec lequel les sœurs
âgées sont aimées, soignées et assistées, et combien les sœurs âgées et les malades elles-mêmes
vivent une dimension d’offrande !
Le témoignage de celles qui nous précèdent n’est pas seulement l’exemple d’un possible, mais
c’est un moyen, un instrument de la liberté de l’autre. C’est comme la main tendue à laquelle on
peut s’agripper pour dépasser la différence qui existe entre la raison illuminée et la volonté encore
incrédule.
Le mérite de la réussite éducative revient à la communauté qui par sa vie, celle Liturgique avant
tout, son humilité et sa charité témoigne la joie d’une vie offerte à Dieu et à Son Règne. Tout
comme le bon témoignage attire et entraîne, de même le mal freine et désoriente les jeunes, qui
doivent apprendre à accepter aussi la pauvreté de la communauté; mais nous, les adultes, nous
devons toujours nous interroger sur le type de témoignage que nous donnons.
Internet : l’utiliser sans se laisser user
Enfin, la question de la C. 29 concernant l’usage d’Internet et des téléphones portables.
Je parle à partir d’une rencontre que j’ai eu ces derniers temps, avec le groupe du Noviciat qui est
composé de personnes ayant entre 23 et 30 ans et qui ont vécu une expérience avec tous les « social
network » en usage au courant de ces 5 dernières années.
Toutes avaient un ordinateur et l’ont utilisé surtout pour écrire leur thèse et pour faire des
recherches pour leurs études.
Le téléphone portable, dans toutes ses versions est l’instrument le plus utilisé: toutes reconnaissent
la valeur d’une facilité pour la communication et pour l’information, mais il était surtout perçu
comme le grand compagnon dans la solitude.
L’utilisation de ‘chat’, ‘face book’, ‘SMS’ sont des façons de communiquer de manière économique
et sans limite de temps et de situations. Toutes, cependant après la désintoxication due à l’entrée au
monastère, voient que cette modalité de relation
 est une manière de substituer le risque d’une rencontre réelle et adoucit la douleur d’un refus
possible
 donne une possibilité de tenir ‘sous contrôle’ personnes et situations
 expose à la tentation de se mettre en évidence même d’une manière provocatrice pour voir
les réactions des autres
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 est utilisée pour s’isoler et ne pas sentir le vide.
En bref, avec l’entrée au monastère et son impact, la rencontre, avec une réalité totalement
absorbante, ces instruments perdent leur fonction de ‘bouée de sauvetage’ et elles n’en sentent pas
le manque.
Concernant l’usage d’Internet pour l’approfondissement des études etc. durant le temps de la
formation initiale (Noviciat et Monasticat) il existe un programme complet d’instruction pour les
matières monastiques (cf. Ratio) qui nous semble adapté. Pendant la formation l’usage du courrier
électronique ou d’Internet n’est pas possible.
Les approfondissements qui peuvent demander l’usage d’Internet concernent la communauté adulte.
Si j’ai donné autant d’espace à la formation et peu de lignes au problème d’Internet c’est justement
parce que si d’une part la technologie impose l’esclavage de l’apparence et provoque une solitude
suicidaire, d’autre part elle se présente comme une réponse aux mêmes maux qu’elle inflige et qui
affaiblit l’identité de la jeunesse (et pas seulement). C’est pour cela que le discours sur la formation,
sur la découverte du moi vient en premier et, à partir de là on peut aussi enseigner à discerner pour
‘user’ la technologie et ne pas en être ‘usés’.
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