Albert Cohen, Ô vous frères humains, chapitre XIV INTRODUCTION : Dans cet extrait de Ô vous frères humains, Albert Cohen raconte les conséquences sur sa personnalité du traumatisme que fut, l’année de ses 10 ans, l’insulte publique concernant ses origines juives, formulée par un camelot. Ce court chapitre évoque le désarroi de l’enfant que nous allons donc présenter selon deux axes : une errance symbolique, le témoignage d’une souffrance. Question possible : comment l’autobiographe met-il en scène son désarroi ? PREMIER AXE : UNE ERRANCE SYMBOLIQUE L’insulte, ressentie comme une surprise et comme une injustice par l’enfant, provoque une fuite honteuse, fuite qui prend la forme d’une assimilation aux infamies et aux barbaries subies par les Juifs de toute éternité. Nous notons cette assimilation par l’allusion au Pays de Chanaan, cité dans la Bible, où Dieu révéla la naissance du fils de Sarah, père d’un immense peuple, le peuple élu. C’est une révélation. De même, le texte souligne que le petit garçon est inscrit dans cette révélation puisque désormais il sait que sa vie sera marquée par la judéité. L’expression « la dixième année juive de ma vie » fournit cette explication : Albert Cohen est donc passé de l’inconscience à la conscience, de la protection à la révélation. Nous notons ce changement dans l’opposition implicite entre l’amour (ma mère, mon père) et la haine anonyme et collective (le camelot, mais aussi la foule qui a accompagné les violences verbales du camelot). La solitude est donc au cœur des sentiments de l’enfant. Le champ lexical de la perte des repères est utilisé dans le chapitre (le verbe « errer » mentionné deux fois, le verbe « s’enfuir » et d’autres verbes de mouvement comme « aller » ou « arriver »). Notons aussi l’allitération en « r » du début de la deuxième phrase (avec la répétition de « dans les rues ») qui signale l’amertume et le désarroi. La perte des repères mentaux engendre la perte des repères spatiaux. Il est perdu dans une ville dont il ne sait comment fuir, ne sachant pas où se trouve la gare. Tributaire d’autrui, il est désormais lié à la parole anonyme de la rue (un passant, une femme). Comme le peuple juif sans patrie, le petit garçon ne songe qu’à fuir et à se cacher. Fuir pour lui, c’est prendre un train. On note l’aspect irrationnel de ce désir (il ne s’agit pas de se réfugier dans l’amour - retrouver sa famille – mais il s’agit de se livrer à l’errance). La gare est sans doute l’occasion pour Cohen de signaler discrètement l’horrible destin de son peuple qui fut envoyé massivement dans les camps d’extermination nazis par des trains semblables. La solution finale (c’est-à-dire l’extermination des juifs) est juste évoquée par l’expression hyperbolique « tragiquement disparaître ». Elle est hyperbolique dans le sens où elle équivaut à exagérer le chagrin de l’enfant. D’ailleurs, le petit garçon ne pense pas au port de Marseille pour symboliser son destin d’apatride : les bateaux du port ne sont pas pour lui des moyens de fuir. Cette errance prend fin lamentablement dans des toilettes publiques. Là encore le symbole est effrayant. Le narrateur commente le style employé pour désigner métaphoriquement ce lieu : « c’est une façon poétique de parler ». En effet le « coin noir » est un lieu de passage, malodorant et symbolique du rejet, de la déjection. Si son errance prend fin dans ce lieu-là c’est pour montrer qu’il a le sentiment très fort d’être un individu mis à l’écart, méprisé, rejeté, assimilé à un déchet. On remarque un jeu de mots terrible : les lieux d’aisances sont donc des toilettes où l’enfant se dit qu’il souffrira « à son aise » (aisances/aise) ce qui signifie qu’il y est à sa place. Symboliquement encore, le chapitre débute par l’adjectif « chassé » et se termine par le substantif « vie », comme si son destin était lié à la négation de sa propre existence. DEUXIEME AXE : LE TEMOIGNAGE D’UNE SOUFFRANCE La souffrance de l’enfant est manifeste dans ces deux paragraphes. Tout d’abord, le narrateur est marqué par le blâme public qui l’a atteint : on s’aperçoit d’une gradation ascendante dans la première phrase qui met en valeur les conséquences de l’insulte (honni, honteux, seul). Honni renvoie à l’acte vécu, honteux renvoie au sentiment perçu, seul renvoie à ce destin pressenti. Cette gradation est amplifiée par une comparaison frappante : « comme une épingle » qui, par son aspect anodin et piquant, évoque une souffrance physique et quotidienne. La souffrance de l’enfant est d’ailleurs tout autant physique que morale, puisqu’il note son mal au foie à la fin de l’extrait. Peut-être l’amateur de langage qu’est Albert Cohen a-t-il utilisé ce mal physique comme un jeu de mots (le mal au foie est peut-être un mal de sa foi, c’est-à-dire de sa croyance religieuse, croyance qui fait tout l’objet de l’insulte)... Une seconde souffrance vient de naître dans le cerveau de cet enfant : la peur d’être reconnu. C’est-à-dire qu’on sache qu’il est juif. Cohen montre le cheminement très rapide de l’auto culpabilité qui l’amène à se cacher. Nous entrons, par un monologue intérieur, dans ce cerveau enfantin par l’utilisation d’une phrase hypothétique introduite par « si » : « si je demandais à ce passant, il regarderait mon visage et il saurait qui j’étais ». Cette phrase est sans doute la plus importante pour comprendre l’inhibition qui se produit lorsqu’un individu se sent rejeté. Pour éviter d’être à nouveau insulté, le petit garçon s’abstient d’entrer en relation. Tout prend naissance dans la peur de son propre visage. Lorsqu’il demande son chemin à la femme, l’enfant cache son visage. Notons l’allitération en « m » (mal avec ma main) qui par sa douceur effrayante fait entrer l’enfant dans un autre rapport avec lui-même. Dans la même phrase, l’adverbe « finalement » intensifie cette peur. Se cacher, telle est la préoccupation de l’enfant désormais. La comparaison « comme un voleur » l’entraîne vers la conscience qu’il est hors-la loi. A ce moment du texte, nous savons que l’aventure traumatisante du petit garçon le pousse à considérer le monde comme séparé en deux : il y a les bons et les méchants. Si l’enfant veut prendre le train, c’est qu’il veut être « loin des méchants » dit-il. Or, dans le vocabulaire traditionnel de la religion juive, on nomme « gentils » les non juifs. Donc les gentils peuvent être des méchants... Et la femme qu’il accoste, puisqu’elle n’a pas deviné qu’il est juif, puisqu’elle ne l’a pas insulté, est une gentille gentille. L’enfant entre dans un monde manichéen mais un monde manichéen dont il ne sait pas quelles seront les réactions à son égard. Le registre pathétique est utilisé à la fin de la narration. Il est souligné par les pleurs de l’enfant. La répétition du verbe « pleurer », l’obscurité des WC publics, la métaphore du « coin » qui renvoie à une mise à l’écart – et peut-être au vocabulaire enfantin de l’école (aller au coin) – caractérise la souffrance d cet être perdu. CONCLUSION : La volonté de faire de cette page, sobrement racontée, le symbole d’un destin qui débute, l’envie de montrer aux lecteurs les sentiments d’un enfant qui peut découvrir son identité dans la souffrance la plus pure, participe du projet autobiographique de Cohen. Son désir est d’illustrer les deux phrases qui expliquent son traumatisme : » Un enfant juif rencontre la haine le jour de ses dix ans. J’ai été cet enfant ».