La méthode kangourou

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La méthode kangourou,
ou comment soigner les nouveau-nés fragiles avec leur mère
par Christiane Huraux-Rendu
Pédiatre, Maternité, Hôpital Intercommunal de Créteil.
Beaucoup de pays en développement n'ont pas de structures de néonatalogie
classique jugées nécessaires pour prendre en charge les nouveau-nés fragiles.
Pourtant, les prématurés, les enfants de faible poids à la naissance sont nombreux et
beaucoup d'entre eux peuvent survivre sans séquelles au prix d'une attention
spécifique. Les pédiatres de Colombie ont montré, depuis plus de vingt ans, qu'il était
possible de prendre en charge ces enfants en dehors des structures habituelles de
néonatalogie. Ils ont peu à peu défini les moyens de répondre exactement aux
besoins de ces enfants en y faisant participer la maman et ont ainsi élaboré la
«méthode kangourou». Leur très grande expérience a débordé rapidement les
limites de la Colombie, de très nombreux pédiatres néonatologues et infirmières
puéricultrices vont sur place apprendre la méthode pour la pratiquer dans leur
structure et les applications dépassent les unités techniquement démunies.
I. Quels sont les besoins des nouveau-nés fragiles ?
En dehors de problèmes spécifiques posés par la grande prématurité (détresse
respiratoire, inadaptation cardiaque et circulatoire à la vie extra-utérine, immaturité
digestive), le nouveau-né de faible poids de naissance a trois besoins vitaux :
- avoir chaud,
- être nourri,
- rester propre.
Le tout dans un environnement attentif à ses éventuelles pauses respiratoires ou
petites difficultés digestives, qui lui permette de créer des liens avec sa mère.
Certes, les services de néonatalogie peuvent répondre à ces besoins, cependant les
risques sont grands d'infection avec des germes hospitaliers résistants lorsque
l'hygiène n'est pas strictement appliquée. La crainte même de ces infections fait
souvent éloigner la famille et même la mère qui n'a qu'un accès limité auprès de son
bébé ou parfois doit accepter une séparation prolongée lorsqu'on a dû transférer son
enfant.
Il. La méthode kangourou
Elle propose le portage constant du bébé par la mère, répond point par point à ces
besoins.
 La chaleur
Elle est apportée par le contact peau à peau on place le bébé à peine vêtu (une
couche avec ou non une petite chemise en coton fin) directement sur la peau de sa
mère, entre les seins, tête tournée sur le côté. Sa régulation thermique se fait ainsi
naturellement par le contact direct avec la chaleur du corps maternel. Le bébé est
recouvert d'un pagne ou d'une couverture selon la température ambiante, voire d'un
chapeau sur la tête et de chaussons. La mère peut ainsi se promener à l'intérieur et
à l'extérieur. Plusieurs études ont montré qu'après quelques instants d'adaptation, le
nouveau-né acquiert très vite une température corporelle égale à celle de sa mère et
n'en varie pas. Bien sûr, un autre adulte peut prendre le relais lorsque nécessaire : le
papa ou un autre membre de la famille, après s'être soigneusement lavé. Ainsi est
évité le besoin d'incubateur, souvent en nombre insuffisant dans les services, parfois
hors d'état de marche correcte et sources d'infections s'ils ne sont pas bien
entretenus ou si plusieurs bébés sont mis dans le même incubateur par manque
d'appareils.
 La propreté
Lorsque lé bébé est ainsi en peau à peau avec sa mère, il en partage les germes
commensaux, germes habituels qui vont coloniser son tube digestif, germes que la
maman contrôle par son système immunitaire : fabrication d'anticorps, surtout, qu'elle
a passés à son bébé par le placenta et qu'elle continue à lui donner par son lait. On
évite toute contamination par des germes hospitaliers, résistants aux antibiotiques
habituels, en ne laissant pas l'enfant et sa mère au contact avec des personnes
malades (adultes ou enfants).
La propreté de la mère est importante : elle doit pouvoir se doucher ou se laver tous
les jours avec de l'eau et du savon sans utiliser de produits parfumés. Cela est
parfois difficile car dans certaines sociétés traditionnelles, la femme ne doit pas
toucher l'eau pendant plusieurs jours après l'accouchement et il faut savoir
composer, faire ce qui est possible sans choquer la famille, expliquer les besoins du
bébé...
Le bébé lui-même doit être maintenu propre changé régulièrement avec du linge
propre, son siège lavé à l'eau et au savon, bien rincé et séché après chaque selle.
La toilette doit être faite tous les jours en évitant le bain si l'environnement est froid,
en le lavant en plusieurs temps, sans oublier la tête et les cheveux. Du savon sans
aucun autre produit doit être utilisé. Des petits massages au beurre de karité ou à
l'huile pourront être faits plus tard quand le bébé pourra supporter de ne pas être en
permanence peau à peau.
Bien sûr ces règles de propreté s'appliquent à toute personne qui aide la mère dans
les soins au bébé : personnel soignant et famille (lavage des mains, vêtements
propres, hygiène de la pièce ...).
 L'alimentation
Elle est apportée par le lait maternel. Lorsque le nouveau-né est trop faible pour
avaler, le lait maternel doit être tiré (si possible extrait à la main plutôt que par une
tireuse), il est alors donné immédiatement en gavage gastrique par une sonde. Mais
dès que le bébé peut avaler, il faut lui proposer le lait maternel directement dans la
bouche au moyen d'une petite cuiller ou d'un compte-gouttes. Il faut lui donner à
boire très souvent par toutes petites quantités, "fractionner" ses repas pour qu'il
puisse tolérer sa ration qui doit passer progressivement de 70 à 80 ml/kg le premier
jour à 180 ml/kg au bout d'une semaine.
Si l'enfant pèse moins de 1 500 à 1 600 grammes, il faut lui donner à boire toutes les
heures dans la journée, toutes les deux heures la nuit pour arriver à une ration
quotidienne suffisante et bien tolérée.
Si le lait maternel est extrait manuellement, il doit être recueilli dans un récipient en
plastique parfaitement propre (car les anticorps maternels se fixent sur les parois du
verre) et donné rapidement au bébé.
Complément :
Exceptionnellement, si l'enfant ne prend pas de poids après la petite chute initiale et
que la maman n'a pas assez de lait, on peut utiliser un lait de complément choisi
parmi les laits disponibles sur place : si possible lait spécial pour les bébés, en
poudre, reconstitué avec de l'eau bouillie parfaitement propre. Ce complément devra
être donné avec beaucoup de prudence, il devra être mis dans des récipients
parfaitement propres (verre ou plastique) et donné sans tétine : proposé à boire avec
une tasse ou au compte-gouttes, ou à la petite cuiller. Il faut absolument éviter toute
tétine qui viendrait interférer avec le mécanisme de succion au sein. À chaque repas
l'enfant est d'abord mis aux seins, puis on lui propose sa ration de complément avant
qu'il ne s'endorme.
 Surveillance du nouveau-né
Bien sûr il faut savoir observer le nouveau-né fragile, surveiller sa respiration et sa
couleur car il peut faire des pauses respiratoires : en fait lorsqu'il est peau à peau
sur sa maman, il reçoit une stimulation permanente par les mouvements de sa mère
et généralement cela suffit à stimuler sa propre respiration en cas de pause. La
maman doit être avertie de cette possibilité et le signaler si les pauses sont trop
fréquentes et surtout si elles entraînent un changement de couleur du bébé (pâleur
ou cyanose). De même, il peut avoir quelques régurgitations qui cesseront en
général si on fractionne plus les repas dans la journée et surtout si on maintient le
bébé en position verticale sur sa mère, ce qui suppose que celle-ci ne dorme pas
complètement couchée mais en position demi-assise. On évitera tout risque
d'étouffement en respectant cette position et en laissant bien libre le visage du bébé,
en particulier son nez pour que l'air circule librement.
Enfin, comme pour tous les nouveau-nés, des vitamines doivent être données :
- vitamine D bien sûr, à laquelle il faut ajouter
- vitamines A, E et C sous forme de polyvitamines : 1 ml (35 gouttes).
 L'éveil et le développement neurosensoriel
On apprend à la maman à s'assurer du confort de son bébé, de la qualité de son
sommeil et à profiter de ses moments d'éveil pour communiquer avec son bébé, lui
parler, le bercer, tisser des liens chaleureux avec ce petit être venu trop tôt, le
réconforter lorsqu'il manifeste de petits malaises. Peu à peu, la famille, l'entourage
vont être amenés à participer à cette communication et invités à prendre le relai de la
maman entre deux tétées pour que celle-ci puisse se reposer. Il est extraordinaire
de voir la rapidité du développement neurosensoriel du bébé, ses capacités à se
détendre, exprimer une certaine sérénité que l'on juge par la qualité de son regard
intensément fixé sur sa mère. Ceci est certainement un des meilleurs
encouragements à apporter des soins constants, qui pourraient paraître fastidieux,
sinon épuisants.
III. En pratique
1. Quels enfants peuvent bénéficier de la méthode kangourou ?
Tout nouveau-né fragile dont l'état vital est stabilisé. Cela signifie qu'il n'a pas de
pathologie associée, que son état clinique est satisfaisant, qu'il ne fait pas d'apnées
répétitives. Il doit être capable de déglutir, prendre du poids d'un jour à l'autre sans
gavage, avoir un réflexe de succion et une bonne coordination succiondéglutition même si la mise au sein n'est pas encore exclusive.
Il n'y a pas de critère de poids minimum cela dépend essentiellement des capacités
du bébé, de sa famille et des possibilités de suivi. À Bogota, certains enfants pesant
moins de 1000 grammes entrent dans le programme des mères-kangourou,
cependant lorsqu'une équipe commence à appliquer la méthode kangourou, il vaut
mieux débuter prudemment avec des bébés de 1 600 à 1 800 grammes pour bien se
familiariser avec la méthode et prendre confiance, puis peu à peu intégrer des bébés
de plus faible poids.
Par rapport au terme de la grossesse, s'il est connu et a pu être déterminé par
l'examen clinique de la maturation; il est également raisonnable de n'accepter dans
le programme que des prématurés de trente-quatre semaines et plus, puis,
progressivement selon l'état des enfants, proposer la méthode à des prématurés plus
jeunes sans toutefois aller au-delà de trente-deux semaines (7 mois de grossesse).
Ces enfants pourront entrer dans le programme dès qu'ils auront atteint une maturité
suffisante quelques semaines plus tard ; en attendant, ils bénéficieront toujours du
contact peau à peau discontinu avec la maman dans le service où il est soigné.
2. Quelles familles ?
La méthode kangourou exige une disponibilité totale de la mère qui va être
sollicitée en permanence, en particulier pour l'allaitement. Il faut qu'elle puisse
trouver une aide suffisante autour d'elle, aide matérielle et ménagère, aide dans le
portage du bébé pour lui permettre de faire ses propres soins corporels et de dormir
en position horizontale de temps en temps. Rappelons que le bébé doit être
maintenu en permanence en position verticale, ce qui suppose que la personne qui
le porte ne soit jamais couchée, mais debout, assise ou semi-assise. Toute la famille
doit donc adhérer au programme, être d'accord et comprendre les impératifs
d'hygiène, de soins, de portage et d'alimentation. Elle doit être informée des risques
potentiels et doit accepter de venir régulièrement aux rendez-vous fixés pour le suivi
du bébé.
La sélection des familles est donc un point très délicat car il ne faudrait pas faire
courir des risques supplémentaires à ce nouveau-né fragile. Pendant les tout
premiers jours à la maternité et en néonatalogie, on peut juger déjà des capacités et
motivations de la mère et de son entourage. L'idéal est également d'effectuer une
visite au domicile avant la sortie du couple mère-enfant pour mieux se rendre
compte de la situation et éventuellement aider à préparer l'accueil du bébé dans de
bonnes conditions.
Certaines cultures ont parfois du mal à accepter spontanément cette position peau
contre peau. Pour l'avoir proposé de nombreuses fois au Vietnam avec des ethnies
différentes, nous pouvons dire que bien rares sont les mamans qui n'adhèrent pas
très vite à ce contact. Ce sont plutôt les familles qui sont plus rejetantes, évoquant
les risques pour le bébé, mais pensant à des tabous ou des craintes plus profondes.
Bien évidemment il ne faudrait pas tomber dans une situation de « forcing » où l'on
ne respecterait pas les hésitations, l'éventuel dégoût ou rejet de la mère, ce qui serait
alors source de sentiment de culpabilité pour cette maman et augurerait mal de la
qualité future de ses relations avec son enfant.
3. Quand débuter le programme
 Phase d'apprentissage à l'hôpital
À la naissance d'un enfant de faible poids va se poser la question du lieu de prise en
charge du bébé : y a-t-il sur place une équipe de néonatalogie (pédiatre, personnel
soignant) capable de s'en occuper ou devra-t-il être transféré ailleurs ? Si l'enfant
peut être pris en charge sur place, c'est cette même équipe qui va évaluer l'état
clinique du bébé et éventuellement proposer la méthode kangourou à la mère. Sur
place, l'équipe pourra ainsi en très peu de temps apprécier les capacités de la mère
à apprendre la méthode, les capacités du bébé à s'alimenter et prendre du poids
ainsi que la motivation et la participation de la famille au domicile. L'apprentissage se
fera progressivement et la mère et le bébé pourront sortir en "programme kangourou"
en toute sécurité.
Si la maternité ne dispose pas d'une structure d'accueil pour les nouveau-nés
fragiles, le bébé doit être transféré et c'est depuis le service où il aura été transféré
que se fera l'évaluation des capacités mère/bébé/famille à profiter du programme des
mères-kangourou. Il est évidemment capital que la maman puisse suivre son bébé.
Souvent existent des chambres d'accueil des mamans dans ou à proximité des
services de néonatalogie où la maman peut être hébergée. Là encore, ce seront les
quelques jours d'observation qui vont permettre l'apprentissage de la méthode, en
particulier le mode d'alimentation, le maintien du bébé, les diverses contraintes à
respecter.
4. Retour à la maison
Dès que le bébé a fait ses preuves de relative autonomie (pas besoin de gavage,
pas de pathologie associée, prise de poids), que la maman a compris la méthode et
se sent en .confiance, et que la famille adhère fortement au programme, le retour à la
maison est proposé. C'est en effet à la maison que se poursuivra pendant plusieurs
semaines l'élevage de ce bébé fragile. Bien sûr, un suivi médical et social strict est
absolument nécessaire : par des visites quotidiennes au début avec pesée, examen
clinique, discussion avec la maman, écoute des difficultés rencontrées ... À Bogota,
les mamans reviennent ainsi tous les jours avec leur bébé dans le service, malgré
des transports en commun parfois longs. La rencontre avec l'équipe et avec d'autres
mamans permet de très fructueux échanges. Dès que l'enfant prend bien
régulièrement du poids et boit entièrement au sein, les visites sont peu à peu
espacées.
Il peut être difficile dans certains lieux de faire revenir les mamans tous les jours si
les distances sont très grandes et les transports peu développés. Certaines équipes
dans le monde utilisent un foyer d'hébergement extra-hospitalier où la mère peut
séjourner avec son bébé et bénéficier du suivi quotidien tant qu'il est nécessaire. La
famille élargie peut également servir de relais.
C'est cette partie du programme dit ambulatoire qui est la plus importante. En effet,
il faut faire une confiance totale à l'ensemble mère, bébé, famille, accepter de
déléguer son pouvoir... mais rester vigilant et prêt à soutenir la famille en cas de
difficulté.
À ce prix seront évitées les multiples complications liées à une hospitalisation
prolongée : infections iatrogènes, séparation mère-bébé avec son risque de
désintéressement, de désaffection, voire d'abandon de l'enfant. Les quelques
contraintes, certes bien réelles, imposées à l'équipe et à la famille seront largement
compensées par le développement harmonieux du bébé suivi pendant sa première
année, voire plus. L'équipe du Mission Hospital de Manama, au Zimbabwé, garde les
mères avec leur bébé pendant toute la durée du programme. Ils ont montré le
changement considérable qui s'est produit dans l'attitude du personnel qui
auparavant avait tendance à délaisser ces enfants trop fragiles et avec peu de
chances de survie. Depuis l'application du programme, le taux de survie est de 98 %
dès trente et une semaines d'âge gestationnel (une fois passés les premiers jours
d'adaptation et éliminées les pathologies associées). Du coup, le personnel a acquis
un enthousiasme contagieux et la petite surcharge initiale de travail s'atténue
rapidement par la prise en charge totale des bébés par leur mère.
5. Fin du programme
C'est le bébé qui décide du moment où il ne supporte plus de rester peau à peau
contre sa mère : soit qu'il y ait trop chaud, soit qu'il se sente à l'étroit, qu'il ait besoin
de dormir seul... il n'y a pas là encore de critère de poids absolu, habituellement au
terme où l'enfant aurait dû naître normalement. Bébé est "mûr" pour affronter le reste
du monde avec une sécurité physique et affective qui l'aidera toute sa vie.
Pour en savoir plus :
La méthode kangourou. Comment les mères des enfants prématurés se substituent
aux couveuses. Nathalie Charpak, Zita de Calume, Annick Hamel, Coll. La vie de
l'enfant, Éd. E.S.F Paris 1996.
"L'enfant de petit poids de naissance 1. Le prématuré", J. Bernard Joly. D.S, 1993,
n° 107.
"The kangaroo-method", for traiting low birth weight babies in a developping country.
Berman N. Jürisoo LA. Manama, Mission Hospital Gwanda, Zimbabwé. Tropical
Doctor, 1994, 24, 57-60.
Développement et Santé, n 129, juin 1997
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