Rem 2014 Tamié INDEX Introduction p. 4 Rapports des Maisons Synthèse des dialogues p. 5 Formation spirituelle des nouvelles vocations Synthèse des dialogues p. 6 Situation économique des Communautés apport du P. Philippe - Cellérier de Tamié p. 7 Usage d’internet – Cst. 29 Synthèse des dialogues - apports p. 8 Demandes à l’Ordre Synthèse des dialogues p. 9 Autocritique – Conclusion p. 10 ANNEXES Conférence P. Raffaele Fassetta - Tamié “Anthropologie de St. Bernard” p. 12 Conférence Sr. Alba Caminati – Vitorchiano “Formation spirituelle des nouvelles vocations” p. 40 3 Rem 2014 Tamié PARTECIPANTI / PARTICIPANTES AIGUEBELLE Dom Eric (Abate/Abbé) TRE FONTANE Dom Giacomo FRATTOCCHIE Dom José (Abate Co-Presidente Abbé Co-Président) (Superiore – Supérieur) ATLAS Dom jean-Pierre (Priore/Prieur) BOSCHI Dom Lino (Priore/Prieur) VIALE AFRICA Dom David (Cons. A. G.) BLAUVAC M.re Anne-Emmanuelle (Badessa/Abbesse) Co-Presidente) BONNEVAL M.re Michèle (Badessa/Abbesse) VITORCHIANO M. Rosaria (Badessa/Abbesse) VALSERENA M. Monica (Badessa/Abbesse) NAŠÍ PANÍ M. Lucia (Priora/Prieure) SIRIA/SYRIE M. Marta Luisa (Superiora/Supérieure) INVITATI / INVITÉ(E)S Dom Ginepro Dom Jean-Marc TAMIÉ ACEY (Abate/Abbé) (Abate/Abbé) P. Didier TAMIÉ (Priore/Prieur) P. Philippe TAMIÉ (Cellerario/Céllerier) P. Raffaele Fassetta TAMIÉ Sr. Alba Caminati VITORCHIANO (M.Maestra/M.re Maîtresse) INTERPRETI / INTERPRETRES Dom Ginepro Sr. Maria Teresa Tamié Vitorchiano It. / fr: Fr. / it. Sr. Anne Sr. Patrizia SEGRETARIE / SECRETAIRES Valserena Valserena francese/français italiano/italien 4 Rem 2014 Tamié REM 2014 Tamié La réunion régionale annuelle de la REM s’est déroulée du 19 au 24 mai, accueillie et hébergée avec une générosité cordiale par les Frères de Tamié et a permis un moment particulier de partage fraternel dans un cadre d’une grande beauté naturelle et architecturale. Le thème choisi pour cette réunion prévoyait, outre des interventions sur des sujets spécifiques, une lecture des Rapports de Maisons préparés pour le Chapitre Général qui avaient pour base la grille proposée par les Commissions Centrales. S’agissant d’une préparation immédiate au prochain Chapitre Général, Père Cesare Falletti O.Cist et Mère Luciana Pellegatta O. Cist. ont préféré ne pas participer à la rencontre. En outre, l’habituel rendez-vous avec Dom Santiago, Conseiller de l’Abbé Général, n’a pas eu lieu puisqu’il était invité à la réunion régionale de la RE qui se tenait à la même date. C’est Dom David Lavich qui a représenté la Maison Généralice à sa place; tous les Supérieurs de la Région étaient présents ainsi que dom Ginepro Riva, abbé de Tamié avec un hôte agréable, Dom Jean-Marc Thevenet, abbé d’Acey. D’autres invités ont offert des apports intéressants sur les thèmes abordés: P. Raffele, P. Philippe, P. Didier de Tamié, respectivement sur les points concernant la formation spirituelle, l’économie et l’hospitalité proposée par le monastère; Sr. Alba de Vitorchiano avec une conférence sur son expérience en tant que formatrice et responsable du Monasticat. 5 Rem 2014 Tamié LECTURE DES RAPPORTS DES MAISONS Etant donné le peu de temps à disposition, cette fois-ci, la réunion n’a pas permis d’avoir de grands espaces pour les dialogues qui suivent généralement la lecture des rapports de Maisons, mais elle a tout de même été enrichie par quelques apports sur les sujets abordés. La nouveauté de la méthode de lecture adoptée – suivre point par point la grille de réflexion proposée par l’Ordre, en lisant à chaque fois le point présenté dans chaque rapport sur la question prise en compte, au lieu de lire comme d’habitude tout le rapport à la suite – a toutefois permis quelques brefs moments de dialogue autour des différents sujets, offrant des points et des stimuli intéressants : 1) DYNAMISME COMMUNAUTAIRE - EVOLUTION DE LA COMMUNAUTE’ DIALOGUE: RELATIONS FRATERNELLES Synthèse des points mis en évidence situation: - dans certaines communautés il y a des relations bonnes et cordiales entre les frères ou les sœurs, mais il y a aussi des difficultés à dialoguer et à avoir une vision commune; dans une des communautés il a été mis en évidence une très forte contraposition entre deux frères évaluation: causes possibles: - différence de vues de la vie monastique et de la façon de vivre les valeurs monastiques retenues incompatibles entre elles - problèmes affectifs, blessures non intégrées ou non acceptées, réalités de frustrations, manque de réconciliation, peurs personnelles et communautaires, préjudices… indications: - pour arriver à vivre de vraies relations le pardon est nécessaire - intégrer les différences pour construire autour d’un “objectif” qui dépasse les différences - travailler sur des points ou des problèmes concrets: de cette façon cela peut faciliter l’implication des intérêts et l’obtention d’une convergence entre les différentes personnes. 6 Rem 2014 Tamié 2) FORMATION SPIRITUELLE DES NOUVELLES VOCATIONS CONFERENCE P. RAFFAELE – Tamié (cfr. annexes) *********************** Conférence Sr. Alba – Vitorchiano (cfr. annexes) DIALOGUE: LA FORMATION Synthèse des points mis en évidence situation: - souvent la “formation” est comprise et mise en œuvre par les communautés de façon quasi exclusive comme une formation intellectuelle, au moyen de sessions d’étude et/ou de conférences évaluation: - le nombre de ceux qui réussissent à profiter de ces leçons ou conférences est limité et varié - les communautés ne sont pas impliquées à un niveau plus profond de participation indications: - il est nécessaire d’intégrer la dimension intellectuelle et affective - éduquer à la recherche et à la découverte de la vérité - importance d’une relation de confiance et d’ouverture avec l’Abbé et l’Abbesse - repérer des méthodes et des instruments qui rendent possible une participation active de la communauté - coordonner l’enseignement de l’Abbé/Abbesse avec l’apport d’autres personnes dans la communauté et avec des moments de partage en commun - le dialogue comme instrument de formation communautaire qui unit l’élément intellectuel à l’expérience de vie - valeur formative des Conseils et des groupes de travail - la formation est l’œuvre de l’Esprit Saint en nous: pour cela il faut renoncer à notre prétendue auto suffisance et lutter contre nos passions - la liturgie: lieu privilégié d’écoute et de croissance dans l’Esprit 7 Rem 2014 Tamié SITUATION ECONOMIQUE DES COMMUNAUTES Apport de P. Philippe – Cellérier de Tamié A partir d’une relecture personnelle du document de travail proposé, pour ce point, par l’Ordre – document élaboré par Dom Armand, M. Myriam et Dom Isidoro sur les besoins économiques de l’Ordre – P. Philippe a présenté son expérience en tant que cellérier, avec une brève mais vivante exposition dont nous pouvons mettre en évidence les points : Critères de base adoptés pour la gestion économique: - Partir de l’économie “réelle” et non de l’économie “virtuelle” de la Communauté qui structure, ordonne et organise le travail prévu par la Règle - Considérer le poids effectif que les structures ont ou peuvent avoir sur l’économie: bâtiments monastiques; lieux de travail ou d’accueil des hôtes; fondations, etc.… - Nécessité d’une leadership compétente et stable et d’un personnel suffisant - Le travail doit non seulement être rénumératif mais aussi être en mesure d’autofinancer les innovations techniques ou technologiques nécessaires quelles qu’elles soient - la nécessité d’œuvrer en conformité avec les lois en vigueur sur le territoire National; le recours aux structures publiques et de volontaires; l’élaboration d’un statut juridique qui permette au monastère d’avoir directement la propriété et la gestion du travail; la transparence et la professionnalité au niveau comptable grâce à la collaboration de professionnels extérieurs pour rendre le travail de gestion plus souple et plus “léger” - la protection sociale et l’assurance sanitaire obligatoires pour les religieux (non pour les novices et les postulants); régulariser les salaires sur la base du contrat National comme pour tout employeur 8 Rem 2014 Tamié 3) USAGE D’INTERNET - Cst. 29 DIALOGUE: LES MOYENS DE COMMUNICATION Synthèse des points mis en évidence situation: - dans toutes les communautés, de façon différente, internet et portables sont utilisés par les supérieurs, les officiers les moine set les moniales pour la formation ou les études - durant la formation initiale l’usage est soumis à des conditions particulières (généralement il est demandé de renoncer) évaluation: - danger de la dispersion et des abus indications: - réglementer l’usage pour éviter les excès - éduquer à un usage “monastique” des nouveaux moyens de communication sociale - habituer les jeunes à écrire une lettre sur du papier, prendre des notes, faire une synthèse P. Didier, Prieur et responsable de l’accueil et Fr. Alain, Hôtelier, ont complété le cadre de la problématique “moyens de communication/Cst 29 avec un apport intéressant au sujet de la “demande spirituelle” de la part des personnes qui fréquentent le monastère, en mettant en évidence l’évolution des dernières décennies et les changements que celle-ci a demandé pour maintenir l’accueil selon une dimension monastique fructueuse pour les hôtes et soutenable pour les moines que l’ont peut résumer de cette façon : - continuité et nouveauté dans la demande d’accueil: groupes “mixtes”, surtout étudiants, au début des années 60; pèlerinages, camps ou autres initiatives paroissiales ou d’associations et de mouvements variés; personnes âgées surtout à la retraite, personnes en vacance; familles (une structure ad hoc pour celles-ci), étudiants qui préparent des examens, - durée du séjour: plus courte qu’autrefois, limitée à une fois par an pour les plus longues, et présences quotidiennes consistantes, - motivations: toujours une recherche spirituelle, plus vague et plus générique maintenant qu’autrefois ; recherche d’une atmosphère de silence, de recueillement, de “repos”; recherche vocationnelle, en particulier à travers l’offre de “séjourdécouverte”: vie en communauté à tous les niveaux – prière, travail, repos et autres activités, suivies par le Père Maître ou par un autre moine pour l’accompagnement spirituel – pour des durées limitées et précédées par des contacts avec les moines responsables (hôtelier, maître des novice, prieur, etc.) 9 Rem 2014 Tamié - nécessité de séparer le flux touristique de celui religieux-spirituel: décentrement des bâtiments pour l’accueil, réalisation d’une salle audiovisuel à côté du magasin monastique; structure d’accueil en auto gestion pour des groupes spécifiques de visiteurs (scouts, familles, groupes sportifs ou marcheurs de passage, etc.) - évolution de l’accueil “liturgique“ : fiches qui aident à entrer dans la liturgie du jour et de la Messe; présence toujours plus forte de fidèles venant des pays voisins – Suisse, Italie, Belgique – et même de protestants 4) LES DEMANDES Á L’ORDRE DEMANDES A L’ORDRE Synthèse des points mis en évidence - désir d’avoir des orientations commune de la part de l’Abbé Général qui puissent favoriser une vision unitaire de l’Ordre - désir d’avoir des informations sur l’Ordre de la part de l’Abbé Général et/ou de son Conseil - comment interpréter et actualiser le charisme cistercien aujourd’hui pour une formation initiale et permanente efficace (relecture des mots clés qui fondent le charisme: humilité, pauvreté, charité, obéissance) Comment notre Ordre pense-t-il répondre aux considérations exposées dans les numéros 52-57 de l’exhortation évangélique Evangelii gaudium du Pape François au sujet de l’admission des nouveaux candidats à la vie monastique - comment notre Ordre pense-t-il aider nos communautés à sauvegarder leur autonomie dans les conditions actuelles de précarité - comment faire face à la diminution des forces dans nos communautés e tau poids croissant de nos structures - approfondissement de la figure et de l’enseignement spirituel du père Romano Bottegal 10 Rem 2014 Tamié Au terme de la réunion, une brève communication de dom David Lavich au sujet de la prochaine échéance du mandat de trois Conseillers de l’abbé Général a précédé l’autocritique. AUTOCRITIQUE Synthèse des points mis en évidence - programme trop dense pour si peu de temps - il n’y a pas eu la possibilité d’approfondir les thèmes par un échange commun - mieux soigner la traduction - davantage de discipline en faisant les interventions - réserver davantage d’espace aux réunions pastorales Enfin, il a été décidé de procéder à l’élaboration du Rapport Régional en en confiant une première rédaction à M. Monica de Valserena et M. Rosaria de Vitorchiano; ce texte sera revu et corrigé sur la base des apports et des modifications proposés par les autres Supérieurs de la REM et présenté au Chapitre Général du mois de septembre. La date et le programme de la prochaine Réunion REM seront établis pendant le Chapitre Général. 11 Rem 2014 Tamié ANTHROPOLOGIE DE S. BERNARD I. DE DIGNITATE HOMINIS Bernard a une vision franchement optimiste de l’homme. Pour lui, l’homme est par excellence la « noble créature », la « sublime créature » (egregia ou celsa creatura). Le sermon 14 sur le Psaume Qui habitat, entre bien d’autres, orchestre ce thème de la grandeur de l’homme, magnifiquement exprimé en quelques mots : Itaque tam magnum hoc donum, quam magna res est homo (texte 1). Rendons grâce, frères, à notre Créateur… Réfléchis à ce qu’il a fait de toi : déjà en ce qui concerne ton corps, une créature remarquable ; et quant à l’âme, une créature plus remarquable encore : glorieuse d’être à l’image de son Créateur, d’avoir part à la raison, d’être en état de recevoir le bonheur éternel. Et quantaux deux ensemble, la plus admirable de toutes les créatures puisque l’unité de l’être humain est due à l’art incompréhensible et à la sagesse impénétrable du Créateur. Ainsi, aussi grand est le don, aussi grande chose est l’homme1. Remarquons la saveur humaniste de ce langage : on croirait entendre un philosophe de la Renaissance, un Érasme ou un Pic de la Mirandole, plutôt qu’un moine du Moyen Âge ! La grandeur de l’homme tient au fait qu’il est doué de raison (rationis participem), qu’il peut prendre part à la béatitude éternelle (capacem beatitudinis sempiternae) et qu’il occupe une place centrale dans la création. Ce texte nous dit aussi d’où vient cette grandeur, cette dignité de l’homme, en faisant allusion à Gn 1, 26, où il est affirmé que l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Ce verset biblique fonde également la préséance de l’homme sur QH 14, 1, dans Pierre-Yves EMERY, Saint Bernard. Sermons pour l’année, Brepols & Taizé, 1990. J’ai modifié la traduction. 1 12 Rem 2014 Tamié toutes les créatures animées, clairement énoncée par Bernard à maintes reprises : « Je suis doué de la raison, je suis capable de la vérité… C’est dans ce don de la nature que resplendit, sans aucun doute, la marque de l’image divine, par quoi je suis supérieur à tous les autres êtres animés » (SCt 77,5). Sur ce point, l’anthropologie de Bernard, et de toute la tradition judéo-chrétienne, se démarque nettement de certains courants philosophiques post-modernes qui nient la supériorité de l’homme sur les animaux. Bernard ajoute d’autres harmoniques au thème de la noblesse de l’homme dans la création.L’homme, tel qu’il a été conçu dans le projet créateur de Dieu, réalise en lui-même l’étonnante alliance du ciel et de la terre, de l’esprit et de la chair ; car il est un être mixte, formé d’une âme et d’un corps.Semblable à Dieu et aux anges par sa substance et par sa forme (P.-Y. Emery traduit : « par son être essentiel et par sa nature profonde »), en tant qu’être spirituel et raisonnable, l’homme n’en est pas moins fils de la terre, d’où a été tirée la matière de son corps (Mart 3). Mais Bernard tient aussi à préciser que, si nous avons été à l’origine faits avec du limon, c’était le « limon du paradis » (limus paradisi, NatV4,7). L’homme est donc un être complexe, situé sur une ligne de crête, à la charnière de deux mondes : le monde de la matière et le monde des purs esprits, Dieu et les anges (Mart 3 ; Nat 2,1). Position privilégiée, qui fait toute la grandeur de l’homme (« Reconnais, ô homme, ta dignité »,Nat 2,1 ; cf. S. Léon, Noël 1,3 : « Reconnais, ô chrétien, ta dignité »), mais aussi position inconfortable, car l’homme participe de ces deux mondes à la fois. Il est en quelque sorte assis entre deux chaises. Or – nous le verrons tantôt – une des conséquences du péché a été de briser l’harmonie originelle entre l’élément spirituel et l’élément charnel dans 13 Rem 2014 Tamié l’homme, si bien qu’il y a maintenant entre eux antagonisme, lutte (cf. Ann 1,6 ; Mart 3 ; Nat 2,3). Nous examinerons la vision que Bernard a du corps dans un prochain chapitre. Analysons à présent sa conception de l’âme. II. LA PLACE DE L’ÂME 1. LA STRUCTURE DE L’ÂME Nous rencontrons chez Bernard la formule « officielle » venant de S. Augustin : l’âme est constituée de mémoire, d’intelligence et de volonté. Mais cette distinction tripartite n’a plus une réelle importance chez notre saint : il s’agit d’une simple survivance de la tradition augustinienne. L’écart fondamental entre les deux auteurs consiste dans le rôle différent que chacun d’eux attribue à la mémoire. Augustin considère la mémoire comme le fondement de la vie spirituelle, le lieu où l’être spirituel prend conscience de lui-même et où sont déposées ces vérités premières et innées qui seront ensuite élaborées et mises en œuvre par l’activité de l’intelligence. C’est pourquoi la séquence augustinienne se présente toujours selon cet ordre : mémoire – intelligence – volonté. Pour Bernard au contraire, la mémoire n’est plus synonyme que de souvenir (recordatio) : d’un côté, souvenir des péchés commis qui demeurent présents à l’esprit et le gardent dans l’humilité et la contrition du cœur (écho de la Règle de S. Benoît, douzième degré d’humilité) ; de l’autre, memoria Dei vel Christi qui nous réconforte dans notre pèlerinage terrestre et qui aiguise notre désir de goûter éternellement sa présence (Dil 10-12 ; « L’âme fidèle soupire avec ardeur après la présence et repose avec douceur dans la mémoire », ibid 12). 14 Rem 2014 Tamié Aussi Bernard n’hésite-t-il pas à nommer la mémoire après l’intelligence (Conv VI,2), ou même après l’intelligence et la volonté (SCt 11,5), bousculant l’ordre augustinien. En fait, Bernard insiste beaucoup plus qu’Augustin sur l’unité foncière de l’âme, fonctions dont l’intelligence, différentes bien la plus mémoire que des et la volonté facultés sont des structurellement distinctes. D’autre part, Bernard met en œuvre le plus souvent un schéma biparti : pour lui, les deux fonctions fondamentales de l’âme sont l’intelligence (ou la raison) et la volonté, intellectus et affectus, c’est-à-dire la connaissance et l’amour, ces duo animae brachia (Ep 18,3). Pour éviter tout malentendu, il faut immédiatement préciser le sens du mot « volonté ». Dans le langage contemporain, ce mot en est venu à signifier la volonté crispée, la force de volonté, alors que, dans le latin médiéval, il désigne l’affectus, c’est-à-dire l’élan du désir, l’affectivité. La volonté est donc ambivalente : elle est le siège des passions, des convoitises, mais aussi de la ferveur, de l’enthousiasme, du désir de Dieu. C’est la volonté qui entraîne l’homme, dans un sens ou dans l’autre, car l’homme est un être de désir, il est mû par son affectivité. Bernard ira jusqu’à écrire : « Parmi les maux les plus graves qui affligent les hommes, et que l’Apôtre décrit, j’ai lu que celui-ci aussi était du nombre : être sans affection (sine affectione ; Rm 1,31). » (SCt 50,4) Ainsi pour Bernard – autre différence de taille par rapport à S. Augustin – c’est la volonté, et non l’intelligence, qui est le vrai ressort de l’homme (cf., entre autres, l’amusant débat entre la raison et la volonté personnifiées, mis en scène dans Conv9-10). Cette franche prise en compte de l’affectivité et la place privilégiée qui lui est 15 Rem 2014 Tamié faite dans l’anthropologie est aussi un élément qui rapproche la pensée de Bernard de la philosophie contemporaine. Le rôle privilégié que Bernard assigne à la volonté se retrouve également dans sa manière d’orchestrer la doctrine traditionnelle de l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. D’accord avec Augustin, Bernard situe l’image et la ressemblance divines dans l’âme de l’homme (SCt 8082). Cependant, alors qu’Augustin, en bon néoplatonicien, cherche l’image et la ressemblance surtout dans l’intelligence, qui rend l’homme capable de contempler les réalités éternelles, Bernard les situe plutôt dans la volonté, et tout particulièrement dans cet attribut essentiel de la volonté qu’est la liberté ; car la volonté est libre ou elle n’est pas. C’est principalement en raison de sa liberté que l’homme est une noble créature : « Le libre arbitre, réalité tout à fait divine, resplendit dans l’âme comme une pierre précieuse enchâssée dans l’or. » (SCt 81,6) Bernard a consacré un ouvrage entier à l’étude du problème de la liberté : l’admirable traité De gratia et libero arbitrio. Il ne saurait être question d’analyser ici la réflexion bernardine sur la liberté, et l’originalité de Bernard par rapport à son maître Augustin. Je voudrais plutôt évoquer une autre figure, très suggestive, dont Bernard se sert pour exprimer lethème de l’homme tombé dans la regio dissimilitudinis : celle de l’anima curva. 2. ANIMA CURVA Bernard met en œuvre le couple de mots : grandeur/rectitude (magnitudo/rectitudo : on sait que Bernard aime beaucoup les assonances et joue avec elles d’une main de maître). C’est la grandeur de l’homme que de porter en soi l’image de Dieu : jamais l’homme ne saurait perdre ce don, même après le péché. Ce que l’homme a perdu, c’est sa rectitude, 16 Rem 2014 Tamié sa droiture, à savoir la ressemblance. L’âme est grande en tant que capable de participer à la vie divine (capax Dei), mais elle est droite en tant qu’elle désire y participer. L’homme qui perd sa droiture se plie, « s’incurve », se détourne du Ciel, vers quoi Dieu l’avait orienté, pour s’incliner vers cette terre où son animalité l’attire. Ainsi, de recta qu’elle était, l’âme est devenue curva (SCt 24,5-8 ; 80,2-5). Cette courbature qui nous détourne de Dieu et nous replie sur nous-mêmes est identifiée par Bernard avec la volonté propre (Pasc 3,3). Notre saint définit la volonté propre comme la décision de ne rien vouloir que par soi-même et en vue de soi-même. Elle s’oppose à la volonté commune, c’est-à-dire la charité, qui consiste dans la disposition du vouloir à partager les biens dont il jouit (Pasc 2,8). Pour désigner la charité, Bernard aime à citer un verset paulinien, 1 Co 13,5 : caritas non quaerit quae sua sunt (ce verset revient 40 fois sous sa plume). Le péché a donc provoqué un dérèglement de la volonté. Mais ses ravages se sont étendus encore plus loin : le dérèglement de la volonté s’accompagne aussi d’un obscurcissement de la raison.Dès lors, l’homme s’arroge le pouvoir de décider lui-même ce qui est bien et ce qui est mal.C’est ainsi que l’accoutumance au péché finit par anesthésier même la conscience. La cécité de la raison est donc le premier mal à guérir, pour qui veut remédier à la perversité de la volonté. Mais c’est surtout celle-ci qui retient l’attention de Bernard, car c’est elle qui est la plus difficile à convertir : maintes fois Bernard évoque le tiraillement entre la raison et la volonté, dépeint par S. Paul dans Rm 7. Pensons notamment à la mise en scène, haute en couleurs et pleine d’humour, de l’affrontement entre la raison et la volonté personnifiées (Conv 9-10) : raison et volonté sont unies par une sorte de lien conjugal, comme 17 Rem 2014 Tamié l’homme et la femme dans le mariage, et Bernard décrit leur dispute comme une vraie scène de ménage, très drôle et même cocasse par endroits. Ainsi, je sais ce qu’il faut faire, grâce à la voix de ma conscience, mais je me sens entraîné à faire ce que ma raison condamne. Comme nous l’avons déjà dit, ce qui meut l’homme, c’est la volonté : le désir, l’affectus, les pulsions… En un mot, l’amour : Pondus meum amor meus ; eo feror, quocumque feror, affirmait déjà S. Augustin (« Mon poids, c’est mon amour ; où que je sois porté, c’est lui qui m’emporte » : Conf XIII, ix, 10). 3. L’HOMME, ÊTRE DE DÉSIR Bernard nous a donné une admirable analyse de la volonté, de l’amour et du désir dans son traité De diligendo Deo. Nous y rencontrons cette affirmation, à première vue scandaleuse, mais en réalité très juste, qui a effrayé bien des lecteurs du traité : l’homme commence par s’aimer luimême pour lui-même, l’amour de Dieu étant premier en droit, mais non dans la réalité. Tout en reconnaissant l’antériorité logique de l’amour divin, Bernard affirme l’antériorité de fait de l’amour charnel. Comment comprendre cette antériorité ? Elle découle des pesanteurs de la nature humaine : c’est une nécessité de nature, tenant au fait que l’homme n’est pas un pur esprit, mais un être mixte, composé d’une âme et d’un corps. Il s’agit donc d’une nécessité purement naturelle de subvenir avant tout aux besoins de son propre corps, tels que manger, boire, dormir, se reproduire… ; aujourd’hui on parlerait d’instinct de conservation. « Ce qui est animal vient d’abord, ensuite ce qui est spirituel », a écrit S. Paul (1 Co 15,46) ; ce verset est cité et commenté en Dil VIII,23 et XV,39 (Lettre aux Chartreux). Il me semble important de souligner la profonde sagesse et le réalisme parfaitement incarné dont Bernard fait 18 Rem 2014 Tamié preuve ici : il y a un amour de soi qui est nécessaire, qui structure la personnalité. Pour éviter toute ambiguïté sur ce point, Bernard met en œuvre une terminologie technique. Le trait qui distingue cet amour charnel, légitime et conforme à la nature, dans les textes où Bernard en parle (Dil VIII,23 ; QH 11,3), est défini par le mot necessitas, et la manière dont il agit sur la volonté par les verbes urget, ou imperat, ou compellit. Après le péché, une inclination morbide s’est ajoutée à cette nécessité de nature : la concupiscence (1 Jn 2,16). L’expression « amour charnel » n’est donc pas univoque, mais équivoque ; elle recouvre deux réalités différentes qu’il importe de bien distinguer. Pour désigner l’amour charnel dans son acception négative, peccamineuse et contraire à la nature, Bernard emploie les mots cupiditas (convoitise) ou voluptas, et pour caractériser la manière dont il agit sur la volonté, Bernard utilise le verbe trahit. Entraînée par la cupiditas, la volonté se fourvoie en poursuivant des voluptés inutiles, non requises par les fonctions nécessaires à la conservation de la vie. Voici le signe de ce débordement : il n’y a plus pour la volonté aucune raison de se limiter dans ses désirs. La volonté s’engage dans une poursuite insatiable des « nourritures terrestres ». Bernard décrit avec éloquence cette chasse au plaisir et la lassitude dont elle s’accompagne dans Dil VII,18-19 (cf. aussi Div 42,3). Je voudrais faire ressortir la modernité saisissante de ce texte : avec une verve prophétique, Bernard met ici à nu l’engrenage de la société de consommation. Il démasque les mécanismes de la publicité, cet art de créer toujours de nouveaux besoins plus ou moins artificiels, de faire miroiter beaucoup de choses superflues comme étant nécessaires, de susciter la fringale d’avoir toujours plus. Nous avons là une admirable 19 Rem 2014 Tamié analyse du désir. En s’inspirant d’un verset du Ps 11,9, in circuitu impii ambulant (les impies tournent en rond), Bernard décrit le cercle vicieux où s’enferment les impies : aiguillonnés par leur désir, qui est une « voracité » (famelicus, Dil 18), ils cherchent tout ce qui pourrait l’assouvir, mais ils le cherchent toujours à l’intérieur du même cercle, au lieu d’en sortir une fois pour toutes et d’entrer dans la voie droite qui les rapprocherait de leur fin véritable. Ainsi, l’impie s’obstine à tourner en rond dans ce « circuit » fermé où il s’épuise, prisonnier de son propre labyrinthe (Bernard emploie l’expression suggestive de circuitus infinitus, circuit sans fin : Dil 20). Pourquoi cette inquiétude, cette instabilité du désir ? (vagabundus animus, dit Bernard, Dil 18). Cette impuissance même du désir à se satisfaire doit avoir un sens positif. La volonté est engagée dans une fausse direction : ce dont elle espère se satisfaire est incapable de lui donner satisfaction, puisque ce n’est pas l’objet pour lequel la volonté est faite. Fecisti nos ad te, Domine… (Conf I,i,1). Cette cupiditas est en réalité un amour de Dieu qui s’ignore. Le désir ne peut s’arrêter sur aucun bien fini, limité, car seul un bien infini peut le rassasier. Ce n’est pas en s’engageant davantage dans la recherche des biens finis que la volonté pourra se libérer, mais, au contraire, en se dégageant des liens qui la retiennent dans ce labyrinthe où elle s’épuise à tourner en rond. Un mouvement de conversion est nécessaire. Seulement, cette conversion est-elle possible ? Oui, répond Bernard, bien que l’homme ne puisse pas l’accomplir par ses seules forces. C’est ici que ressort l’optimisme foncier de Bernard. A la différence de la nécessité naturelle, la concupiscence qui nous asservit ne fait pas partie de notre nature, mais elle en est une déformation, une courbature, disions-nous tout à l’heure. Elle 20 a donc un caractère adventice, Rem 2014 Tamié accidentel en quelque sorte. Tous les maux dont nous souffrons par notre seule faute ne se sont pas substitués aux biens dont Dieu nous avait comblés ; ils les ont recouverts comme un vêtement, ils les cachent sans les éliminer. Au-dessous de cette croûte rigide, de cette rouille, l’image divine subsiste, indestructible. Et non seulement l’image, mais aussi la ressemblance : dans SCt 81 et 82, Bernard lui-même nous fait remarquer une évolution de sa pensée sur ce point par rapport au traité De gratia (SCt 81,11). La ressemblance, affirme Bernard dans SCt 82,2-5, a été ternie, mais non supprimée par le péché. Pour illustrer son idée, il emploie une image tirée du Ps 108,29 : l’âme, dit-il, est à présent couverte d’un « double manteau » ou d’une « double tunique » (diplois). La tunique de la dissemblance a recouvert la tunique de la ressemblance sans la supplanter (SCt82,5). Il est très probable que cette évolution de l’anthropologie bernardine dans un sens plus optimiste se soit produite sous l’influence de Guillaume de Saint-Thierry, lui-même influencé par Grégoire de Nysse. Telle est la condition de ceux qui vivent au pays de la dissemblance. Ils n’y sont pas heureux. Errant, tournant sans espoir dans le « circuit fermé des impies », les hommes qui mènent cette triste ronde ne souffrent pas seulement d’avoir perdu Dieu : ils se sont perdus eux-mêmes. Ils essaient de combler leur vide intérieur par l’accumulation des plaisirs et des biens matériels, mais en vain. Pour sortir l’homme de sa prison, une intervention divine est donc nécessaire. La grâce seule peut nous rendre la droiture du conseil, du jugement, en éclairant la raison (intellectus). De son côté, la volonté (affectus) redressée, réordonnée, s’ouvrira à la charité, qui chassera la volonté propre, et la ressemblance divine brillera de nouveau dans l’âme naguère défigurée. 21 Rem 2014 Tamié Toute la théologie de S. Bernard est une réflexion vaste et profonde sur le salut de l’homme et l’amour infini de Dieu. C’est un Dieu qui se penche sur sa créature blessée, errante sans espoir dans la région de la dissemblance ; un Dieu qui se fait chair en Jésus-Christpour rejoindre l’homme dans son égarement, et qui répand sur lui son Esprit-Saint pour le ramener à lui jusqu’à la communion la plus intime, l’unitas spiritus. L’homme guéri et conduit par l’Esprit peut alors s’unir au Christ – Bernard aime à représenter cette union par le symbole du mariage spirituel de l’âme avec le Verbe – et devient ainsi un seul esprit avec Dieu. Il participe par grâce à l’éternel échange d’amour du Père et du Fils qui constitue la vie trinitaire. Mais là nous sortons du domaine de l’anthropologie pour aboutir à la théologie. III. LA PLACE DU CORPS Guillaume de Saint-Thierry nous rapporte que Bernard, après avoir été institué abbé de Clairvaux, avait coutume d’accueillir les novices qui se présentaient à son monastère par ces mots : « Si c’est vers les réalités intérieures que vous vous hâtez, laissez dehors les corps que vous avez emmenés du monde. Que seuls les esprits entrent ici, car la chair ne sert à rien. » Cependant, Guillaume ajoute aussitôt cette précision non négligeable : Comme les novices étaient effrayés par la nouveauté de ces paroles, il passait à une explication plus indulgente, pour épargner leur jeunesse, et avait coutume d’enseigner qu’il leur fallait laisser dehors la concupiscence charnelle2. GUILLAUME DE SAINT-THIERRY, Vita Prima, livre I, iv, 20, PL 185, col. 238B ; traduction d’Ivan Gobry, GUILLAUME DE SAINT-THIERRY, Vie de Saint Bernard, trad., introd. et notes d’I. GOBRY, Paris 1997, p. 57. J’ai un peu modifié la traduction. 2 22 Rem 2014 Tamié On sait que la crédibilité historique de la Vita Prima est en bien des endroits sujette à caution3 ; pourtant, dans le cas qui nous intéresse ici, nous n’avons aucune raison sérieuse de suspecter a priori la véridicité de ces paroles. Seule une enquête minutieuse menée à travers les œuvres de S. Bernard nous permettra de vérifier si le propos rapporté par Guillaume Clairvaux ; une correspond telle effectivement recherche nous à la permettra pensée de aussi de l’abbé situer de ces paroles abruptes dans un contexte plus ample, indispensable à leur juste compréhension. 1. L’HARMONIE ORIGINELLE ET LA BEAUTÉ DU CORPS Bernard n’envisage pas la relation âme-corps d’un point de vue philosophique. Sa perspective est autre : pour lui, la relation âme-corps ne se conçoit pas en dehors de l’histoire du salut, histoire qui se reproduit dans la vie personnelle de chaque chrétien. Une observation préalable s’impose, qui me paraît fondamentale : pour Bernard, la création matérielle, incluant le corps, est une œuvre divine, donc belle et bonne. « Dieu vit que cela était bon » (Gn 1, 31) : l’optique de Bernard est profondément biblique et nullement platonicienne, au moins sur ce point. Plusieurs textes le prouvent avec toute la clarté désirable. Nous avons déjà vu que Bernard situe l’image et la ressemblance de Dieu dans l’âme de l’homme. Cependant le corps, lui aussi, garde un reflet de l’image divine. En effet, il est créé à l’image de l’âme en ceci : la Sur cette question, cf. les études fondamentales d’Adriaan Hendrik BREDERO, Études sur la Vita prima de saint Bernard, Rome 1960, qui a cependant nuancé sa position dans ses derniers travaux, à savoir l’art. « La vie et la Vita prima », dans Bernard de Clairvaux. Histoire, mentalités, spiritualité, Paris 1992, p. 53-82, et le vol. Bernard de Clairvaux. Culte et histoire, Brepols, Turnhout, 1998, p. 89-137. Les conclusions de Bredero concernant la crédibilité de la Vita prima sont estimées trop négatives par Pietro ZERBI, Bernardo di Chiaravalle, dans Bibliotheca Sanctorum, vol. 3, Roma 1970, col. 32, et par Cesare Antonio MONTANARI, Per figuras amatorias, Roma 2006, p. 39. 3 23 Rem 2014 rectitude Tamié de sa structure physique (SCt 24,6). Si étrange que cela paraisse, cette idée a été inspirée à Bernard par le poète Ovide, et plus précisément par deux beaux vers des Métamorphoses, I, 85-86, que Bernard cite volontiers : « Il a donné à l’homme un visage tourné vers les hauteurs ; il a ordonné qu’il contemple le ciel, qu’il lève ses regards et les porte vers les astres » (cf., par exemple, Mart 4 ; Div 100 ; Sent III, 125). Il est paradoxal – et c’est le signe d’une admirable liberté – que, pour exposer son anthropologie chrétienne, Bernard ne craigne pas de faire appel, comme à une autorité, à Ovide ! Ce thème est présent aussi chez Guillaume de Saint-Thierry (De nat corp et animae 73, Les Belles Lettres, p. 156 ; Exp super Cant 42, CC CM, Brepols p. 40). Maintes fois dans son œuvre, Bernard exprime son admiration pour la beauté de la création et même pour la beauté du corps et du visage humains. Ainsi, dans SCt 25, 3, où il commente Ct1, 4 : « Je suis noire, et pourtant belle, filles de Jérusalem », il écrit : La noirceur n’est pas désagréable dans une pupille. Les pierreries noires plaisent dans une parure, et les cheveux noirs rehaussent la beauté et la grâce d’un teint clair4. Bernard savait regarder5. Ailleurs, il admire la rougeur que la modestie répand sur les joues des jeunes novices : Quel beau et splendide joyau que la réserve (verecundia) dans la vie et sur le visage d’un jeune homme !... Et cette rougeur que la pudeur répand parfois sur les joues, quelle grâce et quelle beauté ne donne-t-elle pas au visage qui en est couvert6 ! Ces textes culminent dans un passage saisissant du Sermon 2 pour la dédicacede l’église où Bernard affirme que le corps a été façonné par Dieu comme « la demeure magnifique et agréable » de l’âme, et la terre a 4 SCt 25, 3 dans BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermons sur le Cantique, t. 2, Sources Chrétiennes 431, Paris 1998, p. 263. 5 Cf. Jean LECLERCQ, Saint Bernard et l’esprit cistercien, Paris 1966, p. 17-20. 6 SCt 86, 1 dans Sermons sur le Cantique, t. 5, Sources Chrétiennes 511, Paris 2007, p. 403-405. On pourrait également citer SCt 40, 1, à propos des joues de l’épouse. 24 Rem 2014 été Tamié créée pour le corps comme « une résidence avait une splendide et très appropriée7 ». Avant la faute originelle, il y harmonie entre l’élément charnel et l’élément spirituel dans l’homme,car Dieu avait doté l’homme de la paix intérieure, afin « qu’il n’ait pas à redouter la convoitise de la chair contre l’esprit (Ga 5, 17)8 ». Mais le péché est intervenu, brisant cet équilibre. Désormais (texte 2), Le corps entraîne l’âme dans la région qui lui est propre, et, victorieux, il l’opprime comme une étrangère. S’il est devenu une masse de plomb, c’est pour cette seule raison : l’iniquité repose sur lui. Le corps, en effet, alourdit l’âme, mais précisément parce qu’il se corrompt (Sg 9, 15). Or s’il se corrompt – plus encore, comme l’Apôtre en témoigne : s’il est mort, c’est en raison du péché9. Ainsi l’homme, la « noble créature », est un être blessé. Nourri par la méditation constante des épîtres aux Romains et aux Galates, profondément marqué par la lecture des traités augustiniens sur la grâce, Bernard ressent avec une intensité dramatique la situation douloureuse de l’homme après le péché originel. Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’homme est tombé dans la regio dissimilitudinis. 2. LE CORPS QUI SE CORROMPT ALOURDIT L’ÂME (Sg 9, 15) Lorsque Bernard veut évoquer le désordre que le péché a introduit en l’homme, il aime à citer les deux versets bibliques que jeviens de mettre en exergue : Ga 5, 17, « La chair désire contre l’esprit et l’esprit contre la chair ; il y a entre eux antagonisme », et Sg 9, 15, « Le corps qui se corrompt l’intelligence constituent alourdit par des l’âme, et cette une multiplicité de lieux théologiques dans Ded 2, 1. J’ai modifié la traduction de P.-Y. Emery, op. cit., p. 817. Ann 1, 6 dans Sermons pour l’annéecit., p. 410. 9 Mart 3, ibid. p. 845. 7 8 25 demeure pensées ». l’œuvre terrestre accable Ces versets de deux Bernard : ils Rem 2014 Tamié reviennent respectivement 23 fois et 37 fois sous sa plume. Ils dépeignent la condition de l’homme pécheur, désormais alourdi par son corps et écartelé entre les désirs contraires de la chair et de l’esprit. Considérons quelques textes particulièrement significatifs. Dans le Sermon 2 pour la Vigile de Noël, Bernard commente Sg 9, 15 en ces termes (texte 3) : Les nombreux besoins de ce misérable corps nous entravent. L’espèce de glu (viscus) que sont les désirs mauvais et les plaisirs terrestres ne permet pas que l’esprit (mens) prenne son essor, et bien vite le ramène vers le bas, si par hasard il lui arrive de s’élever10. On ne peut s’empêcher de saisir les résonnances platoniciennes de ce langage. Cependant, Bernard n’entend pas nous donner par ces mots une description ontologique de la relation âme-corps. Il situe la relation de l’âme et du corps dans la perspective de l’histoire du salut : après le péché originel, l’homme est tiraillé entre les désirs contraires de la chair et de l’esprit, selon le verset de la lettre aux Galates 5,17 évoqué à l’instant. Or, que se passe-t-il, si l’homme, éclairé par l’Esprit-Saint, prend conscience de son péché et entreprend une démarche de conversion ? Le premier effet de la lumière de l’Esprit-Saint sera justement de percer à jour, voire d’exacerber, le conflit entre la chair et l’esprit dans le cœur de l’homme. C’est ici que se situe le rôle de l’ascèse dans le cheminement spirituel. L’ascèse doit mater l’arrogance de la chair et soumettre ses désirs déréglés à ceux de l’esprit, jusqu’à ce que la clarté (claritas) de l’esprit rayonne sur la chair elle-même et la transfigure. En maître expérimenté de la vie spirituelle, Bernard sait très bien qu’au début de la conversion la révolte de la chair n’en sera que plus âpre. NatV 2, 3 dans BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermons pour l’année, t. I/1, Sources Chrétiennes 480, Paris 2004, p. 221. 10 26 Rem 2014 Tamié Nous savons que la première épreuve de ceux qui se convertissent à Dieu vient du corps. Car la chair, qu’on n’avait pas encore pris soin de dompter, ne souffre pas facilement qu’on la châtie et qu’on la réduise en servitude. Mais, se souvenant de la liberté qu’elle vient de perdre, elle se dresse dans ses convoitises avec plus d’ardeur contre l’esprit (Ga 5, 17)… Il n’y a donc pas de quoi s’étonner si l’on trouve en soi-même ces contradictions et ces résistances, surtout lorsqu’on n’est pas encore assez exercé ni assez prompt à recourir à la prière et à s’abriter dans les saintes méditations11. Aussi ne devons-nous pas nous étonner si nous avançons à petits pas sur le chemin de la conversion, au lieu de courir. Car nous sommes obligés de traîner après nous notre corps, comme le paralytique de l’évangile prenant son grabat sur ses épaules (Mc 12, 2)12. D’où la supplication de l’âme-épouse au Verbe Époux dans le Cantique des cantiques : « Entraînemoi sur tes pas, courons ! » (Ct 1, 3 ; texte 4). Quelle que soit la perfection d’une âme, tant qu’elle gémit dans ce corps de mort et qu’elle est retenue dans la prison de ce monde mauvais, esclave de la nécessité, tourmentée par les crimes, il faudra bien qu’elle s’élève très lentement et péniblement à la contemplation des mystères sublimes… De là cette prière : « Fais sortir de prison mon âme » (Ps 141,8). L’épouse donc dira, elle aussi, en gémissant : Entraîne-moi sur tes pas, car le corps qui se corrompt appesantit l’âme13. Corpus mortis, corps de mort : cette expression paulinienne (Rm 7, 24) revient 35 fois dans les œuvres de Bernard. Pour lui, le péché est si profondément enraciné dans notre chair, que nous ne pourrons pas en être délivrés, tant que nous ne serons pas affranchis du corps lui-même, lorsque la (hostis) ; mort c’est le séparera pourquoi, de il l’âme14. faut La prier chair Dieu est notre avec les ennemie mots du psalmiste : Perce ma chair de ta crainte (Ps 118, 20). Et Bernard de s’exclamer : « Excellente flèche que cette crainte qui perce et tue les désirs de la chair, pour que l’esprit soit sauf. » QH 6, 1. J’ai modifié la traduction de P.-Y. Emery, op. cit., p. 297. On pourrait aussi citer Conv 22. HM4 14. 13 SCt 21, 1 dans Sermons sur le Cantique, t. 2, op. cit., p. 149. 14 Adv 6, 2. 11 12 27 Rem 2014 Tamié Vois-tu que la faiblesse de la chair accroît la vigueur de l’esprit et lui procure des forces ? Et inversement, tu sais que la vigueur de la chair débilite l’esprit15. De tels textes, fréquents dans l’œuvre de Bernard, déconcertent et même choquent le lecteur moderne par leur ton tranché et tranchant. Ils peuvent faire supposer chez notre saint un dualisme très accusé, une profonde mésestime pour le corps et pour les réalités terrestres. En fait, ce jugement doit être nuancé. Les expressions négatives ne visent pas le corps et le monde en tant que tels, mais en tant qu’abîmés par le péché : « Bien entendu, ce n’est pas le corps comme tel, mais le corps qui se corrompt, qui alourdit l’âme16 ». Cette précision est fondamentale. Plusieurs textes de Bernard ne laissent aucun doute làdessus. J’en cite un parmi les plus significatifs, tiré du sermon Sur la conversion adressé aux étudiants de Paris (texte 5). Ce qui seul émousse et trouble notre vue, c’est le péché, et il est clair que rien d’autre ne s’interpose entre l’œil et la lumière, entre Dieu et l’homme. En effet, si, tant que nous sommes dans ce corps, nous sommes exilés loin du Seigneur, la faute n’en revient pas au corps, mais au fait que la chair est encore un corps de mort, ou mieux un corps de péché, cette chair où n’est pas le bien, mais plutôt la loi du péché17. Bref, lorsque Bernard, en des termes plus platoniciens que chrétiens, invective ce « corps de boue » qui est une « horrible prison18», « une geôle19 », voire « un tas de fumier20 », ce qu’il vise avant tout, c’est la chair de péché dont parle S. Paul (Rm 8, 3) : Tant que nous sommes dans ce corps, est-il dit (2 Co 5, 6), nous sommes en exil loin du Seigneur. Non parce que nous sommes dans un corps, mais parce que nous sommes dans ce corps-ci, qui est né du péché et n’est pas sans péché… Ce ne sont pas les corps, mais les péchés qui font obstacle21. 15 SCt 29, 7 dans Sermons sur le Cantique, t. 2 cit., p. 393. Cf. aussi Sent III, 97. Sept 2, 2 dans Sermons pour l’annéecit., p. 243. Cf. aussi le texte de Mart 3 cité supra, note 20. 17 Conv 30 dans BERNARD DE CLAIRVAUX, Le précepte et la dispense. La conversion, Sources Chrétiennes 457, Paris 2000, p. 395-397. J’ai modifié la traduction de Christiane JAQUINOD, qui me semble ici assez embrouillée. 18 Faeculenti corporis horrido carcere : Asc 3, 6 ; Ep 144, 1. 19 Ergastulum : NatV 2, 3. 20 Sterquilinium : Div 5, 4 ; 82, 2. 21 SCt 56, 3 dans BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermons sur le Cantique, t. 4, Sources Chrétiennes 472, Paris 2003, p. 143. 16 28 Rem 2014 Caro (ou Tamié corpus) désordonnées, originel ; peccati : troubles, donc, une il qui réalité s’agit infestent à la de cet tout fois ensemble homme de après psychologique et pulsions le péché physique, psychosomatique pourrait-on dire, qui affecte l’âme aussi bien que le corps. C’est l’âme qui éprouve les convoitises charnelles (carnaliter concupiscit), les passions charnelles (carnalis affectio)22. C’est l’âme qui est tombée la première et a introduit dans le corps le châtiment de la corruption23. Dans le Sermon 24 sur le Cantique, de façon inattendue, Bernard va jusqu’à attribuer au corps un rôle positif vis-à-vis de l’âme. Il met en scène le corps qui s’en prend à l’âme et l’interpelle d’une façon très vivante, et même pittoresque. La stature droite du corps est une sorte de reproche visible rappelant à l’âme qu’elle doit lever les yeux vers le ciel (texte 6). Rougis, ô mon âme, dit le corps, en me considérant… Créée droite, semblable au Créateur, tu m’as reçu, moi aussi, comme une aide semblable à toi, du moins par la droiture physique de ma silhouette… Si donc moi, je garde et conserve le privilège, que j’ai reçu à cause de toi, comment toi, ne rougis-tu pas d’avoir perdu le tien ? Pourquoi faut-il que le Créateur voie sa ressemblance détruite en toi, tandis qu’il préserve la tienne en moi et te la met constamment sous les yeux ? Déjà tu as fait tourner à ta confusion tout le secours que tu devais recevoir de moi. Tu abuses de ma soumission, tu es indigne d’habiter un corps humain, esprit grossier et bestial24. Ailleurs, tout en n’hésitant pas à comparer le corps à une bête de somme (iumentum ; P.-Y. Emery traduit : une mule25), Bernard n’en souligne pas moins le rôle décisif joué par le corps dans l’option de l’homme pour le bien ou pour le mal : Notre corps constitue le milieu entre l’esprit, qu’il doit servir, et les désirs charnels, qui font la guerre à l’âme – ou encore les puissances des ténèbres. En cela il est comme une mule placée entre le SCt 30, 9. Cf. aussi SCt 24, 5 : « L’injustice est un défaut du cœur, non de la chair. » (Sermons sur le Cantique cit., t. 2, p. 249). 23 Adv 6, 1. 24 SCt 24, 6 dans Sermons sur le Cantique, t. 2 cit., p. 251. 25 S. François d’Assise appellera le corps : « frère âne ». 22 29 Rem 2014 Tamié paysan et le voleur : quels que soient les menaces ou les efforts de ce dernier, si la mule ne se laisse pas entraîner, le paysan sans armes l’emportera sur le voleur armé26. Cependant, il faut bien reconnaître que la distinction entre la « chair de péché » et le corps tout court n’est pas toujours aussi nette. Bernard ressent les besoins du corps comme une gêne, une servitude : le corps est un « poids27 ». Je crois que dans cette vision négative du corps, la santé délabrée de Bernard a joué un rôle non négligeable. Bernard avait ruiné sa santé par des pénitences excessives pendant son noviciat, ce qu’il regrettera ensuite28 ; il a été un malade toute sa vie. Son corps l’a fait beaucoup souffrir, d’où ce cri qui retentit si souvent dans ses écrits : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort ? » (Rm 7, 24). Mais il précise aussitôt : L’Apôtre ne se plaint pas du corps comme tel, mais du corps de cette mort, c’est-à-dire de cette corruption qui dure encore, montrant que ce n’est pas le corps, mais les ennuis du corps (corporis molestias) qui sont la cause de notre exil… C’est pourquoi ceux qui gémissent en euxmêmes attendent la rédemption de leur corps, non sa perte29. La dernière phrase de ce passage est essentielle : ce à quoi Bernard aspire, ce n’est pas l’âme désincarnée, délestée de son corps ; c’est le corps glorieux, transfiguré par l’Esprit-Saint. Là se situe la ligne de démarcation infranchissable entre platonisme et christianisme ; et chez Bernard, cette ligne est très nette, comme nous le verrons tantôt. 3. DU CORPS-MULE AU CORPS TRANSFIGURÉ 26 Div 85 dans SAINT BERNARD, Sermons divers, 2 tomes, trad., introd. et notes par P.-Y EMERY, Desclée de Brouwer 1982, t. II, p. 111-112. 27 Onus : HM4 14. 28 Cf. Circ 3, 11, où Bernard met en garde le moine qui est parvenu « à la grâce de l’empressement fervent » contre le risque « de détruire son corps dans une ascèse sans mesure. Car il lui faudra ensuite, et non sans grand dommage pour son activité spirituelle, s’employer à soigner son corps délabré. » (trad. de P.-Y. Emery, op. cit., p. 174) Ce passage a une saveur franchement autobiographique. Cf. aussi Vita prima I, 41, op. cit., p. 92. 29 Pre 59 dans Le précepte et la dispense, op. cit., p. 275. 30 Rem 2014 La Tamié réflexion de Bernard sur l’Incarnation de Dieu en Jésus-Christ constitue un élément très important de sa conception de la dignité de l’homme. Dieu assume totalement la condition humaine et par là redonne à l’homme toute sa dignité. Or, le Christ a assumé une nature humaine complète, composée d’une âme, mais tout aussi décidément d’un corps. Ainsi, grâce à l’événement de l’Incarnation, ce qui semble faire notre faiblesse, voire notre honte, le corps, reçoit une valeur positive, une noblesse insoupçonnée. Car le corps occupe une place centrale dans la christologie de Bernard en tant qu’instrument indispensable à l’homme qui, pour connaître et aimer le Christ, doit partir de l’humanité du Christ. En effet, après la chute d’Adam et d’Ève, l’homme charnel est devenu insensible aux réalités spirituelles. Son intelligence s’est épaissie, s’est obscurcie. Il ignore désormais son Créateur et se tourne vers les idoles30. Dès lors, l’Incarnation a été le moyen nécessaire pour que l’homme retrouve la connaissance du vrai Dieu : « A ceux qui ne goûtaient que la chair, il offrit sa propre chair, pour leur apprendre, à travers elle, à goûter aussi l’esprit31. » On sait que, pour Bernard, c’est par la dévotion à l’égard de la sainte humanité du Sauveur que commence toute vie de prière32. Car cet amour pour l’homme Jésus occupe le cœur tout entier et le revendique si totalement, qu’il n’y laisse plus aucune place pour l’amour de toute autre chair et de ses plaisirs33. Contre les séductions de la vie charnelle, douces pour ta perte, le Seigneur Jésus sera infiniment doux à ton cœur et la douceur vaincra la douceur, de même qu’un clou chasse l’autre34. Cette doctrine christologique de Bernard a des répercussions importantes sur son anthropologie : le corps du Christ, Verbe incarné, est le moyen Bernard aime citer à ce propos le Ps 105, 20 : « Ils ont échangé leur gloire contre l’image d’un veau broutant du foin. » 31 SCt 6, 3 dans Sermons sur le Cantique, t. 1 cit., p. 143. Même idée dans Div 101. 32 SCt 20, 6. 33 Ibid. 7. 34 Ibid. 4, dans Sermons sur le Cantique, t. 2 cit., p. 133. 30 31 Rem 2014 Tamié par lequel on parvient à une appréciation positive du corps humain. Dans le Christ ressuscité et glorifié, le corps humain a été déifié, il a atteint la plénitude de sa beauté : Combien rutilant tu resurgis du cœur de la terre après ton couchant, Soleil de justice ! Dans quel vêtement magnifique, Roi de gloire, tu te retires enfin au plus haut des cieux35 ! Un homme, désormais avec assis sa à chair la glorifiée, droite du « un Père, fruit élevé de la au-dessus terre », des anges est et contemplé par eux avec un tremblement ébloui (texte 7) : Quelle gloire lors de ton Ascension, quand, au milieu des anges et des âmes saintes, tu as été conduit vers le Père et que, emmené jusqu’aux cieux avec la palme de la victoire, tu as enclos dans l’être (identitas) même de la divinité l’homme que tu avais assumé ! Qui peut, je ne dirai même pas exprimer, mais simplement concevoir à quelle hauteur sublime atteint ce fruit de la terre en prenant place à la droite du Père, puisqu’il frappe d’éblouissement même les yeux des êtres célestes, et que le regard des anges tremble de peur, incapable de s’élever jusqu’à lui36 ? Or, la glorification du corps du Christ est la promesse et le gage de celle que nous attendons pour nos corps de misère, nos corps voués à la mort. Aussi Bernard aime-t-il à évoquer « ce jour où le Christ viendra en vue de remodeler le corps », selon la parole de S. Paul, Ph 3, 20-2137. Les exhortations à l’ascèse que nous rencontrons assez souvent dans les œuvres de Bernard, surtout dans ses sermons, sont dictées non par quelque mépris du corps, mais par l’intention de préparer celui-ci à ce « remodelage » eschatologique qui lui permettra d’atteindre la gloire et l’incorruptibilité. Particulièrement intéressant à cet égard est le Sermon 6 pour l’Avent, où Bernard décrit le rôle du corps pendant le pèlerinage terrestre. Le titre du sermon, De carnis resurrectione, donne le ton. Tandis que le 35 SCt 45, 9 dans Sermons sur le Cantique, t. 3, Sources Chrétiennes 452, Paris 2000, p. 273-275. Le « vêtement magnifique » désigne le corps ressuscité du Seigneur. 36 Pent 2, 1 dans Sermons pour l’année, trad. de P.-Y. Emery, cit., p. 560-561. Nous verrons plus loin le rôle que Bernard attribue à l’humanité glorieuse du Christ dans la vision béatifique des âmes. 37 Adv 6, 1 et 6, 6 ; Div 2, 6 ; OS 4, 6, où Bernard décrit la beauté et le bonheur du corps glorieux. 32 Rem 2014 Tamié premier avènement du Christ sur la terre avait pour but de guérir les maladies de l’âme, l’avènement final produira ce fruit merveilleux : la configuration de notre chair au corps glorieux du Ressuscité. Entre temps, le corps doit collaborer avec l’âme, son « hôte très noble38 », il doit lui être soumis et l’aider à réaliser son salut à elle, dont dépend aussi son salut à lui. Alors, l’âme parvenue au ciel plaidera devant Dieu pour le corps : Lorsque ton serviteur, en punition de sa faute [c’est l’âme qui parle] était en exil, un pauvre m’a donné l’hospitalité et a exercé envers moi la miséricorde. Veuille, mon Seigneur, le récompenser de ma part… Il ne s’est pas épargné, endurant pour moi des jeûnes multiples, des travaux fréquents, des veilles démesurées, la faim et la soif, et même le froid et la nudité39. Force nous langage est imagé : de le reconnaître corps le demeure schéma de dualiste l’âme. sous-jacent Cependant, il nous à ce faut ramener un tel dualisme à ses véritables proportions. Car, au fur et à mesure que l’homme avance dans la vie spirituelle, le corps n’est plus perçu comme un ennemi à dompter mais comme le bon compagnon de l’âme, son collaborateur dans l’œuvre du salut. La perspective demeure toujours dualiste, mais l’antagonisme de la chair et de l’esprit, conséquence du péché originel, s’apaise peu à peu dans une harmonie retrouvée, prélude de la résurrection, où le corps et l’âme seront ensemble glorifiés. Je ne voudrais pas dire pour autant que tu devrais haïr ta propre chair. Aime-la en tant qu’elle t’est donnée comme aide et qu’elle est destinée à partager avec toi le bonheur éternel40. Dans son traité De diligendo Deo, Bernard caractérise ainsi le premier degré de l’amour : « S’aimer soi-même pour soi-même41. » Or, il est inévitable que l’amour humain commence par l’amour de sa propre chair. Si celle-ci est bien dirigée, et qu’elle avance sous la conduite de la grâce 38 Adv 6, 3, Sources Chrétiennes 480 cit., p. 183. Ibid. 6, 5, p. 185. 40 QH 10, 3, trad. de P.-Y. Emery, op. cit., p. 336. 41 Dil VIII, 23. 39 33 Rem 2014 Tamié selon les étapes qu’elle doit franchir, elle sera finalement transfigurée (consummabitur) par l’esprit42. En effet, dans l’homme docile à l’inspiration de la grâce, le corps devient instrument de salut43 ; il contribue efficacement aux fruits de la pénitence44. La pénitence serait lourde si l’âme devait la porter seule. Mais puisque la charge en est répartie entre elle et son corps, plus le corps en assume de poids, plus l’âme s’en trouve dégagée45. La chair est alors soumise à l’esprit comme le serviteur du centurion prêt à obéir à la voix de son maître (Mt 8, 9)46. Cette harmonie retrouvée de l’esprit et de la chair est un avant-goût de la résurrection ; car, je l’ai déjà dit, ce à quoi Bernard aspire, ce n’est pas l’âme désincarnée, mais l’âme glorifiée avec son corps. Il convient d’évoquer à ce propos le Sermon72 sur le Cantique, où Bernard commente Ct 2, 17 : « Jusqu’à ce que le jour se mette à respirer (donec adspiret dies) et que déclinent les ombres. » Il en donne une exégèse anagogique, comme on disait au Moyen Âge - eschatologique, dirions-nous aujourd’hui - c’est-à-dire une exégèse qui lève son regard vers les réalités ultimes, vers la Jérusalem céleste. Selon cette interprétation, le mot adspiret désigne « la merveilleuse profusion future de l’esprit et sa véhémence en ce jour où non seulement nos cœurs, mais aussi nos corps, certes selon leur nature, seront spirituels47 ». Ce jour, continue Bernard, produira « au-delà de toute mesure un poids de gloire sublime, si bien que cet accroissement débordant de clarté (supereffluensclarificationis adiectio) rejaillira sur les corps48 ». 42 Dil XV, 39. Dil XI, 31. 44 Dil XI, 30. 45 Div 106, 2. Trad. de P.-Y. Emery, op. cit., DDB 1982, t. II, p. 187. 46 Div 23, 1. 47 SCt 72, 6 dans Sermons sur le Cantique, t. 5 cit., p. 125. 48 SCt 72, 10, ibid. p. 133. 43 34 Rem 2014 Tamié Bernard va plus loin que cela dans sa conception de l’eschatologie. Il estime que la félicité éternelle ne pourra être goûtée en sa plénitude qu’après la résurrection de la chair, lorsque l’âme aura recouvré son corps, et que Dieu sera glorifié par la totalité de l’homme. Maintes fois Bernard évoque le sentiment d’inachèvement qu’éprouve au ciel l’âme séparée du corps et qui rend sa béatitude encore imparfaite49. Quelle est, en attendant la résurrection finale, la condition actuelle des âmes des justes ? La réponse que Bernard propose avec prudence est originale, fondée sur une exégèse anagogique de Ap 6, 9-11 : elles sont sous l’autel (cf. Ap 6, 9), autrement dit à l’ombre de l’humanité glorieuse du Christ ; c’est celle-ci que les âmes contemplent pour leur joie, en attendant de passer sur l’autel, c’est-à-dire de pouvoir contempler le Christ dans sa divinité au sein de la Trinité50. On sait que cette thèse théologique sera rectifiée deux siècles plus tard par le magistère de l’Église : la constitution Benedictus Deus promulguée en 1336 par le pape Benoît XII51 affirme que les âmes des élus dans le ciel jouissent d’ores et déjà de la vision béatifique, sans être obligées d’attendre la résurrection de la chair à la fin des temps52. Il est bien vrai toutefois que, dans l’optique de Bernard, le corps glorifié au ciel aura « une place latérale » : il sera honoré « non au centre de la maison, mais à distance53 ». Car il n’aura plus rien à faire, puisque la seule activité 49 sera la pure contemplation, qui Dil XI, 30 ; OS 2, 4-8 ; OS 3 ; OS 4 ; Div 41, 12 ; Div 78. OS 2, 4 ; OS 4, 2. 51 Humour de l’Esprit-Saint : ce sera un pape cistercien, ancien abbé de Fontfroide, qui condamnera la thèse de Bernard. Cf. l’ouvrage de Christian TROTTMANN – Arnaud DUMOUCH, Benoît XII. La vision béatifique, Paris 2009. 52 Il n’est pas sans intérêt de noter la position de S. Thomas d’Aquin à ce sujet. Tout en reconnaissant que l’âme en attente de résurrection jouit déjà de la vision bienheureuse, Thomas affirme qu’elle se trouve encore dans un état d’inachèvement. Elle subsiste, en une sorte de cas limite, mais de toute sa nature elle aspire à retrouver un corps où s’incarner et s’exprimer, pour devenir pleinement elle-même (Sum Theol Ia-IIae, qu 4, art 5 : « Le corps est-il requis pour la béatitude de l’homme ? ») 53 Div 2, 6. Trad. de P.-Y. Emery, op. cit., DDB 1982, t. I, p. 61. 50 35 Rem 2014 Tamié n’appartient qu’à l’âme. Le corps sera associé à la gloire, mais son rôle sera uniquement passif. Une dernière remarque nous montrera que l’anthropologie de Bernard, bien qu’influencée par la tradition platonicienne, n’en demeure pas moins foncièrement biblique et chrétienne. La transfiguration de la chair par l’esprit que Bernard aime à contempler n’est pas renvoyée à la résurrection finale. Dès cette existence, Bernard en perçoit les prémices chez l’homme qui vit désormais sous le souffle de l’Esprit-Saint. Alors, la beauté de l’âme (decoris huius claritas, la clarté de cette beauté) rejaillit sur le corps lui-même, se répand dans les membres et dans les sens, jusqu’à ce que tout en devienne lumineux : les actes, les paroles, les regards, la démarche, rire54. le Cette claritas, cette clarté, inspirée sans doute à Bernard par 2 Co 3, 18, est le signe visible de la déification (unitas spiritus55, deificatio56) de l’homme, non seulement dans son intérieur, mais aussi dans son extérieur. La claritas du corps est le reflet de la candida anima, l’âme où réside cette sagesse qui est « la blancheur éclatante (candor) de la vie éternelle57 ». La mortification progressivement en de la chair l’homme n’a cette d’autre icône but pascale, que de avant-goût réaliser de la splendeur future. Au terme, tout l’agir, même dans ses aspects les plus matériels, est pénétré par l’Esprit du Christ ; et le corps humain est alors en Seigneur. quelque La sorte parousie prêt ne à être fera configuré que au dévoiler corps et glorieux consommer du une transformation en train de se faire, et en partie déjà là (texte 8) : 54 SCt 85, 11. On sait que par cette expression, inspirée de 1 Co 6, 17, Bernard désigne l’union mystique de l’âme et du Verbe. 56 Dil X, 28. 57 SCt 25, 6. Candor vitae aeternae : Bernard cite 8 fois ce verset de la Sagesse (Sg 7, 26) non selon le texte de la Vulgate, mais selon une tradition patristique qui remonte à Grégoire le Grand. Cf. Sermons sur le Cantique t. 2 cit., p. 76, note 1 sur SCt 17, 3. 55 36 Rem 2014 Tamié Le Christ, qui dès maintenant habite dans nos cœurs par la foi, est notre vie, et il le sera lorsqu’il paraîtra et que nous paraîtrons avec lui dans la gloire. Et lui, qui pour le moment est caché dans le cœur, passera alors pour ainsi dire de notre cœur à notre corps, quand il transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire (Ph 3, 21)58. IV. CONCLUSION : UNE ANTHROPOLOGIE DUALISTE ? Parvenus au terme de notre enquête à travers les œuvres de Bernard, nous pouvons reprendre la question que nous posions en commençant : est-ce que le propos rapporté par Guillaume de Saint-Thierry dans la Vita prima, c’est-à-dire que Bernard invitait les novices à laisser leurs corps à la porte du monastère, reflète vraiment la pensée de l’abbé de Clairvaux ? La réponse ne peut être que nuancée. Il serait injuste et erroné d’affirmer que Bernard, vis-à-vis de la chair, se raidit dans une attitude intransigeante de méfiance et de mépris pour ce « fardeau » qui alourdit l’âme. La « chair qui ne sert à rien » de Jn 6, 63 ne désigne nullement pour Bernard le corps en tant que tel, mais cette concupiscence charnelle qui, après le péché originel, affecte ou mieux infecte aussi bien le corps que l’âme, comme Guillaume lui-même l’indique dans le passage cité de la Vita prima59. Cependant, nous constatons que notre saint est en quelque sorte tiraillé entre deux traditions contradictoires : d’une part, la tradition platonicienne, qui considère le corps comme la prison de l’âme et qui a été largement assimilée, fût-il avec des correctifs, par la littérature patristique et surtout monastique ; d’autre part, la tradition biblique, pour qui le corps est une œuvre divine et donc belle et bonne. Même si la création a été en partie abîmée par le péché, ou plutôt justement à cause 58 59 Div 82, 1. Trad. de P.-Y. Emery, op. cit., DDB 1982, t. II, p. 106. Cf. supra, note 1. 37 Rem 2014 Tamié de cela, le corps humain a été assumé par le Christ rédempteur et il est promis à la résurrection et à la gloire. Or, Bernard n’a pas pleinement réussi à harmoniser ces deux traditions en une synthèse cohérente, autant sur le plan de la pensée que sur celui de la vie60. Faut-il dès lors parler d’« un certain dualisme métaphysique » chez Bernard, comme le fait P.-Y. Emery61 ? Il est indéniable que Bernard n’a jamais dépassé une conception de l’homme où le corps et l’âme sont vus comme deux éléments juxtaposés, parfois en guerre l’un contre l’autre, parfois réconciliés. Par ailleurs, ces deux principes constitutifs de l’homme ne sont pas sur un pied d’égalité : l’âme vivifie le corps, lui assure sa sensibilité, le dirige62. Aussi le corps est-il le « lieu inférieur » que l’âme régit63. Cette dépendance est toutefois réciproque : sans le corps, l’âme serait aveugle ; elle ne se connaît intérieurement qu’à partir de son action extérieure : l’animation du corps64. Sans l’aide des sens du corps, l’âme ne pourrait pas non plus parvenir à la connaissance de l’invisible, « à ce qui constitue la vie bienheureuse65 ». Avec beaucoup de justesse, Lode van Hecke affirme : Bernard accentue fortement la dualité dans l’homme, et sur certains points il va même jusqu’à heurter ainsi notre sensibilité contemporaine… Cela ne nous autorise pas pour autant à taxer Bernard d’un dualisme radical… Il reste très conscient d’une dualité en l’homme, il rejette cependant toute idée d’un dualisme dogmatique66. Je pense surtout à l’ascèse inconsidérée que Bernard pratiqua dans sa jeunesse. S. BERNARD, Sermons divers, DDB 1982, op. cit., t. I, p. 34, note complémentaire III : « L’âme et lecorps ». 62 Div 84, 1 : Habet quippe anima tria facere in corpore : vivificare, sensificare, regere. Cf. aussi Adv 6, 4 ; Nat 2, 2 ; Ep 440. 63 Div 84, 1 ; Nat 2, 2. Dans Div 2, 7, par une charmante parabole, Bernard représente le corps comme « le valet » (servulus) d’un chevalier raffiné (l’âme). 64 Div 10, 1. 65 SCt 5, 1 dans Sermons sur le Cantique, t. 1 cit., p. 123. 66 Lode VAN HECKE, Le désir dans l’expérience religieuse. L’homme réunifié, Paris 1990, p. 52-54. 60 61 38 Rem 2014 Tamié Par ailleurs, il nous faut aussitôt ajouter que ce dualisme, d’origine platonicienne67, est commun à tous les auteurs chrétiens du Moyen Âge latin avant la découverte de la philosophie d’Aristote. Ce sera l’un des grands mérites de S. Thomas d’Aquin d’affranchir l’anthropologie chrétienne occidentale de ce dualisme invétéré, par une mise en œuvre avisée de la notion aristotélicienne de l’âme comme forme substantielle du corps. Dans la conception thomasienne, l’âme et le corps ne sont plus deux éléments juxtaposés, mais ils s’intègrent parfaitement dans l’unité de la personne : celle-ci serait tronquée sans le corps68. Mais Bernard spéculatif. ne Sa se situe réflexion, pas, comme nourrie Thomas de sa d’Aquin, lectio sur divina, un plan est une contemplation émerveillée du mystère du salut accompli par Jésus- Christ. C’est à l’intérieur de cette vision puissamment unifiée du mystère du Christ total qu’il élabore sa compréhension de l’homme, la « noble créature » composée d’une âme et d’un corps destinés, l’un et l’autre, à la transfiguration et à la gloire. Si pessimiste que Bernard paraisse à certains endroits dans sa manière de parler du corps, son dernier mot est toujours d’un optimisme suprême. Aussi, je pense qu’on peut qualifier d’humaniste l’anthropologie de Bernard et des auteurs cisterciens du XIIe siècle, dans la mesure où elle reconnaît pleinement la dignité et la centralité de l’homme dans la création. A ce propos, un grand médiéviste contemporain, Gilbert Dahan, a parlé d’un « humanisme judéo-chrétien » qui, à la différence de l’humanisme païen gréco-latin, ne juge pas incompatible la dignité de L. van Hecke écrit très justement : « Même dans l’Écriture nous en trouvons des traces. » (op. cit., p. 52) Cf. l’admirable article : « Doit-on aimer de charité son propre corps ? », dans Sum TheolIIa-IIae, qu 25, art 5 ; en quelques mots fulgurants de clarté et de pertinence, S. Thomas balaie des siècles d’incompréhension vis-à-vis du corps. 67 68 39 Rem 2014 l’homme Tamié avec la conscience, voire la présence, de la divinité 69. L’humanisme antique n’est pas renié, mais porté à son accomplissement, selon la parole du Christ dans saint Matthieu 5,17 : « Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. »La Constitution Gaudium et spes du Concile Vatican II a admirablement exprimé cette idéeen affirmant : « Quiconque suit le Christ, homme parfait, devient lui-même plus homme. » (41,1) fr. Raffaele FASSETTA OCSO Abbaye de Tamié F 73200 Plancherine Gilbert DAHAN, « Humanisme de Cîteaux : l’homme et l’autre chez saint Bernard », dans Bernard de Clairvaux et la pensée des Cisterciens, Cîteaux 2012, t. 63, p. 63-73. 69 40 Rem 2014 Tamié FORMATION SPIRITUELLE DES CANDIDATS ET DEFIS EVENTUELS A PRENDRE EN CONSIDERATION DANS L’ACTION PEDAGOGIQUE Préliminaires : On peut donner seulement ce que l’on reçoit Tout d’abord je désire remercier cette invitation qui m’a donné l’occasion de réfléchir plus à fond sur mon expérience de M. Maîtresse. Dom Giacomo m’a demandé de développer le point concernant la C. 29 qui parle de la séparation du monde pour l’usage d’Internet et des téléphones portables par les jeunes en formation et de faire le lien avec la façon dont évoluent les nouvelles générations par rapport aux précédentes, en cherchant à identifier les points les plus importants pour la formation et les points de résistance les plus communs aujourd’hui. L’étendue et la complexité de ces sujets demanderaient un conférencier bien différent, car je n’ai pas les compétences spécifiques pour faire des évaluations valables universellement. Je peux seulement offrir mon expérience et ensuite vous laisser développer des thèmes qui peuvent vous intéresser. Avant d’entrer dans le vif du sujet, je désire remercier M. Rosaria et M. Monica parce qu’elles m’ont accueillie et engendrée à la vie monastique et à la rencontre vivante avec Jésus Christ, présent aujourd’hui dans la communauté. Je remercie aussi M. Lucia pour les années de collaboration au service de la formation. Ce rappel vis-à-vis des Mères qui m’engendrent à la vie n’est pas un remerciement formel ou sentimental, c’est le PREAMBULE qui est à la base de chaque tentative de formation : la condition de pouvoir former d’autres personnes c’est d’avoir été formée, être formée MAINTENANT, c’est la vie que je reçois et à laquelle je puise. Il faut être bien clair avec soi-même pour savoir d’où on vient pourquoi on vit et où on va. S’enraciner dans la tradition Pourquoi est-ce aussi important de savoir d’où l’on vient ? Ce qui exprime bien l’importance que revêt la TRADITION - parole inusitée aujourd’hui ou mal interprétée – c’est l’image d’un arbre bien enraciné dans un terrain, ou d’une maison aux solides fondations. Les mots ne servent pas pour expliquer l’évolution différente de cet arbre et de cette maison s’ils étaient sans racine et sans fondation. Il en est de même pour la transmission de la vie monastique ; si elle ne s’enracine pas dans le terrain de la tradition elle ne peut se développer et porter du fruit. Comment comprendre cette greffe ? Je vais l’expliquer en racontant mon expérience. Cela a été la même chose d’entrer à Vitorchiano et être immédiatement immergée dans une histoire vive de Salut. La façon dont les Us nous étaient transmis, la Règle ou les Constitutions expliquées, les indications pour le travail, la façon dont les faits et les événements passés étaient racontés permettait d’entrevoir la richesse d’une vie faite de sacrifice, de pauvreté, de petites joies, de souffrance et de sainteté, d’humiliation et d’échec, de Providence, en substance, une vie de foi, d’espérance et de charité. Je me souviens des chapitres de M. Cristiana commentant les événements de la vie de l’Ordre et des documents de l’Eglise, d’où transparaissait l’amour pour le Pape et pour la vie de l’Eglise dans le monde. Tout cela, peu à peu élargissait l’horizon du quotidien en l’ouvrant à l’offrande et à l’Eternel. Aujourd’hui encore – après tant de commentaires, d’études et de travaux sur les rares écrits de la Bienheureuse M. Gabriella, pour le centenaire de sa naissance, M. Cristiana réussit à la rendre vivante, présente et très actuelle au cours des conférences qu’elle a faites. 41 Rem 2014 Tamié Bref, toute cette richesse de vie, tout l’étonnement et l’admiration avec lesquels on célébrait le passé, toute la richesse des contenus, peu à peu, deviennent en nous une CERTITUDE solide, une sorte de conviction d’appartenance à la même Histoire Saine que celle du peuple d’Israël qui se reconnaissait peuple quand il célébrait la gloire de Dieu. Ce n’est pas une autocélébration, ni même un signe d’orgueil, de présomption… non : nous sommes seulement CERTAINES de la fidélité de Dieu et de la voie pour aller à Lui en adhérant simplement à notre tradition. Ce n’est pas un privilège particulier de Vitorchiano, pour la particularité de son histoire, pour la Bienheureuse Gabriella. Chaque communauté possède la tradition, le problème est d’y croire et de réussir à la faire parler et non pas à la réduire à un musée ou à une série de diapositives ou relectures de textes ou de listes de dates et de noms. La tradition aujourd’hui Le lien avec la tradition n’est pas simplement la mémoire vive d’un passé, c’est l’objet de confrontation et critère d’inspiration pour l’aujourd’hui, c’est l’invitation à accueillir la réalité comme lieu de l’Incarnation du Christ, c’est une réponse à la provocation que la vie et les relations demandent toujours. C’est la participation à la vie de la communauté, c’est l’appartenance cordiale à tous les membres qui la composent et, surtout, c’est la collaboration étroite avec les personnes qui partagent de manière spéciale la tâche éducative: la maîtresse des Novices, les responsables des différents emplois, les sœurs qui collaborent à la formation intellectuelle des jeunes et qui font des cours. Je voudrais surtout souligner l’aspect positif de cette collaboration : c’est bon et consolant de savoir qu’il y a des personnes sur lesquelles on peut compter et avec lesquelles on partage la responsabilité. L’échec éducatif de ma génération Pourquoi j’insiste tant sur ce point ? Parce que il y a plus de 40 ans que la société, depuis 1968 a coupé les ponts avec tout ce qui était « avant », avec tous les contenus valables jusque-là, dans l’illusion de ‘refaire le monde’ en attaquant l’autorité, en introduisant le divorce, puis l’avortement… jusqu’à ce que nous n’aurions pas imaginé : l’euthanasie non seulement autorisée mais imposée et maintenant on arrive même à incriminer l’affirmation que la famille est composée d’un père et d’une mère ! Parce que les jeunes qui se présentent aujourd’hui à la vie monastique viennent de cette société qui non seulement a supprimé la foi, mais tente aussi d’annuler les consciences en mettant la ‘tolérance’ au sommet des principes valables. Parce que le ‘problème’ de la formation aujourd’hui ce ne sont pas les jeunes, mais c’est NOUS ! Les parents, ou les éducateurs de notre génération ont très souvent échoué dans l’œuvre éducative, en se réduisant à assurer aux enfants une prospérité économique, une technologie avancée, la suppression de l’effort, ne sachant pas donner des raisons suffisantes pour vivre, pour témoigner que cela vaut la peine de vivre, que la vie est belle. Personnellement cela me fait du bien, de temps en temps, de me demander si je communique un goût pour la vie ou si j’offre seulement des ‘règles’ à observer, en échangeant l’instrument avec le but : la règle a pour but une rencontre avec la plénitude de la vie, avec Dieu. J’ai parlé, non pas par hasard, de témoigner d’un goût, d’un sens et non seulement d’une cohérence impeccable ; parfois il vaut mieux reconnaître sa propre pauvreté devant les jeunes plutôt que de se préoccuper d’être ‘parfaits’. Est-ce plus convaincant de se confier ensemble à la miséricorde de Dieu, d’accepter ses propres limites ou de manifester une ‘perfection’ le plus souvent hypocrite ? 42 Rem 2014 Tamié Le cœur du problème des jeunes Passons maintenant à la présentation des différentes générations et je commence par dire que j’exerce le service de Maîtresse (du monasticat) depuis février 1995 et j’ai connu divers types humains de diverses générations, mais il me semble qu’elles sont toutes caractérisées par un dénominateur commun : Une identité fragile marquée par une, plus ou moins profonde, basse estime de soi. Ce qui change c’est la modalité avec laquelle cette mésestime de soi se manifeste, tout en essayant de la cacher : un type commun c’est la classique ‘fille de bonne famille’ qui pour se sentir acceptée fait la brave : ne conteste pas, mais n’intègre pas, n’a pas de réactions instinctives mais est pleine de jugements négatifs, a un aspect gentil mais peu vrai, un type plutôt compliqué est le style ‘pseudo-anorexique-gâté’ : ici, le désir d’être aimée assume le rôle de la prétention et du chantage ; ce sont des personnes intelligentes, qui démontrent partager et apprécier le charisme, les us et coutumes mais… ne peuvent les vivre, naturellement ce n’est pas de leur faute, la ‘calculatrice’ est celle qui a développé une hypertrophie du moi et se fait l’illusion de pouvoir tout contrôler ; généralement elle a une évaluation très soigneuse de la dépense de ses énergies, la ‘victime’ est comme on le dit : ‘je suis la pauvre qui en a tant vu… tout m’est dû ou permis’, le type ‘intellectuel-rationnel’ : sait apporter gentiment sa contribution à ce qu’elle écoute ou à ce qui l’intéresse le plus ; dialogue sur tout, en évitant soigneusement son vécu personnel, non encore résolu. Le besoin affectif ici se masque sous : ‘moi je n’ai besoin de rien’ et puis elle ‘vole’ en cachette, il y a encore ‘la paresseuse’ qui ne semble n’avoir d’intérêt pour rien… jusqu’à ce qu’elle découvre qu’elle a un cœur, il ne manque jamais la ‘timide-refoulée-moraliste’, pour laquelle la découverte des propres passions sera une véritable surprise. Ces typologies humaines correspondent – même sans les considérer de façon chronologique – aux variations de propositions d’identité que la ‘société’ a administré aux jeunes ces dernières années. Lorsque nous étions jeunes nous…, dans les années 68 et suivantes, les idéaux qui bousculaient la vie et l’engagement étaient inspirés par la quête de ‘justice’ en usant la vérité et la raison, et le sentiment qui soutenait l’identité était un orgueil sain et une présomption dangereuse. Ce qui nous distinguait c’était une critique agressive, le goût de la polémique sans but et une rébellion ouverte. Nous savons comment l’échec de ce projet se manifesta dans la violence ; la hantise du terrorisme et l’insécurité croissante ont conduit à poursuivre un idéal de vie ‘medio-bourgeoise’ (idéal qui, peu de temps auparavant, était critiqué et combattu) où ‘l’être comme il faut’ exprimait le maximum de la condition humaine (cf. le type de la ‘fille de bonne famille’). Avec l’arrivée de « Mains propres »70, avec l’excuse de garantir cet idéal de vie comme étant moral le reste du système qui tenait encore debout s’écroule et la seule vérité qui semblait pouvoir soutenir la réussite d’une vie était l’idéal du ‘capitaliste – consumiste’. C’est le temps du triomphe de la « griffe » sur les objets et les vêtements ; ils représentaient l’identité ‘gagnante’ de la personne qui les portait. Le type humain qui en dérive est toujours celui de la ‘fille de bonne famille’ qui évolue 70 « Mains propres » (NDT)- Mani pulite (en italien) - désigne une série d'enquêtes judiciaires réalisées au début des années 1990 et visant des personnalités du monde politique et économique italien. Ces enquêtes mirent au jour un système de corruption et de financement illicite des partis politiques surnommé Tangentopoli (de tangente, « pot-de-vin » et de poli, « ville » en grec). Des ministres, des députés, des sénateurs, des entrepreneurs et même des ex-présidents du conseil furent impliqués. 43 Rem 2014 Tamié cependant vers le modèle de ‘la calculatrice’, à qui le pouvoir et le succès semblent garantir le bonheur espéré. Un égoïsme aussi explicite provoque inévitablement quelque forme de protestation et c’est alors que le type ‘pseudo – anorexique / gâté’ fait son apparition ayant pour but fondamental, à cause de son propre malheur, d’accuser et de punir par sa propre autodestruction la famille, le monde, la vie: c’est le cri d’une humanité prisonnière de la même maladie (égoïsme). Le type humain apparemment opposé à ces formes d’autodestruction (drogue et anorexie) est le type ‘technique – rationnel, pseudo intellectuel’ qui place tout le mystère de la vie dans la possibilité technique, pratique. La solution de chaque problème est confiée à la science et à son application, la technique. Ici commence ou simplement se manifeste un processus déjà en acte, la guerre silencieuse mais violente contre la limite, le défaut, contre tout ce qu’on ne peut pas contrôler. En politique on commence à faire un parcours de propositions de lois qui veulent éliminer le faible, le handicapé, le malade inguérissable, le vieillard, d’où propositions d’euthanasie, de diagnostic prénatal à la recherche du ‘monstre’ possible et ainsi de suite. Dans ce climat l’impératif est celui de n’avoir besoin de rien, de ne manquer de rien. C’est le temps de l’humain ‘parfait’. Et qui peut se sauver ? Le résultat pratiquement logique : la version du type ‘paresseux, tendance à se prendre pour victime et moraliste-refoulé’, réactions typiques de celui qui vit dans la peur, qui survit dans la plainte, qui se fait fort par le refoulement. L’expression, peut-être la plus désespérée, de tout cet effritement éthico moral est représenté aujourd’hui par la pensée possible d’une orientation sexuelle différente de celle inscrite par la mère nature, et donc de commencer à se concevoir « hétéro… ou homo ? » Je n’ai pas voulu inscrire ce ‘phénomène’ dans la typologie parce que j’espère que ce malaise ne devienne pas un phénomène ‘de masse’. De toute façon une problématique ouverte qui se présente à la porte du monastère demeure. Ce ne sont pas des cas qui proviennent d’une situation familière difficile et pauvre de possibilités, ou ignorante de l’expérience de la foi, bien au contraire ! Ce sont des cas qui viennent du sein du milieu catholique-pratiquant et cela en dit long sur la qualité de l’expérience chrétienne aujourd’hui ! Généralement ce sont des personnes qui ont tendance à passer sous silence et d’une certaine façon sont irréprochables vis-à-vis de l’observance de la ‘conversatio’, elles restent cependant peu impliquées, presque à ‘regarder à la fenêtre’ et s’arrêtent à observer. Leur affectivité est comme anesthésiée et dans une relation elles cherchent de préférence à être confirmées et rassurées. C’est comme si le choix de relations compensatoires avaient miné la possibilité de percevoir toute la portée du désir humain, désir d’un bien authentique, d’une existence ouverte à Dieu et au monde. D’où repartir ? De cette IMAGE UNIQUE que Dieu a imprimé dans l’âme de chacun ! Mon essai pédagogique, mais je préfèrerais dire maternel, est celui d’aimer la personne telle qu’elle est et de ‘nettoyer’ en cherchant à faire remonter à la surface le positif, le vrai, le bien, le beau qui est présent dans le cœur de chacun. Si on croit au mystère du bien que chaque personne porte en soi et si on veut aider les jeunes à sortir de ces systèmes de défense et de mensonge, il faut chercher – avec eux - leur véritable dignité. En parcourant de nouveau ensemble les événements de leur enfance, de leur famille ; en écoutant les récits de leurs amitiés, de leurs rencontres, de leurs choix et de leur vocation, la trame d’une existence où ombre et lumière sont encore mêlés, où la foi et le monde se confondent et où la frontière entre le bien et le mal n’est pas distinguée se dévoile peu à peu. 44 Rem 2014 Tamié Déjà, pendant le Noviciat on commence à affronter ces problèmes mais, au début, c’est l’engagement pour apprendre la nouvelle façon de vivre, pour comprendre la nouvelle mentalité qui l’emporte, ainsi que le besoin de se sentir soutenue et sûre. Avec la grâce de la profession et le passage au monasticat un nouveau départ est possible, et la ‘nouveauté’ de la maîtresse, des sœurs, des lieux et des services communautaires, aident – généralement - à se mettre dans une attitude d’écoute, d’ouverture, de cheminement. Tout ‘l’art spirituel’ réside dans la capacité de lire l’histoire personnelle comme Histoire de Salut, de savoir distinguer l’action de Dieu parmi les événements humains, surtout d’aider à retrouver cette origine de la vocation qui ensuite en a déterminé le choix. Généralement « Dieu choisit ce qui est faible dans le monde, ce qui n’est rien… », de plus nous savons bien comme est sien « notre rien qui a touché la Pitié de Dieu dans Son Amour éternel pour nous », en d’autres termes : c’est ma ferme conviction que Dieu entre dans notre vie en passant par une blessure ou par une grande grâce ; Dieu passe en ouvrant tout grand le cœur à une promesse de sens et à une espérance de pardon. C’est cette perception de la gratuité d’amour qui donne consistance et unité au moi. C’est la découverte de notre propre ‘être créature’ qui donne une identité. C’est à partir du pardon que renaît la vie. Parfois il faut une année entière de dialogues, de prière intense, d’espaces de silence et de réflexion, de lectio fidèle pour arriver à reconnaître ce ‘lieu’ intérieur comme le trésor précieux que Dieu a visité et racheté, et cette blessure guérie devient notre propre mission dans la vocation. Combien de fois ai-je entendu l’une ou l’autre dire : « J’ai découvert que ma vie est faite pour apprendre à aimer, pour croire dans la confiance, pour être libre, pour devenir moi-même, pour témoigner le pardon ! » Et ce sont les mêmes personnes qui auparavant s’identifiaient avec les idoles du moment. Pour que ce miracle advienne il faut avoir le courage de reconnaître avec simplicité combien nous ne sommes « rien » mais aimés et rachetés ; il faut la patience qui sait attendre, qui sait demander et demander sans se fatiguer, qui sait durer dans l’espérance. Cette ‘capacité’ d’humilité est un des signes les plus clairs de la vie contemplative. Alors la vocation à la vie monastique cesse d’être ‘la scène’ de l’exhibition de notre propre bravoure et devient ce qu’elle est : une école du service divin, école où l’on se convertit et où tous les instruments de la conversatio acquièrent leur valeur de recherche de Dieu et de renoncement à soi-même. Le chemin de la guérison Le travail manuel est sûrement l’instrument qui permet davantage de se connaître, parce que on se voit ‘en actes’, c’est une possibilité de réalisme dans la considération de soi. Le contact avec la nature et la fatigue pour cultiver la terre enseignent le temps et la peine de la conversion, ils montrent que la vie ne nous appartient pas mais dépend de la Providence et de la Volonté de Dieu. L’engagement dans la petite usine de confitures oblige nécessairement à sortir de soi, porte à une attention à la réalité et demande une collaboration cordiale et libre de compétitions. Le service simple pour pourvoir aux besoins de la Maison demande d’aller en profondeur pour trouver le chemin pour apprendre la gratuité, à rester caché, pour apprendre l’humilité des derniers. Un autre instrument précieux, dans le but d’une connaissance de soi, est celui du dialogue fraternel. C’est le moment où l’on se réunit, comme Monasticat, et on dialogue ensemble sur des sujets d’intérêt commun. Le but ultime est celui de chercher ensemble de la pensée de Dieu sur la question posée. On arrive à ce but à travers un parcours patient : la première chose, très importante, est de s’écouter, que chacune exprime son avis et qu’elle le confronte avec celui des autres, d’en 45 Rem 2014 Tamié chercher les raisons, de le vérifier dans l’expérience, de le comparer selon les critères de l’Évangile, de la RB, de l’enseignement de la Maison. Quand cet échange touche les problèmes de la vie en commun et de la collaboration, le dialogue est aussi l’occasion de communication de soi, de correction, de partage. C’est encore plus ‘délicat’ ici d’accompagner chaque personne à risquer une vérité de soi en face des autres, pour arriver à se dire, à se recevoir, à se corriger. Avec le mot ‘délicat’ j’entends souligner la forme de respect de la liberté des autres qu’il faut utiliser. On ne peut pas imposer la vérité, on peut et on doit l’indiquer, mais sans jamais forcer. J’oserais dire qu’arriver à faire désirer la vérité est le signe le plus vrai d’une formation réussie. Il faut avoir un idéal monastique élevé et défier les jeunes en croyant en eux et en leur faisant confiance. Une aide incroyable pour oser ce passage à la confiance, ce risque de communion c’est le témoignage – à l’intérieur du groupe – que les ainées savent donner en vivant les premières une vérité dans la charité. Récemment dans les dialogues de notre monasticat nous avons affronté les thèmes de l’identité, de la recherche de gratifications, maintenant nous sommes en train de dialoguer sur l’amitié, pour nous aider à vivre des rapports authentiques de communion. Il est indispensable de tout mettre en œuvre pour que chaque personne puisse retrouver une capacité de jugement vrai, c’est un facteur qu’on ne peut donner pour sûr en se contentant d’avoir un simple avis, c’est une disposition pour faire croître et enseigner et s’entraîner. Au cours de ces dernières années je vois croître la difficulté pour réussir à exprimer sa pensée personnelle, pour réussir à la motiver, à la soutenir. Il m’a semblé nécessaire de chercher à aider les personnes à mûrir ces aptitudes indispensables à la constitution d’une identité. J’ai commencé alors à modifier la façon dont je présentais le cours de spiritualité monastique et j’ai établi un travail de ‘séminaire’ en leur donnant du matériel sur lequel travailler puis à exposer au groupe. Nous l’avons fait en prenant en examen, par exemple, les Sermons liturgiques de Saint Bernard en cherchant à présenter le Mystère du Christ, maintenant nous sommes en train de terminer d’exposer une série de catéchèses de Benoît XVI. De cette façon, leur capacité réflexive et descriptive est très stimulée. Au moment de la présentation du travail je pose des questions au groupe, concernant la compréhension vitale des vérités qu’il s’affirme, cela oblige leur esprit à penser de manière objective, logique, et surtout concrète. Un risque, en effet, que j’ai noté c’est le fait qu’elles tendent à partir leurs propres pensées plus que de la réalité. Au sujet de la lectio, j’ai vu qu’il est nécessaire aussi d’aider les personnes à développer la capacité de recueillir la pensée objective de l’auteur. De fait, elles ont tendance à ne cueillir qu’un aspect ou un point particulier qui les intéresse. Tout d’abord je leur demande de lire le texte en cherchant à saisir la pensée de l’auteur dans une vision synthétique des contenus. Ensuite je propose de mettre en évidence un thème qui les a frappé, intéressé, attiré… et de relire le texte à partir de ce point d’intérêt en élaborant une réflexion. Alors seulement elles peuvent s’ouvrir à une véritable méditation, qui, sur la base d’un travail objectif, devient une vraie intériorisation. La vie de prière, contribue aussi à cela ; temps que l’on passe souvent à ruminer ses propres pensées ou à se livrer à une série de dévotions qui ôtent la gêne d’un ‘vide’. Il est important, dans le respect de l’action de l’Esprit Saint, d’orienter au contraire l’esprit à l’identification avec les événements que l’Ecriture, avec la personne du Seigneur, avec Ses Paroles, avec le Mystère qu’on célèbre, avec l’Eucharistie à laquelle on participe, en se laissant blesser par les paroles des psaumes, en combattant la tentation de l’habitude et de la distraction. 46 Rem 2014 Tamié Le but vers lequel il faut tendre c’est de parvenir à une ‘connaissance’ personnelle de la personne du Christ, en arrivant à goûter Sa compagnie, à respirer au souffle de Sa Miséricorde, à reparcourir les passages de Sa fidélité dans notre propre vie, à avoir un cœur rempli de gratitude. Le grand pas décisif d’un don de soi au Seigneur, c’est Lui-même qui le suscite. Seul l’Esprit Saint peut réaliser le risque d’une liberté qui s’implique avec la Liberté de Dieu et c’est ce qui est le plus beau à voir ! Les protagonistes Ce passage prend force et direction à partir du témoignage d’une expérience positive au sein de la communauté, expérience d’efforts et de liberté, d’humiliation et de paix, d’obéissance et de salut. C’est ce qu’il a de plus convaincant pour un engagement ! Voir la belle amitié que vivent les plus jeunes professes solennelles entre elles stimule le désir de celles qui ne savent pas encore comment faire. Combien de filles, non habituées au travail et à l’effort et même méprisantes devant l’humilité de certains services, considérés de ‘série B’ ! Elles commencent par avoir honte face à la capacité de sacrifice et de générosité de tant de Sœurs de communauté ! Combien de jeunes, encore vaniteuses, restent en désarroi face à l’amour avec lequel les sœurs âgées sont aimées, soignées et assistées, et combien les sœurs âgées et les malades elles-mêmes vivent une dimension d’offrande ! Le témoignage de celles qui nous précèdent n’est pas seulement l’exemple d’un possible, mais c’est un moyen, un instrument de la liberté de l’autre. C’est comme la main tendue à laquelle on peut s’agripper pour dépasser la différence qui existe entre la raison illuminée et la volonté encore incrédule. Le mérite de la réussite éducative revient à la communauté qui par sa vie, celle Liturgique avant tout, son humilité et sa charité témoigne la joie d’une vie offerte à Dieu et à Son Règne. Tout comme le bon témoignage attire et entraîne, de même le mal freine et désoriente les jeunes, qui doivent apprendre à accepter aussi la pauvreté de la communauté; mais nous, les adultes, nous devons toujours nous interroger sur le type de témoignage que nous donnons. Internet : l’utiliser sans se laisser user Enfin, la question de la C. 29 concernant l’usage d’Internet et des téléphones portables. Je parle à partir d’une rencontre que j’ai eu ces derniers temps, avec le groupe du Noviciat qui est composé de personnes ayant entre 23 et 30 ans et qui ont vécu une expérience avec tous les « social network » en usage au courant de ces 5 dernières années. Toutes avaient un ordinateur et l’ont utilisé surtout pour écrire leur thèse et pour faire des recherches pour leurs études. Le téléphone portable, dans toutes ses versions est l’instrument le plus utilisé: toutes reconnaissent la valeur d’une facilité pour la communication et pour l’information, mais il était surtout perçu comme le grand compagnon dans la solitude. L’utilisation de ‘chat’, ‘face book’, ‘SMS’ sont des façons de communiquer de manière économique et sans limite de temps et de situations. Toutes, cependant après la désintoxication due à l’entrée au monastère, voient que cette modalité de relation est une manière de substituer le risque d’une rencontre réelle et adoucit la douleur d’un refus possible donne une possibilité de tenir ‘sous contrôle’ personnes et situations expose à la tentation de se mettre en évidence même d’une manière provocatrice pour voir les réactions des autres 47 Rem 2014 Tamié est utilisée pour s’isoler et ne pas sentir le vide. En bref, avec l’entrée au monastère et son impact, la rencontre, avec une réalité totalement absorbante, ces instruments perdent leur fonction de ‘bouée de sauvetage’ et elles n’en sentent pas le manque. Concernant l’usage d’Internet pour l’approfondissement des études etc. durant le temps de la formation initiale (Noviciat et Monasticat) il existe un programme complet d’instruction pour les matières monastiques (cf. Ratio) qui nous semble adapté. Pendant la formation l’usage du courrier électronique ou d’Internet n’est pas possible. Les approfondissements qui peuvent demander l’usage d’Internet concernent la communauté adulte. Si j’ai donné autant d’espace à la formation et peu de lignes au problème d’Internet c’est justement parce que si d’une part la technologie impose l’esclavage de l’apparence et provoque une solitude suicidaire, d’autre part elle se présente comme une réponse aux mêmes maux qu’elle inflige et qui affaiblit l’identité de la jeunesse (et pas seulement). C’est pour cela que le discours sur la formation, sur la découverte du moi vient en premier et, à partir de là on peut aussi enseigner à discerner pour ‘user’ la technologie et ne pas en être ‘usés’. 48