L`apport des Jésuites aux Chinois Nantes Déc 2013

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Conférence Nantes le 14 décembre 2013
Introduction
Qu’est-ce que les Jésuites ont transmis aux Chinois ? Voilà la question à laquelle je
vais essayer d’apporter une réponse, qui ne pourra être que partielle, au cours de
l’heure qui vient.
Une telle question sous-entend que nous nous intéressons aux activités des Jésuites
en Chine à ce que nous pouvons appeler leur « grande époque », celle où ils étaient
en relation avec les plus hauts mandarins de l’empire chinois, quand ce n’était pas
avec l’empereur. Comme vous le savez, la Compagnie de Jésus, c’est-à-dire
l’organisation religieuse à laquelle appartienne les Jésuites, a été supprimée en
1775, ce qui nous permet de définir avec précision les dates de cette « grande
époque », en prenant comme terme la date de cette suppression, soit 1775, et
comme origine celle de l’arrivée des premiers missionnaires jésuites en Chine, et
notamment celle de Matteo Ricci, soit 1582.
Cette période qui s’étend de de 1582 à 1775, dure presque deux cent ans,
correspondant aux XVIIe et XVIIIe siècles à une vingtaine d’années près. En Chine,
elle correspond aux trois derniers empereurs Ming, et après le changement de
dynastie de 1644, où les Mandchous montent sur le trône, aux premiers empereurs
dont le plus grand est Kangxi ; et, en France, elle correspond aux règnes d’Henri IV à
Louis XV.
Pendant ces deux siècles, 990 missionnaires jésuites ont été envoyés en Chine. Un
tout petit nombre d’entre eux a vécu et travaillé dans l’entourage de l’empereur, les
autres s’adonnant à des activités religieuses dans les villes et les campagnes.
Ce que les Jésuites ont apporté aux Chinois pourrait être classé dans trois grandes
catégories :
Tout d’abord, l’introduction d’idées et pratiques nouvelles en mathématiques,
astronomie, géographie, et autres domaines de connaissance de la nature, c’està-dire des idées et des pratiques qui leur étaient inconnues, mais surtout qui
bouleversaient, pour nombre d’entre elles, leurs représentations du monde ;
ajoutons en incise que les représentations que les Occidentaux se faisaient du
monde ont été elles aussi bouleversées au cours du XVIIe siècle, et d’une
manière radicale, avec la disqualification irréversible de la physique
d’Aristote grâce à la mise au point de la méthode expérimentale.
En deuxième lieu, ils ont introduit la religion chrétienne et ce, sous deux modes,
celui de la conversion de populations (on estime à 250 000 personnes le nombre
de chrétiens chinois à la fin du XVIIIe siècle) et la diffusion dans la culture
chinoise de conceptions chrétiennes qui, acceptées ou refusées, contribueront à
la faire évoluer.
Enfin, et aujourd’hui c’est peut-être le plus important aux yeux des Chinois, ils ont
en Europe fait connaître la Chine, son histoire, sa culture, ses mœurs par le
moyen de leurs écrits publiés dans toute l’Europe. Mentionnons deux de ces
écrits ; le récit de Matteo Ricci sur l’histoire de la mission, qui inclut une longue
description des institutions et des mœurs chinoises à la fin du XVIe siècle et la
traduction en latin de trois des quatre principaux livres du confucianisme,
traduction publiée par Philippe Couplet en 1687 sous le nom de Confucius
sinarum philosophus, Confucius philosophe de la Chine.
Avant d’entrer dans les savoirs et conceptions que les Jésuites ont transmis, je
voudrais attirer l’attention sur ce dernier mot, le mot « transmis ». Il suppose deux
actions ou deux temps : il suppose, d’une part, un apport et, d’autre part, une
réception. Jusqu’à une date assez récente, disons les années 1970, le second terme
n’avait pas fait l’objet de profondes investigations ; l’histoire qui était narrée ne
pouvait qu’adopter le seul point de vue de ceux qui apportaient, des missionnaires ;
elle s’étendait sur ce qu’ils avaient remis, apporté, et elle laissait entendre que ce qui
avait été remis avait été reçu, et plus précisément avait été reçu et compris d’une
manière identique à la manière dont les missionnaires le comprenaient. Ces derniers
avaient certainement conscience de l’écart entre ce qu’ils disaient et ce qui était
entendu, mais n’en parlaient guère.
Aujourd’hui, les recherches menées depuis quelques décennies ont profondément
modifié la narration de ces échanges en étudiant les diverses étapes de la réception
de ces savoirs par les Lettrés chinois. Nous pouvons distinguer trois étapes : une
acceptation globale et peu approfondie dans un premier temps. , suivie du rejet de
nombreuses affirmations et méthodes, rejet fondé sur l’étude de leurs classiques et
enfin un narratif permettant de concilier, fût-ce par une fable, l’utilisation des savoirs
occidentaux et la conformité aux exigences confucéennes. En d’autres termes,
même les savoirs sur la nature (physique, astronomie, chimie, …) étaient – et sans
doute sont encore pour beaucoup - enchâssés dans des cultures fort différentes en
Europe et en Chine et que leur transplantation n’est pas une tâche aisée et rapide.
Tout d’abord, au risque de vous ennuyer avec des faits que vous n’êtes pas sans
connaître, puisqu’il y a un environ une exposition « Matteo Ricci précurseur des
échanges des savoirs entre l’Europe et la Chine » a été montrée à Nantes, je
voudrais vous donner des précisions sur ce personnage, l’un des deux seuls
étrangers, avec Marco Polo, à être représentés dans le Monument du Millenium.
Matteo Ricci était un missionnaire jésuite italien. Il était missionnaire, c’est-à-dire
envoyé en Chine afin de faire connaître la religion chrétienne et d’inviter les Chinois
à l’adopter. Il était un jésuite, c’est-à-dire membre d’une organisation catholique, plus
précisément d’un ordre religieux, dont le nom complet était – et est encore -, comme
je viens de vous le dire, la Compagnie de Jésus et dont les membres sont
couramment appelés les jésuites.
Une question vient immédiatement à l’esprit : pourquoi des missionnaires chrétiens
envoyés en Chine dans un but religieux y ont-ils introduit en Chine toutes sortes de
connaissances scientifiques ?
Il u eut deux raisons différentes, elles ne sont pas contradictoires, elles se sont plutôt
succédées au cours de leur présence en Chine. La première est assez générale.
Les Jésuites savaient parfaitement que la Chine était une civilisation très raffinée et
que, pour gagner la confiance des Chinois, pour les intéresser, ils devaient montrer
qu’ils venaient aussi de pays civilisés, qui maîtrisaient de grandes connaissances.
L’expérience qu’ils avaient acquise au Japon leur avait révélé que les gens posaient
beaucoup de questions sur le soleil, la lune, les éclipses, etc. et pour cette raison,
parmi les jésuites qui étaient envoyés au Japon ou en Chine, certains étaient forts en
mathématiques et en astronomie. Autrement dit, leurs connaissances scientifiques
permettaient de faire comprendre aux populations, à leurs fonctionnaires et à leurs
souverains, qu’ils venaient de pays qui avaient aussi une grande civilisation, qu’ils
méritaient d’être considérés comme des gens sérieux et d’être écoutés.
La seconde raison est beaucoup plus spécifique à la Chine.
Dans les premières décennies de la mission, le but qu’ils poursuivaient n’était
certainement pas de travailler continuellement dans le Bureau impérial de
l’Astronomie à proximité des empereurs mandchous, comme ils l’ont fait pendant un
siècle et demi environ. Cette situation est la conséquence d’une sorte de division du
travail entre jésuites : pendant que quelques jésuites travaillent comme astronomes
du souverain, d’autres s’adonnent à un travail missionnaire dans les villes et
provinces.
Mais pourquoi une telle division du travail ? Les gouvernants et fonctionnaires
chinois ont, eu tendance tout au long de leur histoire, à voir les religions comme un
facteur de désordre social. Matteo Ricci, qui était arrivé non sans difficulté à s’établir
en Chine, avait compris qu’il pouvait très facilement se produire des situations où les
jésuites seraient accusés à tort ou à raison de violer les lois chinoises, qu’ils seraient
obligés de quitter le pays et que leur mission ne pourrait pas perdurer. Pour éviter
que ne se produisent de telles situations, Matteo Ricci saisit une possibilité de se
rendre utile aux empereurs, et ce d’une manière durable, et d’arriver avec eux à un
accord tacite : quelques jésuites rendent à Pékin un service où ils sont
indispensables et les fonctionnaires impériaux n’entravent pas le travail des
missionnaires dans les villes et campagnes. Cette approche fut couronnée de
succès.
Le service fut la réforme du calendrier.
Trois sollicitations
Dès son arrivée en Chine, Matteo Ricci a fait preuve d’une grande disponibilité aux
sollicitations dont il était l’objet, et on peut dire que c’est l’attention qu’il a portée à
trois d’entre elles qui ont pratiquement décidé de ce qu’ils allaient faire au cours des
deux siècles de leur présence en Chine, hors les activités spécifiquement
religieuses.
La première se produisit peu de temps après son arrivée, quand le
gouverneur de la région où il demeurait remarqua une carte suspendue dans
la maison des missionnaires, s’étonna que ce soit une carte du monde bien
différente de la chinoise et demanda de lui en réaliser une analogue, mais
traduite en chinois.
La deuxième survint environ dix ans plus tard, lorsqu’un vice-ministre du
Ministère des cultes lui fit part des problèmes rencontrés dans l’établissement
du calendrier et l’invita à l’accompagner à Pékin pour contribuer à sa révision.
La troisième émanera de plusieurs jeunes gens instruits, dont certains déjà
admis aux concours mandarinaux ; ils exprimaient une demande plus
complexe, étroitement liée à la situation politique et sociale de la fin du XVIe
siècle en Chine. Cette demande débouchera notamment sur la traduction
d’œuvres mathématiques.
Qu’est-ce les jésuites ont fait en Chine dans les domaines de la cartographie, de
l’établissement du calendrier et la traduction des mathématiques occidentales, voilà
les questions qui vont nous occuper maintenant.
Partie 1 Cartographie
Peu de temps après son arrivée, le gouverneur de la province découvre dans la
demeure des missionnaires une carte légendée en caractères latins. Dès qu’il
apprend qu’il s’agit d’une carte du monde, il exprime le désir d’en avoir une copie en
chinois.
Ce fut le premier planisphère que fit Ricci, le premier d’une dizaine qu’il réalisera au
cours des 27 années qu’il résidera en Chine. Nous ne regarderons aujourd’hui qu’un
seul d’entre eux, le plus célèbre, celui qui est intitulé Carte complète de la myriade
de pays de la Terre 坤舆万国全图 et qui est daté de 1602.
La plupart d’entre nous ont sans doute entendu dire que le jésuite italien avait placé
la Chine au centre de la carte afin qu’elle ne blesse pas l’empereur et ses sujets
dans leur fierté d’être sujets de l’Empire du Milieu.
En effet, la cosmologie chinoise voulait, depuis des temps très anciens, que le Ciel
soit rond et la Terre carrée, et, comme le Ciel ne couvrait donc qu’une partie de la
Terre, le territoire qui était ‘Sous le Ciel’ – expression qui est devenue un substantif
en chinois - correspondait au monde civilisé. Au début de notre ère, ce monde
civilisé se limitait au territoire occupé par les Han, c’est-à-dire les Chinois proprement
dit. Toutefois, comme ce concept est plus culturel qu’ethnique, le ‘Sous le ciel’ s’est
étendu comme il va de soi à l’ensemble des pays et régions qui étaient civilisées – il
faut comprendre pays et régions qui étaient en relation avec la Chine, et notamment
qui payaient tribut à la Chine. Quatre mers, une dans chacune des quatre directions
cardinales, étaient supposées entourer les terres qui étaient sous le Ciel. Au-delà les
îles non encore pénétrées par la civilisation.
Les voyages du grand navigateur Zheng He à la fin du XIVe siècle, avaient conduit à
une extension importante du ‘Sous le Ciel’. Une carte chinoise datant de 1532,
appelée Carte générale des quatre mers, de la Chine et des pays étrangers, 《四海
華夷总图》, réorganise les territoires connus des Chinois tout en gardant leur
représentation de la Terre.
中国、朝鲜和日本在东面;羅荒野在北方;天竺(现尼泊尔)和印度在南面;波剌斯
在西面,而波剌斯隔着西海(即地中海)是大秦(即罗马帝国)
La mappemonde de Ricci apporte une représentation cartographique du monde
beaucoup plus complète que les cartes occidentales, car elle reprend toutes les
cartes établies à la suite des grandes expéditions maritimes qui ont sillonné les mers
au cours du XVIe siècle et les améliorait notablement.
Cette carte s’inspire de celle que le géographe flamand Abraham Ortelius, appelée
Typus Orbis Terrarum et publiée en 1570, c’est-à-dire une carte dont Ricci a pu
emporter avec lui quand il quitta l’Europe en 1578.
Ce dernier en corrige le dessin et la position de la Chine, en s’appuyant sur sa
connaissance des cartes chinoises, ainsi que de ses relevés de latitude et ses
calculs de longitude.
Il a ramené la longitude de la côte orientale chinoise de 150 à 120 degrés et
déterminé que la latitude de Pékin est de 40 degrés. Ricci a établi que la Chine où
les Portugais commerçaient et le Cathay que décrit Marco Polo trois siècles
auparavant est le même pays.
Cette nouvelle carte apporte aussi de nombreuses améliorations techniques aux
cartes chinoises :
- localisation par le tracé des cercles de latitudes et longitudes,
- invention de nombreux termes géographiques, y compris les mots chinois pour
Europe, Asie, Amérique, encore en usage aujourd’hui,
- description de l’existence de cinq continents entourés par de grands océans,
- il parle de zones géographiques délimitées par les cercles arctique et antarctique, les tropiques du Cancer et
du Capricorne et l’équateur.
De plus, il ajoute aux quatre angles de la carte des schémas, montrant
respectivement de gauche à droite et de haut en bas une carte de la zone polaire
arctique, une carte de la zone polaire arctique, un schéma de la cosmologie de
Ptolémée avec ses neuf couches et un schéma des cercles terrestres remarquables :
cercles polaires, tropiques, équateur et écliptique.
Enfin, d’une manière analogue aux cartes (et peintures) chinoises, des textes sont
insérés dans les « vides » de la carte pour décrire les terres et populations. Ces
textes exciteront la passion classificatrice des Lettrés chinois et leur souci de
connaissance exhaustive. Ces textes seront repris et publiés dans les années 1620
par des jésuites et des convertis.
La sphéricité de la terre
Cette carte suppose aussi la sphéricité de la Terre, point sur lequel Ricci se gardait
bien d’insister, car pour les Chinois, la Terre est carrée et le Ciel rond. Ricci n’était
pas arrivé à convaincre ses interlocuteurs du contraire.
Cependant, sur la carte, la Terre n’est pas carrée. La rotondité est suggérée par les
méridiens et parallèles qui ne se coupent pas à angle droit, et par les méridiens qui
convergent aux pôles. La Chine n’était pas tout à fait au centre de la carte, de sorte
que des deux côtés soit représenté l’Océan atlantique, ce qui avait l’avantage de
donner l’impression que l’ensemble était entouré par les mers et de ne pas avoir de
continent divisé en deux parties.
Cette présentation de la carte permettait aussi de satisfaire une autre préoccupation
des Chinois, dont les côtes étaient souvent le lieu d’exactions de pirates, japonais ou
autres, préoccupation qui s’exprimait dans des questions du genre : d’où viennent
ces étrangers ? Quelle est la taille de leur pays ? Peut-il être une menace pour
l’Empire du milieu ? L’Europe reléguée dans le coin supérieur gauche de la
mappemonde paraissait sensiblement plus petite que la Chine et bien lointaine.
Matteo Ricci était bien conscient de la difficulté des Chinois à admettre que la terre
soit de forme sphérique et non un carré plan, mais aucune de ses explications n’avait
réussi à les convaincre. Un court texte où il qualifiait la Terre de « carré » en un sens
moral dérivé (d’une manière analogue à l’usage français).
LA REFORME DU CALENDRIER
Les problèmes du calendrier
En 1592, le président du Tribunal des Rites de Nankin passant dans la ville où
résidait Matteo Ricci, demanda à le voir, lui fit part des erreurs qui sont souvent
commises dans l’établissement du calendrier et lui proposa de l’emmener à Pékin,
afin de contribuer à régler ce problème de calendrier.
Le calendrier devait prévoir avec précision les éclipses de lune et de soleil et il était
arrivé à plusieurs reprises que les prévisions calculées par Ricci étaient
sensiblement meilleures que celles du calendrier.
L’IMPORTANCE POLITIQUE DU CALENDRIER EN CHINE
Il y avait donc à l’époque des erreurs dans le calendrier, cela peut se comprendre,
mais pourquoi les souverains et les Lettrés s’en souciaient-ils, et à ce point ?
Depuis les temps anciens (et au minimum depuis le début de notre ère), le calendrier
jouait un rôle politique très important. L’empereur, étant fils du Ciel, manifestait son
autorité par la maîtrise qu’il avait des relations entre le Ciel et la Terre et notamment
par la promulgation, en début d’année, du calendrier, ce qui était une prérogative
impériale.
Par conséquent, l’établissement du calendrier revêtait une importance religieuse,
parce qu’il ne s’agissait pas seulement de calcul des jours fastes ou néfastes à venir,
mais aussi de l’accord entre le Ciel et la Terre. S’il y avait des erreurs dans le
calendrier, il n'en résultait pas seulement des inconvénients pour le peuple, mais
l’empereur commettait à l'égard du Ciel, une irrévérence qui mettait en danger son
droit divin, son Mandat céleste.
Ainsi le calendrier était étroitement associé à la légitimité de la dynastie.
Autre question : les Chinois demandaient donc une réforme du calendrier, mais
qu’entendaient-ils par-là ?
L’idée de « réforme de calendrier » en Chine est, en effet, très différente de celle
que nous pouvons en avoir en Europe. En Chine, elles ont été nombreuses : on
a décompté 90 projets de réforme entre 104 avant notre ère et 1644, dont
seulement 50 ont été retenues et mises en application. Certaines ont duré de
deux à trois siècles, d’autres moins de 10 ans. Elles consistaient essentiellement
à modifier quelques coefficients des algorithmes de calcul.
Les interlocuteurs de Ricci demandaient sans doute une réforme où les
coefficients des algorithmes utilisés seraient modifiés pour compenser
l’accumulation d’erreurs infimes au cours des trois siècles écoulés depuis le
début des Ming.
Pour les Occidentaux, il n’y eut guère que deux réformes du calendrier, celle de
Jules César au cours du premier siècle avant notre ère et celle que le pape Grégoire
VII proclama en 1582. Or ce pape avait comme principal conseiller en la matière le
père Clavius, un jésuite, qui avait été le professeur de mathématiques de Matteo
Ricci à Rome.
Ce dernier ne pouvait penser la réforme du calendrier que sur le mode de la réforme
grégorienne.
Quand Ricci comprit l’importance de ce projet de réforme, il réalisa que quelques
missionnaires pourraient devenir indispensables à l’empereur et par conséquent
garantir la présence des jésuites sur une longue période. Il demanda à ses supérieurs
de Rome d’envoyer des religieux capables de réaliser ce que le calendrier chinois
exigeait et, notamment, de calculer les éphémérides, c’est-à-dire la position pour
chaque jour de l’année de la position des planètes, du soleil, de la lune et les éclipses.
Les religieux astronomes qu’il avait demandés n’arrivérent qu’après sa mort. N’en
mentionnons ici qu’un, un allemand Johann Adam Schall von Bell 湯若望 (15921619-1666). Ils apportèrent en Chine de nombreux documents astronomiques, ainsi
qu’une lunette astronomique.
La préparation du calendrier ne fut pas aussi aisée qu’on avait pu l’imaginer.
En recevant de l’étranger : méthodes de calcul, tables d’observations astronomiques
et instruments, toutes les pratiques de l’astronomie chinoise devenaient caduques :
les unités de mesure n’étaient pas exactement les mêmes, les tables d’observations
existantes deviennent inutilisables.
De plus le calendrier soli-lunaire chinois devait être établi en conformité à des
usages anciens, que les jésuites ne connaissaient et dont ils n’avaient pas mesuré
l’ancrage dans les mentalités et les usages.
Des discussions vives se produisirent entre astronomes étrangers et convertis, d’une
part, et astronomes chinois, d’autre part. L’opposition des astronomes chinois sera
durable, comme nous le verrons.
L’empereur chinois attendit longtemps pour lancer la mise en application de cette
réforme du calendrier que, lorsqu’elle fut sur le point de l’être, la dynastie des Ming
tomba et un roi mandchou proclamera une nouvelle dynastie en prenant pour
calendrier justifiant sa légitimité, le calendrier préparé par les jésuites.
C’est au vainqueur mandchou qu’Adam Schall remettra les instruments et
documents du nouveau calendrier. Les Mandchous fonderont leur autorité sur ce
nouveau calendrier.
La nouvelle dynastie est ainsi, aux yeux des Lettrés, doublement étrangère, par leur
origine ethnique et par l’origine du calendrier qui la légitime. Nous reviendrons sur ce
sujet après avoir évoqué la troisième sollicitation à laquelle Ricci répondit.
3. La troisième sollicitation est plus générale que les deux premières.
À la fin de l’ère Wanli et sous le règne de son successeur Tianqi (1621-1627), une
très grave crise politique opposa le clan des eunuques dirigé par le redoutable Wei
Zhongxian et un parti de fonctionnaires intègres et patriotes (le parti de l’académie
Donglin), et le malaise politique s’accompagne d’une faillite financière de l’État, pour
ne pas parler des rebellions paysannes qui se développaient dans le pays et les
menaces des peuples de la steppe sur la frontière septentrionale, qui prendront le
nom de Mandchous à cette époque.
Dans une situation politique très difficile, de jeunes mandarins s’approchèrent de
Ricci avec des préoccupations morales, patriotiques et humanitaires. Ils
s’intéressaient aux connaissances que les jésuites pouvaient apporter au pays, dans
une optique bien confucéenne, qui invitait les élites à contribuer au bien-être du
peuple, à la richesse et à la puissance de l’Etat ; avec Ricci, ils vont s’intéresser aux
mathématiques, à l’astronomie, à l’hydraulique, aux canons, aux hôpitaux, …
Ils recherchent ce qui était appelé à l’époque en Chine les « études concrètes », des
études solides, consistantes, utiles, par opposition au confucianisme très intériorisé
proposé par un penseur qui avait vécu un siècle auparavant, ainsi qu’au bouddhisme
tourné vers un travail sur soi.
C’était d’ailleurs l’un d’entre eux qui avait convaincu Ricci de laisser la robe jaune
safran des moines bouddhistes pour adopter la robe de soie noire des Lettrés
chinois, de se présenter comme un Lettré de l’Occident, de discuter avec eux, de
s’efforcer de les convaincre à chercher des valeurs plus concrètes.
Les préoccupations intellectuelles d’un des convertis avant sa conversion montrent
combien le message de Ricci était recevable, si ce n’est attendu. Avant même de
rencontrer les missionnaires, Xu [Guangqi], le plus remarquable de ces jeunes gens
qui se convertiront, estimait que seule une réalité morale extérieure (comme un Dieu
et la peur qu’elle pouvait inspirée par des idées telles que le jugement après la mort)
pouvait inspirer un « cœur concret ». Il recherchait une telle réalité morale dans des
écrits chinois anciens, quand il rencontra des jésuites et comprit immédiatement que
la religion chrétienne présentait une réponse à sa recherche.
Mentionnons un seul , et très brièvement, des aspects du travail où la collaboration
entre Ricci et ces jeunes mandarins fut, tout à la fois, remarquable dans sa
production mais en l’occurrence frisant l’échec dans sa réception immédiate en
Chine, à savoir la traduction des Eléments d’Euclide en chinois, une œuvre qui
présente la géométrie avec une exigence très grande dans la succession logique des
propositions, précisant notamment quelles hypothèses (appelées axiomes)
conduisaient à tel résultat (appelé théorème).
La traduction des six premiers livres d’Euclide, c’est-à-dire la géométrie plane, fut
faite par Ricci et Xu Guangqi de …, Ricci traduisait oralement phrase par phrase et
Xu transcrivait dans un chinois raffiné. Le travail fut considérable, car la géométrie
n’existait pas en Chine, ils connaissaient le théorème de Pythagore mais ne faisaient
pas de démonstrations. Il fallut inventer les mots pour dire « point, ligne, plan,
parallèle, perpendiculaire, … », tous mots qui sont toujours en usage aujourd’hui.
La traduction était excellente, mais elle fut jugée incompréhensible. Les lettrés
chinois étaient stupéfaits de se trouver devant un livre écrit dans leur langue mais
incompréhensible. Il était peut-être plus grave que la préface que Xu fit à ce livre leur
soit compréhensible. Il affirmait en substance que « Matteo Ricci, depuis sa
jeunesse, a passé le temps libre que lui permettait sa recherche de la Voie
(comprendre ses activités religieuses) à se plonger dans l’étude des Arts. Maintenant
ce sujet constitue une ‘tradition de savoir transmise de maître à élève solide comme
le roc’ » et il insistait sur le fait que ses propos « ne pouvaient pas être l’objet de
doutes », qu’ils « étaient susceptibles de nous libérer de tout doute », « les
enseignements du Maître sont dignes de foi et que l’on ne peut pas en douter »,
toutes affirmations qui présentaient deux difficultés majeures, celle de parler de
connaissances certaines et celle d’affirmer que l’enseignement de Ricci ne pouvait
être discuté. Non seulement, les Lettrés furent repoussés par ces manières de
concevoir la connaissance, mais aussi il rendait impossible la discussion de
l’enseignement de Ricci au moment précis où l’Occident se délivrait de la physique
d’Aristote.
D’autres livres de mathématiques furent traduits et publiés, qu’il n’est pas nécessaire
d’évoquer plus longuement ici.
C La dynastie mandchoue créé une situation nouvelle et fait jouer un nouveau rôle
aux Jésuites
La nouvelle dynastie a de nombreux opposants, les plus inquiétants étant ceux qui
peuvent mettre en cause la légitimité de la dynastie.
La nouvelle dynastie est, aux yeux des Lettrés, doublement étrangère, de par leur
origine ethnique, ils sont mandchous et non chinois ; et le calendrier qui légitime la
dynastie, est un calendrier établi selon des méthodes occidentales.
D’un côté, des penseurs loyalistes à la dynastie des Ming s’exileront dans le Sud, où
la dynastie dite des « Ming du sud » contrôlera quelques territoires pendant une
dizaine d’années. Dans la région de Shanghai, Nankin, Hangzhou, la plus
développée économiquement, des familles nobles de lettrés supportent mal la
nouvelle dynastie, et l’opinion de cette aristocratie influente compte dans la
légitimation du souverain.
D’un autre côté, les astronomes chinois, qui s’étaient opposés à la réforme du
calendrier faite par les jésuites et qui ont été expulsés du Bureau astronomique
impérial de la nouvelle dynastie, ne s’avouent pas vaincus. Après le décès du
premier empereur mandchou en 1661, ils sortent de leur silence et dénoncent les
erreurs dans l’établissement du calendrier, en fait des manières d’articuler les
calendriers lunaire et solaire qui n’étaient pas les méthodes traditionnelles, mais ne
conduisaient pas à des prédictions erronées. En 1663, ils lancent de nouvelles
accusations, la seule à être retenue est hors du champ de l’astronomie : les jésuites
ne cessent de mener des activités condamnables, propageant dans tout le pays une
religion hétérodoxe et construisant partout des églises. Adam Schall et les convertis
qui travaillaient avec lui furent condamnés à mort. Un violent tremblement de terre le
lendemain du verdict fut compris comme un signe de désaccord du ciel sur le
châtiment prononcé, et Schall fut gracié et seuls les convertis furent étranglés.
L’accusateur principal fut contraint à prendre la direction du Bureau de l’Astronomie
en dépit de son refus, il restaura le calendrier ancien et simultanément réintroduit
toutes les erreurs observées auparavant. Les jésuites furent rappelés, en la
personne de Ferdinand Verbiest, Schall étant mort peu de temps après sa grâce. Ils
revenaient à la cour, et c’était un triomphe.
Le jeune Kangxi observait ces querelles, il commençait son règne, un règne de 53
ans qui durera jusqu’en 1715. Le rapprochement qui est souvent fait avec son
contemporain Louis XIV tient à la longueur du règne, et aux années de régence de
l’un et de l’autre, et leur exercice remarquable du pouvoir.
Kangxi constatait que le calendrier était désormais fiable, mais il n’avait pas obtenu
l’assentiment des Lettrés à ce sujet. Ce défaut de légitimité sera un souci constant
pour l’empereur, jusqu’à ce qu’il trouve le moyen de le surmonter – et d’une manière
durable.
Un mathématicien-astronome chinois remarquable, du nom de Mei Wending, fournit
des éléments pour que prenne forme cette justification.
Il avait étudié les travaux mathématiques de Ricci, il s’était aussi efforcé de retrouver
les textes des mathématiciens chinois antérieurs à la dynastie des Ming.
Il était parvenu à retrouver tous les résultats des Eléments d’Euclide par des
méthodes chinoises traditionnelles et avait découvert que les développements des
mathématiciens de l’époque des Song étaient beaucoup plus avancés que la
géométrie plane des européens.
D’autre part, des jésuites, semble-t-il, avaient dit que l’algèbre venait d’Orient ; ils
voulaient sans doute dire que c’était un héritage des mathématiques arabes, mais
les Chinois le comprenaient autrement : il s’agissait de mathématiques chinoises.
A ceci s’ajoutait encore un autre élément : pour que les Chinois acceptent les
connaissances mathématiques occidentales le mieux possible, les convertis qui
éditaient les traductions de textes mathématiques occidentaux, prenaient le soin de
replacer dans les préfaces ces textes dans une histoire des mathématiques
commençant par les empereurs de l’antiquité chinoise. Les textes occidentaux
publiés pouvaient être compris comme des textes ayant une parenté avec les textes
chinois. Ce n’était pas dit, parce que ce n’était pas vrai, mais le rapprochement sur la
même page pouvait suggérer des associations.
En réunissant ces trois éléments, s’énonce un narratif auquel les Lettrés vont
adhérer et pour longtemps : les connaissances apportées par les occidentaux sont
en fait d’origine chinoise, les occidentaux en ont eu connaissance il y a assez
longtemps et, tandis qu’en Chine de mauvais empereurs ne se souciaient pas du tout
des mathématiques et de l’astronomie, les souverains européens avaient encouragé
leur étude et leur développement et ensuite des occidentaux venaient en Chine nous
les présenter.
Cette histoire a trouvé créance parmi les Lettrés jusqu’au XIXe siècle, elle fut très
efficace pour inviter les Lettrés à s’adonner sans hésitation aux mathématiques et
astronomie occidentales, réputées d’origine chinoise, mais aussi à faire des études
critiques des textes mathématiques chinois, pour éliminer les erreurs qui s’étaient
introduites au cours des siècles.
Les Mathématiciens du Roi
Pour la fin de cette conférence, nous traitons notre sujet dans un contexte bien
différent.
En 1695, le roi Louis XIV a envoyé à l’empereur Kangxi cinq jésuites, qui ont été
appelés les « mathématiciens du roi », en raison de leurs talents en mathématiques,
mais aussi en astronomie, cartographie, … Au cours des dix années suivantes, 17
autres jésuites les rejoindront en Chine.
Cette mission visait surtout à un approfondissement des connaissances sur la Chine
et à leur plus grande diffusion en Europe. C’est à eux que nous sommes redevables
des Lettres édifiantes et curieuses publiées régulièrement de 1702 à 1776.
Ces jésuites qui étaient en quelque sorte au service du roi de France qui les envoyait
et au service de l’empereur chinois vont s’illustrer de diverses manières.
Sans avoir la qualité de fonctionnaire impérial comme Adam Schall et Ferdinand
Verbiest, certains ont côtoyé de près l’empereur. Jean-François Gerbillon et Joachim
Bouvet ont su gagner la confiance de Kangxi et lui enseignèrent la géométrie et
l’algèbre. Ce dernier correspondra avec le mathématicien et philosophe allemand
Leibniz ; le penseur allemand avait appris que l’écriture chinoise pouvait être
comprise par les chinois, japonais et coréens, tout en étant prononcée de manières
différentes et il pensa un temps que l’écriture chinoise pourrait devenir une écriture
universelle. Au contact des hexagrammes du Livre des Mutations, c’est-à-dire de ces
64 hexagrammes composés de six lignes, formés par un trait continu ou deux demitraits, il aurait, dit-on, eu l’intuition d’une numérotation à base 2, ou, si l’on préfère,
avec deux chiffres, le 0 et le 1.
Louis Lecomte revient sur un sujet qui avait retenu plusieurs jésuites au cours du
XVIIe siècle, celui des chronologies respectives de la Bible et des Classiques
chinois. Il s’agissait de déterminer, comme on disait à l’époque, quelle était l’antiquité
la plus ancienne, la biblique ou la chinoise. Le sujet était sensible car il était difficile
d’imaginer pour des chrétiens que des hommes aient pu avoir vécu avant Noé et le
déluge, puisque le récit biblique affirme que toute l’humanité fut détruite. On connaît
la pensée de Pascal :
« [Lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou la Chine ?] Il n’est pas
question de voir cela en gros. Je vous dis qu’il y a de quoi aveugler et de quoi
éclairer. … « Mais la Chine obscurcit » dites-vous ; et je réponds : « la Chine
obscurcit, dites-vous, mais il y a clarté à trouver ; cherchez-la. »
Pour notre mathématicien du roi, il était clair que (je cite)
« Les enfants de Noé, qui se répandirent dans l’Asie orientale, et qui
probablement fondèrent cet Empire, témoins eux-mêmes durant le déluge de
la toute-puissance du Créateur, en avaient donné la connaissance et inspiré
la crainte à leurs descendants…. » [Nouveaux mémoires, pp.358-359].
La rencontre des écrits chinois invite les occidentaux à relire leurs classiques, d’une
manière que l’on peut rapprocher de celle des Chinois faisant des études critiques
pour retrouver le vrai sens de leurs textes anciens. Ici, il ne s’agit pas de corriger des
textes, mais d’interpréter un texte qui présente une difficulté.
Ajoutons que très peu de jésuites mathématiciens du roi s’adonnèrent à ce type de
recherches.
D’autres jésuites français ont été chargés par Kangxi de cartographier la Chine. …
Au début du XVIIIe siècle, Kangxi (1662-1722) demandera un relevé cartographique
de la région de Tianjin, au sud-est de Pékin, ce qui fut achevé en trois mois ;
quelques années plus tard, il demanda un relevé de tout l’empire chinois. Le travail
sur le terrain dura dix ans, de 1708 à 1717, et l’année suivante était composé un
atlas d’une trentaine de cartes, selon l’état de l’art et qui comprenait beaucoup plus
de détails sur l’intérieur de la Chine que tout autre atlas.
Cet atlas devait demeurer une source courante au sujet de la géographie de la Chine
et des régions adjacentes pour les Occidentaux jusqu’au XIXe siècle, lorsqu’elle fut
supplantée par des cartes plus exactes.
Enfin, il y eut aussi deux jésuites qui furent des peintres, Giuseppe Castiglione, un
italien, et Jean-Denis Attiret (1702-1768). Je vais vous montrer quelques
reproductions de leurs tableaux et cette conférence s’arrêtera là !
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