Analyse de mise en scène
À partir de documents textuels et iconographiques
A. Préambule :
Dans le cadre de l’école du spectateur, la posture la plus répandue est celle qui consiste à se
placer du côté de la réception. C’est-à-dire à analyser une représentation à l’issue de celle-ci
et à partir d’une expérience de spectateur. Une variante consiste à y adjoindre, sinon un
document pédagogique fourni par les instances culturelles, au moins une rencontre avec le
metteur en scène ou des comédiens à l’issue de la représentation. Cette démarche permet
d’accéder aux « secrets » de la création et d’y confronter son expérience de spectateur.
Or, analyser une mise en scène sans avoir assisté à la représentation, cas limite, est pourtant
bien une situation que nous rencontrons lorsque nous travaillons sur l’historique des
différentes mises en scène d’une même pièce dans le cadre de la préparation du baccalauréat
avec nos terminales. C’est aussi le cas de figure souvent rencontré par des enseignants de
lettres en classe de première dans le cadre du thème d’étude : Texte et représentation.
Pour ce faire, nous disposons de documents réunis en brochure par le CNDP et le CNT, ou
ceux que nous glanons. Il s’agit en général d’interviews de metteurs en scène, de comédiens
ou d’autres partenaires artistiques comme le scénographe, d’extraits de notes de mise en scène
ainsi que d’extraits de critiques théâtrales d’époque, le tout illustré de photographies pas
toujours en couleur… Il s’agit là d’une situation particulière qui nous amène à considérer la
lecture de l’œuvre scénique du point de vue des créateurs et des processus de fabrication, sans
éprouver l’effet de la représentation.
L’étude de ces documents en plaçant l’analyse esthétique du côté de la création permet de
prendre conscience de la dimension conceptuelle qui préside à toute création et qui se traduit
dans les choix formels opérés.
B. Objectifs pédagogiques :
Cette situation pédagogique induit une approche didactique spécifique dans le cadre de l’école
du spectateur et les objectifs à atteindre peuvent être les suivants :
1- Cerner et pratiquer un mode d’analyse spécifique à la situation :
Prendre conscience de la particularité de la situation : analyser une mise en scène sans assister
à la représentation, à partir de documents textuels et iconographiques.
Mobiliser les outils d’analyse appropriés, davantage liés à une analyse conceptuelle.
Prendre conscience des enjeux dramaturgiques à l’origine des créations scéniques analysées.
Prendre conscience de la spécificité du principe de création.
2- Acquérir des connaissances théoriques :
Qui s’appuient sur la philosophie esthétique permettant de distinguer les différentes postures
en la matière : analyse de la réception et analyse de la production dans leurs spécificités,
différences et rapport dialectique.
Connaissance du processus de création dans sa dimension conceptuelle.
Liens entre les enjeux dramaturgiques et les formes engagées.
C. Démarches :
Ainsi, il est nécessaire d’aborder ce type d’étude par une approche théorique introductive sur
les modes de fonctionnement de l’analyse d’œuvre en matière d’esthétique. Autrement dit,
prendre conscience de la différence de posture induite par l’analyse esthétique de la réception
et l’analyse esthétique placée du côté de la création.
La suite du travail s’appuie sur les documents. (Notre exemple est tiré de la brochure du
CNDP sur Hedda Galber d’Ibsen). Il est nécessaire de trier les documents en fonction de
l’objectif poursuivi. L’analyse qui suit la lecture se fait tantôt mise en scène par mise en
scène, tantôt de manière transversale et comparative. Donc une approche ouverte et dans un
échange verbal construit en classe sur le mode constructiviste.
L’objectif à atteindre étant : Prendre conscience des enjeux dramaturgiques à l’origine des
créations scéniques analysées, le questionnement orientera l’analyse vers ces notions dans un
aller et retour entre les observations faites dans les textes critiques et à partir de l’observation
des photos qui évoquent la représentation dans ses formes et les textes initiaux à la création
qui permettent de dégager les enjeux, ou du moins les intentions dramaturgiques.
Parfois la démarche visera à les deviner…
D. Application :
Ici, nous ne donnons que le résultat final qui peut découler d’une telle démarche et non le
détail des étapes du travail entrepris ni les contenus théoriques ou démarches analytiques qui
appartiennent à chacun:
Les points de départ des metteurs en scène et les orientations dramaturgiques.
1- Corpus d’étude pris dans la brochure du CNDP :
Mises en scène d’HEDDA GABLER d’IBSEN :
STANISLAVSKI : (1899) Théâtre d’art de Moscou
PETER ZADEK : (1979) Deutsches Schauspielhaus de Hambourg
ALAIN FRANCON : (1987) Théâtre Éclaté Annecy,(1990) Lyon Théâtre du Huitième,
(1991) Nanterre Théâtre des Amandiers
GLORIA PARIS : (1999) Comédie de Picardie
BRIGITTE JACQUES : (2000) Comédie de Genève
JEAN-PIERRE MIQUEL (1979) Comédie de Reims,(1982) Théâtre de l’Odéon,(2002)
Comédie Française
2- Analyse :
À partir de l’analyse des documents textuels et des photographies de la brochure, on peut
constater qu’une intention spécifique à été initiale aux choix dramaturgiques de chacun des
metteurs en scène. Cette intention parfois circonstancielle peut aussi entrer dans une logique
qui peut être idéologique ou esthétique ou tout simplement liée à une habitude de travail.
Pour illustrer cette constatation nous avons choisi des metteurs en scène ayant une démarche à
la fois singulière et suffisamment significative des possibles en la matière. Nous aborderons
les mises en scènes dans un ordre chronologique et dans une démarche a priori plutôt
analytique.
STANISLAVSKI, met en scène HEDDA GABLER en 1899 au Théâtre d’Art de Moscou.
Selon la réflexion qu’il a menée sur le travail de l’acteur dans l’élaboration de sa méthode,
dite système, Stanislavski s’est intéressé à la réalité psychologique des personnages. Partant
de l’intimité spirituelle que le comédien cherche à atteindre avec son personnage, la tension
dramatique qui en découle repose sur cette tension interne. Stanislavski expliquera l’échec
relatif de cette mise en scène par une absence de maîtrise totale de la technique du travail de
l’acteur vers lequel tendait le Théâtre d’art : « notre technique intérieure n’était pas assez
développée. Les experts trouvaient dans l’orientation réaliste de notre art l’explication de
l’insuccès de nos acteurs dans les pièces symbolistes : selon eux réalisme et symbolisme ne
pouvaient coexister. En fait, c’était tout le contraire : pour jouer Ibsen, nous n’étions pas
assez réalistes dans le domaine de la vie intérieure des pièces. » Ainsi la prise en compte de
la réalité psychologique des personnages fut une donnée initiale fondamentale pour
l’élaboration de la mise en scène d’HEDDA GABLER et pour la continuité du travail de
réflexion mené sur l’acteur au Théâtre d’Art.
En 1979 chez PETER ZADEK, le point de départ de la mise en scène d’HEDDA GABLER
est le personnage éponyme, perçu non pas tant dans sa densité psychologique de prime abord,
mais selon sa fonctionnalité dans un réseau relationnel social. Ainsi elle représente pour
Peter Zadek: « la femme fatale, qui pour les hommes sera porteuse de mort, qui les castre, qui
les détruit.» Elle devient un personnage stéréotypé et mythique. La tension dramatique
mise en exergue repose alors sur une tension fonctionnelle et relationnelle. On sent
l’influence des lectures structuralistes qui marquèrent la critique et l’analyse littéraires dans
cette focalisation sur la place et le rôle du personnage d’Hedda. Elle est perçue, ici, comme
une incarnation d’une fonction dans un schéma à partir duquel tout se structure et s’explique :
« que ces femmes démoniaques meurent à la fin de l’œuvre, assassinat ou suicide, cela a
certainement quelque chose à voir avec le fait que les artistes qui les ont créées sont des
hommes, qui soulageant leurs angoisses et/ou leur vanité ont réussi en rêve à vaincre leur
vainqueur parce qu’ils n’y sont pas parvenus dans la vie. » La mise en scène reposera sur la
même tension, c’est-à-dire, l’équilibre/déséquilibre relationnel.
Pour ALAIN FRANCON, en 1987, le point de départ a été donné par Michel VITTOZ qui en
traduisant le texte lui a trouvé des caractéristiques spécifiques du point de vue de sa
structure : « fragmentaire, composite, voire hétéroclite. » Ce fut une révélation pour Alain
FRANCON. Il y a trouvé de suite les fondements de sa mise en scène. « Sur ce texte
chaotique, je n’ai pas voulu imposer le regard du metteur en scène, et j’ai refusé de dire
« JE ». Peut-être par réaction à la trop grande suprématie donnée aux metteurs en scène dans
les années 70. Pour Michel Vittoz, à l’évidence dans la lignée deVitez, la mise en scène
commence dès la traduction : « Au début, ma traduction ne marchait pas sur le plateau : Les
répétitions ont duré très longtemps.(…) Il faut être juste là, dans une présence quasi-
musicale, en laissant se constituer le sens, fragments après fragments. Mais dès la première
lecture, la dynamique, le vertige, la folie du texte m’ont semblé être convoqués. Alain
Françon s’est attaché à faire rendre par les comédiens le surgissement de chacun de ces
lambeaux de paroles, tous ont accepté de jouer le jeu de cette langue accidentelle. »
GLORIA PÂRIS elle, en 1999, est partie d’une donnée psychologique : le vide intérieur,
qui caractérise le personnage d’Hedda. Un vide qui contaminera tout le plateau d’une
blancheur clinique. Et, par opposition ou phénomène de repoussoir, Théa Elvsted apparaît
comme pleine, exubérante, vivante, tout simplement existante, car : « elle a trouvé, elle, une
raison de vivre ». La tension dramatique dans ce cas repose sur une tension entre les
caractères, repoussoirs ou aimants.
Pour BRIGITTE JACQUES, à la Comédie de Genève,( 2000) Le travail de mise en scène
est parti d’une sorte de point de mire autour duquel semble se structurer la pièce et de ce fait,
la mise en scène. Il s’agit de la scène où Lovborg évoque ses rencontres avec Hedda. La
tension dramatique est ici dominée par le fantôme, si ce n’est le fantasme d’un passé révolu,
sorte d’âge d’or, mélange de pureté virginale et de jouissance par procuration. Hedda
jouissant des récits des débordements de Lovborg. « Le théâtre comme lieu de l’incarnation
du fantasme » repose sur un désir refoulé rappelé lors d’une scène clé qui fonctionne comme
un punctum pictural, point de mire ou de nœud dramatique autour duquel s’organise la
dramaturgie.
Enfin JEAN PIERRE MIQUEL qui a monté pour la troisième fois la pièce est parti dès la
première version en 1979, de la comédienne qui allait incarner le personnage d’Hedda. « Si
on monte HEDDA GABLER, c’est d’abord parce qu’on estime la pièce importante dans
l’histoire du théâtre, mais aussi parce qu’on a une Hedda Gabler, parce qu’on a la
comédienne ». On se retrouve là dans la pure lignée de la Comédie Française, où la tradition
dans la distribution des rôles reposait sur la notion d’emploi : être ou ne pas être le
personnage. Et les critiques d’emboîter le pas sur la tradition en évaluant le spectacle au
regard de la correspondance entre la comédienne et le rôle : « Si je n’ai pas cité Anne Alvaro,
qui joue le rôle de la terrible Hedda Gabler, c’est que tout en reconnaissant son grand talent,
je ne suis pas sûr qu’elle soit tout à fait le personnage (…) Anne Alvaro n’arrive pas selon
moi, à imposer tout à la fois cette figure tragique et désespérée (…) Elle reste en retrait de ce
rôle qu’au début du siècle ont joué les plus grandes actrices. » Par cette ultime comparaison,
Guy Dumur, critique au Nouvel Observateur, se place délibérément dans une perception
traditionnelle et passéiste du théâtre ; c’était en 1982. Pour sa dernière version (2002), on
retrouve l’influence de la tradition : « Pour le Vieux Colombier, j’ai relu toutes les
traductions existantes. Je me suis arrêté sur celle qui, aux dires des spécialistes, fait autorité,
celle de La Chesnais- j’aime son caractère un peu désuet- et j’en ai tiré une version
scénique.(…) Il y aura Clotilde de Bayser, très différente d’Anne Alvaro ; Clotilde n’impose
pas immédiatement le personnage comme Anne, mais elle peut-être charmante ou cassante,
elle a une violence en elle qui n’apparaît pas immédiatement et qui est très surprenante. » Et
toujours, comme critère initial de réussite du spectacle, la capacité pour la comédienne
d’incarner le rôle.
Ce tour d’horizon de quelques mises en scène d’HEDDA GABLER nous a permis de voir
qu’un choix de départ détermine en profondeur les intentions dramaturgiques et les mises en
scènes. Et que la diversité des approches bien que non exhaustives dans ce corpus laisse
entrevoir des personnalités, des méthodes de travail, des intentions et influences variées,
toujours ancrées dans une époque donnée.
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