Puissances de la variation mardi 8 février 2005, par Maurizio

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Puissances de la variation
mardi 8 février 2005, par Maurizio Lazzarato
url:http://seminaire.samizdat.net/article.php3?id_article=58
Pour saluer la publication de son dernier livre, Les Révolutions du capitalisme (Les
empêcheurs de penser en rond, 2004), Multitudes a réalisé une interview originale de
Maurizio Lazzarato, lui donnant l’occasion de faire le point sur son intérêt pour la
pensée de Gabriel Tarde (qui faisait l’objet de son livre précédent, Puissances de
l’invention. La psychologie économique de Gabriel Tarde contre l’économie politique,
paru également chez Les empêcheurs de penser en rond en 2002), de contribuer aux
débats actuels sur la place du “ commun ” dans la théorie de la Multitude, et
d’esquisser quelques-unes des pistes qui feront l’objet de ses réflexions à venir.
Multitudes : Dans tes derniers deux livres, il est beaucoup question de Tarde.
Pourquoi revenir à cet auteur vieux d’un siècle, dont les positions politiques
n’étaient pas particulièrement progressistes ?
Maurizio Lazzarato : Il s’est agi plutôt pour moi de travailler sur une série de théories
et d’auteurs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe : Tarde, mais aussi Bergson
(dans Vidéophilosophie), Nietzsche, le pragmatisme américain, Péguy. En réalité,
entre la Commune de Paris et la première guerre mondiale, il y a un renouvellement
de la pensée qui correspond à la clôture du cycle de luttes du XIXe siècle, dont la
théorie marxienne est le moment théorique le plus significatif. La naissance de la
philosophie de la différence, et celle, avec Tarde, d’une théorie sociale de la
multiplicité, sont plantées dans un énorme essor d’intégration de l’économie monde
(grande mobilité des capitaux et grands mouvements migratoires trans-océaniques
avec, à l’intérieur de l’Europe, le développement des moyens de transport et de
communication), essor qui sera interrompu par la première guerre mondiale. Pour
atteindre le même niveau de mondialisation de l’économie, il faudra attendre les
années 1980. En effet, le XXe siècle a été le siècle des guerres (première, deuxième,
guerre froide) et les nouveaux rapports sociaux que la théorie de la différence avait
saisis se sont trouvés surdéterminés par la logique de guerre, d’abord par le rapport
ami/ennemi et par la suite, pendant la guerre froide, par la relation dialectique
capital-travail. C’est seulement autour des mouvements de 68, qui annoncent la fin de
la guerre froide, que la philosophie de la différence contemporaine retournera à tous
ces auteurs et à cette époque, ensevelis par la logique de guerre. A l’intérieur de cette
période historique, pourquoi Tarde ? Parce qu’il problématise le processus de
constitution des quantités sociales (les valeurs), à partir non pas de la logique de
l’accumulation du capital, mais de la puissance d’invention, selon la dynamique de
l’événement. Il y a là une nouveauté remarquable par rapport au marxisme et à
l’économie politique : la production de la valeur économique n’est pas le foyer, d’où
s’engendrait par émanation, toutes les autres valeurs. Le point de vue
méthodologique de Tarde (défaire les oppositions dialectiques, pour faire émerger la
puissance d’invention et de répétition de la multiplicité) est très proche de celui
Foucault. La grande dualité capital-travail n’est pas l’origine de la multiplicité des
relations de pouvoir et de résistance des sociétés capitalistes, mais en est un résultat.
Elle est le produit d’un phénomène de coagulation, d’intégration, de connexion, de
mise en cohérence des réseaux de relations et des processus hétérogènes. La totalité,
le principe explicatif unitaire, que la relation capital-travail semble produire, n’est
qu’un effet, un effet massif ou global (Foucault), un effet total ou abstrait (Deleuze).
Pour reconquérir le point de vue de l’action des multiplicités, pour défaire et expliquer
le global et la totalité, il est nécessaire d’élaborer une théorie de la singularité, pour
regarder les rapports sociaux du point de l’infinitésimal, pour saisir l’action dans les
détails : une micro-sociologie (Tarde) ou une théorie des micro-pouvoirs (Foucault).
Les dernières élections américaines nous donnent l’occasion de voir à l’œuvre toutes
ces questions et de nous poser à nouveau le problème qui était au centre des
préoccupations de la philosophie de la différence, celui de la valeur de la valeur. Du
vivant même de Marx, aussi bien Nietzsche que Tarde posent le problème de la valeur
à partir du gouvernement des affects, des passions. Tous les commentateurs ont été
surpris par le déplacement de la campagne électorale opéré par l’équipe de Bush, du
terrain de la souveraineté (de son transfert vers l’Empire ou l’Europe) et du travail
(l’accumulation du capital) vers celui des valeurs. L’étonnement est dû au fait que
nous n’avons pas encore suffisamment intégré la leçon de la philosophie de la
différence. Pourquoi les néo-conservateurs ont-ils mis les valeurs au centre de leur
campagne électorale, sous l’égide de la peur de la guerre des civilisations ? Pour
pouvoir répondre à cette question, il faut bien souligner qu’ici les valeurs, “ l’histoire
des sentiments moraux ” ou de la “ moralité de mœurs ”, ne renvoient pas à de “
l’idéologie ” - à la superstructure comme chez Marx, aux appareils idéologiques d’État
comme chez Althusser, ou à l’histoire de mentalités - mais toujours à des dispositifs
de pouvoir. Foucault nous a longtemps expliqué qui ni le pouvoir disciplinaire, ni
l’accumulation du capital, ne pourraient marcher sans une multiplicité des relations de
pouvoir qui leur sont hétérogènes. La société disciplinaire, par exemple, ne peut pas
fonctionner sans l’intervention d’une institution comme la famille, fer de lance de la
campagne électorale de Bush. La famille, l’intérieur de laquelle le pouvoir ne s’exerce
pas selon les modalités disciplinaires, mais, au contraire, selon les modalités du
pouvoir souverain, agit d’abord comme une charnière absolument indispensable au
fonctionnement de tous les systèmes disciplinaires. La famille est l’instance de
contrainte qui va fixer en permanence les individus dans les appareils disciplinaires.
Pour être obligé d’aller à l’école, au travail, à l’armée, il faut que les individus soient
pris d’abord à l’intérieur de ce système de souveraineté. Deuxièmement, la famille
constitue un relais, un point de reconversion, de passage d’un enfermât à un autre
(de l’école à l’armée, de l’armée à l’usine ; elle est aussi responsable de l’internement
à l’Hôpital). La sexualité, autre bête noire des néo-conservateurs, se trouve au
croisement de deux dispositifs de pouvoir : en tant que conduite corporelle, elle relève
des disciplines, puisqu’elle est individualisation, assignation à un rôle. De l’autre côté,
la sexualité, par ses effets procréateurs, s’inscrit dans des processus biologiques
larges qui concernent non plus le corps de l’individu mais cette unité multiple que
constitue la population. Elle relève donc des techniques biopolitiques de régulation de
la population (et notamment de la natalité). La peur à travers laquelle les néoconservateurs ont géré la campagne électorale n’est pas d’abord la peur de la guerre.
Cette dernière est un effet massif ou global qu’il faut à son tour expliquer. La peur que
nous avons vue se cristalliser sur la guerre monte de l’intérieur du monde occidental,
et elle concerne l’effondrement du modèle majoritaire (famille, sexualité, éthique de la
valeur-travail) que les valeurs (c’est-à-dire les dispositifs de pouvoir) fabriquent. Il est
clair que Buttiglione, néo-conservateur européen, a toutes les raisons de ce monde de
s’inquiéter des femmes qui ne veulent plus rester à la maison et des “ homosexuels ”
qui s’affichent librement. L’Italie est aujourd’hui le pays dont les habitants sont les
plus âgés du monde. La “ race ” italienne est destinée à disparaître d’ici 60 à 70 ans, à
cause du taux de natalité qui n’assure même pas la reproduction de la population telle
qu’elle est aujourd’hui. Selon les démographes allemands, il est déjà trop tard pour
sauver une “ race ” qui, il y a seulement 50 ans, voulait conquérir le monde. Il n’y a
plus de parents allemands suffisamment nombreux pour la reproduire et les immigrés
ne constituent pas une alternative puisqu’ils assument les comportements
démographiques de pays qui les accueillent après une génération. Pendant qu’on
essaie de boucler l’Europe par le haut, elle se défait par le bas. Avec quels Européens
se fera l’Europe dans les 50 prochaines années, étant donné ce refus endémique,
moléculaire, massif des relations de domination qui régissent la famille et la
sexualité ? Est-ce que nous pouvons dire, comme Nietzsche à la fin du XIXe siècle, “
nous les Européens ” ? Probablement pas et tant mieux ! Ce refus est le résultat d’un
changement dans la capacité de sentir qui touche directement les dispositifs
biopolitiques (la régulation de la natalité, de la famille, de la race). Et, comme disait
Nietzsche, si vous tenez un changement de goût, vous tenez sûrement un
changement social irréversible.
Multitudes : Les comportements que tu décris sont-ils des comportements
politiques ?
Maurizio Lazzarato : Nous sommes ici confrontés à des comportements de refus et de
constitution des nouvelles formes de vie, à la naissance de nouvelles manières de
sentir que Deleuze et Guattari appellent minoritaires et que Foucault définit comme “
insurrection des contre-conduites ”. Ces comportements dérivent de relations de
pouvoir spécifiques (le pouvoir pastoral, le gouvernement des âmes) qui ne se
confondent pas avec les comportements qui donnent lieu aux révolutions politiques
contre le pouvoir en tant qu’il exerce une souveraineté ou aux révoltes économiques
contre le pouvoir en tant qu’il assure une exploitation. Une fois que le pouvoir juridicopolitique, à partir du XVIIe siècle, a intégré ces technologies de gouvernement
religieux (le passage de la pastorale des âmes au gouvernement politique des
hommes), nous retrouvons “ l’insurrection des conduites ” à l’intérieur des révolutions
“ politiques ” et “ économiques ”. Pour Foucault, ces mouvements qui cherchent à
échapper à la conduite des autres et qui cherchent à définir pour chacun la manière
de se conduire font partie intégrante de toutes les révolutions de la modernité (même
de l’expérience des soviets de la révolution russe). Mais si on s’imagine pouvoir saisir
ces comportements avec le concept de sujet de droit ou de “ classe ”, on est sur la
mauvaise piste. Les luttes des minorités, les révoltes des conduites agissent selon des
modalités de conflit et d’action que ni le marxisme, ni la tradition de la philosophie
politique ne sont à même de décrire, puisque les deux sont construits sur la base d’un
principe unificateur, totalisant (le droit, le travail). Le pouvoir pastoral qui se
métamorphosera en gouvernement des hommes est un pouvoir absolument “ original
et unique dans toute l’histoire des civilisations ”, inconnu à la tradition grecque et
juive, qui est fondée sur l’obéissance permanente, “ continue et indéfinie d’un homme
à un autre homme ”. Qu’aujourd’hui des mouvements politiques se nomment “ les
désobéissants ” est symptomatique de cette nouvelle sensibilité, qui s’est exprimée
dès que la surdétermination de la logique de guerre a faibli. Le mouvement de 68 a
été une étrange révolution justement parce qu’il a été d’abord une insurrection des
conduites, une fuite des minorités qui, en s’exprimant même à l’intérieur du salariat et
de la critique du politique, a complètement déstabilisé les cadres d’interprétation
théorique et politique de la tradition du mouvement ouvrier. Il ne s’agit pas d’avoir un
point de vue romantique sur les minorités, pour lesquelles la marginalisation est
synonyme de souffrance, mais de saisir, en dehors de tout ressentiment et de toute
posture de victime, la force et la logique de ces modalités d’action qui traversent les
pays, au-delà des différences culturelles, religieuses et politiques. De ce point de vue,
parmi l’impressionnante quantité d’articles sur la Turquie dont nous avons été
submergés, un homme que Le Monde décrivait comme un “ vieillard magnifique ”
mérite d’être cité, en ce qu’il parle avec plus de subtilité de l’Europe (des deux
Europes, celle du modèle majoritaire et celle de minorités, celle des contre-conduites),
que les tenants ou les adversaires de la constitution européenne. Si avec l’Europe des
institutions, du marché, des droits, “ nos intérêts sont commun ”, avec l’Europe de
contre-conduites, il y a plus de problèmes : “ Depuis la seconde guerre mondiale, la
plus grande tragédie de l’Europe est d’avoir perdu l’esprit de famille. La famille s’est
atomisée. Voilà ce qui est le plus grave. La famille est cassée, comme partout en
Turquie, et le grand responsable ce sont les femmes. Le village, c’est fait pour le
travail. Avant la question ne se posait pas. Maintenant elles veulent vivre leur vie,
faire des achats, voir leurs amis, passer leurs journées à Izmir, la ville lumineuse. Mes
fils et mes neveux subissent l’influence des femmes. Et c’est normal : quand vous
avez connu l’Europe, par la télévision et le voyage, il faut être fou pour habiter avec
ses parents et sa grand-mère, sous le même toit. Voilà où nous en sommes : quelque
chose est fini. ” Plutôt qu’une guerre de civilisations à l’apogée de leur puissance,
nous sommes en train de vivre la réaction violente des deux modèles majoritaires,
rongés de l’intérieur et en profondeur, par ces luttes minoritaires qui les déstabilisent
dans leurs fondements. Aussi bien les conservateurs que les islamistes sentent très
bien que, malgré l’usage guerrier de leur pouvoir patriarcal, économique et politique,
quelque chose est fini, à jamais. Il ne s’agit pas d’opposer la logique de minorités, de
contre-conduites aux révoltes politiques et économiques, mais de les agencer. Mais il
faut aller encore plus loin, puisqu’il me semble que ce sont les pratiques de minorités,
les pratiques de contre-conduites qui ont “ colonisés ” les luttes contemporaines.
Comme j’ai essayé de le montrer dans mon livre, les luttes des chômeurs, des
précaires, des intermittents, expriment cette logique à l’intérieur des luttes salariales
ou politiques “ classiques ”. Leur nouveauté dérive de cet héritage de 68 qu’ils ont
réactualisé. Je suis prêt à parier que les luttes qui se développeront en Chine seront
de cette même qualité (l’occupation de Tien an Men l’était déjà). Une dernière
remarque. Les comportements minoritaires, la microsociologie ou les micro-pouvoirs,
ne sont pas une question d’échelle, de secteurs, mais de point de vue, de méthode.
Les pratiques minoritaires, les pratiques de contre-conduite ne sont pas le propre des
femmes, des fous, des malades, des pauvres, des précaires, des “ marginaux ”. Le but
de mon livre était de faire fonctionner cette méthodologie de la multiplicité, de
l’hétérogénéité aussi dans les domaines jusqu’à maintenant réservé à la grande
dualité capital-travail ou à la politique.
Multitudes : Tu poursuis la distinction entre les dispositifs du biopouvoir et
les formes de vie biopolitique, que tu as établie dans le premier numéro de
Multitudes ?
Maurizio Lazzarato : Il faut faire attention, puisque même la distinction que nous
avons essayé d’introduire entre biopouvoir et biopolitique risque d’être ambiguë et
surtout très, très limitée. Nous avons assisté au cours des dix dernières années à une
reprise (surtout par des philosophes italiens : Agamben, Esposito, Negri) du concept
de biopolitique qui me laisse plus que perplexe. Chez Agamben, la multiplicité des
dispositifs de pouvoir que nous avons vus à l’œuvre (disciplines, biopolitique,
souveraineté) et qui correspondent à une multiplicité de champs d’expression de
forces, est réduite à la relation la plus simple entre “ le ” pouvoir et “ la ” vie nue. A la
généalogie historique des relations de pouvoir, se substitue la définition d’“un ”
principe d’intelligibilité a-historique qui concerne toute forme de pouvoir. Pour
Foucault, il vaut mieux le répéter, la biopolitique dérive du pouvoir pastoral qui est
complètement étranger à la tradition romaine (“ homo sacer ”). Pour Negri, le concept
de biopolitique signifie qu’il n’y a plus de distinction entre économie et politique, mais
ce qui manque alors, c’est la spécificité du rapport entre micro-pouvoirs,
gouvernement et contre-conduites. Le concept de biopolitique est un des instruments
forgés par Foucault pour passer à l’extérieur d’une conception qui fonde l’origine du
pouvoir dans le politique ou dans l’économique. En se limitant à affirmer qu’il n’y a
plus de différence entre les deux concepts, il me semble qu’on enferme le travail de
Foucault dans un cadre qu’il voulait dépasser. Ces relectures de la biopolitique ne vont
pas dans la direction que Foucault avait imprimée à ces travaux. Les magnifiques
indications que nous trouvons dans ses cours ne sont pas très développées, mais
suffisamment claires pour nous permettre d’affirmer que les relations de pouvoir,
après la deuxième guerre mondiale, n’évoluent pas dans le sens d’un
approfondissement de la biopolitique (régulation “ biologique ” de l’espèce). Ce qui
passe au premier plan ce sont des nouvelles technologies de pouvoir que Foucault
définit comme “ environnementales ”, et qui ont comme objectifs, d’une part, la
modulation des différences à l’intérieur d’un champ de possibles, préalablement et
faiblement déterminé, et, d’autre part, la régulation des minorités (définies par
rapport à une majorité). La perspective qui se profile pour Foucault n’est pas celle
d’une intensification des disciplines, ni non plus d’une généralisation de la régulation “
biologique ” de la race, mais le “ contrôle ” des individus tel que Deleuze en parle
dans son célèbre article sur les “ sociétés de contrôle ”. Ce n’est pas la vie comme
biologie, mais la vie comme virtualité qui est au centre des nouveaux dispositifs de
pouvoir. “ On a, au contraire, à l’horizon de cela, l’image de l’idée ou le thèmeprogramme d’une société où il y aura optimisation des systèmes de différence, dans
laquelle le champ serait laissé libre aux processus oscillatoires, dans laquelle il y aura
une tolérance accordée aux individus et aux pratiques minoritaires, dans laquelle il y
aura une action non pas sur les joueurs, mais sur les règles du jeu et enfin dans
laquelle il y aura une intervention qui ne serait pas de type de l’assujettissement
internes des individus, mais une intervention de type environnementale. ” Ces
nouveaux dispositifs de pouvoir définiront un cadre assez “ lâche ” (les conditions
matérielles, technologiques, sociales, juridiques, de communication, d’organisation de
la vie) à l’intérieur duquel, d’une part, l’individu pourra exercer ses “ libres ” choix sur
des possibles déterminés par d’autres et au sein duquel, d’autre part, il sera
suffisamment maniable, gouvernable, pour répondre aux aléas des modifications de
son milieu, comme le requiert la situation d’innovation permanente de nos sociétés.
Dans mon livre, en continuité avec les nouveautés énoncées par la philosophie de la
différence, j’ai essayé d’introduire la notion de “ publics ” dans cette histoire des
dispositifs de pouvoir et des modalités de résistance. Pour Foucault, dans l’État de
police (Polizeiwissenschaft), terrain de naissance et d’expérimentation de la
biopolitique, les deux grands éléments de réalité que le gouvernement doit manipuler
sont l’“économie” et l’“opinion”. Et en effet, “ la naissance des économistes et la
naissance des publicistes sont contemporaines ”. Mais Foucault fait du public un
dispositif de conduite des consciences qui est destiné à être résorbé par la
population : “ Lorsqu’on parle du public, de ce public sur l’opinion duquel il faut agir
de manière à modifier ses comportements, on est déjà tout près de la population. ”
Pour Tarde, au contraire, les publics deviennent des dispositifs de pouvoir spécifiques,
distincts des dispositifs de régulation de la population. Comme j’ai essayé de le dire
dans mon livre, les sociétés de contrôle exercent leur pouvoir par la création de
mondes (“ d’environnements ”, dit Foucault) en laissant flotter l’individualisation,
plutôt qu’en l’imposant, comme dans les disciplines. A l’intérieur de ces mondes, les “
différences ” et les “ pratiques minoritaires ” pourront varier selon un minimum et un
maximum définis par des cadres “ lâches ” ouverts aux aléas de la vie comprise
comme virtualité. De façon que le pouvoir devient “ actions sur des actions possibles ”
sur la base de la dynamique de l’événement. La constitution et le contrôle des publics
sont, à mon avis, l’une des modalités de fonctionnement de ces dispositifs de pouvoir
environnemental qui interviennent sur le cadre, sur les règles du jeu, plutôt que sur
les joueurs : à l’individu et à la population des sociétés disciplinaires se superposent
les publics des sociétés de contrôle. Les caractéristiques de la population (corps
multiple, corps à nombre de têtes, sinon infini, du moins pas nécessairement
dénombrable, l’aléatoire de ses comportement, la possibilité de les saisir seulement
statistiquement, la dimension temporelle) sont intensifiées et reconfigurées par les
publics. Les publics, groupes sociaux de l’avenir, comme les définissait Tarde à la fin
du XIXe siècle, n’ont cessé de grandir et de s’étendre. Dans le rapport de l’expert
nommé par le gouvernement chargé d’une expertise sur les intermittents, il n’y a
qu’une information vraiment intéressante : sur une année, les Français passent 63
milliards d’heures en tant que faisant partie d’un public (de télé surtout, mais aussi de
cinéma, de théâtre etc.) et seulement 34 milliards d’heures au travail. Qu’est-ce qui
se passe dans ces 63 milliards d’heures, une fois que nous avons récusé les
explications idéologiques ou superstructurelle ? Il y a d’abord de la production de la
valeur économique (la construction d’une oeuvre est pour la moitié le fait des publics,
selon une profonde intuition de Marcel Duchamp) qui nous fait sortir définitivement de
la production de la valeur énoncée par le marxisme. Il y a aussi la mise en place d’une
nouvelle forme de gouvernement des âmes, de nouvelles manières de conduire les
autres, et la constitution formes de résistance, la production de contre-conduites. Il
est évident qu’il est nécessaire aussi de se débarrasser du “ matérialisme ” qui fait de
la conscience une “ superstructure ” de l’être. Les agencements d’énonciation, les
machines d’expression font partie intégrante de la production. Le matérialisme
historique définit toujours l’activité comme un faire, tandis que la philosophie de la
différence agence toujours ce qu’on fait avec ce qu’on dit, sur la base de l’événement,
du virtuel, qui n’est ni un faire, ni un dire.
Multitudes : Comment agissent ces dispositifs de pouvoir dans la constitution
et le contrôle des publics ?
Maurizio Lazzarato : Les dispositifs de constitution des publics impliquent un
agencement entre mémoire, corps et temps, qui vise directement les comportements
des individus, la direction des consciences. On peut ici exploiter la généalogie
nietzschéenne des valeurs, pour rendre compte de la manière d’agir sur l’opinion et
donc sur les comportements. Selon Nietzsche, la possibilité d’extraire de l’hommefauve un homme civilisé, c’est-à-dire, un homme “ prévisible, régulier, calculable ”,
passe par la fabrication d’une mémoire. Cette dernière est la garantie qu’il pourra
tenir les promesses (aussi bien à d’autres individus qu’à la communauté). La
communauté, en imposant à l’homme - cet “ oubli incarné ” - de satisfaire les
promesses faites, dispose ainsi à l’avance de l’avenir. Celui qui peut promettre répond
de lui-même comme “ avenir ”. La construction d’une mémoire est une manière
d’extraire et constituer du temps qui permet de prévoir, de calculer, de mesurer,
d’établir des équivalences. À l’incertitude que l’oubli introduit dans la vie de la
communauté, on peut substituer la prévisibilité de l’homme que la mémoire de
l’avenir rend possible. Les mnémotechniques que l’humanité a longtemps pratiquées
ont souvent été atroces et sanguinaires : les supplices, les tortures, les mutilations,
les “ vœux horribles ” (les sacrifices de ses propres enfants, par exemple). Dans la
description nietzschéenne, la construction d’une mémoire passe par la douleur, parce
que seul ce qui fait mal est conservé dans la mémoire. Michel Foucault nous a légué
une formidable actualisation de cette généalogie des technologies de dressage des
hommes qui les transforment en animaux prévisibles. Sa théorie des disciplines
contient encore de traces de ces mnémotechniques sanguinaires qui fabriquaient une
mémoire à travers la douleur. Mais dans la théorie foucaldienne des disciplines, les
supplices sont remplacés par les exercices. Mais dans la description du passage des
supplices aux exercices, nous avons perdu le problème de la mémoire. Pour être plus
précis, les habitudes, les routines que les exercices fixent dans le corps sont des
automatismes qui fabriquent à l’homme moderne une mémoire sensori-motrice.
L’extraction du temps, l’imposition de la prévisibilité et de la calculabilité des
comportements se fait par la codification, répétition et standardisation des exercices
(dans l’usine, l’armée, l’école, etc.). Par contre, nous retrouvons l’agencement du
rapport entre mémoire “ spirituelle ”, corps et temps, au cœur de nos sociétés de
contrôle. Dans les sociétés de contrôle, on agit toujours sur le corps pour construire
une mémoire qui sache promettre, mais en privilégiant une partie spécifique du corps
(le cerveau). Lorsque vous êtes un spectateur, lorsque vous faites partie d’un public,
vous ne pratiquez pas des exercices dans le sens de Foucault. Les techniques
mnémoniques contemporaines ne ressemblent ni aux supplices, ni aux exercices. Elles
renvoient plutôt à des techniques sémiotiques. C’est par les signes, les langages, les
images qu’on fabrique une mémoire. Des mnémotechniques sémiotiques sont connues
et pratiquées depuis l’antiquité, mais ici il s’agit de régimes de signes, d’énoncés,
d’images qui agissent à travers des réseaux hertziens ou télématiques, pour la
constitution des publics. Ce que la mémoire retient n’est plus ce qui fait mal. Sa
constitution fonctionne plutôt sur la base de la séduction, du plaisir, de la
consommation, de la communication, de l’information. Nous avons ici, encore et
toujours, la nécessité de rendre l’homme calculable, prévisible, disponible. Mais la
disponibilité que l’on demande à l’homme, la promesse qu’il doit satisfaire est celle
d’appartenir à un monde, à des formes de vie qui sont des mondes de consommation,
d’information, de communication qui produisent et reproduisent un “ modèle
majoritaire ”. Il faut toujours fabriquer une mémoire capable de promettre, mais la
promesse de laquelle on doit rendre compte n’est plus celle de la fidélité aux valeurs
et aux coutumes de la communauté. Nous devons répondre de notre adhésion aux
désirs et croyances de l’homme moyen, à la médiocrité et à la vulgarité des formes de
vie que la publicité, par exemple, nous incite à épouser. Dans ces conditions, on peut
redéployer la fonction de notre cerveau contre laquelle la mémoire de l’avenir a été
construite : l’oubli. L’oubli redevient une force d’inhibition active, une forme de
résistance : “ faire un peu de silence, de table rase dans notre conscience pour laisser
la place à du nouveau. ” Interrompre la communication, l’information, la
consommation pour oublier le modèle majoritaire et ouvrir l’espace de la création.
Multitudes : Il semble que, dans le cadre de “ sociétés de contrôle ” reposant
sur le type de mécanismes que tu décris, on ne puisse plus parler de la valeur
et du travail dans les mêmes termes que le faisait Marx.
Maurizio Lazzarato : Il est aujourd’hui évident que parler de la “ production ” à partir
uniquement du travail tel que l’entend Marx (aussi bien dans le Capital que dans les
Grundrisse, avec le General Intellect) est tout simplement impossible, puisqu’elleest
agencement des dispositifs disciplinaires, biopolitiques, juridico-politiques et de
constitution/contrôle des publics. La production est une production sociale, comme
nous le disons depuis au moins 40 ans, sans toutefois avoir la capacité d’articuler plus
précisément cette affirmation (là aussi il faudrait passer par la fin du XIXe siècle et
par le grand débat qui a eu lieu au moment de la naissance de la sociologie et de la
définition du social). A la lecture des cours de Foucault, une des premières conclusions
qu’on peut tirer est la suivante : dans la modernité, la “ productivité ” a toujours été
sociale. Donc la production “ sociale ” n’est pas une nouveauté introduite par le postfordisme. Sans gouvernement de la maison, des enfants, des fous, sans
gouvernement de la santé, de la formation, des villes, du territoire, sans politiques
des langues, sans gouvernement des publics, sans gouvernement des pauvres, il n’y a
pas de travail, il n’y a pas de production, il n’y a pas d’accumulation. L’image d’une
réalité simplement et proprement économique de l’accumulation du capital, dotée
d’une nécessité et d’une logique propre, qui, par son expansion “ subsume ” tout ce
qui lui tombe sous les mains, est très limitée et s’est révélée, et se révèle encore, très
dangereuse politiquement. A cette image du Capital tirée de la logique hégélienne de
l’Esprit absolu, je préfère penser, avec Foucault, “ un enchevêtrement de relations de
pouvoir, qui, au total, rend possible la domination d’une classe sur une autre, d’un
groupe sur un autre. ” D’ailleurs, ce n’est pas la bourgeoisie capitaliste qui a inventé
les disciplines et la biopolitique, c’est-à-dire des dispositifs pour l’augmentation des
forces des individus, des travailleurs et de la population. Elle les a hérités des XVIIe et
XVIIIe siècles, elle les a hérités de la Polieziwissenschaft. La bourgeoisie capitaliste les
a utilisés, infléchis, intensifiés, détournés de la fonction pour laquelle ils avaient été
mis en place : l’enrichissement de l’État. Aujourd’hui, même le néo-libéralisme
français définit son programme politique comme une “ refondation sociale ” (par
l’intermédiaire de quelqu’un comme Ewald, qui a traduit Foucault pour les patrons !).
Pour que le fonctionnement du marché selon les principes de l’entreprise soit efficace,
il faut une intervention continue et soutenue de l’État sur les conditions matérielles,
culturelles, technologiques, sociales de la “ vie ”. A mon sens, il ne faut pas approcher
le travail en partant de la relation capital-travail, comme si elle était l’origine et la
source du monde et de relations de pouvoir, mais à partir de l’ensemble des
dispositifs de pouvoir et des formes de résistance dans lesquels les individus, les
singularités circulent et se constituent. Le travail est seulement l’un de ces dispositifs,
qui d’ailleurs aujourd’hui, n’occupe pas la plus grande partie de notre temps de vie.
Plutôt que de revenir sur une description économique et sociologique du “ travail ”,
plutôt que d’analyser le processus d’accumulation du capital en espérant saisir son
double (la classe ouvrière), il serait plus intéressant d’analyser les possibilités
stratégiques que les luttes dans le domaine “ économique ” et “ politique ” offrent aux
développement des logiques minoritaires et aux “ insurrections des contre-conduites
”. Ce sont en effets ces types de comportements, ces stratégies minoritaires, qui ont
investi et reconfiguré les luttes salariales, comme j’ai essayé de le montrer dans le
livre avec le cas des intermittents. Ici à mon avis, on ferait une erreur semblable à
celle faite par les marxistes pendant tout le XXe siècle, si on se limitait à affirmer le
rôle stratégique du travail immatériel, cognitif, ou de tout autre type de travail. Je suis
de plus en plus convaincu que notre actualité n’est pas caractérisée par l’“hégémonie
du travail immatériel ou cognitif”, mais par une diffusion, une contamination des
comportements minoritaires, des pratiques de contre-conduites, qui s’expriment aussi
dans le salariat. Il est évident pour moi que les luttes sur le savoir, sur la
connaissance, renvoient aux dynamiques de contre-conduite, plutôt qu’aux luttes
salariales et revendicatives classiques. “ On ne veut pas être conduit par les autres,
on veut se conduire soi-même ” vaut aussi et surtout dans le domaine du savoir. Ici
les exemples sont plus que nombreux. Le commandement capitaliste ne s’y trompe
pas. Il est tout à fait conscient d’être confronté à des stratégies d’empowerment des
pratiques minoritaires. Dans la production moderne, on ne laisse plus l’âme au
vestiaire, mais on l’amène avec soi dans l’atelier, dans le bureau, etc. Cela signifie
que le contrôle dans le travail ne passe plus seulement par les disciplines, mais se
déploie aussi comme gouvernement des âmes. Les techniques de management, les
dispositifs de contrôle visent l’organisation d’une économie des âmes (c’est ce que
signifie littéralement le terme que Foucault traduit du grec comme “ conduite des
âmes ”). Extraire de la multiplicité des relations de pouvoir la relation “
ouvriers/capital ”, extraire de la multiplicité de formes de résistance et des processus
de subjectivation “ la classe ”, ce sont des opérations politiques et théoriques de
totalisation dont nous payons lourdement le prix encore maintenant. Le marxisme a
construit un autre modèle majoritaire (l’ouvrier, la classe) dont les effets dévastateurs
sont encore actifs dans ce qui reste de ses formes d’organisation. Avec cette logique,
il me semble que l’on confond toujours la puissance d’invention, qui est de tous et de
chacun, qui est sociale, multiple et hétérogène, si vous voulez, et le salariat, qui est
un dispositif de pouvoir destiné à capturer cette création sociale. Si on n’opère pas
cette distinction très simple, on retombe dans les pires travers du marxisme, pour qui
ce sont les travailleurs qui produisent la richesse, tandis que les autres se la partagent
(préjugé tiré directement du Capital, absolument inamovible de la tête de tous les
braves gens de gauche, et qui constitue une véritable montagne à contourner pour
toute lutte contemporaine). Une dernière indication politique qu’on peut tirer de
Foucault : le gouvernement des âmes a joué dans le passé le rôle de charnière entre
différents éléments et dispositifs extérieurs les uns aux autres. Il se peut que ce
même rôle de charnière soit joué aujourd’hui par les contre-conduites, par les
pratiques minoritaires. Il me semble que la composition des éléments hétérogènes, la
coordination des disparates, la mise en commun des incompossibles se fait par ces
pratiques, et non par l’hégémonie du travail immatériel.
Multitudes : Peut-on penser une politique à partir de la philosophie de la
différence ?
Maurizio Lazzarato : La philosophie de la différence est une philosophie politique. Elle
introduit un changement fondamental dans la façon de penser l’opposition et la
composition, puisqu’elle les pense à partir de la différence et de la répétition. Je
voudrais me concentrer ici sur le problème de la différence. Les dynamiques des
singularités ne renvoient pas seulement à la destruction mutuelle (opposition), ni
uniquement à la production mutuelle (co-production), mais aussi à la production de
différences, à la création des variations. La “ variation ” introduit un élément
radicalement hétérogène dans la façon de penser le conflit et la coopération, puisque
elle “ ne s’oppose à rien, n’est semblable ni assimilable à rien ”. Ni l’opposition ni la
composition ne manifestent la figure libre de la différence. Cette dernière n’est
identifiable ni à l’opposition, ni à la composition, malgré le fait qu’elle puisse
s’exprimer aussi bien dans l’opposition que dans la composition. Sans la variation,
l’opposition tombe inévitablement dans la contradiction dialectique ou dans la relation
ami/ennemi. Le marxisme a identifié la différence à la contradiction ou à l’opposition,
avec des conséquences politiques néfastes. Il faut bien souligner qu’il ne s’agit pas de
nier l’opposition, le conflit, loin de là, mais de repérer ce qui dans le conflit est de
l’ordre de la variation et ce qui est de l’ordre de l’opposition. Aussi bien l’opposition
que la variation sont nécessaires comme tout conflit le montre, mais ils renvoient à
deux plans d’action et d’analyse différents qu’il faut soigneusement distinguer. J’ai
essayé de le montrer à travers l’analyse de luttes contemporaines qui agissent
précisément sur deux plans hétérogènes (le plan d’un seul monde possible du pouvoir
- opposition au pouvoir - et le plan des mille mondes possibles des pratiques
minoritaires - création des pratiques d’empowerment et d’expérimentation). Sans la
variation, par contre, la composition et la coordination des singularités se renferment
dans un étouffant communautarisme, dans un collectivisme qui ne fait que reproduire
un modèle majoritaire (socialiste ou capitaliste peu importe). Tarde nous invite à voir
le conflit et la composition d’un point de vue nouveau, du point de vue de la variation.
A partir de cette perspective, l’opposition et la composition sont aussi des forces de
différenciation, non pas en soi, mais parce qu’elles ouvrent à l’événement. “ Le rôle de
l’opposition est de neutraliser, le rôle de l’adaptation est de saturer ; mais l’une en
neutralisant, l’autre en saturant sont pareillement délivrantes et diversifiantes. Car
l’être, saturé ou arrêté par elles, est momentanément affranchi de cet état de
détermination étroite et fixe que constitue le besoin ou l’action ; il est
momentanément rendu à cette virtualité infinie, indéterminée, qui est au fond de sa
nature et d’où il ne tardera pas à sortir de nouveau, mais par un nouveau chemin. ”
C’est à ces réalités différentes, à ces plans incompossibles s’exprimant en même
temps, qu’il faut rapporter les stratégies de lutte et de coordination. Je voudrais
maintenant avancer deux ou trois remarques plutôt théoriques, mais politiquement
fondamentales sur le processus de composition, de “ coordination universelle ”, pour
ouvrir une discussion sur la manière avec laquelle la théorie de la Multitude résout ce
problème à travers le concept de commun. Du point de vue de la coordination, le
problème politique me semble être le suivant : comment “ tenir ensemble ” la
multiplicité, comment agencer l’hétérogène en tant qu’hétérogène, comment
composer les disparates qui, dans le processus de co-production, doivent rester des
disparates ? Cette logique s’oppose clairement à la dialectique hégelo-marxiste qui fait
jouer des termes contradictoires dans un élément homogène qui promet leur
conciliation dans une unité. Mais elle s’oppose aussi à la logique de la philosophie
politique qui fonctionne sur la base des transferts de droits des sujets juridiques. Pour
ma part je me réfère encore à la philosophie de la différence, puisque le “ commun ”
me semble exprimer la nécessité d’aller dans une certaine direction, plutôt que de
fournir les concepts dont nous avons besoin. Mes copains italiens se moquent
gentiment de mon intérêt pour Tarde, mais ce dernier nous met à disposition des
arguments précieux pour ne pas réduire la constitution du “ commun ” à un avatar de
la dialectique de l’individuel et du collectif, dans laquelle me semble retomber la
théorie de la Multitude. La première affirmation politique de la philosophie de la
différence est la suivante : le composé ne peut jamais totaliser les éléments qui
rentrent dans sa constitution. Donc la philosophie de la différence se caractérise
d’abord par sa critique du politique comme totalité, comme tout, comme universel,
comme réconciliation. Je fais remarquer au passage que la limite principale du
marxisme tient au fait qu’il n’a pas été une théorie et une pratique critiques de la
totalité, de l’universalité, du sujet, mais plutôt la recherche de la bonne totalité, de la
bonne universalité et du bon sujet. Le deuxième point sur lequel la politique de la
différence nous questionne concerne le processus de construction et de destruction de
grands composés. Comment expliquer la formation des grands mécanismes sociaux,
vitaux, moléculaires, physiques ? Et comment expliquer “ les révoltes internes qui
finissent par les briser ” ? Par l’action de la singularité irréductiblement différente des
éléments qui rentrent dans la composition du “ tout ” ! Les attributs que chaque
singularité-élément doit à son incorporation dans un tout ne forment pas sa nature
toute entière. Au contraire, chaque singularité-élément n’appartient jamais que par
certains côtés de son être à un tout, à un composé. Par d’autres côtés, elle y échappe,
puisque, dit Tarde, elle a d’autres penchants, d’autres instincts qui dérivent de
compositions différentes. Même si le social (le commun) pouvait enrégimenter tous les
penchants actuels des éléments-singularités qu’il capture et intègre à son
organisation, il ne pourrait pas en épuiser toutes les virtualités. Pour utiliser le
langage de Simondon, aucune individuation n’épuise la nature pré-individuelle des
singularités. D’ailleurs, nous dit Tarde, si tous les attributs d’une singularité lui
viennent du social, de son inclusion dans le commun, alors nous pouvons être certains
que les sociétés resteraient éternellement immuables. “ Malgré l’étendue de notre
dette envers le milieu social, il est clair que nous ne lui devons pas tout. Nous avons
des instincts non sociaux, parmi lesquels il s’en trouve d’antisociaux. Certes, si la
société nous avait entièrement faits, elle ne nous aurait faits que sociables. ” Si le
commun nous avait entièrement faits, il ne nous aurait fait que communistes. Tarde
désigne ici l’élément irréductiblement barbare dont nous a parlé Laurent Bove dans un
séminaire de la revue, à propos de la théorie des singularités chez Spinoza. Ces
instincts barbares ne sont pas effacés par la coordination universelle, ils ne sont pas
noyés par la mise en commun. Ces différences barbares sont même affinées et
intensifiées par la “ mise en commun ”. Chez Tarde, l’identité et la différence, le
singulier et le commun, le caractéristique et l’uniforme, l’originalité et le conformisme
“ s’emploient plusieurs fois de suite ”, mais le terme initial et final de ces échanges est
la différence. Le commun (la répétition chez Tarde) joue la fonction de différentiant de
la différence, qui ne va pas augmentant dans l’univers, mais s’affinant, puisqu’il y a
des différences qui disparaissent, alors que d’autres apparaissent. Prenons l’exemple
de la langue, qui est celui qui présente le plus d’ambiguïtés dans la théorie du
commun. “ Des hommes qui parlent, tous divers d’accents, d’intonations, de timbres
de voix, de gestes : voilà l’élément social, véritable chaos d’hétérogénéités
discordantes. Mais à la longue, de cette Babel confuse se dégagent des habitudes
générales de langage, formulables en lois grammaticales. A leur tour, celles-ci ne
servent, par la mise en relation d’un plus grand nombre de parleurs ensemble, qu’à
mettre en relief la tournure propre de leurs idées : autre genre de discordance. ” C’est
seulement d’un point de vue superficiel que la différence est prise entre deux
répétitions, que le commun est l’origine, l’intermédiaire et le résultat de la
coopération, pour parler comme Toni Negri. Plus profondément, c’est la répétition, la
similitude, le commun qui sont produits entre deux différences. Il n’y a pas de
synthèse, de médiation, de réconciliation dans la différence, mais au contraire une
obstination dans la différenciation. La coopération à l’œuvre commune est le dispositif
de co-production qui augmente la puissance d’agir des éléments qui y participent.
Mais la co-production n’est pas une nuit où tous les chats sont gris. Nous pourrions ici
utiliser l’ontologie deleuzienne de distributions nomades ou de l’anarchie couronnée
pour rendre compte de la manière dont les disparates se coordonnent en restant de
disparates, dont l’égalité et la différence s’agencent du point de vue du devenir : “
l’être égal est immédiatement présent à toute chose, sans intermédiaire ni médiation,
bien que les choses se tiennent inégalement dans cet être égal ”. Comment expliquer
la formation et la destruction des mécanismes réguliers, s’il n’y a pas des variations,
des différences, des inégalités dans la puissance d’appropriation (avoir), des
différences de potentiel ? Comment expliquer le changement, une fois que la
philosophie de l’Histoire ne trace plus le chemin de l’avenir, sans une théorie de
l’événement, du virtuel, du dehors universel ? Mais la question de la constitution des
quantités sociales n’est pas résolue par la revendication de l’action des singularités et
de leur puissance virtuelle de création. Aussi bien Tarde que, selon une autre
tradition, William James s’emploient à décrire très précisément et très
minutieusement comment on passe de la création d’une différence, d’une singularité,
d’un événement, d’une invention, à une quantité sociale (à une langue, à une
institution, à un code, à une science, etc.). Je renvoie à mon livre pour cette
reconstruction. Les tenants de l’action collective se refusent à ce travail, puisqu’ils
présupposent que l’interaction entre individus (ou singularités selon la théorie de la
Multitude), la communication, la coopération suffisent à la tâche. En réalité, ce qu’ils
décrivent c’est une tautologie, puisque le commun (le collectif), la communication, la
coopération sont à la fois les présupposés et les résultats. “ En réalité, de telles
explications sont illusoires, et leurs auteurs ne s’aperçoivent pas qu’en postulant de la
sorte une force collective, une similitude de millions d’hommes à la fois sous certains
rapports, ils éludent la difficulté majeure, la question de savoir comment a pu avoir
lieu cette assimilation générale. ” Ce qu’il nous faut retenir de la relation entre les
singularités et leur composition, c’est le fait que les répétitions, les habitudes, les
similitudes, sont le terrain d’une véritable bataille politique, puisque le “ commun ”
n’est pas une synthèse, mais un dispositif de sélection. Si l’on veut éviter les banalités
(il nous faut une langue commune pour parler, pour communiquer), il faut savoir de
quelle mise en commun (de quelle répétition, pour être plus précis) il s’agit. Pour
Bakthine, on peut considérer la langue (les règles grammaticales, les genres
d’énonciation) de différents point de vue qui renvoient à des conceptions du “
commun ” radicalement antagonistes. Une politique centralisatrice de la langue
sélectionne dans le chaos linguistique les constantes qui fournissent un modèle
majoritaire d’expression qui écrase toute minorité, tandis que les forces
décentralisatrices, les pratiques minoritaire ou les contre-conduites, sélectionnent
dans ce même chaos des variables, qui participent d’un refus de se faire conduire par
des régimes d’expression centralisateurs et qui permettent d’ouvrir la dynamique de
la différentiation. Le problème n’est pas d’affirmer qu’un langage privé n’est pas
possible (ce qui est évident), mais de préciser quel type de “ public ” nous voulons
construire , de quel type de “ commun ” expressif nous avons besoin. Dans la
conception du commun de la Multitude, cette bataille politique disparaît parfois, au
profit d’une mise en commun des plus consensuelles. Ce qui se pose, c’est la question
des institutions : quel type d’institutions voulons-nous ? Celles qui sélectionnent un
modèle majoritaire ? Ou celles qui favorisent le devenir, la différence qui va différant ?
Le commun, le collectif, l’égalité ne sont pas des choses bonnes et positives en soi. Au
contraire - comme Nietzsche nous en a averti à travers sa critique acharnée de
l’égalité, de la coopération dépourvue de différence - nous pouvons avoir un commun
qui sélectionne non pas les extrêmes, les variations, pour les faire passer, par la
répétition, des plus grossières aux plus raffinées, mais un commun qui sélectionne, au
contraire, la moyenne, les intérêts moyens, l’homme du troupeau, l’homme médiocre,
l’homme “ libéral ”, c’est-à-dire le “ cauchemar climatisé ” dans lequel nous vivons. Le
modèle majoritaire (et son autre non-dialectique, les minorités) est l’autre grande
catégorie politique que la philosophie de la différence nous a laissée en héritage. Le
modèle majoritaire est un dispositif de pouvoir qui a une longue histoire et qui est au
fondement, par exemple, de la science économique. L’homme moyen, la moyenne des
intérêts, la médiocrité des comportements est la clef de voûte de la constitution de
l’homo oeconomicus, d’Adam Smith. Constitution qui se fait d’ailleurs à travers le
gouvernement des passions, par le biais du public (le spectateur impartial), dans le
cadre de la “ société civile ”. Nous retrouvons partout cette dynamique non
économiciste de constitution de l’économie, dans laquelle les comportements du
modèle majoritaire se forment par la mise en cohérence des dispositifs de
gouvernement des comportements économiques, sociaux, affectifs et “ publics ”.
Multitudes : Qu’est-ce qu’il faut comprendre par la “ politique comme
expérimentation ” ?
Maurizio Lazzarato : Très rapidement. La logique qui a dominé la modernité est celle
du travail. L’activité est comprise comme travail, c’est-à-dire comme transformation
de l’homme, de la matière et du monde. L’activité est un faire. L’image de l’homme
que différentes traditions théoriques ont construite en partant de cette conception de
l’activité est celle de l’homo faber. Par contre, en s’inspirant d’une conception de
l’action comme événement, nous pouvons ne plus considérer l’homme comme “
producteur de soi et du monde ”, mais, selon les mots de Nietzsche, comme le “ grand
expérimentateur de lui-même ” et du monde. Nous ne sommes pas des “ producteurs
”, mais des “ poseurs de problèmes et problèmes nous-mêmes - ainsi devons-nous
nécessairement devenir toujours davantage des problèmes nous-mêmes, en même
temps que nous devenons plus dignes d’en poser, peut-être aussi plus dignes de
vivre. ” Devenir nous-mêmes des problèmes signifie ouvrir l’espace de l’action comme
expérimentation, cela signifie ainsi pouvoir redéployer deux grandes traditions
d’action de la modernité - l’art et la science - pour concevoir une nouvelle manière
d’agir dans le social et le politique. Non plus viser la représentation, mais pratiquer
l’expérimentation. Non plus imaginer des utopies, des plans pour l’avenir, mais
construire un présent en inventant et en pratiquant un constructivisme radical. Il est
évident que si la science et l’art s’ouvrent à cette nouvelle situation, ils auront
beaucoup de choses à apporter à une nouvelle conception de l’action politique et de
l’action sociale.
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