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Recherches sur la conscience
Jean-Pierre Dupuy
[email protected]
Académie des technologies, Groupe conscience,
13 avril 2010
Théories de la conscience
Pb de
Newcomb
Théorie quantique
l'action
Théories
de
I.
De
la
conscience
phénoménologique
à
la
philosophie de l'action
1. Thèse sur l'ironie de l'histoire. Rétrospectivement,
on
peut
dire
que
la
naturalisation
de
la
philosophie
transcendantale husserlienne était peut-être plus facile
à mener à bien que la naturalisation d'une philosophie
psycholinguistique de l'esprit à la manière des sciences
cognitives orthodoxes.
2.
Introduction
au
concept
d'intentionnalité
en
phénoménologie.
Le concept d'intentionnalité est présent dans les deux
continents
philosophiques
mais
il
y
a
des
sens
très
différents. Chez Husserl, ce sont les "vécus psychiques"
2
qui
ont
la
propriété
propriété
d'être
constituant
l'
"intentionnels",
"essence
du
cette
concept
de
conscience". Ce qu'on sait généralement moins, c'est que
l'intentionnalité
en
philosophie
de
l'esprit
et
l'intentionnalité husserlienne ont un ancêtre commun, à
savoir la psychologie philosophique de Franz Brentano.
Husserl fut l'élève de celui-ci, à Vienne, de 1884 à
1886, et l'influence qu'il en reçut fut décisive, comme
en attestent les Recherches logiques de 1901. Quant à
Roderick
version
Chisholm,
linguistique
l'introducteur
de
la
avant
de
d'être
l'inventeur
l'intentionnalité,
pensée
de
Brentano
de
il
sur
le
la
fut
sol
américain, traducteur et commentateur de plusieurs de ses
livres, bref, l'une des autorités brentaniennes les plus
incontestées. Et pourtant, de Husserl et de Chisholm, il
faut
bien
que
l'un
des
deux
au
moins
ait
trahi
son
maître.
"Toute conscience est conscience de quelque chose" :
cette formule de Husserl, dont on connaît, en France, ce
qu'elle
est
devenue
dans
cette
variante
de
la
phénoménologie qu'est l'existentialisme sartrien, c'est
de la pensée de Brentano que Husserl la tire, et plus
précisément de ce passage, qu'il cite, de l'ouvrage du
maître de Vienne, publié en
1874 sous le titre :
Psychologie du point de vue empirique1 : "Tous les
phénomènes psychiques sont caractérisés par ce que les
scolastiques du Moyen Age ont appelé l'inexistence
intentionnelle (ou encore mentale) d'un objet, et que
nous pourrions appeler, quoique de façon non dénuée
d'ambiguïté, la relation à un contenu, l'orientation vers
1F. Brentano, Psychologie vom empirischen Standpunkt, Vienne 1974; il
existe une traduction française due à Maurice de Gandillac, parue
chez Aubier en 1944.
3
un objet (terme qui ne doit pas être compris ici comme
signifiant une chose), ou l'objectivité immanente".2
Tous les mots, ici, sont des pièges en puissance.
"Intentionnel", nous rappelle Brentano, est un terme
scolastique qu'utilise, par exemple, Thomas d'Aquin dans
le sens de "mental", par opposition à "réel". Dans
l'objet réel, c'est-à-dire situé en dehors de l'esprit,
la forme est unie à la matière; l'objet "intentionnel",
lui, n'est présent que par sa forme. "Inexistenz"
("Inexistence") vient du latin in-esse, qui signifie :
"être à l'intérieur de". Le contresens serait ici,
évidemment, de comprendre "inexistant" comme voulant dire
"non existant". L'objet vers
lequel tend l'esprit (son
intention ) se situe à l'intérieur de
pourquoi sa présence est "immanente".
l'esprit; voilà
La vie psychique, selon Brentano, est avant tout une
activité, un processus, une dynamique. Cette activité est
"présentation". Brentano précise : "Par présentation, je
ne veux pas dire cela même qui est présenté, mais bien
plutôt l'activité de présentation". Cette activité a un
contenu, ou plus précisément un "objet". L'objet est cela
même qui est présenté : le son que nous entendons, la
couleur que nous voyons, le froid que nous ressentons.
Ces objets de la présentation, Brentano les nomme, comme
pour mieux brouiller les pistes, "phénomènes physiques" par
opposition
à
l'activité
psychique
précédemment
définie. Mais il précise, pour enlever toute ambiguïté,
que ces phénomènes "physiques" font bien partie des
"données de la conscience".
L'activité psychique est intrinsèquement consciente
d'elle-même.
Quand
nous
pensons,
nous
avons
une
perception immédiate du fait que nous pensons, et la
perception de l'activité pensante est simultanément
2Ma traduction. Sur le rapport de Husserl à Brentano, surtout en tant
qu'il se situe en tronc commun par rapport à la bifurcation qui mène
d'un côté à Heidegger et de l'autre à Sartre, on consultera avec
profit Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Grasset, 1993;
plus spécialement p. 88-102.
4
perception de l'objet de la pensée. Cette perception
interne ne peut pas être une observation, note Brentano,
car il y aurait alors régression infinie d'activités
psychiques pointant les unes vers les autres. C'est en
une appréhension globale et unique que la pensée comme
activité se rapporte à la fois à elle-même et à son objet
intentionnel.:
"Percevons
nous
les
phénomènes
psychiques qui existent à l'intérieur de nous ? On doit
répondre emphatiquement oui à cette question; car d'où
nous viendraient les concepts de présentation et de
pensée sans une telle perception ? En revanche, il est
évident que nous ne pouvons pas observer les phénomènes
psychiques en nous (...) Cela suggère qu'il y a un lien
particulier entre l'objet de la présentation interne et
la présentation elle-même, et que l'un et l'autre
relèvent d'une seule et même activité psychique. La
présentation
d'un
son
et
la
présentation
de
la
présentation d'un son relèvent d'un seul et même
phénomène
psychique;
c'est
seulement
lorsque
nous
considérons ce dernier dans sa relation à deux objets
différents, l'un d'entre eux étant un phénomène physique
et l'autre un phénomène psychique, que nous le divisons
conceptuellement en deux présentations (...) C'est dans
le phénomène psychique même par lequel le son se présente
à l'esprit que nous appréhendons simultanément le
phénomène psychique lui-même."3
On sait ce que Husserl fera de cette idée. Il en
déduira
le
geste
phénoménologique
par
excellence,
l'"epoché" ou "réduction", qui revient à décider de ne
voir dans l'objet de la représentation que le corrélat
(dit
"noématique")
de
l'activité
psychique
(dite
"noétique"), mettant entre parenthèses le problème du
rapport entre l'objet de la représentation (l'objet
intentionnel) et la chose en soi. L'intentionnalité ainsi
comprise est, ainsi que le montre excellemment Alain
Renaut, l'arme principale de Husserl dans sa critique du
3F. Brentano, Psychologie, op. cit.; ma traduction.
5
psychologisme : "Dire que, pour qu'il y ait conscience,
il faut que l'objet et le sujet se rapportent l'un à
l'autre d'une manière telle que l'objet vienne à "inexister intentionellement" pour le sujet (c'est-à-dire à
prendre la forme de l'objet de la représentation,
distinct de ce qu'il est hors de la conscience), c'était
en effet aussi désigner une relation entre objet et sujet
qui n'est plus l'affaire de la psychologie (...) Il
existe, à l'égard de nos représentations, un niveau de
questionnement plus radical que celui de la psychologie :
là où cette dernière présuppose toujours-déjà le fait que
nous avons des représentations, pour se borner à montrer
le
rôle
qu'y
jouent
la
perception,
la
mémoire,
l'attention ou les sentiments, il s'agit de poser la
question pré-psychologique du fait
même qu'il y a des
représentations et du mode d'être
de l'objet de la
représentation - question ontologique, si l'on veut, au
sens où il y va en elle de l'existence et de l'essence
des représentations, question transcendantale, si l'on
préfère, au sens où il y va en elle des conditions de
possibilité de la représentation."4
Imaginons
philosophie de
Brentano
que
systématiquement
maintenant
un
(mauvais)
élève
de
première année lisant les textes de
nous
avons
cités
et
se
méprenant
sur le sens des termes clés. L'objet
vers lequel tend la représentation est un objet physique
inexistant. C'est donc la chose en soi. Quand je pense à
une vache ou à un dahu, qu'est-ce qui, en effet, est
absent de ma représentation ? Le dahu en chair et en os,
si l'on peut dire, parce qu'il n'existe pas, et la vache
avec ses cornes et son lait, parce qu'elle existe, mais
en dehors de mon esprit. L'intentionnalité, ce n'est donc
plus l'activité
psychique se dépassant elle-même à
l'intérieur d'elle-même en direction d'un objet qui lui
reste intérieur, cette "transcendance dans l'immanence"
que tente de cerner Husserl; cela devient un état mental
4A. Renaut, Sartre, op. cit., p. 93 et 97-98.
6
doté d'un contenu, lequel se rapporte à un objet dont
l'existence n'est pas garantie par le fait que l'état
mental, lui, existe. Le contenu ne peut être qu'
intensionnel, donc linguistique.
Si énorme que cela puisse paraître, c'est dans ce
piège
interprétatif
que,
"consciemment"
ou
"inconsciemment", Roderick Chisholm est tombé, ou, en
tout cas, a fait tomber ses lecteurs philosophes
analytiques, le premier et le plus célèbre d'entre eux
étant Willard Van Orman Quine. Le dossier est maintenant
bien établi5. Dans une section, qui devait exercer une
forte influence sur ses nombreux et, à leur tour,
influents lecteurs, de son livre de 1960, Word and
Object6, Quine qui, de toute évidence, n'a pas lu la
Psychologie vom empirischen Standpunkt, s'en remet à
l'"éclairante" lecture de Chisholm pour attribuer à
Brentano une "thèse" avec laquelle il se dit en accord puisqu'elle ne fait qu'un, selon lui, avec sa propre
thèse de l'indétermination radicale de la traduction
d'une langue dans une autre, ou des contenus mentaux
qu'un auditeur attribue à un locuteur. Cette "thèse de
Brentano" est, bien sûr, la thèse de Chisholm. Elle
affirme que les états mentaux, et eux seuls, sont dotés
de la propriété d'intentionnalité, entendue comme rapport
de type linguistique à des objets ou états de chose du
5Voir Linda McAlister, "Chisholm and Brentano on Intentionality",
Review of Metaphysics, XXVIII, n° 2, 1974, p; 328-338; et, surtout,
le travail remarquable réalisé actuellement par Stefano Franchi au
département de philosophie de l'Université Stanford. L'affaire est,
en vérité, plus compliquée car Brentano lui-même en viendra plus
tard, dès 1905 puis dans la seconde édition de Psychologie, publiée
en 1911, à rejeter la thèse selon laquelle les "phénomènes physiques"
sont contenus à l'intérieur des phénomènes mentaux (cette étrange
Kehre
amenant Brentano à adopter ce qu'il nomme lui-même un
"réisme"). Le problème est que Chisholm ne se réfère jamais qu'à
l'édition de 1874. Certains philosophes analytiques spécialistes de
Brentano soutiennent qu'il n'y a jamais eu de retournement et que
Brentano était un "réiste" dès le départ. C'est donc la tradition
husserlienne qui se serait méprise gravement! Cf. Richard Aquila,
Intentionality: A Study of Mental Acts , The Pennsylvania State
University Press, 1977.
6§ 45 : "The Double Standard" de W.V.O. Quine, Word and Object; MIT
Press, 1960.
7
monde
extérieur
à
l'esprit.
Les
expressions
intentionnelles sont irréductibles aux termes que nous
utilisons pour décrire les phénomènes "physiques". "On
peut accepter la thèse de Brentano soit comme montrant le
caractère indispensable des expressions intentionnelles
et l'importance d'une science autonome de l'intention",
conclut Quine, "soit comme montrant le caractère non
fondé des expressions intentionnelles et la vacuité d'une
science de l'intention. Mon attitude, contraire à celle
de Brentano, est la seconde"7. Le tour était donc joué.
D'autres, moins "éliminationnistes" que Quine, plus
conscients
des
limites
de
toute
entreprise
de
"naturalisation de l'épistémologie", allaient concevoir
des "monismes non réductionnistes" capables de concilier
la "thèse de Brentano" avec un physicalisme relatif, la
plus avancée étant celle de Donald Davidson.
3.
L'intentionnalité
en
philosophie
analytique
de
l'esprit
Pour
la
philosophie
analytique
de
l'esprit,
ou
philosophie
cognitive,
un
"état
mental"
représente
quelque chose dans la mesure où il a un contenu, et ce
contenu porte sur le monde. La philosophie cognitive a
recours à un terme technique pour désigner cette capacité
représentative des états mentaux : ils sont dits
"intentionnels". Mais l'intentionnalité des états mentaux
n'a rien à voir avec ce que la phénoménologie entend par
ce terme. On dit en anglais que ce qui fait leur
intentionnalité, c'est leur "aboutness " : le fait qu'il
sont à propos de
certains objets. Ces objets sont
hétérogènes aux états mentaux, ce sont des choses en soi
(ou des propriétés de ces choses, ou encore des relations
entre plusieurs d'entre elles).
Si donc on pose que l'objet de la représentation, c'est
la chose en soi, comme le fait la philosophie cognitive,
7Ibid., p. 221.
8
alors ce ne peut certainement pas en constituer le
contenu . Lorsque je pense que j'ai oublié de cadenasser
mon vélo, celui-ci ne se trouve pas contenu, avec
métal et son cuir, dans mon esprit. La chose en
n'existe pas dans la représentation, elle en
constitutivement absente. Quelle est donc la nature
son
soi
est
du
contenu de la représentation ? C'est la réponse que la
philosophie de l'esprit apporte à cette question qui
continue à en faire une philosophie du langage. Cette
réponse est linguistique, et ce à deux niveaux. Soit ces
états
mentaux
qui,
pendant
longtemps,
ont
capté
l'attention des sciences cognitives et que l'on nomme
depuis Bertrand Russell "attitudes propositionnelles".
Comme leur nom l'indique, ils sont censés relier une
"attitude psychologique" du type : "croire que", "désirer
que", "craindre que", "avoir l'intention de", etc., à une
proposition portant sur le monde. Dans la version
fonctionnaliste, computationnelle et représentationnelle,
de la philosophie de l'esprit telle qu'elle est défendue
par un Jerry Fodor ou un Zenon Pylyshyn, cette
proposition s'exprime dans une phrase du "langage de la
pensée", langage privé dont les symboles s'inscrivent
dans la matière du cerveau.
Cette hypothèse du langage de la pensée n'est certes pas
partagée par tous les philosophes de l'esprit, loin de
là; mais tous, ou presque, admettent que le critère de
l'"intentionnalité" du mental est linguistique, à un
second niveau : les phrases de la langue publique à
laquelle nous avons recours pour attribuer à autrui des
états mentaux doués de contenu possèdent la propriété
d'être intensionnelles. On entend par là qu'elles violent
les règles de l'extensionnalité logique, la première de
ces règles étant la généralisation existentielle. De la
vérité de : "La vache de Maurice broute dans le pré", on
infère qu'il existe nécessairement un pré dans lequel
broute la vache de Maurice. En revanche, ni la vérité ni
la fausseté de : "Maurice croit que les dahus sont plus
9
gras en Savoie que dans les Dolomites" ne permettent de
conclure à l'existence ou à l'inexistence des dahus.
La seconde règle violée par une phrase intensionnelle est
la substituabilité de termes ayant la même référence.
Jean ne sait pas que Tegucigalpa est la capitale du
Honduras; en revanche, malgré son peu de goût pour la
logique, il sait que la capitale du Honduras est la
capitale du Honduras. C'est cette propriété que Willard
Van Orman Quine a rendue fameuse sous le nom d'"opacité
référentielle". Mais c'est Roderick Chisholm, qui, dans
un livre publié en 1957 sous le titre Perceiving8, a le
premier proposé cette interprétation linguistique de
l'intentionnalité. Il prend l'exemple suivant : "La
plupart d'entre nous savions en 1944 que Eisenhower était
l'homme qui avait le commandement; mais bien qu'il fût
(identique à) l'homme qui allait succéder à Truman, il
n'est pas vrai que nous savions en 1944 que l'homme qui
allait succéder à Truman était celui qui avait le
commandement".9
Une grande partie des difficultés que rencontre la
philosophie de l'esprit aujourd'hui provient de ce choix
initial. Bon nombre de ses représentants acceptent la
caractérisation linguistique de l'intentionnalité tout en
s'efforçant de la "naturaliser" - c'est-à-dire d'en
fournir une analyse fondée en dernière instance sur les
lois de la physique. Le problème est qu'ils souhaitent
conserver dans cette entreprise "physicaliste" quelque
chose que la psychologie ordinaire tient pour acquis, à
savoir que les contenus des états mentaux ont une
pertinence
causale
dans
l'explication
de
nos
comportements. Si Maurice est allé en Savoie plutôt que
dans les Dolomites chasser le dahu, c'est parce qu'il
croyait
qu'il
y
trouverait
des
animaux
plus
dodus.
8R.M. Chisholm, Perceiving : A Philosophical Study, Ithaca, Cornell,
1957. Voir aussi un texte antérieur : "Sentences about believing",
Proceedings of the Aristotelian Society 56 (1956).
9P. 298.
10
L'obstacle a paru jusqu'ici insurmontable, parce que la
philosophie de l'esprit s'est convaincue que le contenu
sémantique d'un état mental, apprécié par ses conditions
de vérité et de référence, dépend de tout l'environnement
physique et social du sujet; or si ce contenu a un
pouvoir causal au sens de la physique, ce pouvoir ne
semble pouvoir se concevoir qu'en termes des propriétés
intrinsèques de l'état mental. Le prix à payer pour
naturaliser la théorie de la connaissance paraît donc
être de priver les propriétés et les faits mentaux de
toute efficacité causale en tant qu'ils sont mentaux - en
faisant ainsi de purs "épiphénomènes".10 11
4. Peut-on naturaliser l'intentionnalité?
La philosophie cognitive essaie de le faire, mais elle
bute
sur
des
obstacles
semble-t-il
insurmontables.
Husserl, bien que mathématicien, pensait que c'était
impossible. Aujourd'hui, cependant, on dispose d'un outil
puissant (d'ailleurs inventé par la cybernétique) qui
semble adapté à l'ambition de modéliser scientifiquement
et
donc,
si
l'on
veut,
de
"naturaliser"
l'intentionnalité telle que l'a conçue Brentano et, à sa
suite, Husserl: le réseau d'automates.
Cependant, ce n'est pas l'outil mathématique en soi qui
permet cela, mais la perspective que l'on adopte sur lui.
Il convient de traiter le réseau comme un système
dynamique "autonome", c'est-à-dire informationnellement
et organisationnellement clos, sans entrée ni sortie. Le
changement de perspective a été permis par la convergence
de divers courants ou écoles de pensée : issues de la
10Pour une vue d'ensemble de ce problème et des diverses positions
théoriques qu'il a engendrées, on étudiera avec profit le livre de
Pascal Engel, Etats dEsprit, op. cit.
11 L'une des configurations théoriques les plus originales que
l'effort pour surmonter l'obstacle a suscitées est le "monisme
anomal" de Donald Davidson, exposé dans un article de 1970, "Mental
Events".
11
seconde
cybernétique,
les
tentatives
de
formaliser
l'auto-organisation des systèmes biologiques au moyen de
réseaux d'automates booléens (en France, ces travaux
furent principalement menés, dans les annéees 70 et 80,
par une équipe dirigée par Henri Atlan, comprenant
Françoise Fogelman-Soulié, Gérard Weisbuch et Maurice
Milgram12; aux Etats-Unis, à l'Institut de Santa Fe pour
l'étude des systèmes complexes, par Stuart Kaufmann13,
ancien élève de Warren McCulloch); également issue de la
seconde cybernétique, l'école chilienne de l'autopoièse,
qui va si loin dans sa conception de la clôture
informationnelle qu'elle en nie l'existence même des
représentations
(Humberto
Maturana
et
le
regretté
Francisco Varela sont les deux fondateurs de ce courant
qui reçut la bénédiction de Gregory Bateson, Varela14
recourant à divers formalismes relevant de la théorie des
réseaux
d'automates);
au
coeur
même
du
néoconnexionnisme, le courant "ANN" (pour Attractor Neural
Network ), animé par des physiciens, qui étudie les
propriétés émergentes de réseaux (presque) complètement
connectés, l'information se propageant donc dans toutes
les directions (fondé par John Hopfield15, ce courant
connaît des développements remarquables dans les travaux
de Daniel Amit16 en Israel; en France, les recherches de
Jean Petitot17 appliquant la théorie des systèmes
12On trouvera une introduction accessible à ces travaux dans F.
Fogelman Soulié (ed), Les Théories de la complexité. Autour de
l'oeuvre d'Henri Atlan, Seuil, 1991.
13S. Kaufmann, Origins of Order and Self-Organisation in Evolution,
Oxford University Press, New York, 1991.
14F. Varela, Principles of Biological Autonomy, North Holland, 1979
(trad. fr. : Autonomie et Connaissance, op. cit.)
15 J. Hopfield, "Neural Networks and Physical Systems with Emergent
Collective Computational Abilities" (1982), repris in J. Anderson et
E. Rosenfeld (eds), Neurocomputing, MIT Press, 1988.
16D. Amit, Modeling Brain Function. The World of Attractor Neural
Networks, Cambridge University Press, 1989.
17J. Petitot, "Morphodynamics and Attractor Syntax. Dynamical and
morphological
models
for
constituency
in
visual
perception
and
cognitive grammar", in T. van Gelder et R. Port (eds.), Mind as
Motion,
,
Cambridge,
MIT
Press,
1994;
et
La
Philosophie
12
dynamiques
à
l'étude
des
réseaux
rattachent également à ce courant).
d'automates
se
Tous ces travaux, dans leur foisonnement, ont un point
commun. Ils traitent un réseau complexe de calculateurs
élémentaires en interaction comme un être "autonome", au
sens où, doté d'une spontanéité propre, il est à lui-même
la source de ses déterminations, et non le simple
transducteur convertissant des messages d'entrée en
messages de sortie. C'est la perspective que l'on prend
sur l'être mathématique qui permet cela. On s'intéresse
moins à ses capacités computationnelles, qu'à ses
"comportements propres" (eigenbehaviors, dans l'anglogermanique de la mécanique quantique à qui la théorie des
systèmes a emprunté ce concept). Qu'est-ce à dire ? Comme
tout automate à état interne, un réseau calcule son état
à l'époque suivante en fonction de son état à l'époque
présente. Or, une propriété très générale qui caractérise
les réseaux est qu'après une période de transition
souvent assez courte, le comportement collectif se
stabilise
en
un
"cycle
limite"
(c'est-à-dire
une
configuration spatio-temporelle périodique) de faible
périodicité (la période pouvant être égale à un, auquel
cas on a affaire à un état stationnaire, ou point fixe).
Tout se passe comme si ce comportement collectif stable
était auto-reproducteur, c'est-à-dire se produisait luimême - d'où l'expression "comportement propre", selfbehavior -, alors qu'en vérité, il reste produit par le
réseau. Considérons, par exemple, le cas d'un automate
élémentaire, ou neurone, qui n'est jamais mis à feu au
cours du cycle limite. Il semblerait ainsi qu'il n'ait
aucun effet causal sur la détermination de celui-ci. Ce
n'est qu'une illusion, et il suffirait de le retirer, lui
et ses synapses, de la structure du réseau pour qu'on
transcendantale et le problème de l'objectivité, Entretiens du Centre
Sèvres, (père F. Marty ed.), Paris, Editions Osiris, 1991.
13
s'aperçoive
affecté.
que
le
comportement
collectif
en
serait
Un réseau donné possède en général une multiplicité de
comportements propres - on dit aussi "attracteurs", terme
emprunté à la théorie des systèmes dynamiques -, et il
convergera vers l'un ou l'autre d'entre eux en fonction
de ses conditions initiales. La "vie" d'un réseau peut
ainsi se concevoir comme une trajectoire dans son
"paysage" d'attracteurs, le passage de l'un à l'autre
résultant de perturbations ou chocs en provenance du
monde extérieur. On convient de dire que ce sont là des
événements significatifs pour le réseau, et que le
contenu de sens qu'il leur attribue est précisément le
comportement propre ou attracteur qui en résulte. C'est
évidemment un contenu purement endogène, et non pas le
reflet d'une objectivité extérieure, "transcendante".
On voit où nous voulons en venir et où certains, déjà,
ont planté leur chevalet. N'a-t-on pas ici, au moins en
germe, un très beau modèle de l'"objectivité immanente"
dont parlait Brentano ? L'attracteur est simultanément un
être qui participe pleinement de l'activité du réseau et
qui, cependant, en un sens la transcende, puisqu'il
relève d'un niveau supérieur de complexité logique. La
dynamique du réseau tend vers un attracteur, mais celuici n'est qu'un produit de la dynamique du réseau. Le
réseau est un être intentionnel, au sens de Brentano et
de Husserl. La théorie des systèmes inventera d'ailleurs
un terme pour parler de ce rapport paradoxal entre une
dynamique
et
son
attracteur.
Elle
parle
d'"autotranscendance". La "transcendance dans l'immanence" de
Husserl n'est pas loin. On ne s'étonne pas que certains
chercheurs en sciences cognitives, considérés comme
"marginaux", et qui utilisent dans leurs travaux les
réseaux d'automates, se recommandent, de près ou de loin,
d'une phénoménologie transcendantale. (En France, on peut
14
songer aux recherches d'Henri Atlan18, de Jean Petitot19
et de Francisco Varela20.
II. De la structure de la conscience à la
philosophie de la liberté.
Le coup de force
sartrien. Rapport à la philosophie analytique de
l'action.
1. La structure de la conscience est celle de la mauvaise
foi (Sartre)
N'est-il pas extraordinaire que Sartre commence son gros
traité d'"ontologie phénoménologique", L'Etre et le néant
(1943) par un chapitre sur la mauvaise foi? Son objectif
est de répondre à la question: "Que doit être l'homme en
son être, s'il doit pouvoir être de mauvaise foi?" (p.
90-91). On connaît la réponse, maintes fois martelée: "La
condition de possibilité de la mauvaise foi, c'est que la
réalité humaine ... soit ce qu'elle n'est pas et ne soit
pas ce qu'elle est"; et aussi: "Pour que la mauvaise foi
soit possible, il faut que la sincérité elle-même soit de
mauvaise foi" (p. 104). La mauvaise foi a finalement la
même
structure
d'auto-transcendance,
dans
l'immanence,
que
la
conscience
de
transcendance
elle-même.
Voilà
pourquoi le moyen le plus court, pense Sartre, de révéler
la structure de la conscience est, par une démarche de
18H. Atlan, "Intentionality in Nature", Journal for the Theory of
Social Behaviour, 24:1, 1994, p. 67-87.
19J. Petitot, "Phénoménologie naturalisée et morphodynamique: la
fonction cognitive du synthétique a priori", Philosophie et Sciences
cognitives (J.-M. Salanskis ed.), Intellectica, 1992/3, 17, p. 79126; et Physique du sens, Eds du CNRS, 1992.
20 F. Varela, E. Thompson et E. Rosch, The Embodied Mind, MIT Press,
1991 (trad. fr. par V. Havelange, L'Inscription corporelle de
l'esprit. Sciences cognitives et expérience humaine, Seuil, 1993.
15
type
transcendantal,
de
dégager
les
conditions
de
possibilité de la mauvaise foi. Voilà pourquoi, peut-être
malheureusement pour lui, l'analyse de la mauvaise foi se
trouve totalement déconnectée de celle du pour-autrui. La
mauvaise foi va comme un gant à la conscience. Tant et si
bien qu'on se demande s'il est possible de retirer ce
gant
et
d'accéder,
non
à
la
bonne
foi,
mais
à
l'"authenticité".
Sartre interprète la transcendance dans l'immanence de
l'intentionnalité husserlienne comme suit: la conscience
est le principe de non-coïncidence avec soi-même. De là
que pour Sartre la conscience est "évanescente" (p. 85).
Souvenons-nous des analyses brillantes de la troisième
partie du chapitre sur la mauvaise foi, intitulée "La
'foi' de la mauvaise foi". On y lit: "La croyance est un
être qui se met en question dans son propre être, qui ne
peut se réaliser que dans sa destruction, qui ne peut se
manifester à soi qu'en se niant; c'est un être pour qui
être, c'est paraître, et paraître, c'est se nier. Croire,
c'est ne pas croire". Ou encore: "Croire, c'est savoir
qu'on croit et savoir qu'on croit, c'est ne plus croire.
Ainsi croire c'est ne plus croire, parce que cela n'est
que croire..." (p. 106). Dire que "la croyance devient
non-croyance" (idem) est notre paradoxe même, et pour
Sartre, c'est dire que "la conscience est perpétuellement
échappement à soi" (ibid.).
Le paradoxe de la conscience, qui n'est pas ce qu'elle
est et est ce qu'elle n'est pas, permet à Sartre de
produire
une
théorie
de
la
mauvaise
foi,
qu'il
est
intéressant de contraster avec la théorie de la selfdeception (mensonge à soi-même) que l'on doit à Donald
Davidson. Cette dernière est entièrement tributaire de
16
l'interprétation qui fait de la croyance une attitude
propositionnelle.
Davidson soutient que les raisons que nous avons d'agir
doivent être traitées comme des causes de nos actions21.
Il arrive cependant qu'une cause mentale, à l'intérieur
d'un esprit unique, ne puisse être considérée comme une
raison: c'est alors qu'on a une irrationalité. Davidson a
étudié
les
conditions
de
possibilité
d'une
telle
configuration22. Il y a un cas dans lequel on saisit bien
comment un événement mental peut être la cause d'un autre
événement
mental
sans
constituer
une
raison
pour
ce
dernier, c'est lorsque l'un et l'autre appartiennent à
des esprits différents (un sujet en influençant un autre,
par exemple, ou lui mentant). Le cas de plusieurs esprits
est
pour
esprit
Davidson
unique,
raison,
il
esprit
est
paradigmatique.
une
faut
cause
donc
cloisonné
mentale
admettre,
en
S'il
a,
dans
un
est
pas
une
soutient-il,
que
cet
qui
y
n'
compartiments
relativement
étanches - à l' instar de la topique freudienne, mais
sans qu'on ait besoin de supposer que l'un quelconque de
ces compartiments échappe à la "conscience".
Application à la self-deception . Davidson la caractérise
ainsi, prenant l'exemple, qui le préoccupait peut-être à
l'époque où il écrivait ces lignes, d'un homme embarrassé
par une calvitie croissante et qui réussit par divers
moyens cosmétiques et surtout psychologiques à nier, visà-vis
de
lui-même
plus
encore
que
des
autres,
l'
21
Donald Davidson, "Actions, Reasons, and Causes", in Essays on
Actions and Events, Chap. 1, Oxford University Press, 1980; p.3-19.
22 Donald Davidson, "Paradoxes of Irrationality", in R. Wollheim & J.
Hopkins (eds.), Philosophical essays on Freud, Cambridge University
Press, 1982; p.289-305.
17
évidence23. Cet homme tout à la fois croit qu' il est
chauve et croit qu' il n' est pas chauve; il réussit à se
dissimuler qu' il a la première croyance parce qu' il ne
veut "voir" que la seconde; et pourtant c' est bien parce
qu' il a la première croyance qu'un mécanisme mental de
wishful thinking
se met en place et qu' il se met à
avoir la seconde: la première croyance est bien la cause
de
la
seconde,
puisqu'elle
croyances
la
sans
évidemment
contredit.
contradictoires
La
qui
en
être
une
coexistence
caractérise
raison,
de
la
deux
self-
deception est assurée par un cloisonnement de l'esprit.
Le
coup de génie de Sartre a
2.
Une première version du paradoxe de Newcomb: choisir le
passé
23
Donald Davidson, "Deception and Division", in Jon Elster (ed.),
The Multiple Self , Cambridge University Press, 1985; p. 79-92.
18
Le coup de force de Sartre aura été de transformer la
théorie
husserlienne
l'intentionnalité
de
en
la
une
conscience
philosophie
et
de
pratique,
ou
philosophie de l'action, reposant sur la prémisse que la
"réalité humaine" est complètement et absolument libre.
D'où des formules telles que: "Je suis responsable de
tout" (E et N, p. 614), "Le propre de la réalité humaine,
c'est
qu'elle
est
sans
excuse"
(ibid.,
p.
613)
-
le
summum étant atteint au moment où Sartre étend le champ
de
la
liberté
au
passé
et,
en
particulier,
à
la
naissance: "Ainsi, en un certain sens, je choisis d'être
né" (p. 614) et "Pour que nous 'ayons' un passé, il faut
que nous le maintenions à l'existence par notre projet
même vers le futur: nous ne recevons pas notre passé;
mais la nécessité de notre contingence implique que nous
ne pouvons pas ne pas le choisir" (E et N, p. 554; je
souligne).
Alain Renaut a bien montré tout ce que ce thème sartrien
doit à l'analyse heideggérienne de l'historicité de la
"réalité-humaine"
(Dasein).
Pour
l'auteur
de
Sein
und
Seit , écrit Renaut, "'historique au premier chef' est la
'réalité-humaine'
en
tant
qu'elle
a
pour
propriété
essentielle de choisir ce qui lui apparaît par ailleurs
comme
destin"24;
'destin'
est
(Entschlossenheit
Sartre,
et
cela
c'est-à-dire
encore:
ainsi
)
de
devient:
se
faire
la
"Etre
"ce
que
la
nous
appelons
'décision-résolue'
'réalité-humaine'"25..
fini,
annoncer
le
ce
c'est
qu'on
se
est
Chez
choisir,
en
se
projetant vers un possible, à l'exclusion des autres" (E
et N, p. 604).
24
25
Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe , Grasset, 1993, p.49.
Ibid., p. 48.
19
Avec
cette
configuration
philosophique,
on
pourrait
croire que l'on est aux antipodes de ce que peut penser
la philosophie analytique. On se tromperait lourdement.
Il se trouve que la théorie du choix rationnel, renouant
avec
la
problématique
des
antinomies
de
la
raison,
a
développé une très intéressante paradoxologie, laquelle
inclut,
entre
pourrait
autres
joyaux,
caractériser
prédestination".
Ce
par
un
paradoxe
l'expression:
paradoxe
est
à
que
l'on
"choisir
l'origine
sa
d'un
véritable schisme au sein de la théorie de la décision.
Qui plus est, la question de la self-deception
se trouve
y jouer un rôle décisif.
Comme
incarnation
de
ce
paradoxe,
je
considérerai
la
thèse célèbre de Max Weber sur les "affinités électives"
entre
l'"éthique
conséquences
protestante",
éthiques
prédestination,
et
de
plus
la
l'"esprit
du
précisément
doctrine
de
capitalisme"26.
Je
les
la
ne
m'intéresse qu'à la structure logique de l' argument de
Weber, et non à sa validité empirique. En vertu d'une
décision
divine
prise
de
toute
éternité,
chacun
appartient à un camp, celui des élus ou celui des damnés,
sans savoir lequel. Les hommes ne peuvent absolument rien
à ce décret, il n' y a rien qu'ils puissent faire pour
gagner ou mériter leur salut. La grâce divine, cependant,
se manifeste par des signes. La chose importante est que
ces
signes
ne
s'observent
pas
par
introspection,
ils
s'acquièrent par l'action. Le principal d'entre eux est
le succès que l'on obtient en mettant à l'épreuve sa foi
dans une activité professionnelle (Beruf ). Cette épreuve
est
coûteuse,
elle
exige
de
travailler
sans
relâche,
26
Max Weber, L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme ,
trad. fr., Paris, Plon, 1964. Voir, ici même, le chapitre IX "Temps,
rationalité, éthique".
20
méthodiquement,
possession,
sans
sans
jamais
jamais
se
jouir
de
reposer
la
dans
la
richesse.
"La
répugnance au travail, note Weber, est le symptôme d'une
absence de la grâce".
La
"conséquence
logique"
de
ce
problème
pratique,
remarque encore Weber, aurait "évidemment" dû être le
"fatalisme". Le fatalisme, c'est-à-dire le choix d'une
vie oisive, est effectivement la solution rationnelle,
puisque, quel que soit l'état du monde - ici, que l'on
fasse partie des élus ou des damnés -, on n'a rien à
gagner à se livrer à l'épreuve coûteuse de l'engagement
professionnel. En théorie de la décision, on dit qu'on a
affaire à une stratégie "dominante", au sens qu'elle est
la meilleure dans chacun des cas de figure possibles.
Tout le livre de Weber, cependant, s'efforce, comme on le
sait, d'expliquer pourquoi et comment "la grande masse
des hommes ordinaires" a fait le choix opposé.
Pour
la
doctrine
calviniste
populaire,
"se
considérer
comme élu constituait un devoir; toute espèce de doute à
ce sujet devait être repoussée en tant que tentation du
démon, car une insuffisante confiance en soi découlait
d'une foi insuffisante, c'est-à-dire d'une insuffisante
efficacité de la grâce". "Le travail sans relâche dans un
21
métier" était ce qui permettait d'obtenir cette confiance
en soi, le moyen de s'assurer de son état de grâce.
Le débat qui opposa les Luthériens aux Calvinistes est
aujourd'hui encore du plus grand intérêt. Les premiers
accusèrent les seconds d'en revenir au dogme du "salut
par les oeuvres", au grand dam de ces derniers, outrés
qu'on
puisse
honnissaient
identifier
par-dessus
leur
doctrine
tout,
la
à
ce
doctrine
qu'ils
catholique.
Cette accusation revient à dire que celui qui choisit
d'acquérir au prix fort les signes de la grâce raisonne
comme
si
ces
comportement
signes
étaient
la
cause
du
magique,
insiste
l'accusation,
salut
-
puisqu'il
consiste à prendre le signe pour la chose (l'élection
divine). Or cette accusation n'est autre que celle que de
nos jours les partisans de la théorie orthodoxe de la
décision
-
ceux
qui,
dans
un
problème
ayant
cette
structure, défendent la stratégie dominante - adressent à
leurs
adversaires,
les
hétérodoxes
qui
défendent
la
débordant
de
rationalité du choix calviniste.
Weber
traite
ses
Calvinistes
de
"saints
confiance en soi" ou encore de "saints auto-proclamés".
La
question
l'action
que
est:
pose,
à
ce
étaient-ils
stade,
aussi
de
la
philosophie
mauvaise
foi,
de
se
mentaient-ils à eux-mêmes?
Les
théoriciens
orthodoxes
de
la
décision
répondent
positivement. On peut schématiser leur argument ainsi.
Les propositions (1) et (2), appliquées à la situation
étudiée, sont l'une et l'autre vraies:
22
(1)
procédé
Les
eux-mêmes
Calvinistes
à
leur
croient
élection
en
qu'ils
ont
choisissant
d'acquérir les signes de la grâce;
(2) Les Calvinistes croient qu'ils n'ont
pas procédé eux-mêmes à leur élection.
(1) et (2) expriment des croyances contradictoires.
On peut de plus supposer que:
*
Les
Calvinistes
s'arrangent
pour
se
cacher (1)
*
parce qu'ils veulent croire qu'ils ont
été élus par Dieu.
Si l'on postule de plus
que la première croyance est la
cause de la seconde, sans évidemment pouvoir constituer
une raison pour elle, on obtient un cas pur de selfdeception,
dans la caractérisation qu'en donne Donald
Davidson.
Il
n'est
pas
interprétation
question
de
acceptable
nier
du
que
choix
c'est
là
une
calviniste.
Le
psychologue cognitif Amos Tversky a réalisé à Stanford
une série impressionnante d'expériences dans lesquelles
il
place
ses
structure
du
sujets
dans
paradoxe
des
de
situations
Max
Weber.
qui
Le
ont
la
résultat
remarquable est non seulement que la grande majorité des
sujets font le choix calviniste, mais encore qu'ils nient
(vis-à-vis
de
vraisemblablement
l'expérimentateur
d'eux-mêmes)
avoir
mais
aussi
intentionnellement
fait ce choix afin de pouvoir porter sur eux-mêmes un
diagnostic
favorable.
Je
veux
simplement
proposer
une
23
autre interprétation qui a pour effet de faire apparaître
la
rationalité
du
choix
calviniste.
Je
suis
en
effet
entré dans ce débat, en m'inspirant dans ma démarche des
travaux du théologien analytique Alvin Plantinga27.
Cette autre interprétation attribue aux Calvinistes les
deux
croyances
suivantes,
croyances
qui
ne
sont
pas
(nécessairement) incompatibles:
(3) Les Calvinistes croient qu'ils n'ont
pas
procédé
eux-mêmes
à
leur
élection,
parce
qu'ils
croient que c'est Dieu qui les a élus;
(4) Les Calvinistes croient qu'ils étaient
libres de faire le choix contraire lorsqu'ils ont choisi.
Dans l'interprétation orthodoxe, c'est la proposition (2)
qui est le lieu de l'irrationalité: les Calvinistes se
fixent sur la croyance qu'ils n' ont pas procédé euxmêmes à leur élection parce qu'"au fond d' eux-mêmes" ils
savent bien qu' ils ont agi pour se donner les signes qu'
ils
étaient
vérité.
élus
Selon
Calvinistes
et
qu'ils
veulent
l'interprétation
croient
qu'ils
ne
se
cacher
hétérodoxe,
se
sont
pas
si
cette
les
eux-mêmes
proclamés saints, c'est tout simplement qu'ils prennent
au sérieux les données du problème telles qu'elles leur
ont été soumises ou telles qu' ils les ont intériorisées:
c'est Dieu qui les a proclamés tels. Ils doivent alors
néanmoins affronter un redoutable problème: il leur faut
juger non incohérent de croire à la fois que Dieu a
choisi pour eux (proposition (3)) et qu'ils sont libres
de choisir (proposition (4)). En d'autres termes, pour
27
Alvin Plantinga, ""On Ockham's Way Out" in Faith and Philosophy
, 3, 1986.
24
qu'ils et nous puissions prendre le problème de Max Weber
au sérieux, il faut d'abord que nous nous convainquions
qu'il est raisonnable d'être "compatibiliste"; c'est-àdire de croire à la compatibilité du déterminisme (ici
causal) et du libre-arbitre.
Je suis obligé ici d'aller directement à la conclusion
d'une analyse complexe. Etre compatibiliste implique de
raisonner ainsi. De même que "lorsqu'Adam prend la pomme,
il eût été possible qu'il ne la prît pas" (E et N, p.
523),
de
même,
calviniste,
il
lorsque
eût
le
été
Calviniste
possible
fait
le
choix
fît
le
choix
qu'il
contraire. De même que c'eût alors été un autre Adam,
c'eût été un autre Calviniste: de fait, au lieu d'avoir
été élu, il eût été damné. L'exemple d'Adam et de la
pomme est, on s'en souvient, celui que prend Sartre pour
se distinguer de Leibniz. Chez celui-ci, l'essence d'Adam
n'est pas choisie par Adam, mais par Dieu: sa liberté
n'est
donc
qu'illusoire.
Chez
Sartre,
au
contraire,
l'existence d'Adam précède son essence. L'Adam libre se
choisit lui-même, son existence détermine son essence:
"dès lors ce qui lui annonce sa personne est futur et non
passé: il choisit de se faire apprendre ce qu'il est par
les fins vers lesquelles il se projette" (E et N, p.
524).
Le
Calviniste
libre,
dans
l'interprétation
hétérodoxe, est tout à la fois leibnizien et sartrien.
Son essence détermine son existence, mais, puisqu'il a la
liberté de choisir celle-ci, il a la liberté de choisir
celle-là. Il a, littéralement, le pouvoir de choisir sa
prédestination.
Mais,
pouvoir
pas
n'est
comme
causal
Plantinga
-
ce
y
qui
insiste,
le
ce
rendrait
inconcevable, puisque la causalité irait alors à rebours
de
la
flèche
contrefactuel
du
sur
temps.
le
passé".
Il
La
s'agit
nature
d'un
de
ce
"pouvoir
pouvoir
25
apparaît dans l'enchaînement des raisons qui conduit au
choix rationnel.
Le sujet, se sachant libre, raisonne ainsi. Si je faisais
ce choix, plutôt que le choix contraire, cet acte serait
le signe que je suis dans un certain monde, avec son
passé,
son
déterminisme,
l'essence
que
ce
monde
me
réserve. Si j'agissais autrement, c'est que je serais
dans un autre monde et que mon essence serait autre. Ce
n'est pas que mon action détermine causalement le monde
qui est le mien: elle le révèle. Cependant, puisque je
suis libre et rationnel, mon choix doit satisfaire un
principe
d'extrêmum:
il
maximise
mon
utilité,
mon
plaisir, mon bonheur - peu importe ici, car on admettra
sans peine que le Calviniste préfère le salut éternel à
la damnation, ce salut fût-il acquis au prix d'une vie de
labeur.
Je
choisis
donc
d'acquérir
les
signes
de
mon
salut - sans pour autant considérer que je cause ainsi
mon salut en l'achetant.
J'ai montré que le choix calviniste, interprété comme
libre et rationnel, définissait une temporalité, pour ne
pas
dire
une
historicité,
dans
laquelle
le
passé
s'interprète à partir du choix présent. Nous ne sommes
pas très loin de Sartre, et pourtant nous en sommes aux
antipodes,
puisque
ce
qui
permet
ce
retournement
par
rapport au flux des phénomènes physiques - le domaine de
l'"en-soi" -, c'est un déterminisme - Sartre dirait: "un
enchaînement
purement
logique
(raison)
ou
logico-
chronologique (cause, déterminisme)" (E et N, p. 525) -,
allié
au
libre-arbitre.
Pour
reprendre
la
métaphore
classique, tout est déjà "écrit". Le sujet agit selon un
scénario déjà prêt, mais parce qu'il est libre, il peut
se hisser au niveau où ce scénario se trouve écrit et
26
exercer sur lui une forme de pouvoir - ce pouvoir que
Plantinga nomme contrefactuel.
J'ai appelé cette temporalité "temps du projet", parce
que c'est celle d'un sujet qui exécute un plan qu'il
s'est donné à lui-même, tout à la fois auteur et acteur.
Le dédoublement ou bootstrapping
aussi
d'elle
mouvement
le
qui
temps
porte
de
le
qui la caractérise fait
l'éthique,
c'est-à-dire
sujet
sortir
à
de
du
son
individualité propre pour se projeter sur un universel.
La mauvaise foi et la rationalité calvinistes ont même
structure, et cette structure a bien des points communs
avec la structure que Sartre voit commune à la conscience
et
à
la
mauvaise
foi.
La
figure
phénoménologique
de
l'intentionnalité comme transcendance dans l'immanence,
dépassement de soi à l'intérieur de soi, se nomme de
l'autre
côté
bootstrapping
de
.
l'Atlantique
La
tension
dans
auto-transcendance
ou
laquelle
la
se
situe
conception sartrienne de la liberté, selon Renaut, entre
un
modèle
spinoziste
d'acquiescement
à
une
nécessité
préétablie et un modèle kantien d'autonomie absolue28, est
en quelque sorte mise en scène par le choix calviniste:
simultanéité d'un acquiescement au destin et d'une autoproduction
de
ce
destin.
à
ce
que
foi"
(E
étrangement
mauvaise
et
La
foi
Sartre
N,
p.
calviniste
appelle
104
sq).
la
Le
ressemble
"foi
fait
de
la
que
la
mauvaise foi est foi, c'est-à-dire croyance, affirme-til,
est
"Comment
précisément
peut-on
ce
croire
qui
de
la
distingue
mauvaise
foi
du
mensonge.
aux
concepts
qu'on forge tout exprès pour se persuader?", demande-t-il
(ibid.,
p.
104)
-
et
cette
interrogation
rhétorique
semble aller comme un gant au choix calviniste -, pour
28
A. Renaut, Sartre , op. cit., p.180.
27
conclure: "le projet de mauvaise foi doit être lui-même
de mauvaise foi". Vis-à-vis des "dispositions" que je
prends pour me persuader - et l'on pense évidemment au
geste calviniste, accompli pour croire -, il précise: "me
les
représenter
comme
de
mauvaise
foi,
c'eût
été
du
cynisme; les croire sincèrement innocentes, c'eût été de
la
bonne
foi"
(ibid.).
Sartre
est,
ici
encore,
à
la
recherche d'un lieu intermédiaire improbable, mais dont
le choix du Calviniste, qui ne se croit ni totalement
étranger
à
son
élection,
ni
totalement
responsable
d'elle, illustre parfaitement la cohérence.
"La foi est décision (...) Il faut décider et vouloir ce
qui est" (E et N, p. 105). Et encore, à propos de ces
affinités entre deux êtres que l'on dit électives: "Je
crois que mon ami Pierre a de l'amitié pour moi (...) Je
le crois, c'est-à-dire que (...)je décide d'y croire et
de me tenir à cette décision, que je me conduis, enfin,
comme si j'en étais certain ..." (ibid.). On ne saurait
vraiment
mieux
définir
jusqu'à
l'usage
presque
dans
"signe",
"symptôme",
deux
analyses.
du
son
Le
mot
sens
qui
type
la
foi
calviniste.
"évidence",
anglais
ne
que
de
rapproche
d'"évidence"
Il
n'est
Sartre
prend
"manifestation",
étrangement
que
saisit
les
la
mauvaise foi, écrit Sartre en recourant à un oxymore, est
l'"évidence non persuasive" (ibid.). Dans le schisme qui
affecte la théorie de la décision, la position hétérodoxe
- celle qui défend la rationalité du choix calviniste est nommée "evidentialist " - et ce, parce que ce choix
consiste à acquérir les signes de l'élection.
Ce rapprochement, je le répète, ne saurait être poussé
trop
loin.
Car
la
position
"évidentialiste"
dans
la
théorie du choix rationnel n'aboutit à ces configurations
28
singulières que grâce aux bons offices d'un déterminisme.
Le
Calviniste
fait
certes
sien
le
déterminisme,
mais
celui-ci n'en reste pas moins le radicalement autre en
lui. Or Sartre entend s'en tenir à ce qu'il a postulé dès
le départ de son analyse: "la mauvaise foi ne vient pas
du dehors à la réalité humaine" (E et N, p. 84). Ne
serait-ce
pas
ce
postulat
qui
le
condamne
à
l'impuissance? Car enfin, lorsqu'il conclut son propos
par un: "La décision d'être de mauvaise foi n'ose pas
dire
son
nom,
elle
se
croit
et
ne
se
croit
pas
de
mauvaise foi" (E et N, p. 104), il ne fait que revenir à
son
point
de
départ,
le
paradoxe
de
la
présence
simultanée à la conscience de la croyance et de la noncroyance, paradoxe dont son projet est pourtant de nous
permettre de sortir.
III. Conscience, action et temps: le paradoxe de
Newcomb sous sa forme originelle
Anodin en apparence, le paradoxe de Newcomb constitue en
vérité une bombe métaphysique dont l'onde de choc n'a pas
fini de bousculer les certitudes dans des domaines aussi
variés
que
la
théologie
stratégique,
la
philosophie
rationnelle,
sociale
et
la
pensée
politique,
l'éthique, la théorie économique, la théorie des jeux ou
la philosophie du choix rationnel et le problème de la
conscience.
Né d'un contexte théorique qui est celui de la physique
quantique, le paradoxe de Newcomb met en scène l'action
d'un agent libre dans un univers déterministe. Il défie
nos
intuitions
déterminisme
sur
d'une
la
prédiction,
façon
rarement
la
liberté
atteinte
et
le
ailleurs.
29
Surtout, il nous plonge dans des abîmes de réflexion sur
le problème le plus difficile qui soit, celui du temps.
Dans un problème de Newcomb, l'action d'un agent libre a
un effet sur le monde, mais cet effet n'est pas causal.
Le choix calviniste en est une illustration: le fait de
se
comporter
comme
un
élu
ne
cause
pas
l'élection,
puisqu'il en est la conséquence et donc le signe. On
parle
dans
commune:
ce
cas
une
causalement
à
de
même
la
fois
problème
de
cause,
l'élection,
le
Newcomb
comportement
et
avec
cause
détermine
l'effet
(le
salut éternel). Sous sa forme originelle, le problème de
Newcomb aboutit au même résultat – un effet non causal –
par un moyen détourné: l'existence d'un prédicteur qui
prédit l'action de l'agent libre et modifie l'état du
monde en conséquence.
Ce qui rend cependant le problème de Newcomb paradoxal
est qu'il fait jouer, comme pour mieux le défier, un
axiome
du
choix
rationnel:
le
principe
de
stratégie
dominante.
1. De la logique apparemment implacable de la stratégie
dominante
Dans sa lettre du 4 décembre 17** au vicomte de Valmont,
la
marquise
de
Merteuil
écrit
ceci:
"Voyons;
de
quoi
s'agit-il tant? Vous avez trouvé Danceny chez moi, et
cela vous a déplu? à la bonne heure: mais qu'avez-vous pu
en conclure? ou que c'était l'effet du hasard, comme je
vous le disais, ou celui de ma volonté, comme je ne vous
le disais pas. Dans le premier cas, votre Lettre est
injuste; dans le second, elle est ridicule: c'était bien
la peine d'écrire! Mais vous êtes jaloux, et la jalousie
30
ne raisonne pas. Hé bien, je vais raisonner pour vous. Ou
vous avez un rival, ou vous n'en avez pas. Si vous en
avez un, il faut plaire pour lui être préféré; si vous
n'en avez pas, il faut encore plaire pour éviter d'en
avoir. Dans tous les cas, c'est la même conduite à tenir:
ainsi, pourquoi vous tourmenter? pourquoi, surtout, me
tourmenter moi-même? Ne savez-vous donc plus être le plus
aimable? et n'êtes-vous plus sûr de vos succès? Allons
donc,
Vicomte,
vous
vous
faites
tort."
[Choderlos
de
Laclos, 1782; je souligne].
Qui a su mieux dire la logique du rapport de séduction
lorsqu'il
devient
d'artillerie
guerre
Choderlos
des
de
sexes
Laclos?
que
l'officier
Les
théoriciens
français qui empruntent, pour décrire cette structure,
une
fable
américaine
prisonnier",
seraient
vulgaire,
bien
dénommée
avisés
de
"dilemme
puiser
dans
du
les
ressources de leur littérature nationale. Le raisonnement
de
la
marquise
de
Merteuil
met
en
scène
de
façon
saisissante la logique apparemment implacable de ce que
les théoriciens modernes de la décision désignent sous le
nom de stratégie dominante. Selon Merteuil, Valmont n'a
le choix qu'entre deux stratégies: ou bien se montrer
jaloux,
se
plaindre,
manifester
son
ressentiment,
se
conduire comme un mari trompé, etc.; ou bien, ne jamais
cesser de lutter pour plaire et toujours s'efforcer de
rester
le
quelle
que
meilleur
soit
la
dans
la
guerre
situation
de
(inconnue
séduction.
de
lui,
Or,
qui
souffre les affres du doute) dans laquelle Valmont se
trouve - supplanté ou non par un rival -, le mieux qu'il
ait à faire (toujours selon Merteuil), c'est de choisir
la seconde stratégie: "Dans tous les cas, c'est la même
conduite à tenir". Le meilleur choix ne fait aucun doute,
il n'y a donc pas lieu de se tourmenter. L'incertitude
31
sur la situation n'en entraîne aucune sur la décision
qu'il faut prendre, puisque celle-ci est indépendante de
la situation. Le meilleur choix constitue, dans ce cas,
une "stratégie dominante".
La force de ce raisonnement est telle qu'il a été érigé
au rang de vérité axiomatique par l'un des fondateurs de
la
théorie
de
la
décision,
Leonard
Savage.
Le
schéma
d'axiome en question, dit "principe de la chose certaine"
(noté
PCC
dans
ce
qui
suit;
Sure
Thing
Principle
en
anglais), se dit en termes de préférences: si un sujet
préfère une option p à une autre q dans le cas où l'état
du
monde
appartient
à
un
sous-ensemble
E;
et
préfère
également p à q dans le complémentaire de E; alors il
doit préférer p à q même s'il ne sait pas si l'état du
monde appartient à E ou au complémentaire de E.
L'intérêt du paradoxe de Newcomb est qu'il met en scène
un problème de choix où le bon sens semble s'opposer au
PCC.
2.
Le paradoxe de Newcomb
Soit deux boîtes, l'une, transparente, qui contient mille
euros,
l'autre,
opaque,
qui
soit
contient
un
million
d'euros, soit ne contient rien. Le choix de l'agent est
soit H1: ne prendre que le contenu de la boîte opaque,
soit H2: prendre le contenu des deux boîtes. Au moment où
le problème est posé à l'agent, un Prédicteur a déjà
placé
un
seulement
million
d'euros
si
a
il
prévu
dans
que
la
boîte
l'agent
opaque
si
choisirait
et
Hl.
L'agent sait tout cela et il a une très grande confiance
dans les capacités prédictives du Prédicteur. Que doit-il
faire ?
32
Une
première
argumentation
qui
vient
spontanément
à
l'esprit de ceux qui découvrent le problème conclut que
l'agent doit choisir H1. Le Prédicteur l'aura prévu et
l'agent aura un million. S'il choisissait H2, il n'aurait
que
mille
euros.
Le
paradoxe
est
qu'une
seconde
argumentation paraît tout aussi décisive, alors qu'elle
conclut
de
manière
opposée.
Lorsque
l'agent
fait
son
choix, il y a ou il n'y a pas un million d'euros dans la
boîte
opaque:
à
prendre
les
deux
boîtes,
il
gagne
évidemment mille euros de plus dans l'un et l'autre cas.
H2 est donc sa stratégie dominante.
Trois quarts des sujets "ordinaires" font le choix H1,
qui
viole
d'euros.
le
On
PCC.
ne
Ils
reçoivent
s'étonne
guère
que
chacun
un
presque
million
tous
les
philosophes professionnels s'en tiennent à la stratégie
dominante H2. Chacun d'eux reçoit mille euros avec en
prime la certitude d'avoir raison.
3.
Etre compatibiliste ou ne l'être pas
Toute personne qui a passé des heures, des mois ou des
années à se torturer les méninges sur le paradoxe de
Newcomb se persuade généralement au bout d'un certain
temps qu'elle a trouvé la solution. Je n'échappe pas à la
règle, la différence étant que ma solution est la bonne!
Je la dois pour l'essentiel aux recherches du philosophe
et
théologien
Celui-ci
a
terrible
défi
calviniste
reconnu
porté
dans
à
américain
le
la
Alvin
problème
défense
de
Plantinga.
Newcomb
un
traditionnelle
du
compatibilisme, c'est-à-dire l'ensemble des doctrines qui
soutiennent qu'il n'est pas contradictoire de poser à la
fois
un
Dieu
omniscient
et
un
agent
doté
de
libre33
arbitre, au sens où il pourrait agir autrement qu'il le
fait.
3.1. La solution de Guillaume d'Occam
Si
Dieu
joue
le
rôle
du
Prédicteur
de
Newcomb,
sa
prescience est par définition essentielle, c'est-à-dire
qu'elle est le cas dans tous les mondes possibles. Un
Dieu prescient de manière essentielle semble interdire le
libre-arbitre, selon l'argument incompatibiliste suivant.
Si Dieu existait au temps t1 et qu'il a prédit en t1 que
l'agent
S
ferait
X
en
un
temps
plus
tardif
t2,
la
prescience essentielle de Dieu s'exprime par la relation
suivante liant deux événements:
(1) "Dieu existait au temps t1 et il a prédit en t1
que l'agent S ferait X à t2" implique strictement "S fait
X à t2",
où
l'implication
stricte
est
l'implication
matérielle29 dans tous les mondes possibles.
Par
ailleurs,
avec
les
deux
mêmes
prémisses,
on
obtient:
(2) Il n'y a rien que S puisse faire en t2 tel que,
s'il le faisait, Dieu n'aurait pas prédit en t1 que S
ferait X en t2,
en vertu du principe de fixité du passé: le passé
est contrefactuellememt indépendant de l'action présente.
29
p implique matériellement q si et seulement si, ou bien p est
faux, ou bien q est vrai.
34
De (1) et (2) on dérive:
(3) Quand un agent agit, s'il existait un prédicteur
prescient de façon essentielle à un moment antérieur au
temps de l'action qui a prédit son action, l'agent ne
peut agir autrement qu'il le fait.
En
d'autres
termes,
le
libre-arbitre
est
incompatible
avec la prescience essentielle.
Contre cette menace qui pèse sur le compatibilisme une
voie
de
sortie
franciscain
classique
anglais
reste
Guillaume
celle
d'Occam
que
le
imagina
moine
au
XIVe
siècle. Elle consiste à nier que le principe de fixité du
passé s'applique à des faits qui ne sont pas strictement
inscrits dans le passé. Une prédiction que Dieu a faite
en un temps passé ne peut être considérée comme répondant
à ce critère, ne serait-ce que parce qu'elle implique
strictement la vérité d'une proposition qui concerne un
fait strictement inscrit dans l'avenir, comme "tel agent
libre fera ceci" (futur contingent). (2) ne tenant plus,
la conclusion (3) n'est plus valide.
3.2. La solution d'Alvin Plantinga
Si Dieu ne se contente pas de prédire l'avenir, mais que,
Dieu
providentiel,
il
intervient
dans
le
monde
en
fonction de sa prédiction – si, par exemple, il décide de
placer ou non un million d'euros dans une boîte selon
qu'il prévoit qu'un agent libre choisira de faire telle
ou
telle
chose
–
la
solution
occamienne
perd
toute
pertinence. C'est le mérite d'Alvin Plantinga de l'avoir
immédiatement
compris,
lorsque,
lui
aussi,
il
s'est
35
trouvé
confronté
au
paradoxe
de
Newcomb
(Plantinga,
1986). La prédiction que Dieu a faite dans le passé n'est
peut-être pas strictement inscrite dans celui-ci, mais
son action, si.
La
voie
de
sortie
imaginée
par
Plantinga
consiste
à
observer que Dieu étant prescient dans tous les mondes
possibles, il n'est pas juste de poser (2). Au temps t2 S
fait X, Dieu l'a prédit en t1, soit; mais si l'agent est
doté
de
libre-arbitre,
on
doit
tenir
pour
vraie
la
proposition contrefactuelle suivante, laquelle contredit
(2):
(4) Si S
faisait en t2
une autre action que
X,
disons Y, Dieu n'aurait pas prévu en t1 que S ferait X en
t2, puisque Dieu aurait prévu qu'il ferait Y.
En d'autres termes, si le principe de fixité du passé ne
s'applique pas, ce n'est pas parce que ce qu'a fait Dieu
dans le passé n'est relatif au passé qu'en apparence (on
peut peut-être le dire de sa prévision, certainement pas
de son action), mais parce que le libre-arbitre face à un
prédicteur essentiellement prescient implique que l'agent
est doté d'un pouvoir contrefactuel sur le passé.
Dans le problème de Newcomb avec un prédicteur prescient
dans
tous
les
mondes
possibles,
ce
pouvoir
s'exprime
ainsi:
(5) Si l'agent qui choisit la seule boîte opaque
[H1], et y trouve de ce fait un million d'euros, avait
choisi les deux boîtes, il aurait trouvé la boîte opaque
vide et aurait dû se contenter des mille euros de la
seconde boîte.
36
Les philosophes du choix rationnel qui s'accrochent au
caractère "self-evident" du PCC objectent au raisonnement
spontané
de
ceux
qui
choisissent
de
prendre
la
seule
boîte opaque qu'ils s'attribuent un inconcevable pouvoir
causal sur le passé. Ce que le raisonnement de Plantinga
montre, c'est qu'il n'est nul besoin de postuler un tel
pouvoir, car un pouvoir contrefactuel suffit à justifier
le choix [H1], et ce pouvoir est la conséquence logique
du compatibilisme. [Dupuy, 1992; 2006].
4. Le défi du paradoxe du raisonnement rétrograde
Après avoir fait un bout de chemin avec Alvin Plantinga,
j'ai dû me résoudre à reconnaître que sa solution non
plus ne fonctionnait pas. C'est un autre paradoxe de la
théorie
du
choix
rationnel
qui
m'a
conduit
à
cette
conclusion: le paradoxe du raisonnement rétrograde [PRR
dans
ce
qui
suit;
l'anglais
est
Backward
Induction
Paradox.] Il existe des situations dans lesquelles le
pouvoir contrefactuel sur le passé que possède l'agent
lui
interdit
Sauver
bien
le
plus
causalement
d'agir
d'une
compatibilisme
demande
élevé
qu'imagine
que
ce
un
certaine
prix
façon.
métaphysique
Plantinga.
[Dupuy,
1997; 1998].
Soit le "jeu de la promesse" (Assurance Game en anglais)
auquel, dans une démarche non formalisée, Hobbes, Hume et
Kant consacrent des développements célèbres.
37
C
Pierre
•
1
Marie
•
2
D
C
(+ 1, + 1)
D
(0, 0)
(- 1, + 2)
Temps: 1 et 2 ;
C : coopération ; D : défection.
Un échange mutuellement avantageux entre Pierre et Marie
est
en
principe
possible,
qui
les
mènerait
de
leurs
situations actuelles - à savoir le vecteur (0, 0), dont
la première composante représente l'"utilité", ou tout
autre indice supposé ordonner les préférences, de Pierre,
et la seconde de Marie - à un état ( +1 , +1 ) que l'un
et l'autre préfèrent. Le problème naît du fait que pour
une raison quelconque, l'échange n'a lieu que si Pierre
fait le premier pas ( C ), auquel cas il court le risque
que Marie ne fasse pas le second, empochant ce que Pierre
lui
donne
sans
opérer
de
contrepartie
(Marie
faisant
alors D au temps 2, se retrouve avec +2, laissant Pierre
avec -1).
Le
raisonnement
l'échange
ne
rétrograde
peut
se
nous
réaliser,
convainc
alors
vite
même
que
qu'il
améliorerait le sort de l'un et de l'autre. Partons de la
dernière étape, c'est-à-dire du temps 2 où Marie a la
main.
Il
est
rationnel
pour
elle
de
faire
défection
puisqu'elle obtient +2 contre +1 si elle coopère. Pierre
en 1, quant à lui, a le choix entre faire le premier pas,
auquel cas il anticipe que Marie ne fera pas le second et
qu'il se retrouvera avec -1, et ne pas bouger, c'est-à-
38
dire faire D, auquel cas il obtient 0. Donc il ne bouge
pas, et l'échange n'a pas lieu.
On se dit que ce résultat désastreux peut être évité
grâce à l'institution de la promesse. Marie, puisqu'elle
y a intérêt autant que Pierre, va, à l'instant 0, avant
que le jeu commence, s'engager auprès de son partenaire à
coopérer en 2 si celui-ci coopère en 1. Peine perdue!
Marie sait bien que le moment venu, c'est-à-dire au temps
2,
elle
Pierre,
aura
qui
intérêt
lit
dans
à
ne
ses
pas
tenir
pensées,
le
son
engagement.
sait
également.
Marie a beau lui jurer ses grands dieux, elle n'est pas
crédible. Pierre ne bouge donc pas. Telle est la forme
que prend, dans ce cas, le PRR30.
Les théoriciens du choix rationnel tentent de sortir de
ce
mauvais
pas
en
faisant
de
ce
qu'ils
nomment
l'"éthique" une sorte de Deus ex machina, un supplément
d'âme, qu'ils nomment parfois "confiance", qui viendrait
suppléer cette défaillance de la rationalité. On dira par
exemple que Marie, en violant sa promesse pour suivre ce
que lui dicte la rationalité, souffrirait les affres de
la
mauvaise
conscience.
C'est
consentir
d'emblée
au
divorce de l'éthique et de la rationalité. Il y a mieux à
faire.
J'ai imaginé de traiter le jeu de la promesse comme s'il
s'agissait d'un problème de Newcomb dans lequel Pierre
tiendrait le rôle du prédicteur essentiellement prescient
et Marie celui de l'agent. Deux différences importantes
30
Très peu de théoriciens du choix rationnel accepteraient de
considérer que le jeu de la promesse est déjà une incarnation du PRR.
Il faut des jeux plus complexes, comme le "mille-pattes", pour qu'ils
reconnaissent l'existence d'un paradoxe. L'un des avantages de ma
théorie est de ne pas faire cette distinction. [Dupuy, 2000].
39
séparent
le
jeu
de
problème
de
Newcomb
la
promesse
originel.
ainsi
Comme
réinterprété
le
prédicteur
du
de
Newcomb, Pierre réagit à son anticipation du choix de
Marie, mais il le fait d'une manière qui n'a pas la même
apparence d'arbitraire, puisqu'il maximise son intérêt en
tenant pour fixe l'action de Marie. Telle est la première
différence. Pour comprendre la seconde, raisonnons comme
Marie au départ du jeu se demandant ce qu'elle ferait si
elle avait la main au temps 2:
(6) Si j'avais la main en 2, et que je jouais C,
Pierre en 1 l'aurait prévu et, réagissant au mieux de son
intérêt, il aurait lui même joué C, me passant la main.
Nous aurions l'un et l'autre +1.
(7) Si j'avais la main en 2, et que je jouais D,
Pierre en 1 l'aurait prévu et, réagissant au mieux de son
intérêt, il aurait lui même joué D, ce qui implique que
je n'aurais pas la main en 2. D'où une contradiction.
Les deux prémisses de (7) menant à une contradiction,
l'une entraîne la négation de l'autre. D'où:
(8) Si Marie avait la main en 2, elle jouerait C.
Pierre en 1 est capable de simuler ce raisonnement de
Marie. S'il joue C, étant donné (8) et (6), il obtient
+1, contre 0 s'il joue D. Il coopère donc, ainsi que
Marie, et l'échange mutuellement avantageux a lieu, ce
qui réconcilie la rationalité et l'éthique.
Cependant, il apparaît que le pouvoir contrefactuel sur
le passé de Marie, tel qu'il apparaît dans la disjonction
entre (6) et (7), ainsi que son libre-arbitre, se sont
40
envolés en fumée, puisqu'il lui est impossible de choisir
D. Quelle est la nature de cette impossibilité? Peut-on
encore sauver la compatibilité du libre-arbitre et de la
prescience essentielle?
La voie de sortie que j'ai proposée est celle-ci [Dupuy,
2000]. Avant que Marie agisse, elle a bien le choix entre
C et D. Si le choix de D est possible, c'est parce que,
tant que Marie n'a pas agi, le passé – en l'occurrence le
choix de Pierre – est encore indéterminé [unbestimmt].
C'est quand Marie se détermine à agir que son passé se
détermine. Si elle choisissait D, elle serait empêchée
d'agir. Il semble qu'elle n'aurait jamais pu choisir D,
mais cette impossibilité est seulement rétrospective.
Le prix métaphysique à payer pour sauver le libre-arbitre
est de se débarrasser non seulement du principe de fixité
du passé, mais aussi du principe de réalité du passé.
C'est sans doute ici que le vrai sens du paradoxe de
Newcomb se révèle. Le physicien quantique William Newcomb
– si tant est qu'il ait réellement existé31 – a trouvé le
moyen de reproduire dans un cadre macroscopique qui est
celui des actions humaines une énigme philosophique qui
concerne
le
monde
de
l'information
quantique.
Il
y
a
cependant une différence fondamentale entre la remise en
cause de la réalité du passé en théorie quantique et en
théorie
de
l'action.
En
théorie
quantique,
c'est
une
observation consciente qui lève l'indétermination, tandis
qu'en théorie de la décision, c'est une action libre.
Sartre
aurait-il
eu
raison
de
traduire
la
théorie
31
Comme d'autres, je subodore que Newcomb est une invention du
philosophe américain qui le premier a écrit sur le fameux paradoxe:
Robert Nozick.
41
husserlienne
de
la
conscience
en
théorie
de
l'action
libre?
Une fois que Marie a agi, il apparaît qu'elle n'aurait
jamais pu agir autrement, et pourtant avant d'agir, elle
pouvait agir autrement. L'avenir est nécessaire mais pas
avant qu'il ne se produise. Une fois réalisé, il apparaît
comme fixe, c'est-à-dire contrefactuellement indépendant
de
l'action
présente.
Cette
combinaison
d'une
indétermination du passé tant que l'agent n'a pas agi et
d'une fixité de l'avenir une fois que l'action a eu lieu
sert à définir une métaphysique de la temporalité que
j'ai nommée le temps du projet.
L'action, comme surgissant du néant, crée de la nécessité
rétrospective, de la même manière que chez Bergson et son
élève Sartre l'événement ne devient possible qu'en se
"possibilisant".
Dans
cette
métaphysique
bien
particulière, la valeur de vérité des propositions qui
comportent des termes de modalité comme le possible et le
nécessaire doit être indexée sur le moment où elles sont
exprimées.
C'est
le
prix
à
payer
pour
rendre
cette
nécessité rétrospective compatible avec le libre-arbitre.
5. La métaphysique du temps du projet
La métaphysique du temps du projet prend la forme d'une
boucle, dans laquelle le passé et l'avenir se déterminent
réciproquement:
42
Ant ic ip a t io n / r éa c t ion
Pa ssé
Ave n ir
Pr o d u ct io n c a us a le
Temps du projet
La prévision de l'avenir dans le temps du projet consiste
à chercher le point fixe d'un bouclage, celui qui fait se
rencontrer
une
anticipation
(du
passé
au
sujet
de
l'avenir) et une production causale (de l'avenir par le
passé).
Le
prédicteur,
sachant
que
sa
prédiction
va
produire des effets causaux dans le monde, se doit d'en
tenir compte s'il veut que l'avenir confirme ce qu'il a
prévu.
Traditionnellement,
c'est-à-dire
dominé
par
cette
le
religieux,
dans
figure
est
un
monde
celle
du
prophète, et singulièrement celle du prophète biblique.
Cependant,
je
parle
de
prophétie,
ici,
en
un
sens
purement laïc et technique. Le prophète est celui qui,
plus prosaïquement, cherche le point fixe du problème, ce
point où le volontarisme accomplit cela même que dicte la
fatalité. La prophétie s'inclut dans son propre discours,
elle se voit réaliser ce qu'elle annonce comme destin. En
ce
sens,
les
prophètes
sont
légion
dans
nos
sociétés
modernes, démocratiques, fondées sur la science et la
technique. L'expérience du temps du projet est facilitée,
encouragée, organisée, voire imposée par maints traits de
43
nos
institutions.
De
partout,
des
voix
plus
ou
moins
autorisées se font entendre qui proclament ce que sera
l'avenir plus ou moins proche: le trafic sur la route du
lendemain, le résultat des élections prochaines, les taux
d'inflation
et
de
croissance
de
l'année
qui
vient,
l'évolution des émissions de gaz à effet de serre, etc.
Ces prophètes que nous appelons prévisionnistes savent
fort bien, et nous avec eux, que cet avenir qu'ils nous
annoncent comme s'il était inscrit dans les astres, c'est
nous qui le faisons. Nous ne nous rebellons pas devant ce
qui pourrait passer pour un scandale métaphysique (sauf,
parfois, comme électeurs). C'est la cohérence de ce mode
de coordination par rapport à l'avenir que je me suis
employé à dégager.
Le meilleur exemple que je connaisse de la prévision de
l'avenir
dans
le
temps
du
projet
est
celui
de
la
planification française telle que l’avait conçue Pierre
Massé et telle que Roger Guesnerie en synthétise l’esprit
dans la formule fulgurante suivante: la planification,
écrit-il,
"visait
à
obtenir
par
la
concertation
et
l’étude une image de l’avenir suffisamment optimiste pour
être souhaitable et suffisamment crédible pour déclencher
les actions qui engendreraient sa propre réalisation."
[Guesnerie, 1996]. Cette formule ne peut trouver sens que
dans la métaphysique du temps du projet, dont elle décrit
parfaitement la boucle reliant le passé et l'avenir. La
coordination
capable
causale
s'y
d'assurer
de
réalise
le
l'avenir
sur
une
bouclage
et
son
image
entre
une
de
l'avenir
production
anticipation
auto-
réalisatrice.
44
Bibliographie sur Newcomb
Choderlos de Laclos, P. (1782), Les Liaisons dangereuses,
Lettre CLII.
Dupuy,
J.-P.
Rationalities:
(1992),
A
New
"Two
Look
at
Temporalities,
Newcomb's
Two
Paradox."
In
Economics and Cognitive Science. Eds. P. Bourgine et B.
Walliser. Pergamon Press.
Dupuy, J.-P. (1997), "Temps et rationalité: les paradoxes
du
raisonnement
rétrograde".
In
Les
limites
de
la
rationalité. Tome 1: "Rationalité, éthique et cognition".
Eds. J.-P. Dupuy et P. Livet. La Découverte, Paris.
Dupuy, J.-P. (1998), "Rationality and Self-Deception". In
Self-Deception and Paradoxes of Rationality. Ed. J.-P.
Dupuy. C.S.L.I. Publications, Stanford University.
Dupuy, J.-P. (2000), "Philosophical Foundations of a New
Concept of Equilibrium in the Social Sciences: Projected
Equilibrium", Philosophical Studies, 100, p. 323-345.
Dupuy,
J.-P.
communication
(2006),
à
"Counterfactual
l'atelier
"Rationality
consequences",
and
Change",
Cambridge, UK, 6-8 septembre.
Plantinga, A. (1986), "On Ockham's Way Out", Faith and
Philosophy, 3, pp. 235-69.
Guesnerie,
R.
(1996),
L’Économie
de
marché,
Dominos,
Flammarion, Paris.
45
46
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