différente. Le Mouvement de libération des femmes surgira de mai 68 comme un mouvement
culturel central de la société des individus. Rien ne sera jamais plus comme avant.
Pourtant, nombre d'analystes ont souligné le caractère de psychodrame de mai 68 - ce fut le
cas de Raymond Aron - puisque le mouvement ressemblait par trop à une pâle révolte
étudiante qui ne débouchait sur aucune prise de pouvoir ni sur aucun changement
institutionnel. Un sociologue comme Alain Touraine (1) sera plus lucide. Il mettra en
évidence les tensions et les contradictions qui traversaient le mouvement. Comment en effet
rencontrer les revendications du mouvement ouvrier, et en même temps, être animé par une
recherche d'affirmation culturelle qui ressemblait fort à la recherche d'un communisme
utopique fondé sur la liberté et la critique de la société technocratique ? Héritage impossible
(2) qui s'est défait et transformé dans les changements qui suivront mai 68.
Mais qu'est ce qui a changé ? Ce changement est repérable à trois niveaux. Le premier, c'est
celui du rythme de passage d'un état social à un autre : le temps de la jeunesse s'est allongé, il
est marqué par de la transition longue, une sorte de moratoire caractérisé par du temps
d'attente. Alors que, dans les années 60, le passage est encore marqué par des ruptures fortes -
la fin des études, le service militaire, le départ de chez les parents, le mariage, l'entrée à l'usine
-, les années de crise sont venues bouleverser les cycles de vie.
Le deuxième changement concerne les conduites qui ont accompagné la déconnexion des
seuils d'entrée dans la vie adulte. En apparence, l'engagement familial est plus tardif et plus
maîtrisé puisqu'il s'agit moins d'échapper au milieu familial tel qu'il était configuré dans les
années 60 - normatif, autoritaire, peu respectueux du domaine privé - que de trouver une
manière de vivre ensemble avec ses parents jusqu'à un âge avancé. De manière plus profonde,
la transition laisse la place à des expérimentations. Ou, pour parler comme Dubet (3), à la
construction d'une expérience marquée par la recherche de soi et ses incertitudes : moins de
rôles sociaux hérités, davantage d'essais et d'erreurs et tâtonnements identitaires dans la
recherche des ponts à jeter entre "être", "vivre" et "exister".
Troisième niveau de changement : l'engagement dans la vie publique n'a plus rien à voir avec
ce que préconisaient ou pratiquaient les générations antérieures. On ne s'engage plus de façon
ferme et idéologiquement située par rapport à l'axe gauche-droite, laïc-catholique, syndical-
politique. Tout est devenu plus léger - on a même été jusqu'à parler de "zapping" en ce qui
concerne l'affiliation à divers mouvements. En même temps, les jeunes aujourd'hui pratiquent
différentes expériences dans une transition qui ne les enferme plus dans des apprentissages de
rôles (le militant, l'adhérent, le carriériste politique...).
Les mouvements étudiant ou altermondialiste sont traversés par cette légèreté; aucune
adhésion ne fait sens en tant que telle. Ils sont également portés par une dénonciation du
mépris et une recherche sans fin de l'authenticité, avec un sentiment de distance de plus en
plus affirmé par rapport aux adultes, aux vieux, à leur pesanteur, à leurs certitudes basiques, à
leur reproduction. Ça ne veut pas dire pour autant que les différences sociales et culturelles se
sont effacées pour laisser l'individu faire du trapèze entre les différents mondes de
l'expérience. Mais tout semble plus polarisé à travers une fragmentation plus grande où
chacun a du mal à trouver ses marques (entre garçons et filles, entre origines sociale et
ethnique...).
Les choses ont changé. Les références, les figures qui faisaient sens ne sont plus l'ouvrier
exploité ou le colonisé. Elles ont été remplacées par le précaire, celui qui est "sans" domicile
fixe, sans papiers ou sans travail, et par l'immense peuple qui habite les bidonvilles des
sociétés dépendantes. Mais l'enjeu de 68 est toujours présent : comment vivre ensemble dans
une société libre et égalitaire qui reconnaisse les différences tant identitaires que culturelles ?
Ce qui s'est déplacé par rapport à mai 68, c'est la focale : le rapport entre la liberté et l'égalité
est remplacé par celui entre l'égalité et la différence dont la reconnaissance engendre ou non
la liberté ou la libération. Les femmes y occupent une place centrale. Désormais, l'on critique