Conférence 1 - Institut Ricci

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Les Jésuites en Chine - La réforme du calendrier – transmission et réception
LES JESUITES EN CHINE
LA REFORME DU CALENDRIER – TRANSMISSION ET RECEPTION
A LES JESUITES EN CHINE
Nous nous intéresserons aux activités des Jésuites en Chine pendant ce que nous
pourrions appeler leur « grande époque », celle où ils étaient en relation avec les
plus hauts mandarins de l’empire chinois ou vivaient à la cour de l’empereur lors de
la dynastie des Mandchous.
Il est raisonnable de faire commencer cette « grande époque » avec l’arrivée de
Matteo Ricci en Chine, soit en 1583, et de la clore avec la suppression de la
Compagnie de Jésus, c’est-à-dire l’organisation religieuse à laquelle appartiennent
les Jésuites, par le pape Clément XIV en 1773.
Cette période qui s’étend de de 1582 à 1775, dure presque deux cent ans,
correspondant aux XVIIe et XVIIIe siècles à une vingtaine d’années près. En Chine,
elle correspond aux trois derniers empereurs Ming, et, après le changement de
dynastie de 1644, aux premiers empereurs mandchous dont le plus grand est
Kangxi ; en France, elle correspond aux règnes d’Henri IV à Louis XV.
Pendant ces deux siècles, 990 missionnaires jésuites ont été envoyés en Chine, un
petit nombre d’entre eux a vécu et travaillé dans l’entourage de l’empereur, les
autres s’adonnant à des activités religieuses dans les villes et les campagnes.
Avant d’entrer dans les savoirs et conceptions que les Jésuites ont transmis, je
voudrais attirer l’attention sur ce dernier mot, le mot « transmis ». Ce terme suppose
deux actions ou deux temps, d’une part, un apport et, d’autre part, une réception.
Jusqu’aux années 1970, le second terme n’avait pas fait l’objet de profondes
investigations ; l’histoire qui était narrée ne pouvait qu’adopter le seul point de vue de
ceux qui apportaient, des occidentaux.
Même un homme comme Joseph Needham, qui a développé une énergie
considérable à revaloriser les traditions chinoises des savoirs de la nature et des
techniques, était convaincu que, grâce à la traduction par les jésuites des Eléments
d’Euclide et d’autres ouvrages européens, les mathématiques chinoises avaient
rejoint le fleuve de la mathématique universelle.
Le narratif s’étendait sur ce que les missionnaires avaient remis, apporté, et elle
laissait entendre que ce qui avait été remis avait été reçu, et plus précisément avait
été reçu et compris d’une manière identique à la manière dont les missionnaires le
comprenaient. Ces derniers avaient certainement conscience de l’écart entre ce
qu’ils disaient et ce qui était entendu, mais n’en parlaient guère.
Aujourd’hui, les recherches menées depuis quelques décennies ont profondément
modifié la narration de ces échanges en étudiant les diverses étapes de la réception
de ces savoirs par les Lettrés chinois. De plus, des chercheurs chinois ont aussi
apporté ces questions d’un autre point de vue et contribuent à améliorer cette
perception de l’ensemble.
Nous pouvons distinguer diverses étapes dans le processus : la première est celle
de l’acceptation globale et peu approfondie, initiée par une minorité convaincue du
bien-fondé d’adopter et assimiler d’autres approches ; elle est suivie du rejet de
nombreuses affirmations et méthodes, rejet fondé sur l’étude de leurs classiques et
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Les Jésuites en Chine - La réforme du calendrier – transmission et réception
enfin un narratif permettant de concilier, fût-ce par une fable, l’utilisation des savoirs
occidentaux et la conformité aux exigences confucéennes. En d’autres termes,
même les savoirs sur la nature (physique, astronomie, chimie, …) étaient – et sans
doute sont encore pour beaucoup - enchâssés dans des cultures fort différentes en
Europe et en Chine et que leur transplantation n’est pas une tâche aisée et rapide.
B POURQUOI LES ACTIVITES SCIENTIFIQUES DES MISSIONNAIRES ?
Une question vient à l’esprit : pourquoi des missionnaires chrétiens envoyés en
Chine dans un but religieux y ont-ils introduit en Chine toutes sortes de
connaissances scientifiques ?
Il y eut deux raisons différentes, elles ne sont pas contradictoires, elles se sont plutôt
succédées au cours de leur présence en Chine. La première est assez générale.
Les Jésuites savaient parfaitement que la Chine était une civilisation très raffinée et
que, pour gagner la confiance des Chinois, pour les intéresser, ils devaient montrer
qu’ils venaient aussi de pays civilisés, qui maîtrisaient de grandes connaissances.
L’expérience qu’ils avaient acquise au Japon leur avait révélé que les gens posaient
beaucoup de questions sur le soleil, la lune, les éclipses, etc. et pour cette raison,
parmi les jésuites qui étaient envoyés au Japon ou en Chine, certains étaient forts en
mathématiques et en astronomie. Autrement dit, leurs connaissances scientifiques
permettaient de faire comprendre aux populations, à leurs fonctionnaires et à leurs
souverains, qu’ils venaient de pays qui avaient aussi une grande civilisation, qu’ils
méritaient d’être considérés comme des gens sérieux et d’être écoutés.
La seconde raison est beaucoup plus spécifique à la Chine.
Dans les premières décennies de la mission, le but qu’ils poursuivaient n’était
certainement pas de travailler continuellement dans le Bureau impérial de
l’Astronomie à proximité des empereurs mandchous, comme ils l’ont fait pendant un
siècle et demi environ. Cette situation est la conséquence d’une sorte de division du
travail entre jésuites : pendant que quelques jésuites travaillaient comme astronomes
à proximité du souverain, d’autres s’adonnaient à un travail missionnaire dans les
villes et provinces.
Mais pourquoi une telle division du travail ? Les gouvernants et fonctionnaires
chinois ont, eu tendance tout au long de leur histoire, à voir les religions comme un
facteur de désordre social. Matteo Ricci, qui était arrivé non sans difficulté à s’établir
en Chine, avait compris qu’il pouvait très facilement se produire des situations où les
jésuites seraient accusés à tort ou à raison de violer les lois chinoises, qu’ils seraient
obligés de quitter le pays et que leur mission ne pourrait pas perdurer.
Pour éviter que ne se produisent de telles situations, Matteo Ricci saisit une
possibilité de se rendre utile aux empereurs, et ce d’une manière durable, et d’arriver
avec eux à un accord tacite : quelques jésuites rendent à Pékin un service où ils sont
indispensables et les fonctionnaires impériaux n’entravent pas le travail des
missionnaires dans les villes et campagnes. Cette approche fut couronnée de succès.
Dès son arrivée en Chine, Matteo Ricci a fait preuve d’une grande disponibilité aux
sollicitations dont il était l’objet, et on peut dire que c’est l’attention qu’il a portée à
trois d’entre elles qui ont pratiquement décidé de ce que les jésuites allaient faire au
cours des deux siècles de leur présence en Chine, hors les activités spécifiquement
religieuses : il y eut la demande d’une carte du monde, d’une mappemonde, la
demande de faire une réforme du calendrier et une demande d’enseignement des
mathématiques.
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Les Jésuites en Chine - La réforme du calendrier – transmission et réception
C LA REFORME DU CALENDRIER
LES PROBLEMES DU CALENDRIER
En 1592, le président du Tribunal des Rites de Nankin passant dans la ville où
résidait Matteo Ricci, demanda à le voir, lui fit part des erreurs qui sont souvent
commises dans l’établissement du calendrier et lui proposa de l’emmener à Pékin,
afin de contribuer à régler ce problème de calendrier.
Le calendrier devait prévoir avec précision les éclipses de lune et de soleil, et il était
arrivé à plusieurs reprises que les prévisions calculées par Ricci étaient
sensiblement meilleures que celles réalisées par les fonctionnaires impériaux.
L’IMPORTANCE POLITIQUE DU CALENDRIER EN CHINE
Il y avait donc à l’époque des erreurs dans le calendrier, cela peut se comprendre,
mais pourquoi les souverains et les Lettrés s’en souciaient-ils, et à ce point ?
Depuis les temps anciens (et au minimum depuis le début de notre ère), le calendrier
jouait un rôle politique très important. L’empereur, étant fils du Ciel, manifestait son
autorité par la maîtrise qu’il avait des relations entre le Ciel et la Terre et notamment
par la promulgation, en début d’année, du calendrier, ce qui était une prérogative
impériale.
Par conséquent, l’établissement du calendrier revêtait une importance religieuse,
parce qu’il ne s’agissait pas seulement de calcul des jours fastes ou néfastes à venir,
mais aussi de l’accord entre le Ciel et la Terre. S’il y avait des erreurs dans le
calendrier, il n'en résultait pas seulement des inconvénients pour le peuple, mais
l’empereur commettait à l'égard du Ciel, une irrévérence qui mettait en danger son
droit divin, son Mandat céleste.
Ainsi le calendrier était étroitement associé à la légitimité de la dynastie1.
C’est en occidental que Ricci a compris la demande de réforme de calendrier. Pour
les Occidentaux, il n’y eut guère que deux réformes du calendrier, celle de Jules
César en 46 avant notre ère et celle que le pape Grégoire VII proclama en 1582. Or
ce pape avait comme principal conseiller en la matière le père Clavius, un jésuite, qui
avait été le professeur de mathématiques et d’astronomie de Matteo Ricci à Rome.
Ce dernier ne pouvait penser la réforme du calendrier que sur le mode de la réforme
grégorienne.
1
« La fonction de l’astronomie dans la Chine traditionnelle était politico-religieuse : elle servait à établir le
calendrier, à prédire les évènements célestes anormaux et à la divination Astronomie, numérologie et
astrologie étaient unifiés en une entité indissoluble.
« Le calendrier usuel comporte une grande partie consacrée aux dates fastes. Il explique le sens de chaque
jour et suggère comment les gens devraient se comporter, et ce tout au long de l’année. Comme la
publication du calendrier était une prérogative de l’empereur, ce dernier en quelque sorte décide et contrôle
la vie quotidienne de son peuple via le calendrier, dont l’exactitude était un signe de ce qu’il était bien choisi
par le Ciel. Tout écart entre le calendrier et les phénomènes célestes était perçu comme un avertissement
du Ciel à son fils, l’empereur, qui avait à rectifier ses comportements pour ramener l’ordre céleste à la
normale.
« Le calendrier était étroitement associé à la légitimité de la dynastie. Chaque dynastie publiait et donnait un
nom à son calendrier, même s’il arrivait que ce fut le même que celui de la dynastie précédente .
Corrélativement, les observations astronomiques ne pouvaient être menées que par les fonctionnaires
attitrés, de peur que des individus se servent de l’astronomie pour miner la légitimité impériale. »
Henri Bernard-Maître
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Les Jésuites en Chine - La réforme du calendrier – transmission et réception
Quand Ricci comprit l’importance de ce projet de réforme, il réalisa que quelques
missionnaires pourraient devenir indispensables à l’empereur et par conséquent
garantir la présence des jésuites sur une longue période. Il demanda à ses supérieurs
de Rome d’envoyer des religieux capables de réaliser ce que le calendrier chinois
exigeait et, notamment, de calculer les éphémérides, c’est-à-dire, pour chaque jour de
l’année, la position des planètes, du soleil, de la lune, ainsi que les éclipses de lune et
de soleil.
QUELLE REFORME DU CALENDRIER ?
L’idée de « réforme de calendrier » était en Chine très différente de celle que les
européens pouvaient avoir.
En Chine, ces réformes ont été nombreuses : un spécialiste a décompté 90
projets de réforme entre 104 avant notre ère et 1644, dont 50 seulement ont été
retenues et mises en application. La durée moyenne d’une réforme était de
l’ordre de quarante ans ; en fait, certaines ont duré de deux à trois siècles, et
d’autres moins de 10 ans.
Le calendrier soli-lunaire chinois, tout comme le calendrier hébreu, prend en
considération les mouvements du soleil et de la lune sur une période de 19
années, dont sept sont marquées par le redoublement d’un mois lunaire. Ainsi,
au bout de ce cycle de 19 années, les positions du soleil et de la lune étaient
identiques avec une erreur de 87 minutes (c’est-à-dire un jour complet après 312
ans).
Les Chinois superposent aux mois lunaires ce qui peut être appelé des
« quinzaines solaires », c’est-à-dire une division de l’année solaire en 24
périodes égales, qui comprend les deux solstices et les deux équinoxes et vingt
autres divisions, qui tombent sensiblement les 20-21 et les 5-6 de chaque mois
solaire. Ces quinzaines étaient très importantes pour l’organisation des travaux
ruraux.
On comprend que comme la durée des cycles n’est pas un nombre entier de
jours, les algorithmes introduisent dans les prédictions de petites incertitudes qui
au cours des années s’ajoutent les unes aux précédentes jusqu’à ce
qu’apparaissent des déviations graves. La réforme du calendrier consistait
essentiellement à modifier quelques coefficients des algorithmes, de manière à
compenser les erreurs accumulées.
Sous la dynastie des Yuan, c’est-à-dire du temps de la domination mongole, les
astronomes musulmans, qui à la différence des Chinois observaient le ciel,
avaient transmis un calendrier très précis. Mais trois siècles plus tard, les
interlocuteurs de Ricci demandaient une réforme du calendrier afin de
compenser l’accumulation d’erreurs infimes avec le temps.
Matteo Ricci demanda à ses supérieurs d’envoyer en Chine des astronomes
compétents pour faire des calculs qui étaient hors de sa portée.
Les religieux astronomes qu’il avait demandés n’arrivèrent qu’après sa mort. N’en
mentionnons ici qu’un, un allemand Johann Adam Schall Von Bell 湯若望 (15921619-1666). Ils apportèrent en Chine de nombreux documents astronomiques, ainsi
qu’une lunette astronomique.
Mais les travaux de préparation de la réforme ne commencent que sous le règne de
Chongzhen (1611-1627-1644), le dernier empereur Ming. C’est Xu Guangqi (15621633), ministre des rites et Grand Secrétaire (on dirait aujourd’hui premier-ministre),
qui dirigera ces travaux jusqu’à sa mort.
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Les Jésuites en Chine - La réforme du calendrier – transmission et réception
XU GUANGQI
Xu Guangqi (1562-1633) fut une personnalité rare dans l’histoire chinoise, mais il
faudrait aussi ajouter que les quarante dernières années de la dynastie des Ming fut
aussi une période rare dans l’histoire chinoise. Chrétien convaincu, proche des
missionnaires, il était un homme d’Etat qui défendait la fierté chinoise et il proposait
au gouvernement, au sujet des techniques occidentales un programme en trois mots
toujours d’actualité : « traduire, assimiler et surpasser2 ».
Son approche personnelle était originale. C’était un homme qui, avant même sa
rencontre de la religion chrétienne, était à la recherche de connaissances sûres, à la
différence des théories influencées par le bouddhisme et interrogeant sur la réalité
des choses. Sa conversion au christianisme est une expression de cette recherche.
Un historien écrit : Sa ‘‘quête semble surtout être située au niveau intellectuel. La
recherche de « certitude » de Xu trouva une réponse dans le cadre cognitif du
christianisme : elle était plutôt compatible avec son orientation antérieure.3’’
C’est avec beaucoup de passion qu’il avait travaillé avec Matteo Ricci à la traduction
des six premiers livres des Eléments d’Euclide. Dans sa préface à ce livre, il précisait
que ce livre était fondamental pour comprendre tous les ouvrages venant de
l’Occident. Il ajoutait aussi des affirmations sur le caractère intangible de
l’enseignement de Matteo Ricci qui compliquèrent la situation des jésuites en Chine
à une période de mutation sans précédent des conceptions cosmologiques avec
Kepler et Newton.
Le tour donné à la réforme du calendrier par Xu Guangqi n’était pas conforme à
l’approche chinoise, donnant la priorité à l’observation des phénomènes sans tenir
compte des pratiques anciennes.
La préparation du calendrier ne fut pas aussi aisée qu’on avait pu l’imaginer.
En recevant de l’étranger : méthodes de calcul, tables d’observations astronomiques
et instruments, toutes les pratiques de l’astronomie chinoise devenaient caduques :
les unités de mesure n’étaient pas exactement les mêmes, les tables d’observations
existantes deviennent inutilisables.
Le calendrier soli-lunaire chinois devait être établi en conformité à des usages
anciens, que les jésuites ne connaissaient pas et dont ils n’avaient pas mesuré
l’ancrage dans les mentalités et les usages.
Des discussions vives se produisirent entre astronomes jésuites et convertis, d’une
part, et astronomes chinois, d’autre part. L’opposition des astronomes chinois sera
durable, comme nous le verrons.
La réforme prête, l’empereur chinois, Chongzhen hésita à adopter la réforme ; il
anticipait qu’une telle décision conduirait à une réaction des Lettrés chinois. Le
calendrier avait une dimension rituelle spécifique aux sujets de l’empereur, et les
étrangers ne pouvaient pas la comprendre, la respecter.
Xu Guangqi, Zengding Xu Wending gongji 增訂徐文定公集 (Draft History of Chinese Science and
Technology), 2 vols. (Beijing : Kexue chubanshe, 1982) ; cité par Du Shiran et Hanqi dans « An
overview of Chinese science in the Ming-Qing period », East Asian Science : Tradition and beyond.
papers from the Seventh International Conference on the History of Science in East Asia (Kyoto, Japan,
Aug.2-7 1993). Kansai University Press, Osaka, Japan, 1995, pp.105-110.
3
Nicolas Standaert, L’ « autre » dans la mission. Leçons à partir de la Chine, Lessius, Bruxelles, 2003,
p.33.
2
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Les Jésuites en Chine - La réforme du calendrier – transmission et réception
Mais d’un autre côté le développement de la rébellion menée par Li Zicheng était
aussi un signe que l’empereur ne maîtrisait pas la situation, que sa relation au Ciel
n’était pas bonne. Quand il se décida à adopter la réforme du calendrier, la dynastie
des Ming était proche de la fin, Li Zicheng s’empara de Pékin le 18 mars 1644,
l’empereur se suicida, avant que les Mandchous, qui suivaient les évènements avec
attention, ne forcent la frontière à la passe de Shanhaiguan (où la Grande Muraille se
termine dans la mer) et ne chassent les rebelles, s’installant à Pékin ; les loyalistes
aux Ming s’enfuirent dans la région du bas Yangzi, puis le Fujian.
Le souverain mandchou proclama une nouvelle dynastie, prit comme nom, Shunzhi,
et proclame comme calendrier justifiant sa légitimité, le calendrier préparé par les
jésuites et dont le nom précisait qu’il a été « (compilé) suivant les nouvelles
méthodes d’Occident ». Adam Schall lui remettra les instruments et documents du
nouveau calendrier, fondant sa légitimité.
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D La dynastie mandchoue créé une situation nouvelle et fait jouer un nouveau
rôle aux Jésuites
La nouvelle dynastie a de nombreux opposants, les plus inquiétants étant ceux qui
peuvent mettre en cause la légitimité de la dynastie, et notamment les Lettrés. La
nouvelle dynastie est, à leurs yeux, doublement étrangère, de par leur origine
ethnique, ils sont mandchous et non chinois et, de plus, le calendrier qui légitime la
dynastie, est un calendrier établi selon des méthodes occidentales.
Dans la région du bas-Yangzi (Shanghai, Nankin, Hangzhou), la plus développée
économiquement, des familles nobles de lettrés supportent mal la nouvelle dynastie,
et l’opinion de cette aristocratie influente compte dans la légitimation du souverain.
D’un autre côté, les astronomes chinois, qui étaient opposés de tout temps à la
réforme du calendrier faite par les jésuites et qui ont été expulsés du Bureau
astronomique impérial de la nouvelle dynastie, ne s’avouent pas vaincus.
Le premier empereur, Shunzhi était très jeune lors de son accession au trône et il fut
très proche des Jésuites et notamment d’Adam Schall. Il décéda en 1661, à 23 ans,
laissant un héritier, le futur Kangxi. Né en 1654, ce dernier avait 7 ans lorsqu’il monta
sur le trône et commencera à régner à quatorze ans, en 1668, à la suite d’une
période de régence.
Au cours de la régence, les opposants aux jésuites sortent de leur silence et
dénoncent les erreurs dans l’établissement du calendrier. Ce qui était en cause
concernait surtout des modes d’articulation des calendriers lunaire et solaire qui
n’étaient pas conformes aux méthodes traditionnelles, mais ne conduisaient pas à
des erreurs dans les prédictions. En 1663, ils lancent de nouvelles accusations, la
seule à être retenue est hors du champ de l’astronomie : les jésuites ne cessent de
mener des activités condamnables, propageant dans tout le pays une religion
hétérodoxe et construisant partout des églises. Adam Schall et les convertis qui
travaillaient avec lui furent condamnés à mort (1666). Un violent tremblement de
terre le lendemain du verdict fut compris comme un signe de désaccord du ciel sur le
châtiment prononcé, et Schall fut gracié et seuls les convertis furent étranglés.
L’accusateur principal, un dénommé Yang Guanxian, fut contraint à prendre la
direction du Bureau de l’Astronomie en dépit de son refus, il restaura le calendrier
ancien et simultanément réintroduit toutes les erreurs observées auparavant. Les
jésuites furent rappelés, en la personne de Ferdinand Verbiest, Schall étant mort peu
de temps après avoir été gracié. Ils revenaient à la cour, et c’était un triomphe.
Le jeune Kangxi observait ces querelles, il commençait son règne, un règne de 53
ans qui durera jusqu’en 1715. Le rapprochement qui est souvent fait avec son
contemporain Louis XIV tient à la longueur de leurs règnes à la suite d’une époque
de régence de l’un et de l’autre, et à leur exercice remarquable du pouvoir.
Kangxi constatait que le calendrier était désormais fiable, mais il n’avait pas obtenu
l’assentiment des Lettrés à ce sujet. Ce défaut de légitimité sera un souci constant
pour l’empereur, jusqu’à ce qu’il trouve le moyen de le surmonter – et d’une manière
durable.
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Les Jésuites en Chine - La réforme du calendrier – transmission et réception
E La justification des mathématiques et sciences européennes
Les Lettrés chinois eurent à étudier aussi l’astronomie occidentale, plus exacte dans
ses prédictions que la chinoise. Mais comment justifier une telle obligation ?
Des lettrés se mirent à soutenir l’idée que les savoirs occidentaux étaient d’origine
chinoise. Plusieurs éléments semblent avoir conduit à la formation de cette idée.
Un mathématicien-astronome chinois remarquable, du nom de Mei Wending (16331721), joua un rôle important dans la formation de cette justification.
Il avait étudié les travaux mathématiques de Ricci, il s’était aussi efforcé de retrouver
les textes des mathématiciens chinois antérieurs à la dynastie des Ming.
Il était parvenu à retrouver tous les résultats des Eléments d’Euclide par des
méthodes chinoises traditionnelles et avait découvert que les développements des
mathématiciens de l’époque des Song étaient beaucoup plus avancés que la
géométrie plane de Matteo Ricci.
D’autre part, des jésuites avaient dit que l’algèbre venait d’Orient ; ils voulaient sans
doute dire que c’était un héritage des mathématiques arabes, mais les Chinois le
comprenaient autrement : elle venait des mathématiques chinoises.
A ceci s’ajoutait encore un autre argument : pour que les Chinois acceptent les
connaissances mathématiques occidentales le mieux possible, les convertis qui
éditaient les traductions de textes mathématiques occidentaux, prenaient le soin
dans les préfaces de replacer ces textes dans une histoire des mathématiques
commençant par les empereurs de l’antiquité chinoise. Les textes occidentaux
publiés pouvaient être compris comme des textes ayant une parenté avec les textes
chinois plus anciens. Ce n’était pas dit, parce que ce n’était pas vrai, mais le
rapprochement sur la même page pouvait suggérer des associations.
Ces trois éléments ont permis l’apparition d’un narratif auquel les Lettrés vont
adhérer et pour longtemps : les connaissances apportées par les occidentaux sont
en fait d’origine chinoise, ils en ont eu connaissance il y a assez longtemps et, tandis
qu’en Chine des empereurs médiocres ne se souciaient pas du tout des
mathématiques et de l’astronomie, les souverains européens avaient encouragé leur
étude et leur développement, avec le résultat que des occidentaux venaient en Chine
présenter aux Chinois ce qu’ils savaient dans des temps anciens.
Cette histoire a trouvé créance parmi les Lettrés jusqu’au XIXe siècle, elle fut très
efficace pour inviter les Lettrés à s’adonner sans hésitation aux mathématiques et
astronomie occidentales, réputées d’origine chinoise, mais aussi à faire des études
critiques des textes mathématiques chinois, pour éliminer les erreurs qui s’étaient
introduites au cours des siècles.
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Les Jésuites en Chine - La réforme du calendrier – transmission et réception
F La réception des mathématiques et de l’astronomie européennes4
Rares ont été les Lettrés chinois qui ont accepté la plus grande partie des points de
vue et méthodes introduites par les jésuites. Il y eu Xu Guangqi, le collaborateur de
Matteo Ricci et, au XVIIIe siècle, Jiang Yong (1681-1762).
La plus grande partie des Lettrés ont procédé à une assimilation sélective des
savoirs occidentaux qu’ils décrivaient par une formule en quatre caractères :
« adopter leurs points forts, passer sur leurs points faibles ».
D’une manière générale, les points forts étaient les techniques instrumentales et
mathématiques, les points faibles étaient le développement de raisonnements
procédant par déduction logique à partir d’hypothèses. Ces raisonnements
concernaient tout autant les démonstrations géométriques, les raisonnements
cosmographiques que les « chicaneries » des bouddhistes ou des chrétiens.
Leur intérêt s’est porté sur les techniques d’observation astronomique et de calcul :
calcul des longueurs, aires et des volumes, trigonométrie plane et sphérique,
logarithmes, etc. Les techniques prédictives ont aussi retenu leur attention, parce
qu’elles ne dépendaient pas de la physique d’Aristote ou de la théologie chrétienne,
mais uniquement des modèles cosmographiques (Ptolémée, Tycho Brahé ou
Copernic).
Par contre, ils manifestaient une sorte d’allergie à tout ce qui était démonstration.
Sans doute la version des Eléments d’Euclide qui leur était proposée par Ricci et Xu
Guangqi, était particulièrement austère – et une version plus facile à assimiler sera
proposée à Kang Xi -, mais que les Eléments de géométrie aient pu avoir été
réédités en ne gardant qu’énoncés et figures et enlevant toutes les démonstrations
montre les résistances fortes avec lesquelles le texte fut reçu.
Comme nous l’avons vu, les prédictions de l’astronomie mathématique chinoise
n’étaient pas établies par des explications fondées sur des déductions
mathématisées des phénomènes astronomiques, ce qui est la manière de procéder
de la science européenne, mais par des algorithmes, des méthodes de calcul.
Les astronomes chinois ont reconnu la régularité du mouvement des corps célestes,
mais ils ne se sont jamais sentis eux-mêmes obligés de proclamer les lois de la
nature sur la base de telles régularités et encore moins de les insérer à l’intérieur de
propositions fermées d’un raisonnement hypothético-déductif à des dogmes
gouvernés par des vérités éternelles.
« Le saint est celui qui ne cherche pas à connaître le ciel » Il faut observer ce qui se
passe dans le Ciel, sans chercher à en percer le processus par lequel il apparaît. En
reprenant le langage du Yijing : nous voyons ce qui est « concret » et ne
connaissons pas ce qui se passe en amont des phénomènes.
Des spécialistes ont noté que « l’une des priorités de Xu en adoptant le modèle
astronomique de Tycho Brahé était d’introduire des connaissances astronomiques
plus précises fondées sur des observations minutieuses. Au contraire Fang Yizhi
4
Cette section doit beaucoup à plusieurs publications de Jean-Claude Martzloff, et notamment à :
« Space and Time in Chinese texts of Astronomy and of mathematical Astronomy in the Seventeenth
and Eighteenth century »,in Chinese Science, n°11, 1993-1994; pp.66-92; « La compréhension chinoise
des méthodes démonstratives euclidiennes au cours des XVIIe et au début du XVIIIe. », Actes du IIe
Colloque International de Sinologie Chantilly 1977, pp.125-143.
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Les Jésuites en Chine - La réforme du calendrier – transmission et réception
(1611-1671) et Wang Fuzhi (1619-1692) tenaient les écarts et irrégularités comme
une composante constitutive du cosmos. L’impossibilité de prédire avec exactitude
était dans la texture de l’univers. La version astronomique de ce point de vue était
que l’indétermination est inhérente au tissu du cosmos, et une imprécision
correspondante dans la connaissance que l’homme a du monde, indépendamment
de la méticulosité ou de la précision dans l’observation et le calcul5. »
Pour les Chinois, les systèmes de prédiction étaient temporaires et devaient changer
pour tenir compte des changements, alors que pour les Européens, les mouvements
célestes étaient parfaitement réguliers et descriptibles à partir d’hypothèses fixes
valides éternellement.
Cette conviction fut notamment celle de Képler qui était convaincu que Dieu
ordonnait la nature par des lois mathématiques, et qui, partant des observations de
Tycho Brahé sur une vingtaine d’années en déduisant trois lois régissant le
mouvement des planètes et qui devait permettre à Isaac Newton une trentaine
d’années plus tard de découvrir la loi de l’attraction universelle.
5
Lisa Raphals, in East Asian Science, n°19, 201, p.13, note 12.
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