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dans la culture chinoise. J’en profitais
pour aller à l’Université de Pékin et
j’ai suivi des cours de philosophie; j’ai
même passé un concours, avec l’aide
d’amis et pas mal d’ascèse, car il
fallait mémoriser l’histoire de la
philosophie chinoise, bien des cita -
tions… et écrire l’examen en chinois!
Cela m’a ouvert les portes du milieu
académique chinois où j’œuvre
depuis une dizaine d’années. Mon
enseignement se fait en chinois.
J’écris en chinois et j’ai des amis qui
m’aident à corriger pour le style. Le
chinois que je parle et écris n’est pas
parfait ou littéraire, mais c’est suffi -
sant pour communiquer et m’engager
dans des échanges.
PB : Outre le P. Lefeuvre, y a-t-il
d’autres jésuites qui vous aient
marqué ? Le P. Teilhard de Chardin,
par exemple ?
TM : Je connaissais son histoire
grâce au père Lefeuvre qui m’en
parlait souvent. Teilhard était venu en
Chine et avait fait des recherches en
paléontologie. Je sentais que la
mission de Teilhard et la mienne
étaient liées puisque, comme lui,
j’étais jésuite, Français, vivant en
Chine, à Pékin. Ensuite, après mon
doctorat à l’Université de Pékin, j’ai
été envoyé à l’Université Fordham,
à New York. C’est là que Teilhard a
travaillé et est mort en 1955. J’étais à
Fordham en 2004-2005, alors qu’on
commémorait le 50eanniversaire de
sa mort. Pour cet évènement, on avait
même organisé une journée aux
Nations Unies et une célébration là où
il est inhumé.
Il y avait ces liens « géographi -
ques » entre lui et moi, mais plus
encore le fait que j’appréciais ses
idées, son grand optimisme en l’être
humain et sa vision très large de
l’humanité, de la terre, une vision
globale des choses et du monde. Ce
qui m’a attiré aussi, c’est sa manière
de se situer dans son travail avec les
Chinois. Alors qu’un de ses prédéces -
seurs avait fondé son propre institut
de paléontologie, dans un cadre assez
colonial, le P. Teilhard de Chardin a
voulu se joindre à des équipes de
recherche chinoises et internationa -
les. Il a travaillé à des projets menés
par le gouvernement chinois. Il a
choisi de travailler en collaboration
avec les Chinois.
PB : Vous travaillez donc en milieu
chinois, dans une université d’État de
la Chine. Le fait de ne pas être
reconnu comme prêtre ou comme
jésuite, cela vous contrarie-t-il ?
TM : C’est vrai, je travaille dans une
université d’État, mais ici tous les pro-
fesseurs savent que je suis prêtre,
jésuite, et ça ne leur cause pas de
problèmes. Il faut dire que j’ai la
chance d’être à Canton, dans le sud
de la Chine, un milieu ouvert. On jouit
ici d’une plus grande liberté que dans
d’autres parties de la Chine.
PB : Comment cela se vérifie-t-il ?
Nous, à l’étranger, on n’a pas con -
science de ces différences.
TM : Dès que je suis arrivé ici, on m’a
donné un poste à temps complet ; je
suis reconnu par les autorités chinoi -
ses car tous les postes universitaires
sont gérés par le gouvernement. C’est
rare qu’un étranger peut si rapide -
ment obtenir un poste permanent. On
me donne aussi la responsabilité de
diriger des étudiants de maîtrise et de
doctorat : c’est quelque chose qui a
été possible à Canton mais qui, dans
le reste de la Chine, aurait été problé-
matique.
Soyons clairs : je suis venu ici
comme professeur ; mon travail n’est
pas de faire du prosélytisme. Comme
jésuite, nous croyons qu’une mission
d’éducation est aussi, en soi, mission-
naire. En faisant mon travail d’en-
seignant, j’ai le sentiment de vivre
complètement ma vie de prêtre et de
missionnaire.
PB : C’est très intéressant de vous
entendre : vous vous mettez au service
du gouvernement chinois sans oublier
l’essentiel de votre vocation.
TM : Non, je ne l’oublie pas du tout; ce
qui est important à l’université, c’est
d’avoir une liberté académique, une
liberté de penser; dans ma recherche,
je veux maintenir cela. Bien sûr, en
Chine, il y a parfois des limitations
dont je dois tenir compte, mais, dans
ma manière d’enseigner, je fais place
à une pensée critique, je pose des
questions, j’encourage à ne pas tom -
ber dans l’idéologie.
PB : En quoi votre manière de faire se
rapproche-t-elle de celle qu’a utilisée
Matteo Ricci ?
TM : Je suis en train de traduire son
livre majeur,
La vraie doctrine du
Seigneur du ciel
. Matteo Ricci avait
été formé en Europe et il avait pu
repérer où étaient les points de
Thierry Maynard en dialogue : avec
le représentant du Parti communiste
au département de philo et avec un
de ses étudiants