Mai 68
Liberté - égalité - différence
Bernard FRANCQ
La Libre, le 02/05/2008
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Les références de mai 68 étaient l'ouvrier exploité, le colonisé et la femme. Elles sont
remplacées aujourd'hui par le précaire : celui qui vit "sans" (sans domicile fixe, sans
papiers, sans travail).
A quarante ans de distance, le moment est propice pour réinterroger ce dont mai 68 était
porteur. Il s'agit d'une interrogation permanente sur ce qui change, sur ce qui va changer, sur
ce qui doit changer. Nous laissons donc de côté l'esprit de commémoration. N'étant pas
historien, mais sociologue, ce qui nous intéresse, c'est de prendre la mesure d'une révolte qui
n'a pas été une révolution violente et qui interrogeait fondamentalement le rapport entre la
liberté, l'égalité et le fait d'être différent.
C'est bien là l'enjeu majeur dont 68 a été porteur : (re) poser la question de notre rapport à la
société; interroger avec force les relations que nous voulions changer entre nous, entre les
institutions, entre les différentes parties du monde. Disons d'emblée que cet enjeu-là - le
triptyque liberté-égalité-différence - reste d'une actualité brûlante. Mai 68 nous y ramène
encore et toujours, surtout quand on se demande comment se vit la jeunesse aujourd'hui.
Mai 68 est souvent jugé, au gré des décennies, à partir de ce que sont devenues ses figures
emblématiques, voire charismatiques, leaders du mouvement étudiant, militants de différents
groupuscules gauchistes ou de comités anti-impérialistes, syndicalistes de combat qui
critiquaient les bureaucraties. Au-delà de ce qui est dénoncé par certains comme une
réduction de mai 68 au comptage des positions de pouvoir acquises par la génération des
baby-boomers, il faut rappeler que la jeunesse qui a fait mai 68 était animée par un triple
engagement. Le premier critiquait le capitalisme, notamment l'organisation scientifique du
travail dans les usines et la société de consommation. Le deuxième s'en prenait à
l'impérialisme : la mobilisation contre la guerre du Vietnam était le fer de lance de la lutte
contre les Etats-Unis. Le troisième critiquait le pouvoir politique et ses appareils - en France
le gaullisme; en Allemagne ou en Italie, la démocratie-chrétienne - qui réduisait la démocratie
à un système distant, loin du peuple.
Ce triple engagement critique s'est déployé autour de figures mobilisatrices qui étaient celles
de l'ouvrier exploité et des militants des luttes anti-impérialistes à partir de la question de
l'égalité tant au niveau du travail que des relations entre pays développés et sous-développés.
Les militants de 68 ont donc une double identité, laquelle va chercher à fusionner à travers
une imagination irrévérencieuse. C'est cet esprit d'irrévérence qui faisait que rien ne semblait
subsister des anciennes certitudes de ceux qui pensaient avoir l'autorité : impertinent, impoli,
insolent, irrespectueux, autant d'adjectifs pour qualifier une attitude de contestation de l'ordre
établi et de la lourdeur du temps. Cette irrévérence donnera au mouvement une légèreté qui
plaçait la liberté et la libération au coeur de l'action pour l'égalité et que certains ont qualifié
de "contre-culture".
Mais ce n'est pas tout. A l'ouvrier exploité, au colonisé méprisé, est venu s'ajouter une autre
figure : les femmes. Ces dernières ne demandent pas seulement que les hommes dominateurs
leur reconnaissent un droit à l'égalité salariale et politique. Elles revendiquent le droit d'être
différente. Le Mouvement de libération des femmes surgira de mai 68 comme un mouvement
culturel central de la société des individus. Rien ne sera jamais plus comme avant.
Pourtant, nombre d'analystes ont souligné le caractère de psychodrame de mai 68 - ce fut le
cas de Raymond Aron - puisque le mouvement ressemblait par trop à une pâle révolte
étudiante qui ne débouchait sur aucune prise de pouvoir ni sur aucun changement
institutionnel. Un sociologue comme Alain Touraine (1) sera plus lucide. Il mettra en
évidence les tensions et les contradictions qui traversaient le mouvement. Comment en effet
rencontrer les revendications du mouvement ouvrier, et en même temps, être animé par une
recherche d'affirmation culturelle qui ressemblait fort à la recherche d'un communisme
utopique fondé sur la liberté et la critique de la société technocratique ? Héritage impossible
(2) qui s'est défait et transformé dans les changements qui suivront mai 68.
Mais qu'est ce qui a changé ? Ce changement est repérable à trois niveaux. Le premier, c'est
celui du rythme de passage d'un état social à un autre : le temps de la jeunesse s'est allongé, il
est marqué par de la transition longue, une sorte de moratoire caractérisé par du temps
d'attente. Alors que, dans les années 60, le passage est encore marqué par des ruptures fortes -
la fin des études, le service militaire, le départ de chez les parents, le mariage, l'entrée à l'usine
-, les années de crise sont venues bouleverser les cycles de vie.
Le deuxième changement concerne les conduites qui ont accompagné la déconnexion des
seuils d'entrée dans la vie adulte. En apparence, l'engagement familial est plus tardif et plus
maîtrisé puisqu'il s'agit moins d'échapper au milieu familial tel qu'il était configuré dans les
années 60 - normatif, autoritaire, peu respectueux du domaine privé - que de trouver une
manière de vivre ensemble avec ses parents jusqu'à un âge avancé. De manière plus profonde,
la transition laisse la place à des expérimentations. Ou, pour parler comme Dubet (3), à la
construction d'une expérience marquée par la recherche de soi et ses incertitudes : moins de
rôles sociaux hérités, davantage d'essais et d'erreurs et tâtonnements identitaires dans la
recherche des ponts à jeter entre "être", "vivre" et "exister".
Troisième niveau de changement : l'engagement dans la vie publique n'a plus rien à voir avec
ce que préconisaient ou pratiquaient les générations antérieures. On ne s'engage plus de façon
ferme et idéologiquement située par rapport à l'axe gauche-droite, laïc-catholique, syndical-
politique. Tout est devenu plus léger - on a même été jusqu'à parler de "zapping" en ce qui
concerne l'affiliation à divers mouvements. En même temps, les jeunes aujourd'hui pratiquent
différentes expériences dans une transition qui ne les enferme plus dans des apprentissages de
rôles (le militant, l'adhérent, le carriériste politique...).
Les mouvements étudiant ou altermondialiste sont traversés par cette légèreté; aucune
adhésion ne fait sens en tant que telle. Ils sont également portés par une dénonciation du
mépris et une recherche sans fin de l'authenticité, avec un sentiment de distance de plus en
plus affirmé par rapport aux adultes, aux vieux, à leur pesanteur, à leurs certitudes basiques, à
leur reproduction. Ça ne veut pas dire pour autant que les différences sociales et culturelles se
sont effacées pour laisser l'individu faire du trapèze entre les différents mondes de
l'expérience. Mais tout semble plus polarisé à travers une fragmentation plus grande où
chacun a du mal à trouver ses marques (entre garçons et filles, entre origines sociale et
ethnique...).
Les choses ont changé. Les références, les figures qui faisaient sens ne sont plus l'ouvrier
exploité ou le colonisé. Elles ont été remplacées par le précaire, celui qui est "sans" domicile
fixe, sans papiers ou sans travail, et par l'immense peuple qui habite les bidonvilles des
sociétés dépendantes. Mais l'enjeu de 68 est toujours présent : comment vivre ensemble dans
une société libre et égalitaire qui reconnaisse les différences tant identitaires que culturelles ?
Ce qui s'est déplacé par rapport à mai 68, c'est la focale : le rapport entre la liberté et l'égalité
est remplacé par celui entre l'égalité et la différence dont la reconnaissance engendre ou non
la liberté ou la libération. Les femmes y occupent une place centrale. Désormais, l'on critique
la société de marché et la course aux intérêts personnels au détriment des autres. Dans ce
cadre, le retour réflexif sur mai 68 met en évidence la nécessité de repenser un projet de
solidarité pour créer une société des individus moins injuste.
(1) Touraine A., "Le mouvement de mai ou le communisme utopique", Paris, Seuil, 1968.
(2) Le Goff J.-P., "Mai 68, l'héritage impossible", Paris, La découverte, 1998. Voir aussi le
livre de K. Ross, "Mai 68 et ses vies ultérieures", Paris, Editions Complexe, 2005.
(3) F. Dubet, "Sociologie de l'expérience", Paris, Seuil, 1994.
Cet article a été publié dans la revue "Louvain" de avril-mai 1968 (http://uclouvain.be/revue-
louvain.html)
CONFERENCE: "Mai, une mythologie?" Amour, haine, fascination, dégoût, indifférence,
voire méconnaissance, tout ce qu'engendre un événement qui fut exceptionnel... Par le Pr
Bernard Francq, le mardi 6 mai, à 20h, à Charleroi. Org.: Académie Louvain, en collaboration
avec la Haute école Charleroi Europe.
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