Recherches sur la conscience Jean-Pierre Dupuy [email protected] Académie des technologies, Groupe conscience, 13 avril 2010 Théories de la conscience Pb de Newcomb Théorie quantique l'action Théories de I. De la conscience phénoménologique à la philosophie de l'action 1. Thèse sur l'ironie de l'histoire. Rétrospectivement, on peut dire que la naturalisation de la philosophie transcendantale husserlienne était peut-être plus facile à mener à bien que la naturalisation d'une philosophie psycholinguistique de l'esprit à la manière des sciences cognitives orthodoxes. 2. Introduction au concept d'intentionnalité en phénoménologie. Le concept d'intentionnalité est présent dans les deux continents philosophiques mais il y a des sens très différents. Chez Husserl, ce sont les "vécus psychiques" 2 qui ont la propriété propriété d'être constituant l' "intentionnels", "essence du cette concept de conscience". Ce qu'on sait généralement moins, c'est que l'intentionnalité en philosophie de l'esprit et l'intentionnalité husserlienne ont un ancêtre commun, à savoir la psychologie philosophique de Franz Brentano. Husserl fut l'élève de celui-ci, à Vienne, de 1884 à 1886, et l'influence qu'il en reçut fut décisive, comme en attestent les Recherches logiques de 1901. Quant à Roderick version Chisholm, linguistique l'introducteur de la avant de d'être l'inventeur l'intentionnalité, pensée de Brentano de il sur le la fut sol américain, traducteur et commentateur de plusieurs de ses livres, bref, l'une des autorités brentaniennes les plus incontestées. Et pourtant, de Husserl et de Chisholm, il faut bien que l'un des deux au moins ait trahi son maître. "Toute conscience est conscience de quelque chose" : cette formule de Husserl, dont on connaît, en France, ce qu'elle est devenue dans cette variante de la phénoménologie qu'est l'existentialisme sartrien, c'est de la pensée de Brentano que Husserl la tire, et plus précisément de ce passage, qu'il cite, de l'ouvrage du maître de Vienne, publié en 1874 sous le titre : Psychologie du point de vue empirique1 : "Tous les phénomènes psychiques sont caractérisés par ce que les scolastiques du Moyen Age ont appelé l'inexistence intentionnelle (ou encore mentale) d'un objet, et que nous pourrions appeler, quoique de façon non dénuée d'ambiguïté, la relation à un contenu, l'orientation vers 1F. Brentano, Psychologie vom empirischen Standpunkt, Vienne 1974; il existe une traduction française due à Maurice de Gandillac, parue chez Aubier en 1944. 3 un objet (terme qui ne doit pas être compris ici comme signifiant une chose), ou l'objectivité immanente".2 Tous les mots, ici, sont des pièges en puissance. "Intentionnel", nous rappelle Brentano, est un terme scolastique qu'utilise, par exemple, Thomas d'Aquin dans le sens de "mental", par opposition à "réel". Dans l'objet réel, c'est-à-dire situé en dehors de l'esprit, la forme est unie à la matière; l'objet "intentionnel", lui, n'est présent que par sa forme. "Inexistenz" ("Inexistence") vient du latin in-esse, qui signifie : "être à l'intérieur de". Le contresens serait ici, évidemment, de comprendre "inexistant" comme voulant dire "non existant". L'objet vers lequel tend l'esprit (son intention ) se situe à l'intérieur de pourquoi sa présence est "immanente". l'esprit; voilà La vie psychique, selon Brentano, est avant tout une activité, un processus, une dynamique. Cette activité est "présentation". Brentano précise : "Par présentation, je ne veux pas dire cela même qui est présenté, mais bien plutôt l'activité de présentation". Cette activité a un contenu, ou plus précisément un "objet". L'objet est cela même qui est présenté : le son que nous entendons, la couleur que nous voyons, le froid que nous ressentons. Ces objets de la présentation, Brentano les nomme, comme pour mieux brouiller les pistes, "phénomènes physiques" par opposition à l'activité psychique précédemment définie. Mais il précise, pour enlever toute ambiguïté, que ces phénomènes "physiques" font bien partie des "données de la conscience". L'activité psychique est intrinsèquement consciente d'elle-même. Quand nous pensons, nous avons une perception immédiate du fait que nous pensons, et la perception de l'activité pensante est simultanément 2Ma traduction. Sur le rapport de Husserl à Brentano, surtout en tant qu'il se situe en tronc commun par rapport à la bifurcation qui mène d'un côté à Heidegger et de l'autre à Sartre, on consultera avec profit Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Grasset, 1993; plus spécialement p. 88-102. 4 perception de l'objet de la pensée. Cette perception interne ne peut pas être une observation, note Brentano, car il y aurait alors régression infinie d'activités psychiques pointant les unes vers les autres. C'est en une appréhension globale et unique que la pensée comme activité se rapporte à la fois à elle-même et à son objet intentionnel.: "Percevons nous les phénomènes psychiques qui existent à l'intérieur de nous ? On doit répondre emphatiquement oui à cette question; car d'où nous viendraient les concepts de présentation et de pensée sans une telle perception ? En revanche, il est évident que nous ne pouvons pas observer les phénomènes psychiques en nous (...) Cela suggère qu'il y a un lien particulier entre l'objet de la présentation interne et la présentation elle-même, et que l'un et l'autre relèvent d'une seule et même activité psychique. La présentation d'un son et la présentation de la présentation d'un son relèvent d'un seul et même phénomène psychique; c'est seulement lorsque nous considérons ce dernier dans sa relation à deux objets différents, l'un d'entre eux étant un phénomène physique et l'autre un phénomène psychique, que nous le divisons conceptuellement en deux présentations (...) C'est dans le phénomène psychique même par lequel le son se présente à l'esprit que nous appréhendons simultanément le phénomène psychique lui-même."3 On sait ce que Husserl fera de cette idée. Il en déduira le geste phénoménologique par excellence, l'"epoché" ou "réduction", qui revient à décider de ne voir dans l'objet de la représentation que le corrélat (dit "noématique") de l'activité psychique (dite "noétique"), mettant entre parenthèses le problème du rapport entre l'objet de la représentation (l'objet intentionnel) et la chose en soi. L'intentionnalité ainsi comprise est, ainsi que le montre excellemment Alain Renaut, l'arme principale de Husserl dans sa critique du 3F. Brentano, Psychologie, op. cit.; ma traduction. 5 psychologisme : "Dire que, pour qu'il y ait conscience, il faut que l'objet et le sujet se rapportent l'un à l'autre d'une manière telle que l'objet vienne à "inexister intentionellement" pour le sujet (c'est-à-dire à prendre la forme de l'objet de la représentation, distinct de ce qu'il est hors de la conscience), c'était en effet aussi désigner une relation entre objet et sujet qui n'est plus l'affaire de la psychologie (...) Il existe, à l'égard de nos représentations, un niveau de questionnement plus radical que celui de la psychologie : là où cette dernière présuppose toujours-déjà le fait que nous avons des représentations, pour se borner à montrer le rôle qu'y jouent la perception, la mémoire, l'attention ou les sentiments, il s'agit de poser la question pré-psychologique du fait même qu'il y a des représentations et du mode d'être de l'objet de la représentation - question ontologique, si l'on veut, au sens où il y va en elle de l'existence et de l'essence des représentations, question transcendantale, si l'on préfère, au sens où il y va en elle des conditions de possibilité de la représentation."4 Imaginons philosophie de Brentano que systématiquement maintenant un (mauvais) élève de première année lisant les textes de nous avons cités et se méprenant sur le sens des termes clés. L'objet vers lequel tend la représentation est un objet physique inexistant. C'est donc la chose en soi. Quand je pense à une vache ou à un dahu, qu'est-ce qui, en effet, est absent de ma représentation ? Le dahu en chair et en os, si l'on peut dire, parce qu'il n'existe pas, et la vache avec ses cornes et son lait, parce qu'elle existe, mais en dehors de mon esprit. L'intentionnalité, ce n'est donc plus l'activité psychique se dépassant elle-même à l'intérieur d'elle-même en direction d'un objet qui lui reste intérieur, cette "transcendance dans l'immanence" que tente de cerner Husserl; cela devient un état mental 4A. Renaut, Sartre, op. cit., p. 93 et 97-98. 6 doté d'un contenu, lequel se rapporte à un objet dont l'existence n'est pas garantie par le fait que l'état mental, lui, existe. Le contenu ne peut être qu' intensionnel, donc linguistique. Si énorme que cela puisse paraître, c'est dans ce piège interprétatif que, "consciemment" ou "inconsciemment", Roderick Chisholm est tombé, ou, en tout cas, a fait tomber ses lecteurs philosophes analytiques, le premier et le plus célèbre d'entre eux étant Willard Van Orman Quine. Le dossier est maintenant bien établi5. Dans une section, qui devait exercer une forte influence sur ses nombreux et, à leur tour, influents lecteurs, de son livre de 1960, Word and Object6, Quine qui, de toute évidence, n'a pas lu la Psychologie vom empirischen Standpunkt, s'en remet à l'"éclairante" lecture de Chisholm pour attribuer à Brentano une "thèse" avec laquelle il se dit en accord puisqu'elle ne fait qu'un, selon lui, avec sa propre thèse de l'indétermination radicale de la traduction d'une langue dans une autre, ou des contenus mentaux qu'un auditeur attribue à un locuteur. Cette "thèse de Brentano" est, bien sûr, la thèse de Chisholm. Elle affirme que les états mentaux, et eux seuls, sont dotés de la propriété d'intentionnalité, entendue comme rapport de type linguistique à des objets ou états de chose du 5Voir Linda McAlister, "Chisholm and Brentano on Intentionality", Review of Metaphysics, XXVIII, n° 2, 1974, p; 328-338; et, surtout, le travail remarquable réalisé actuellement par Stefano Franchi au département de philosophie de l'Université Stanford. L'affaire est, en vérité, plus compliquée car Brentano lui-même en viendra plus tard, dès 1905 puis dans la seconde édition de Psychologie, publiée en 1911, à rejeter la thèse selon laquelle les "phénomènes physiques" sont contenus à l'intérieur des phénomènes mentaux (cette étrange Kehre amenant Brentano à adopter ce qu'il nomme lui-même un "réisme"). Le problème est que Chisholm ne se réfère jamais qu'à l'édition de 1874. Certains philosophes analytiques spécialistes de Brentano soutiennent qu'il n'y a jamais eu de retournement et que Brentano était un "réiste" dès le départ. C'est donc la tradition husserlienne qui se serait méprise gravement! Cf. Richard Aquila, Intentionality: A Study of Mental Acts , The Pennsylvania State University Press, 1977. 6§ 45 : "The Double Standard" de W.V.O. Quine, Word and Object; MIT Press, 1960. 7 monde extérieur à l'esprit. Les expressions intentionnelles sont irréductibles aux termes que nous utilisons pour décrire les phénomènes "physiques". "On peut accepter la thèse de Brentano soit comme montrant le caractère indispensable des expressions intentionnelles et l'importance d'une science autonome de l'intention", conclut Quine, "soit comme montrant le caractère non fondé des expressions intentionnelles et la vacuité d'une science de l'intention. Mon attitude, contraire à celle de Brentano, est la seconde"7. Le tour était donc joué. D'autres, moins "éliminationnistes" que Quine, plus conscients des limites de toute entreprise de "naturalisation de l'épistémologie", allaient concevoir des "monismes non réductionnistes" capables de concilier la "thèse de Brentano" avec un physicalisme relatif, la plus avancée étant celle de Donald Davidson. 3. L'intentionnalité en philosophie analytique de l'esprit Pour la philosophie analytique de l'esprit, ou philosophie cognitive, un "état mental" représente quelque chose dans la mesure où il a un contenu, et ce contenu porte sur le monde. La philosophie cognitive a recours à un terme technique pour désigner cette capacité représentative des états mentaux : ils sont dits "intentionnels". Mais l'intentionnalité des états mentaux n'a rien à voir avec ce que la phénoménologie entend par ce terme. On dit en anglais que ce qui fait leur intentionnalité, c'est leur "aboutness " : le fait qu'il sont à propos de certains objets. Ces objets sont hétérogènes aux états mentaux, ce sont des choses en soi (ou des propriétés de ces choses, ou encore des relations entre plusieurs d'entre elles). Si donc on pose que l'objet de la représentation, c'est la chose en soi, comme le fait la philosophie cognitive, 7Ibid., p. 221. 8 alors ce ne peut certainement pas en constituer le contenu . Lorsque je pense que j'ai oublié de cadenasser mon vélo, celui-ci ne se trouve pas contenu, avec métal et son cuir, dans mon esprit. La chose en n'existe pas dans la représentation, elle en constitutivement absente. Quelle est donc la nature son soi est du contenu de la représentation ? C'est la réponse que la philosophie de l'esprit apporte à cette question qui continue à en faire une philosophie du langage. Cette réponse est linguistique, et ce à deux niveaux. Soit ces états mentaux qui, pendant longtemps, ont capté l'attention des sciences cognitives et que l'on nomme depuis Bertrand Russell "attitudes propositionnelles". Comme leur nom l'indique, ils sont censés relier une "attitude psychologique" du type : "croire que", "désirer que", "craindre que", "avoir l'intention de", etc., à une proposition portant sur le monde. Dans la version fonctionnaliste, computationnelle et représentationnelle, de la philosophie de l'esprit telle qu'elle est défendue par un Jerry Fodor ou un Zenon Pylyshyn, cette proposition s'exprime dans une phrase du "langage de la pensée", langage privé dont les symboles s'inscrivent dans la matière du cerveau. Cette hypothèse du langage de la pensée n'est certes pas partagée par tous les philosophes de l'esprit, loin de là; mais tous, ou presque, admettent que le critère de l'"intentionnalité" du mental est linguistique, à un second niveau : les phrases de la langue publique à laquelle nous avons recours pour attribuer à autrui des états mentaux doués de contenu possèdent la propriété d'être intensionnelles. On entend par là qu'elles violent les règles de l'extensionnalité logique, la première de ces règles étant la généralisation existentielle. De la vérité de : "La vache de Maurice broute dans le pré", on infère qu'il existe nécessairement un pré dans lequel broute la vache de Maurice. En revanche, ni la vérité ni la fausseté de : "Maurice croit que les dahus sont plus 9 gras en Savoie que dans les Dolomites" ne permettent de conclure à l'existence ou à l'inexistence des dahus. La seconde règle violée par une phrase intensionnelle est la substituabilité de termes ayant la même référence. Jean ne sait pas que Tegucigalpa est la capitale du Honduras; en revanche, malgré son peu de goût pour la logique, il sait que la capitale du Honduras est la capitale du Honduras. C'est cette propriété que Willard Van Orman Quine a rendue fameuse sous le nom d'"opacité référentielle". Mais c'est Roderick Chisholm, qui, dans un livre publié en 1957 sous le titre Perceiving8, a le premier proposé cette interprétation linguistique de l'intentionnalité. Il prend l'exemple suivant : "La plupart d'entre nous savions en 1944 que Eisenhower était l'homme qui avait le commandement; mais bien qu'il fût (identique à) l'homme qui allait succéder à Truman, il n'est pas vrai que nous savions en 1944 que l'homme qui allait succéder à Truman était celui qui avait le commandement".9 Une grande partie des difficultés que rencontre la philosophie de l'esprit aujourd'hui provient de ce choix initial. Bon nombre de ses représentants acceptent la caractérisation linguistique de l'intentionnalité tout en s'efforçant de la "naturaliser" - c'est-à-dire d'en fournir une analyse fondée en dernière instance sur les lois de la physique. Le problème est qu'ils souhaitent conserver dans cette entreprise "physicaliste" quelque chose que la psychologie ordinaire tient pour acquis, à savoir que les contenus des états mentaux ont une pertinence causale dans l'explication de nos comportements. Si Maurice est allé en Savoie plutôt que dans les Dolomites chasser le dahu, c'est parce qu'il croyait qu'il y trouverait des animaux plus dodus. 8R.M. Chisholm, Perceiving : A Philosophical Study, Ithaca, Cornell, 1957. Voir aussi un texte antérieur : "Sentences about believing", Proceedings of the Aristotelian Society 56 (1956). 9P. 298. 10 L'obstacle a paru jusqu'ici insurmontable, parce que la philosophie de l'esprit s'est convaincue que le contenu sémantique d'un état mental, apprécié par ses conditions de vérité et de référence, dépend de tout l'environnement physique et social du sujet; or si ce contenu a un pouvoir causal au sens de la physique, ce pouvoir ne semble pouvoir se concevoir qu'en termes des propriétés intrinsèques de l'état mental. Le prix à payer pour naturaliser la théorie de la connaissance paraît donc être de priver les propriétés et les faits mentaux de toute efficacité causale en tant qu'ils sont mentaux - en faisant ainsi de purs "épiphénomènes".10 11 4. Peut-on naturaliser l'intentionnalité? La philosophie cognitive essaie de le faire, mais elle bute sur des obstacles semble-t-il insurmontables. Husserl, bien que mathématicien, pensait que c'était impossible. Aujourd'hui, cependant, on dispose d'un outil puissant (d'ailleurs inventé par la cybernétique) qui semble adapté à l'ambition de modéliser scientifiquement et donc, si l'on veut, de "naturaliser" l'intentionnalité telle que l'a conçue Brentano et, à sa suite, Husserl: le réseau d'automates. Cependant, ce n'est pas l'outil mathématique en soi qui permet cela, mais la perspective que l'on adopte sur lui. Il convient de traiter le réseau comme un système dynamique "autonome", c'est-à-dire informationnellement et organisationnellement clos, sans entrée ni sortie. Le changement de perspective a été permis par la convergence de divers courants ou écoles de pensée : issues de la 10Pour une vue d'ensemble de ce problème et des diverses positions théoriques qu'il a engendrées, on étudiera avec profit le livre de Pascal Engel, Etats dEsprit, op. cit. 11 L'une des configurations théoriques les plus originales que l'effort pour surmonter l'obstacle a suscitées est le "monisme anomal" de Donald Davidson, exposé dans un article de 1970, "Mental Events". 11 seconde cybernétique, les tentatives de formaliser l'auto-organisation des systèmes biologiques au moyen de réseaux d'automates booléens (en France, ces travaux furent principalement menés, dans les annéees 70 et 80, par une équipe dirigée par Henri Atlan, comprenant Françoise Fogelman-Soulié, Gérard Weisbuch et Maurice Milgram12; aux Etats-Unis, à l'Institut de Santa Fe pour l'étude des systèmes complexes, par Stuart Kaufmann13, ancien élève de Warren McCulloch); également issue de la seconde cybernétique, l'école chilienne de l'autopoièse, qui va si loin dans sa conception de la clôture informationnelle qu'elle en nie l'existence même des représentations (Humberto Maturana et le regretté Francisco Varela sont les deux fondateurs de ce courant qui reçut la bénédiction de Gregory Bateson, Varela14 recourant à divers formalismes relevant de la théorie des réseaux d'automates); au coeur même du néoconnexionnisme, le courant "ANN" (pour Attractor Neural Network ), animé par des physiciens, qui étudie les propriétés émergentes de réseaux (presque) complètement connectés, l'information se propageant donc dans toutes les directions (fondé par John Hopfield15, ce courant connaît des développements remarquables dans les travaux de Daniel Amit16 en Israel; en France, les recherches de Jean Petitot17 appliquant la théorie des systèmes 12On trouvera une introduction accessible à ces travaux dans F. Fogelman Soulié (ed), Les Théories de la complexité. Autour de l'oeuvre d'Henri Atlan, Seuil, 1991. 13S. Kaufmann, Origins of Order and Self-Organisation in Evolution, Oxford University Press, New York, 1991. 14F. Varela, Principles of Biological Autonomy, North Holland, 1979 (trad. fr. : Autonomie et Connaissance, op. cit.) 15 J. Hopfield, "Neural Networks and Physical Systems with Emergent Collective Computational Abilities" (1982), repris in J. Anderson et E. Rosenfeld (eds), Neurocomputing, MIT Press, 1988. 16D. Amit, Modeling Brain Function. The World of Attractor Neural Networks, Cambridge University Press, 1989. 17J. Petitot, "Morphodynamics and Attractor Syntax. Dynamical and morphological models for constituency in visual perception and cognitive grammar", in T. van Gelder et R. Port (eds.), Mind as Motion, , Cambridge, MIT Press, 1994; et La Philosophie 12 dynamiques à l'étude des réseaux rattachent également à ce courant). d'automates se Tous ces travaux, dans leur foisonnement, ont un point commun. Ils traitent un réseau complexe de calculateurs élémentaires en interaction comme un être "autonome", au sens où, doté d'une spontanéité propre, il est à lui-même la source de ses déterminations, et non le simple transducteur convertissant des messages d'entrée en messages de sortie. C'est la perspective que l'on prend sur l'être mathématique qui permet cela. On s'intéresse moins à ses capacités computationnelles, qu'à ses "comportements propres" (eigenbehaviors, dans l'anglogermanique de la mécanique quantique à qui la théorie des systèmes a emprunté ce concept). Qu'est-ce à dire ? Comme tout automate à état interne, un réseau calcule son état à l'époque suivante en fonction de son état à l'époque présente. Or, une propriété très générale qui caractérise les réseaux est qu'après une période de transition souvent assez courte, le comportement collectif se stabilise en un "cycle limite" (c'est-à-dire une configuration spatio-temporelle périodique) de faible périodicité (la période pouvant être égale à un, auquel cas on a affaire à un état stationnaire, ou point fixe). Tout se passe comme si ce comportement collectif stable était auto-reproducteur, c'est-à-dire se produisait luimême - d'où l'expression "comportement propre", selfbehavior -, alors qu'en vérité, il reste produit par le réseau. Considérons, par exemple, le cas d'un automate élémentaire, ou neurone, qui n'est jamais mis à feu au cours du cycle limite. Il semblerait ainsi qu'il n'ait aucun effet causal sur la détermination de celui-ci. Ce n'est qu'une illusion, et il suffirait de le retirer, lui et ses synapses, de la structure du réseau pour qu'on transcendantale et le problème de l'objectivité, Entretiens du Centre Sèvres, (père F. Marty ed.), Paris, Editions Osiris, 1991. 13 s'aperçoive affecté. que le comportement collectif en serait Un réseau donné possède en général une multiplicité de comportements propres - on dit aussi "attracteurs", terme emprunté à la théorie des systèmes dynamiques -, et il convergera vers l'un ou l'autre d'entre eux en fonction de ses conditions initiales. La "vie" d'un réseau peut ainsi se concevoir comme une trajectoire dans son "paysage" d'attracteurs, le passage de l'un à l'autre résultant de perturbations ou chocs en provenance du monde extérieur. On convient de dire que ce sont là des événements significatifs pour le réseau, et que le contenu de sens qu'il leur attribue est précisément le comportement propre ou attracteur qui en résulte. C'est évidemment un contenu purement endogène, et non pas le reflet d'une objectivité extérieure, "transcendante". On voit où nous voulons en venir et où certains, déjà, ont planté leur chevalet. N'a-t-on pas ici, au moins en germe, un très beau modèle de l'"objectivité immanente" dont parlait Brentano ? L'attracteur est simultanément un être qui participe pleinement de l'activité du réseau et qui, cependant, en un sens la transcende, puisqu'il relève d'un niveau supérieur de complexité logique. La dynamique du réseau tend vers un attracteur, mais celuici n'est qu'un produit de la dynamique du réseau. Le réseau est un être intentionnel, au sens de Brentano et de Husserl. La théorie des systèmes inventera d'ailleurs un terme pour parler de ce rapport paradoxal entre une dynamique et son attracteur. Elle parle d'"autotranscendance". La "transcendance dans l'immanence" de Husserl n'est pas loin. On ne s'étonne pas que certains chercheurs en sciences cognitives, considérés comme "marginaux", et qui utilisent dans leurs travaux les réseaux d'automates, se recommandent, de près ou de loin, d'une phénoménologie transcendantale. (En France, on peut 14 songer aux recherches d'Henri Atlan18, de Jean Petitot19 et de Francisco Varela20. II. De la structure de la conscience à la philosophie de la liberté. Le coup de force sartrien. Rapport à la philosophie analytique de l'action. 1. La structure de la conscience est celle de la mauvaise foi (Sartre) N'est-il pas extraordinaire que Sartre commence son gros traité d'"ontologie phénoménologique", L'Etre et le néant (1943) par un chapitre sur la mauvaise foi? Son objectif est de répondre à la question: "Que doit être l'homme en son être, s'il doit pouvoir être de mauvaise foi?" (p. 90-91). On connaît la réponse, maintes fois martelée: "La condition de possibilité de la mauvaise foi, c'est que la réalité humaine ... soit ce qu'elle n'est pas et ne soit pas ce qu'elle est"; et aussi: "Pour que la mauvaise foi soit possible, il faut que la sincérité elle-même soit de mauvaise foi" (p. 104). La mauvaise foi a finalement la même structure d'auto-transcendance, dans l'immanence, que la conscience de transcendance elle-même. Voilà pourquoi le moyen le plus court, pense Sartre, de révéler la structure de la conscience est, par une démarche de 18H. Atlan, "Intentionality in Nature", Journal for the Theory of Social Behaviour, 24:1, 1994, p. 67-87. 19J. Petitot, "Phénoménologie naturalisée et morphodynamique: la fonction cognitive du synthétique a priori", Philosophie et Sciences cognitives (J.-M. Salanskis ed.), Intellectica, 1992/3, 17, p. 79126; et Physique du sens, Eds du CNRS, 1992. 20 F. Varela, E. Thompson et E. Rosch, The Embodied Mind, MIT Press, 1991 (trad. fr. par V. Havelange, L'Inscription corporelle de l'esprit. Sciences cognitives et expérience humaine, Seuil, 1993. 15 type transcendantal, de dégager les conditions de possibilité de la mauvaise foi. Voilà pourquoi, peut-être malheureusement pour lui, l'analyse de la mauvaise foi se trouve totalement déconnectée de celle du pour-autrui. La mauvaise foi va comme un gant à la conscience. Tant et si bien qu'on se demande s'il est possible de retirer ce gant et d'accéder, non à la bonne foi, mais à l'"authenticité". Sartre interprète la transcendance dans l'immanence de l'intentionnalité husserlienne comme suit: la conscience est le principe de non-coïncidence avec soi-même. De là que pour Sartre la conscience est "évanescente" (p. 85). Souvenons-nous des analyses brillantes de la troisième partie du chapitre sur la mauvaise foi, intitulée "La 'foi' de la mauvaise foi". On y lit: "La croyance est un être qui se met en question dans son propre être, qui ne peut se réaliser que dans sa destruction, qui ne peut se manifester à soi qu'en se niant; c'est un être pour qui être, c'est paraître, et paraître, c'est se nier. Croire, c'est ne pas croire". Ou encore: "Croire, c'est savoir qu'on croit et savoir qu'on croit, c'est ne plus croire. Ainsi croire c'est ne plus croire, parce que cela n'est que croire..." (p. 106). Dire que "la croyance devient non-croyance" (idem) est notre paradoxe même, et pour Sartre, c'est dire que "la conscience est perpétuellement échappement à soi" (ibid.). Le paradoxe de la conscience, qui n'est pas ce qu'elle est et est ce qu'elle n'est pas, permet à Sartre de produire une théorie de la mauvaise foi, qu'il est intéressant de contraster avec la théorie de la selfdeception (mensonge à soi-même) que l'on doit à Donald Davidson. Cette dernière est entièrement tributaire de 16 l'interprétation qui fait de la croyance une attitude propositionnelle. Davidson soutient que les raisons que nous avons d'agir doivent être traitées comme des causes de nos actions21. Il arrive cependant qu'une cause mentale, à l'intérieur d'un esprit unique, ne puisse être considérée comme une raison: c'est alors qu'on a une irrationalité. Davidson a étudié les conditions de possibilité d'une telle configuration22. Il y a un cas dans lequel on saisit bien comment un événement mental peut être la cause d'un autre événement mental sans constituer une raison pour ce dernier, c'est lorsque l'un et l'autre appartiennent à des esprits différents (un sujet en influençant un autre, par exemple, ou lui mentant). Le cas de plusieurs esprits est pour esprit Davidson unique, raison, il esprit est paradigmatique. une faut cause donc cloisonné mentale admettre, en S'il a, dans un est pas une soutient-il, que cet qui y n' compartiments relativement étanches - à l' instar de la topique freudienne, mais sans qu'on ait besoin de supposer que l'un quelconque de ces compartiments échappe à la "conscience". Application à la self-deception . Davidson la caractérise ainsi, prenant l'exemple, qui le préoccupait peut-être à l'époque où il écrivait ces lignes, d'un homme embarrassé par une calvitie croissante et qui réussit par divers moyens cosmétiques et surtout psychologiques à nier, visà-vis de lui-même plus encore que des autres, l' 21 Donald Davidson, "Actions, Reasons, and Causes", in Essays on Actions and Events, Chap. 1, Oxford University Press, 1980; p.3-19. 22 Donald Davidson, "Paradoxes of Irrationality", in R. Wollheim & J. Hopkins (eds.), Philosophical essays on Freud, Cambridge University Press, 1982; p.289-305. 17 évidence23. Cet homme tout à la fois croit qu' il est chauve et croit qu' il n' est pas chauve; il réussit à se dissimuler qu' il a la première croyance parce qu' il ne veut "voir" que la seconde; et pourtant c' est bien parce qu' il a la première croyance qu'un mécanisme mental de wishful thinking se met en place et qu' il se met à avoir la seconde: la première croyance est bien la cause de la seconde, puisqu'elle croyances la sans évidemment contredit. contradictoires La qui en être une coexistence caractérise raison, de la deux self- deception est assurée par un cloisonnement de l'esprit. Le coup de génie de Sartre a 2. Une première version du paradoxe de Newcomb: choisir le passé 23 Donald Davidson, "Deception and Division", in Jon Elster (ed.), The Multiple Self , Cambridge University Press, 1985; p. 79-92. 18 Le coup de force de Sartre aura été de transformer la théorie husserlienne l'intentionnalité de en la une conscience philosophie et de pratique, ou philosophie de l'action, reposant sur la prémisse que la "réalité humaine" est complètement et absolument libre. D'où des formules telles que: "Je suis responsable de tout" (E et N, p. 614), "Le propre de la réalité humaine, c'est qu'elle est sans excuse" (ibid., p. 613) - le summum étant atteint au moment où Sartre étend le champ de la liberté au passé et, en particulier, à la naissance: "Ainsi, en un certain sens, je choisis d'être né" (p. 614) et "Pour que nous 'ayons' un passé, il faut que nous le maintenions à l'existence par notre projet même vers le futur: nous ne recevons pas notre passé; mais la nécessité de notre contingence implique que nous ne pouvons pas ne pas le choisir" (E et N, p. 554; je souligne). Alain Renaut a bien montré tout ce que ce thème sartrien doit à l'analyse heideggérienne de l'historicité de la "réalité-humaine" (Dasein). Pour l'auteur de Sein und Seit , écrit Renaut, "'historique au premier chef' est la 'réalité-humaine' en tant qu'elle a pour propriété essentielle de choisir ce qui lui apparaît par ailleurs comme destin"24; 'destin' est (Entschlossenheit Sartre, et cela c'est-à-dire encore: ainsi ) de devient: se faire la "Etre "ce que la nous appelons 'décision-résolue' 'réalité-humaine'"25.. fini, annoncer le ce c'est qu'on se est Chez choisir, en se projetant vers un possible, à l'exclusion des autres" (E et N, p. 604). 24 25 Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe , Grasset, 1993, p.49. Ibid., p. 48. 19 Avec cette configuration philosophique, on pourrait croire que l'on est aux antipodes de ce que peut penser la philosophie analytique. On se tromperait lourdement. Il se trouve que la théorie du choix rationnel, renouant avec la problématique des antinomies de la raison, a développé une très intéressante paradoxologie, laquelle inclut, entre pourrait autres joyaux, caractériser prédestination". Ce par un paradoxe l'expression: paradoxe est à que l'on "choisir l'origine sa d'un véritable schisme au sein de la théorie de la décision. Qui plus est, la question de la self-deception se trouve y jouer un rôle décisif. Comme incarnation de ce paradoxe, je considérerai la thèse célèbre de Max Weber sur les "affinités électives" entre l'"éthique conséquences protestante", éthiques prédestination, et de plus la l'"esprit du précisément doctrine de capitalisme"26. Je les la ne m'intéresse qu'à la structure logique de l' argument de Weber, et non à sa validité empirique. En vertu d'une décision divine prise de toute éternité, chacun appartient à un camp, celui des élus ou celui des damnés, sans savoir lequel. Les hommes ne peuvent absolument rien à ce décret, il n' y a rien qu'ils puissent faire pour gagner ou mériter leur salut. La grâce divine, cependant, se manifeste par des signes. La chose importante est que ces signes ne s'observent pas par introspection, ils s'acquièrent par l'action. Le principal d'entre eux est le succès que l'on obtient en mettant à l'épreuve sa foi dans une activité professionnelle (Beruf ). Cette épreuve est coûteuse, elle exige de travailler sans relâche, 26 Max Weber, L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme , trad. fr., Paris, Plon, 1964. Voir, ici même, le chapitre IX "Temps, rationalité, éthique". 20 méthodiquement, possession, sans sans jamais jamais se jouir de reposer la dans la richesse. "La répugnance au travail, note Weber, est le symptôme d'une absence de la grâce". La "conséquence logique" de ce problème pratique, remarque encore Weber, aurait "évidemment" dû être le "fatalisme". Le fatalisme, c'est-à-dire le choix d'une vie oisive, est effectivement la solution rationnelle, puisque, quel que soit l'état du monde - ici, que l'on fasse partie des élus ou des damnés -, on n'a rien à gagner à se livrer à l'épreuve coûteuse de l'engagement professionnel. En théorie de la décision, on dit qu'on a affaire à une stratégie "dominante", au sens qu'elle est la meilleure dans chacun des cas de figure possibles. Tout le livre de Weber, cependant, s'efforce, comme on le sait, d'expliquer pourquoi et comment "la grande masse des hommes ordinaires" a fait le choix opposé. Pour la doctrine calviniste populaire, "se considérer comme élu constituait un devoir; toute espèce de doute à ce sujet devait être repoussée en tant que tentation du démon, car une insuffisante confiance en soi découlait d'une foi insuffisante, c'est-à-dire d'une insuffisante efficacité de la grâce". "Le travail sans relâche dans un 21 métier" était ce qui permettait d'obtenir cette confiance en soi, le moyen de s'assurer de son état de grâce. Le débat qui opposa les Luthériens aux Calvinistes est aujourd'hui encore du plus grand intérêt. Les premiers accusèrent les seconds d'en revenir au dogme du "salut par les oeuvres", au grand dam de ces derniers, outrés qu'on puisse honnissaient identifier par-dessus leur doctrine tout, la à ce doctrine qu'ils catholique. Cette accusation revient à dire que celui qui choisit d'acquérir au prix fort les signes de la grâce raisonne comme si ces comportement signes étaient la cause du magique, insiste l'accusation, salut - puisqu'il consiste à prendre le signe pour la chose (l'élection divine). Or cette accusation n'est autre que celle que de nos jours les partisans de la théorie orthodoxe de la décision - ceux qui, dans un problème ayant cette structure, défendent la stratégie dominante - adressent à leurs adversaires, les hétérodoxes qui défendent la débordant de rationalité du choix calviniste. Weber traite ses Calvinistes de "saints confiance en soi" ou encore de "saints auto-proclamés". La question l'action que est: pose, à ce étaient-ils stade, aussi de la philosophie mauvaise foi, de se mentaient-ils à eux-mêmes? Les théoriciens orthodoxes de la décision répondent positivement. On peut schématiser leur argument ainsi. Les propositions (1) et (2), appliquées à la situation étudiée, sont l'une et l'autre vraies: 22 (1) procédé Les eux-mêmes Calvinistes à leur croient élection en qu'ils ont choisissant d'acquérir les signes de la grâce; (2) Les Calvinistes croient qu'ils n'ont pas procédé eux-mêmes à leur élection. (1) et (2) expriment des croyances contradictoires. On peut de plus supposer que: * Les Calvinistes s'arrangent pour se cacher (1) * parce qu'ils veulent croire qu'ils ont été élus par Dieu. Si l'on postule de plus que la première croyance est la cause de la seconde, sans évidemment pouvoir constituer une raison pour elle, on obtient un cas pur de selfdeception, dans la caractérisation qu'en donne Donald Davidson. Il n'est pas interprétation question de acceptable nier du que choix c'est là une calviniste. Le psychologue cognitif Amos Tversky a réalisé à Stanford une série impressionnante d'expériences dans lesquelles il place ses structure du sujets dans paradoxe des de situations Max Weber. qui Le ont la résultat remarquable est non seulement que la grande majorité des sujets font le choix calviniste, mais encore qu'ils nient (vis-à-vis de vraisemblablement l'expérimentateur d'eux-mêmes) avoir mais aussi intentionnellement fait ce choix afin de pouvoir porter sur eux-mêmes un diagnostic favorable. Je veux simplement proposer une 23 autre interprétation qui a pour effet de faire apparaître la rationalité du choix calviniste. Je suis en effet entré dans ce débat, en m'inspirant dans ma démarche des travaux du théologien analytique Alvin Plantinga27. Cette autre interprétation attribue aux Calvinistes les deux croyances suivantes, croyances qui ne sont pas (nécessairement) incompatibles: (3) Les Calvinistes croient qu'ils n'ont pas procédé eux-mêmes à leur élection, parce qu'ils croient que c'est Dieu qui les a élus; (4) Les Calvinistes croient qu'ils étaient libres de faire le choix contraire lorsqu'ils ont choisi. Dans l'interprétation orthodoxe, c'est la proposition (2) qui est le lieu de l'irrationalité: les Calvinistes se fixent sur la croyance qu'ils n' ont pas procédé euxmêmes à leur élection parce qu'"au fond d' eux-mêmes" ils savent bien qu' ils ont agi pour se donner les signes qu' ils étaient vérité. élus Selon Calvinistes et qu'ils veulent l'interprétation croient qu'ils ne se cacher hétérodoxe, se sont pas si cette les eux-mêmes proclamés saints, c'est tout simplement qu'ils prennent au sérieux les données du problème telles qu'elles leur ont été soumises ou telles qu' ils les ont intériorisées: c'est Dieu qui les a proclamés tels. Ils doivent alors néanmoins affronter un redoutable problème: il leur faut juger non incohérent de croire à la fois que Dieu a choisi pour eux (proposition (3)) et qu'ils sont libres de choisir (proposition (4)). En d'autres termes, pour 27 Alvin Plantinga, ""On Ockham's Way Out" in Faith and Philosophy , 3, 1986. 24 qu'ils et nous puissions prendre le problème de Max Weber au sérieux, il faut d'abord que nous nous convainquions qu'il est raisonnable d'être "compatibiliste"; c'est-àdire de croire à la compatibilité du déterminisme (ici causal) et du libre-arbitre. Je suis obligé ici d'aller directement à la conclusion d'une analyse complexe. Etre compatibiliste implique de raisonner ainsi. De même que "lorsqu'Adam prend la pomme, il eût été possible qu'il ne la prît pas" (E et N, p. 523), de même, calviniste, il lorsque eût le été Calviniste possible fait le choix fît le choix qu'il contraire. De même que c'eût alors été un autre Adam, c'eût été un autre Calviniste: de fait, au lieu d'avoir été élu, il eût été damné. L'exemple d'Adam et de la pomme est, on s'en souvient, celui que prend Sartre pour se distinguer de Leibniz. Chez celui-ci, l'essence d'Adam n'est pas choisie par Adam, mais par Dieu: sa liberté n'est donc qu'illusoire. Chez Sartre, au contraire, l'existence d'Adam précède son essence. L'Adam libre se choisit lui-même, son existence détermine son essence: "dès lors ce qui lui annonce sa personne est futur et non passé: il choisit de se faire apprendre ce qu'il est par les fins vers lesquelles il se projette" (E et N, p. 524). Le Calviniste libre, dans l'interprétation hétérodoxe, est tout à la fois leibnizien et sartrien. Son essence détermine son existence, mais, puisqu'il a la liberté de choisir celle-ci, il a la liberté de choisir celle-là. Il a, littéralement, le pouvoir de choisir sa prédestination. Mais, pouvoir pas n'est comme causal Plantinga - ce y qui insiste, le ce rendrait inconcevable, puisque la causalité irait alors à rebours de la flèche contrefactuel du sur temps. le passé". Il La s'agit nature d'un de ce "pouvoir pouvoir 25 apparaît dans l'enchaînement des raisons qui conduit au choix rationnel. Le sujet, se sachant libre, raisonne ainsi. Si je faisais ce choix, plutôt que le choix contraire, cet acte serait le signe que je suis dans un certain monde, avec son passé, son déterminisme, l'essence que ce monde me réserve. Si j'agissais autrement, c'est que je serais dans un autre monde et que mon essence serait autre. Ce n'est pas que mon action détermine causalement le monde qui est le mien: elle le révèle. Cependant, puisque je suis libre et rationnel, mon choix doit satisfaire un principe d'extrêmum: il maximise mon utilité, mon plaisir, mon bonheur - peu importe ici, car on admettra sans peine que le Calviniste préfère le salut éternel à la damnation, ce salut fût-il acquis au prix d'une vie de labeur. Je choisis donc d'acquérir les signes de mon salut - sans pour autant considérer que je cause ainsi mon salut en l'achetant. J'ai montré que le choix calviniste, interprété comme libre et rationnel, définissait une temporalité, pour ne pas dire une historicité, dans laquelle le passé s'interprète à partir du choix présent. Nous ne sommes pas très loin de Sartre, et pourtant nous en sommes aux antipodes, puisque ce qui permet ce retournement par rapport au flux des phénomènes physiques - le domaine de l'"en-soi" -, c'est un déterminisme - Sartre dirait: "un enchaînement purement logique (raison) ou logico- chronologique (cause, déterminisme)" (E et N, p. 525) -, allié au libre-arbitre. Pour reprendre la métaphore classique, tout est déjà "écrit". Le sujet agit selon un scénario déjà prêt, mais parce qu'il est libre, il peut se hisser au niveau où ce scénario se trouve écrit et 26 exercer sur lui une forme de pouvoir - ce pouvoir que Plantinga nomme contrefactuel. J'ai appelé cette temporalité "temps du projet", parce que c'est celle d'un sujet qui exécute un plan qu'il s'est donné à lui-même, tout à la fois auteur et acteur. Le dédoublement ou bootstrapping aussi d'elle mouvement le qui temps porte de le qui la caractérise fait l'éthique, c'est-à-dire sujet sortir à de du son individualité propre pour se projeter sur un universel. La mauvaise foi et la rationalité calvinistes ont même structure, et cette structure a bien des points communs avec la structure que Sartre voit commune à la conscience et à la mauvaise foi. La figure phénoménologique de l'intentionnalité comme transcendance dans l'immanence, dépassement de soi à l'intérieur de soi, se nomme de l'autre côté bootstrapping de . l'Atlantique La tension dans auto-transcendance ou laquelle la se situe conception sartrienne de la liberté, selon Renaut, entre un modèle spinoziste d'acquiescement à une nécessité préétablie et un modèle kantien d'autonomie absolue28, est en quelque sorte mise en scène par le choix calviniste: simultanéité d'un acquiescement au destin et d'une autoproduction de ce destin. à ce que foi" (E étrangement mauvaise et La foi Sartre N, p. calviniste appelle 104 sq). la Le ressemble "foi fait de la que la mauvaise foi est foi, c'est-à-dire croyance, affirme-til, est "Comment précisément peut-on ce croire qui de la distingue mauvaise foi du mensonge. aux concepts qu'on forge tout exprès pour se persuader?", demande-t-il (ibid., p. 104) - et cette interrogation rhétorique semble aller comme un gant au choix calviniste -, pour 28 A. Renaut, Sartre , op. cit., p.180. 27 conclure: "le projet de mauvaise foi doit être lui-même de mauvaise foi". Vis-à-vis des "dispositions" que je prends pour me persuader - et l'on pense évidemment au geste calviniste, accompli pour croire -, il précise: "me les représenter comme de mauvaise foi, c'eût été du cynisme; les croire sincèrement innocentes, c'eût été de la bonne foi" (ibid.). Sartre est, ici encore, à la recherche d'un lieu intermédiaire improbable, mais dont le choix du Calviniste, qui ne se croit ni totalement étranger à son élection, ni totalement responsable d'elle, illustre parfaitement la cohérence. "La foi est décision (...) Il faut décider et vouloir ce qui est" (E et N, p. 105). Et encore, à propos de ces affinités entre deux êtres que l'on dit électives: "Je crois que mon ami Pierre a de l'amitié pour moi (...) Je le crois, c'est-à-dire que (...)je décide d'y croire et de me tenir à cette décision, que je me conduis, enfin, comme si j'en étais certain ..." (ibid.). On ne saurait vraiment mieux définir jusqu'à l'usage presque dans "signe", "symptôme", deux analyses. du son Le mot sens qui type la foi calviniste. "évidence", anglais ne que de rapproche d'"évidence" Il n'est Sartre prend "manifestation", étrangement que saisit les la mauvaise foi, écrit Sartre en recourant à un oxymore, est l'"évidence non persuasive" (ibid.). Dans le schisme qui affecte la théorie de la décision, la position hétérodoxe - celle qui défend la rationalité du choix calviniste est nommée "evidentialist " - et ce, parce que ce choix consiste à acquérir les signes de l'élection. Ce rapprochement, je le répète, ne saurait être poussé trop loin. Car la position "évidentialiste" dans la théorie du choix rationnel n'aboutit à ces configurations 28 singulières que grâce aux bons offices d'un déterminisme. Le Calviniste fait certes sien le déterminisme, mais celui-ci n'en reste pas moins le radicalement autre en lui. Or Sartre entend s'en tenir à ce qu'il a postulé dès le départ de son analyse: "la mauvaise foi ne vient pas du dehors à la réalité humaine" (E et N, p. 84). Ne serait-ce pas ce postulat qui le condamne à l'impuissance? Car enfin, lorsqu'il conclut son propos par un: "La décision d'être de mauvaise foi n'ose pas dire son nom, elle se croit et ne se croit pas de mauvaise foi" (E et N, p. 104), il ne fait que revenir à son point de départ, le paradoxe de la présence simultanée à la conscience de la croyance et de la noncroyance, paradoxe dont son projet est pourtant de nous permettre de sortir. III. Conscience, action et temps: le paradoxe de Newcomb sous sa forme originelle Anodin en apparence, le paradoxe de Newcomb constitue en vérité une bombe métaphysique dont l'onde de choc n'a pas fini de bousculer les certitudes dans des domaines aussi variés que la théologie stratégique, la philosophie rationnelle, sociale et la pensée politique, l'éthique, la théorie économique, la théorie des jeux ou la philosophie du choix rationnel et le problème de la conscience. Né d'un contexte théorique qui est celui de la physique quantique, le paradoxe de Newcomb met en scène l'action d'un agent libre dans un univers déterministe. Il défie nos intuitions déterminisme sur d'une la prédiction, façon rarement la liberté atteinte et le ailleurs. 29 Surtout, il nous plonge dans des abîmes de réflexion sur le problème le plus difficile qui soit, celui du temps. Dans un problème de Newcomb, l'action d'un agent libre a un effet sur le monde, mais cet effet n'est pas causal. Le choix calviniste en est une illustration: le fait de se comporter comme un élu ne cause pas l'élection, puisqu'il en est la conséquence et donc le signe. On parle dans commune: ce cas une causalement à de même la fois problème de cause, l'élection, le Newcomb comportement et avec cause détermine l'effet (le salut éternel). Sous sa forme originelle, le problème de Newcomb aboutit au même résultat – un effet non causal – par un moyen détourné: l'existence d'un prédicteur qui prédit l'action de l'agent libre et modifie l'état du monde en conséquence. Ce qui rend cependant le problème de Newcomb paradoxal est qu'il fait jouer, comme pour mieux le défier, un axiome du choix rationnel: le principe de stratégie dominante. 1. De la logique apparemment implacable de la stratégie dominante Dans sa lettre du 4 décembre 17** au vicomte de Valmont, la marquise de Merteuil écrit ceci: "Voyons; de quoi s'agit-il tant? Vous avez trouvé Danceny chez moi, et cela vous a déplu? à la bonne heure: mais qu'avez-vous pu en conclure? ou que c'était l'effet du hasard, comme je vous le disais, ou celui de ma volonté, comme je ne vous le disais pas. Dans le premier cas, votre Lettre est injuste; dans le second, elle est ridicule: c'était bien la peine d'écrire! Mais vous êtes jaloux, et la jalousie 30 ne raisonne pas. Hé bien, je vais raisonner pour vous. Ou vous avez un rival, ou vous n'en avez pas. Si vous en avez un, il faut plaire pour lui être préféré; si vous n'en avez pas, il faut encore plaire pour éviter d'en avoir. Dans tous les cas, c'est la même conduite à tenir: ainsi, pourquoi vous tourmenter? pourquoi, surtout, me tourmenter moi-même? Ne savez-vous donc plus être le plus aimable? et n'êtes-vous plus sûr de vos succès? Allons donc, Vicomte, vous vous faites tort." [Choderlos de Laclos, 1782; je souligne]. Qui a su mieux dire la logique du rapport de séduction lorsqu'il devient d'artillerie guerre Choderlos des de sexes Laclos? que l'officier Les théoriciens français qui empruntent, pour décrire cette structure, une fable américaine prisonnier", seraient vulgaire, bien dénommée avisés de "dilemme puiser dans du les ressources de leur littérature nationale. Le raisonnement de la marquise de Merteuil met en scène de façon saisissante la logique apparemment implacable de ce que les théoriciens modernes de la décision désignent sous le nom de stratégie dominante. Selon Merteuil, Valmont n'a le choix qu'entre deux stratégies: ou bien se montrer jaloux, se plaindre, manifester son ressentiment, se conduire comme un mari trompé, etc.; ou bien, ne jamais cesser de lutter pour plaire et toujours s'efforcer de rester le quelle que meilleur soit la dans la guerre situation de (inconnue séduction. de lui, Or, qui souffre les affres du doute) dans laquelle Valmont se trouve - supplanté ou non par un rival -, le mieux qu'il ait à faire (toujours selon Merteuil), c'est de choisir la seconde stratégie: "Dans tous les cas, c'est la même conduite à tenir". Le meilleur choix ne fait aucun doute, il n'y a donc pas lieu de se tourmenter. L'incertitude 31 sur la situation n'en entraîne aucune sur la décision qu'il faut prendre, puisque celle-ci est indépendante de la situation. Le meilleur choix constitue, dans ce cas, une "stratégie dominante". La force de ce raisonnement est telle qu'il a été érigé au rang de vérité axiomatique par l'un des fondateurs de la théorie de la décision, Leonard Savage. Le schéma d'axiome en question, dit "principe de la chose certaine" (noté PCC dans ce qui suit; Sure Thing Principle en anglais), se dit en termes de préférences: si un sujet préfère une option p à une autre q dans le cas où l'état du monde appartient à un sous-ensemble E; et préfère également p à q dans le complémentaire de E; alors il doit préférer p à q même s'il ne sait pas si l'état du monde appartient à E ou au complémentaire de E. L'intérêt du paradoxe de Newcomb est qu'il met en scène un problème de choix où le bon sens semble s'opposer au PCC. 2. Le paradoxe de Newcomb Soit deux boîtes, l'une, transparente, qui contient mille euros, l'autre, opaque, qui soit contient un million d'euros, soit ne contient rien. Le choix de l'agent est soit H1: ne prendre que le contenu de la boîte opaque, soit H2: prendre le contenu des deux boîtes. Au moment où le problème est posé à l'agent, un Prédicteur a déjà placé un seulement million d'euros si a il prévu dans que la boîte l'agent opaque si choisirait et Hl. L'agent sait tout cela et il a une très grande confiance dans les capacités prédictives du Prédicteur. Que doit-il faire ? 32 Une première argumentation qui vient spontanément à l'esprit de ceux qui découvrent le problème conclut que l'agent doit choisir H1. Le Prédicteur l'aura prévu et l'agent aura un million. S'il choisissait H2, il n'aurait que mille euros. Le paradoxe est qu'une seconde argumentation paraît tout aussi décisive, alors qu'elle conclut de manière opposée. Lorsque l'agent fait son choix, il y a ou il n'y a pas un million d'euros dans la boîte opaque: à prendre les deux boîtes, il gagne évidemment mille euros de plus dans l'un et l'autre cas. H2 est donc sa stratégie dominante. Trois quarts des sujets "ordinaires" font le choix H1, qui viole d'euros. le On PCC. ne Ils reçoivent s'étonne guère que chacun un presque million tous les philosophes professionnels s'en tiennent à la stratégie dominante H2. Chacun d'eux reçoit mille euros avec en prime la certitude d'avoir raison. 3. Etre compatibiliste ou ne l'être pas Toute personne qui a passé des heures, des mois ou des années à se torturer les méninges sur le paradoxe de Newcomb se persuade généralement au bout d'un certain temps qu'elle a trouvé la solution. Je n'échappe pas à la règle, la différence étant que ma solution est la bonne! Je la dois pour l'essentiel aux recherches du philosophe et théologien Celui-ci a terrible défi calviniste reconnu porté dans à américain le la Alvin problème défense de Plantinga. Newcomb un traditionnelle du compatibilisme, c'est-à-dire l'ensemble des doctrines qui soutiennent qu'il n'est pas contradictoire de poser à la fois un Dieu omniscient et un agent doté de libre33 arbitre, au sens où il pourrait agir autrement qu'il le fait. 3.1. La solution de Guillaume d'Occam Si Dieu joue le rôle du Prédicteur de Newcomb, sa prescience est par définition essentielle, c'est-à-dire qu'elle est le cas dans tous les mondes possibles. Un Dieu prescient de manière essentielle semble interdire le libre-arbitre, selon l'argument incompatibiliste suivant. Si Dieu existait au temps t1 et qu'il a prédit en t1 que l'agent S ferait X en un temps plus tardif t2, la prescience essentielle de Dieu s'exprime par la relation suivante liant deux événements: (1) "Dieu existait au temps t1 et il a prédit en t1 que l'agent S ferait X à t2" implique strictement "S fait X à t2", où l'implication stricte est l'implication matérielle29 dans tous les mondes possibles. Par ailleurs, avec les deux mêmes prémisses, on obtient: (2) Il n'y a rien que S puisse faire en t2 tel que, s'il le faisait, Dieu n'aurait pas prédit en t1 que S ferait X en t2, en vertu du principe de fixité du passé: le passé est contrefactuellememt indépendant de l'action présente. 29 p implique matériellement q si et seulement si, ou bien p est faux, ou bien q est vrai. 34 De (1) et (2) on dérive: (3) Quand un agent agit, s'il existait un prédicteur prescient de façon essentielle à un moment antérieur au temps de l'action qui a prédit son action, l'agent ne peut agir autrement qu'il le fait. En d'autres termes, le libre-arbitre est incompatible avec la prescience essentielle. Contre cette menace qui pèse sur le compatibilisme une voie de sortie franciscain classique anglais reste Guillaume celle d'Occam que le imagina moine au XIVe siècle. Elle consiste à nier que le principe de fixité du passé s'applique à des faits qui ne sont pas strictement inscrits dans le passé. Une prédiction que Dieu a faite en un temps passé ne peut être considérée comme répondant à ce critère, ne serait-ce que parce qu'elle implique strictement la vérité d'une proposition qui concerne un fait strictement inscrit dans l'avenir, comme "tel agent libre fera ceci" (futur contingent). (2) ne tenant plus, la conclusion (3) n'est plus valide. 3.2. La solution d'Alvin Plantinga Si Dieu ne se contente pas de prédire l'avenir, mais que, Dieu providentiel, il intervient dans le monde en fonction de sa prédiction – si, par exemple, il décide de placer ou non un million d'euros dans une boîte selon qu'il prévoit qu'un agent libre choisira de faire telle ou telle chose – la solution occamienne perd toute pertinence. C'est le mérite d'Alvin Plantinga de l'avoir immédiatement compris, lorsque, lui aussi, il s'est 35 trouvé confronté au paradoxe de Newcomb (Plantinga, 1986). La prédiction que Dieu a faite dans le passé n'est peut-être pas strictement inscrite dans celui-ci, mais son action, si. La voie de sortie imaginée par Plantinga consiste à observer que Dieu étant prescient dans tous les mondes possibles, il n'est pas juste de poser (2). Au temps t2 S fait X, Dieu l'a prédit en t1, soit; mais si l'agent est doté de libre-arbitre, on doit tenir pour vraie la proposition contrefactuelle suivante, laquelle contredit (2): (4) Si S faisait en t2 une autre action que X, disons Y, Dieu n'aurait pas prévu en t1 que S ferait X en t2, puisque Dieu aurait prévu qu'il ferait Y. En d'autres termes, si le principe de fixité du passé ne s'applique pas, ce n'est pas parce que ce qu'a fait Dieu dans le passé n'est relatif au passé qu'en apparence (on peut peut-être le dire de sa prévision, certainement pas de son action), mais parce que le libre-arbitre face à un prédicteur essentiellement prescient implique que l'agent est doté d'un pouvoir contrefactuel sur le passé. Dans le problème de Newcomb avec un prédicteur prescient dans tous les mondes possibles, ce pouvoir s'exprime ainsi: (5) Si l'agent qui choisit la seule boîte opaque [H1], et y trouve de ce fait un million d'euros, avait choisi les deux boîtes, il aurait trouvé la boîte opaque vide et aurait dû se contenter des mille euros de la seconde boîte. 36 Les philosophes du choix rationnel qui s'accrochent au caractère "self-evident" du PCC objectent au raisonnement spontané de ceux qui choisissent de prendre la seule boîte opaque qu'ils s'attribuent un inconcevable pouvoir causal sur le passé. Ce que le raisonnement de Plantinga montre, c'est qu'il n'est nul besoin de postuler un tel pouvoir, car un pouvoir contrefactuel suffit à justifier le choix [H1], et ce pouvoir est la conséquence logique du compatibilisme. [Dupuy, 1992; 2006]. 4. Le défi du paradoxe du raisonnement rétrograde Après avoir fait un bout de chemin avec Alvin Plantinga, j'ai dû me résoudre à reconnaître que sa solution non plus ne fonctionnait pas. C'est un autre paradoxe de la théorie du choix rationnel qui m'a conduit à cette conclusion: le paradoxe du raisonnement rétrograde [PRR dans ce qui suit; l'anglais est Backward Induction Paradox.] Il existe des situations dans lesquelles le pouvoir contrefactuel sur le passé que possède l'agent lui interdit Sauver bien le plus causalement d'agir d'une compatibilisme demande élevé qu'imagine que ce un certaine prix façon. métaphysique Plantinga. [Dupuy, 1997; 1998]. Soit le "jeu de la promesse" (Assurance Game en anglais) auquel, dans une démarche non formalisée, Hobbes, Hume et Kant consacrent des développements célèbres. 37 C Pierre • 1 Marie • 2 D C (+ 1, + 1) D (0, 0) (- 1, + 2) Temps: 1 et 2 ; C : coopération ; D : défection. Un échange mutuellement avantageux entre Pierre et Marie est en principe possible, qui les mènerait de leurs situations actuelles - à savoir le vecteur (0, 0), dont la première composante représente l'"utilité", ou tout autre indice supposé ordonner les préférences, de Pierre, et la seconde de Marie - à un état ( +1 , +1 ) que l'un et l'autre préfèrent. Le problème naît du fait que pour une raison quelconque, l'échange n'a lieu que si Pierre fait le premier pas ( C ), auquel cas il court le risque que Marie ne fasse pas le second, empochant ce que Pierre lui donne sans opérer de contrepartie (Marie faisant alors D au temps 2, se retrouve avec +2, laissant Pierre avec -1). Le raisonnement l'échange ne rétrograde peut se nous réaliser, convainc alors vite même que qu'il améliorerait le sort de l'un et de l'autre. Partons de la dernière étape, c'est-à-dire du temps 2 où Marie a la main. Il est rationnel pour elle de faire défection puisqu'elle obtient +2 contre +1 si elle coopère. Pierre en 1, quant à lui, a le choix entre faire le premier pas, auquel cas il anticipe que Marie ne fera pas le second et qu'il se retrouvera avec -1, et ne pas bouger, c'est-à- 38 dire faire D, auquel cas il obtient 0. Donc il ne bouge pas, et l'échange n'a pas lieu. On se dit que ce résultat désastreux peut être évité grâce à l'institution de la promesse. Marie, puisqu'elle y a intérêt autant que Pierre, va, à l'instant 0, avant que le jeu commence, s'engager auprès de son partenaire à coopérer en 2 si celui-ci coopère en 1. Peine perdue! Marie sait bien que le moment venu, c'est-à-dire au temps 2, elle Pierre, aura qui intérêt lit dans à ne ses pas tenir pensées, le son engagement. sait également. Marie a beau lui jurer ses grands dieux, elle n'est pas crédible. Pierre ne bouge donc pas. Telle est la forme que prend, dans ce cas, le PRR30. Les théoriciens du choix rationnel tentent de sortir de ce mauvais pas en faisant de ce qu'ils nomment l'"éthique" une sorte de Deus ex machina, un supplément d'âme, qu'ils nomment parfois "confiance", qui viendrait suppléer cette défaillance de la rationalité. On dira par exemple que Marie, en violant sa promesse pour suivre ce que lui dicte la rationalité, souffrirait les affres de la mauvaise conscience. C'est consentir d'emblée au divorce de l'éthique et de la rationalité. Il y a mieux à faire. J'ai imaginé de traiter le jeu de la promesse comme s'il s'agissait d'un problème de Newcomb dans lequel Pierre tiendrait le rôle du prédicteur essentiellement prescient et Marie celui de l'agent. Deux différences importantes 30 Très peu de théoriciens du choix rationnel accepteraient de considérer que le jeu de la promesse est déjà une incarnation du PRR. Il faut des jeux plus complexes, comme le "mille-pattes", pour qu'ils reconnaissent l'existence d'un paradoxe. L'un des avantages de ma théorie est de ne pas faire cette distinction. [Dupuy, 2000]. 39 séparent le jeu de problème de Newcomb la promesse originel. ainsi Comme réinterprété le prédicteur du de Newcomb, Pierre réagit à son anticipation du choix de Marie, mais il le fait d'une manière qui n'a pas la même apparence d'arbitraire, puisqu'il maximise son intérêt en tenant pour fixe l'action de Marie. Telle est la première différence. Pour comprendre la seconde, raisonnons comme Marie au départ du jeu se demandant ce qu'elle ferait si elle avait la main au temps 2: (6) Si j'avais la main en 2, et que je jouais C, Pierre en 1 l'aurait prévu et, réagissant au mieux de son intérêt, il aurait lui même joué C, me passant la main. Nous aurions l'un et l'autre +1. (7) Si j'avais la main en 2, et que je jouais D, Pierre en 1 l'aurait prévu et, réagissant au mieux de son intérêt, il aurait lui même joué D, ce qui implique que je n'aurais pas la main en 2. D'où une contradiction. Les deux prémisses de (7) menant à une contradiction, l'une entraîne la négation de l'autre. D'où: (8) Si Marie avait la main en 2, elle jouerait C. Pierre en 1 est capable de simuler ce raisonnement de Marie. S'il joue C, étant donné (8) et (6), il obtient +1, contre 0 s'il joue D. Il coopère donc, ainsi que Marie, et l'échange mutuellement avantageux a lieu, ce qui réconcilie la rationalité et l'éthique. Cependant, il apparaît que le pouvoir contrefactuel sur le passé de Marie, tel qu'il apparaît dans la disjonction entre (6) et (7), ainsi que son libre-arbitre, se sont 40 envolés en fumée, puisqu'il lui est impossible de choisir D. Quelle est la nature de cette impossibilité? Peut-on encore sauver la compatibilité du libre-arbitre et de la prescience essentielle? La voie de sortie que j'ai proposée est celle-ci [Dupuy, 2000]. Avant que Marie agisse, elle a bien le choix entre C et D. Si le choix de D est possible, c'est parce que, tant que Marie n'a pas agi, le passé – en l'occurrence le choix de Pierre – est encore indéterminé [unbestimmt]. C'est quand Marie se détermine à agir que son passé se détermine. Si elle choisissait D, elle serait empêchée d'agir. Il semble qu'elle n'aurait jamais pu choisir D, mais cette impossibilité est seulement rétrospective. Le prix métaphysique à payer pour sauver le libre-arbitre est de se débarrasser non seulement du principe de fixité du passé, mais aussi du principe de réalité du passé. C'est sans doute ici que le vrai sens du paradoxe de Newcomb se révèle. Le physicien quantique William Newcomb – si tant est qu'il ait réellement existé31 – a trouvé le moyen de reproduire dans un cadre macroscopique qui est celui des actions humaines une énigme philosophique qui concerne le monde de l'information quantique. Il y a cependant une différence fondamentale entre la remise en cause de la réalité du passé en théorie quantique et en théorie de l'action. En théorie quantique, c'est une observation consciente qui lève l'indétermination, tandis qu'en théorie de la décision, c'est une action libre. Sartre aurait-il eu raison de traduire la théorie 31 Comme d'autres, je subodore que Newcomb est une invention du philosophe américain qui le premier a écrit sur le fameux paradoxe: Robert Nozick. 41 husserlienne de la conscience en théorie de l'action libre? Une fois que Marie a agi, il apparaît qu'elle n'aurait jamais pu agir autrement, et pourtant avant d'agir, elle pouvait agir autrement. L'avenir est nécessaire mais pas avant qu'il ne se produise. Une fois réalisé, il apparaît comme fixe, c'est-à-dire contrefactuellement indépendant de l'action présente. Cette combinaison d'une indétermination du passé tant que l'agent n'a pas agi et d'une fixité de l'avenir une fois que l'action a eu lieu sert à définir une métaphysique de la temporalité que j'ai nommée le temps du projet. L'action, comme surgissant du néant, crée de la nécessité rétrospective, de la même manière que chez Bergson et son élève Sartre l'événement ne devient possible qu'en se "possibilisant". Dans cette métaphysique bien particulière, la valeur de vérité des propositions qui comportent des termes de modalité comme le possible et le nécessaire doit être indexée sur le moment où elles sont exprimées. C'est le prix à payer pour rendre cette nécessité rétrospective compatible avec le libre-arbitre. 5. La métaphysique du temps du projet La métaphysique du temps du projet prend la forme d'une boucle, dans laquelle le passé et l'avenir se déterminent réciproquement: 42 Ant ic ip a t io n / r éa c t ion Pa ssé Ave n ir Pr o d u ct io n c a us a le Temps du projet La prévision de l'avenir dans le temps du projet consiste à chercher le point fixe d'un bouclage, celui qui fait se rencontrer une anticipation (du passé au sujet de l'avenir) et une production causale (de l'avenir par le passé). Le prédicteur, sachant que sa prédiction va produire des effets causaux dans le monde, se doit d'en tenir compte s'il veut que l'avenir confirme ce qu'il a prévu. Traditionnellement, c'est-à-dire dominé par cette le religieux, dans figure est un monde celle du prophète, et singulièrement celle du prophète biblique. Cependant, je parle de prophétie, ici, en un sens purement laïc et technique. Le prophète est celui qui, plus prosaïquement, cherche le point fixe du problème, ce point où le volontarisme accomplit cela même que dicte la fatalité. La prophétie s'inclut dans son propre discours, elle se voit réaliser ce qu'elle annonce comme destin. En ce sens, les prophètes sont légion dans nos sociétés modernes, démocratiques, fondées sur la science et la technique. L'expérience du temps du projet est facilitée, encouragée, organisée, voire imposée par maints traits de 43 nos institutions. De partout, des voix plus ou moins autorisées se font entendre qui proclament ce que sera l'avenir plus ou moins proche: le trafic sur la route du lendemain, le résultat des élections prochaines, les taux d'inflation et de croissance de l'année qui vient, l'évolution des émissions de gaz à effet de serre, etc. Ces prophètes que nous appelons prévisionnistes savent fort bien, et nous avec eux, que cet avenir qu'ils nous annoncent comme s'il était inscrit dans les astres, c'est nous qui le faisons. Nous ne nous rebellons pas devant ce qui pourrait passer pour un scandale métaphysique (sauf, parfois, comme électeurs). C'est la cohérence de ce mode de coordination par rapport à l'avenir que je me suis employé à dégager. Le meilleur exemple que je connaisse de la prévision de l'avenir dans le temps du projet est celui de la planification française telle que l’avait conçue Pierre Massé et telle que Roger Guesnerie en synthétise l’esprit dans la formule fulgurante suivante: la planification, écrit-il, "visait à obtenir par la concertation et l’étude une image de l’avenir suffisamment optimiste pour être souhaitable et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui engendreraient sa propre réalisation." [Guesnerie, 1996]. Cette formule ne peut trouver sens que dans la métaphysique du temps du projet, dont elle décrit parfaitement la boucle reliant le passé et l'avenir. La coordination capable causale s'y d'assurer de réalise le l'avenir sur une bouclage et son image entre une de l'avenir production anticipation auto- réalisatrice. 44 Bibliographie sur Newcomb Choderlos de Laclos, P. (1782), Les Liaisons dangereuses, Lettre CLII. Dupuy, J.-P. Rationalities: (1992), A New "Two Look at Temporalities, Newcomb's Two Paradox." In Economics and Cognitive Science. Eds. P. Bourgine et B. Walliser. Pergamon Press. Dupuy, J.-P. (1997), "Temps et rationalité: les paradoxes du raisonnement rétrograde". In Les limites de la rationalité. Tome 1: "Rationalité, éthique et cognition". Eds. J.-P. Dupuy et P. Livet. La Découverte, Paris. Dupuy, J.-P. (1998), "Rationality and Self-Deception". In Self-Deception and Paradoxes of Rationality. Ed. J.-P. Dupuy. C.S.L.I. Publications, Stanford University. Dupuy, J.-P. (2000), "Philosophical Foundations of a New Concept of Equilibrium in the Social Sciences: Projected Equilibrium", Philosophical Studies, 100, p. 323-345. Dupuy, J.-P. communication (2006), à "Counterfactual l'atelier "Rationality consequences", and Change", Cambridge, UK, 6-8 septembre. Plantinga, A. (1986), "On Ockham's Way Out", Faith and Philosophy, 3, pp. 235-69. Guesnerie, R. (1996), L’Économie de marché, Dominos, Flammarion, Paris. 45 46