LA VERITE
EXPOSE THOMISTE
Deux mots de la langue commune, mais qui appartiennent aussi au vocabulaire des philosophes, en sorte
que la réflexion philosophique consistera dans une grande mesure à distinguer nettement les diverses acceptions
qu'ils prennent dans les divers contextes où nous les employons.
Ils expriment des notions analogues qui servent souvent à se définir l'une l'autre : ainsi il est courant de dire
que la vérité est le caractère de ce qui est conforme à la réalité et de définir la réalité comme ce qui existe
véritablement. L'ordre dans lequel on doit en traiter ne s'impose donc pas. Mais la notion de réalité étant moins
complexe, c'est par elle que nous commencerons.
I ] LA RÉALITÉ
A NOTIONS
1) Définition nominale
a. Etymologiquement
La « réalité » désigne ce qui est réel (realis), c'est-à-dire qui appartient à l'ordre des choses
(res), mot de signification si indéterminée qu'il peut désigner à peu près n'importe quoi, les
personnes exceptées : les personnes, en effet, s'opposent aux choses. Nous allons retrouver cette
opposition à propos de l'adjectif « réel ».
b. Juridiquement
Dans le vocabulaire juridique, réel est corrélatif de personnel et désigne ce qui concerne les
biens : la taxe personnelle, par exemple, frappe la personne ; la taxe réelle, les choses, c'est-à-dire
les biens possédés, voiture, appareil de télévision, chien...
c. Usuellement
Dans l'usage courant, réel s'oppose à imaginaire ou à des adjectifs de sens analogue : est dit
réel ce qui existe effectivement et non pas seulement dans un esprit inventif ou dans ceux qui se
repaissent de ses inventions.
d. Philosophiquement
L'usage philosophique est plus complexe. En effet, pour le philosophe, les images mentales -
qu'elles correspondent à des choses extérieures à l'esprit ou qu'elles soient purement imaginaires -
ne sont pas rien puisqu'elles sont capables de nous émouvoir ; par suite, elles sont réelles d'une
certaine manière ; on peut seulement refuser de les croire aussi réelles que les choses
indépendantes de notre esprit. Pour le philosophe, il y a donc divers degrés de réalité.
La notion de réalité étant une notion première, nous ne pouvons guère dépasser les indications de
la définition nominale.
2) Une double acception
Distinguons cependant une double acception du mot :
a. Une acception concrète
La réalité ou une réalité est cela même qui appartient à l'ordre des choses et non à l'ordre de
l'imaginaire ou du simple possible : avant convaincu l'accusé de contradiction dans ses prétendus
alibis, le juge d'instruction l'accule à reconnaître la réalité, c'est-à-dire le fait que c'est lui
l'assassin ou le cambrioleur ; on est souvent déçu par les réalités d'une situation longtemps
embellie par le désir...
b. Une acception abstraite
La réalité est le caractère de ce qui est réel, c'est-à-dire appartient à l'ordre des choses (on met
en doute la réalité d'événements dont une presse partisane diffuse la nouvelle). C'est
principalement l'acception abstraite du mot « réalité » que nous considérons ici pour en
déterminer les degrés.
B LES DEGRES DE LA REALITE
Un exemple nous préparera à une distinction fondamentale : descendant, après une nuit à peu près sans sommeil,
d'un train bien chauffé, je frissonne et me dis : quel froid ! mais, ayant consulté le thermomètre, je me ravise ; en
réalité, il ne fait pas si froid que cela. Je ne nie pas, pour autant, la réalité de ma sensation de froid, mais je la
tiens pour une réalité d'un autre ordre. D'après cet exemple, il est facile de distinguer comme deux plans de
réalité que, depuis Kant, il est commun de distinguer par les mots - phénomène - et - noumène -.
1) Le phénomène
Il y a d'abord ce que les choses sont pour nous, sujets connaissants, c'est-à-dire les états
subjectifs qu'elles suscitent en nous, les données de l'expérience des sens et de la conscience. Ces
« choses pour nous », Kant les appelle « phénomènes », mot qui désigne étymologiquement ce qui
apparaît. Toutefois, il ne faudrait comprendre que les phénomènes sont de simples apparences : « les
phénomènes mêmes sont des réalités » mais, pour le sens commun, des réalités d'un degré inférieur.
2) Les noumènes
Ce que les choses sont en soi, indépendamment des représentations que nous nous en faisons,
Kant l'appelait les noumènes, signifiant par là que l'esprit (nous) en conçoit l'existence, mais que
l'expérience ne saurait nous le faire atteindre.
C QUELLE EST LA REALITE TYPE ?
De cette distinction il résulte que la notion de réalité n'est pas univoque, mais analogue. La réalité du pour-
nous n'est pas la même que celle de l'en-soi, bien qu'elles présentent quelque chose de commun. Dès lors se pose
la question de savoir laquelle de ces deux sortes de réalité est la plus réelle et constitue la réalité au sens propre,
l'autre ne recevant cette dénomination que par analogie.
Pour le sens commun, c'est la réalité de l’en-soi, principalement de la chose matérielle, que perçoivent nos yeux
et que nos mains peuvent toucher.
Mais, comme nous l'avons noté, les philosophes sont moins simplistes et parfois d'une subtilité qui déconcerte
les profanes.
1) La matière est-elle la réalité type ?
Les uns, donnant une forme rationnelle à l'opinion du sens commun, partagent, mais en la
justifiant, la croyance en la réalité de la matière qui constitue pour nous le type de la réalité. En effet,
comme le dit l'adage, « il n'y a rien dans l'intelligence qui ne vienne des sens ». C'est ce que perçoivent
nos yeux et que touchent nos doigts qu'évoque directement le mot « réalité ». Les partisans de cette
doctrine sont appelés réalistes. Ce réalisme n’implique pas le matérialisme : il tient que qu pour nous, la
réalité-type est la matière, mais l’esprit qui perçoit la réalité matérielle est lui-même immatériel.
2) La pensée est-elle la réalité type ?
D'autres, plus critiques, observent que les sens ne nous font pas connaître ce que les choses sont en soi,
mais seulement ce qu'elles sont pour nous, êtres sentants. Bien plus, réduisant ce « nous » à l'esprit que,
contrairement aux données les plus indiscutables de l'expérience, ils conçoivent comme indépendant du
corps et se suffisant à lui-même, ils en viennent à nier toute possibilité de connaître quelque chose qui
serait en dehors de l'esprit, et même toute existence de choses extérieures à la pensée. Non seulement le
type de la réalité est la chose pour nous, mais encore il n'y a pas d'autre réalité que celle-là, c'est-à-dire
nos idées. Telle est la position des idéalistes.
3) Un mélange des deux ?
Plus subtile une attitude résultant de la combinaison du réalisme et de l'idéalisme. Il existe des
choses en soi (réalisme). Mais ce n'est là qu'une réalité ou une existence virtuelle. En effet, « réel »
qualifie ce que nous savons être tel, ce que nous avons éprouvé ou constaté. Par suite, c'est la
connaissance que nous prenons des choses en soi qui les fait accéder au plan de la réalité véritable
(idéalisme). Ainsi, le type de la réalité est la chose pour nous, le phénomène ; la chose en soi n'est pas
rien, mais ce n'est qu'une réalité en puissance. Nous avons là la position de phénoménologues (par ex. :
J.-P. Sartre, M. Merleau-Ponty), à ne pas confondre avec les phénoménistes, qui, ne reconnaissant pas
d'autre réalité que celle des phénomènes, sont en réalité des idéalistes.
D QUELLE EST LA REALITE DES IDEES ?
Plus intéressante peut-être (parce quelle nous fera revenir aux mathématiques) la question de savoir à
quel type de réalité appartiennent les idées : à la réalité en soi ou à la réalité pour nous ?
Mes idées, ou plutôt mes opinions politiques, celles que je me fais sur mes camarades ou mes maîtres...,
ont la réalité du pour moi : je conçois qu'on puisse en avoir d'autres et je sais que, effectivement, tout le monde
ne pense pas comme moi. Mais il en est d'autres bien différentes.
Ainsi, les idées que le mathématicien se forme des divers objets dont il traite ne permettent pas les
divergences de celles dont nous venons de parler ; elles sont, non pas seulement pour nous, mais aussi en soi,
quoique en dehors du monde matériel : « Lorsque j'imagine un triangle, encore qu'il n'y ait peut-être en aucun lieu du
monde hors de ma pensée une telle figure, et qu'il n'y en ait jamais eu, il ne laisse pas néanmoins d'y avoir une centaine nature.
ou forme, ou essence déterminée de cette figure, laquelle est immuable et éternelle, que je n'ai point inventée, et qui ne dépend
en aucune façon de mon esprit » (Descartes, Cinquième méditation.)
D'après ces lignes, les notions mathématiques ont la réalité de l'en-soi. Cette conception peut être dénommée un
réalisme mathématique.
Mais elle ne se limite pas aux notions mathématiques ; elle s'étend à toutes les idées servant de norme
dernière à nos jugements : idées de vrai, de bien, de juste, de beau...
La tradition réaliste dont Descartes se constitue l'écho est toujours vivante. B. Russell, par exemple,
parlant des notions générales, écrit : « Leurs subsistances ne dépendent en aucune façon des esprits qui les connaissent :
les sciences abstraites ont donc un objet complètement indépendant de tout élément mental.
Cette tradition remonte à la célèbre théorie des idées de Platon. Pour lui, les mathématiques, qui
occupaient le premier rang parmi les disciplines prévues pour la formation du futur magistrat, avaient pour but
essentiel de le détacher du monde sensible et de le rendre capable de contempler les idées du monde intelligible :
idées normatives, types idéaux d'après lesquels il aurait à gouverner ses semblables, et dont la hiérarchie était
dominée par l'idée du Bien. Pour Platon, le monde sensible tenu par le vulgaire comme la seule réalité, n'est
qu'une participation du monde intelligible, qui, seul, est pleinement réel. Sous sa forme radicale, cette théorie,
n'a pas eu d'autre partisan.
II ] LA VÉRITÉ
Au sens concret (dire à quelqu'un « ses quatre vérités »), on entend par « une vérité » ou « des vérités » une ou
des propositions vraies. Au sens abstrait, « la vérité » est le caractère d'une proposition vraie (la vérité des
axiomes est au-dessus de tout doute). C'est principalement de la vérité en ce second sens qu'il est question dans
ce paragraphe.
A - DEFINITIONS
1) Définition générale
Le Dictionnaire définit la vérité : « Caractère de ce qui est vrai »; or, à « vrai », nous lisons :
« Qui est conforme à la vérité », ce qui nous ferait tourner en rond s'il n'était pas ajouté : « à ce qui est
réellement. » C'est donc grâce à la notion de réalité que nous pouvons donner de la vérité une définition
qui ne contienne pas la notion à définir.
2) Vérité formelle / Vérité matérielle
Malheureusement, mathématiciens et philosophes parlent d'une sorte de vérité, la vérité
formelle, qui n'a aucun rapport avec la réalité. Commençons donc par élucider cette notion technique
pour nous en tenir ensuite aux notions communes.
L'idée de vérité formelle se précise par opposition à vérité marielle ou réelle, qui, dans l'usage
ordinaire, est la vérité tout court. Pour les distinguer, voici des exemples d'assertions formellement
vraies et matériellement fausses ou inversement. Soit les syllogismes suivants :
Des Français sont médecins, L’homme est un ruminant ;
Or Claude Bernard est Français ; Or Pierre est homme
Donc Claude Bernard est médecin. Donc Pierre est ruminant.
Les trois propositions de syllogismes sont Deux des trois propositions de ce syllogisme
matériellement vraies; mais la conclusion sont matériellement fausses: mais la conclusion
est formellement fausse parce qu'elle n'est est formellement vraie parce qu'elle ne contredit
pas la conséquence logique des prémisses. pas les prémisses.
Ainsi, la conclusion d'un syllogisme est formellement vraie quand, le syllogisme étant correct,
elle découle nécessairement des prémisses. Elle est formellement fausse quand le raisonnement est
incorrect.
La vérité formelle consiste dans l'accord de la pensée avec elle-même. Il y a fausseté formelle
quand on se contredit. La logique formelle a pour rôle d'assurer la seule vérité formelle. La vérité des
mathématiques, elle aussi, est purement formelle : le mathématicien ne prétend pas que le monde qu'il
définit existe réellement, au sens usuel du mot « réalité. » Tout ce qu'il prétend c'est que sa construction
est cohérente, exempte de contradiction. C’est ainsi que Spinoza parlant de l’idée d’une sphère
engendrée par la rotation d’un demi-cercle, observe : « Cette idée est vraie avec certitude et, bien que
nous sachions qu’aucune sphère de la nature n’a jamais été ainsi engendrée, c’est cependant une
perception vraie… » (Spinoza, De la réforme de l’entendement.)
La vérité matérielle ou réelle peut se définir : l'accord de la pensée et des choses (res).
L'assertion « La barrière est ouverte » est vraie si, effectivement, la barrière en question se trouve
ouverte. C'est évidemment la vérité matérielle que cherchent les sciences de la nature et les sciences
humaines. En métaphysique, on peut bien recourir à des raisonnements purement formels (c'est le cas
du fameux argument ontologique de l'existence de Dieu), mais le but est d'établir des vérités réelles, de
mieux connaître des existants.
Il ne va être question maintenant que de la vérité au sens ordinaire du mot, c'est-à-dire de la
vérité réelle, que nous pouvons définir : le caractère d'une affirmation conforme au réel. Mais, étant
donné les divers types de réalité, le problème se pose aussitôt : à quelle sorte de réel ? Nous répondons :
cela dépend de l'intention de celui qui parle, intention indiquée normalement par le contexte ou par les
circonstances.
3) Vérité logique / Vérité ontologique
Il est vrai, disons-nous, que Napoléon est mort à Sainte-Hélène ; il n'est personne qui conteste
la vérité de cette assertion. La réalité qui la justifie est d'ordre expérimental et matériel. La définition
suivante précisera la nature de cette première sorte de vérité : la vérité d'une proposition consiste dans
sa conformité avec les faits. Comme ce genre de vérité est propre à ce qui est dit ou affirmé, on
l'appelle vérité logique, c'est-à-dire du logos (au sens de « langage », « parole »).
Mais nous parlons aussi d'un « vrai fils », d'un « vrai juste », d'un « vrai dévouement »... En
portant ces appréciations, nous ne nous référons pas, comme dans le cas précédent, à la réalité
expérimentale : c'est elle que nous jugeons, et nous la jugeons d'après des normes idéales auxquelles il
faut bien reconnaître une certaine réalité, puisqu'elles s'imposent à nous. Nous avons là une seconde
sorte de vérité qui consiste dans la conformité des choses ou des êtres avec leur type idéal. Ce genre de
vérité étant propre, non plus à ce qu'on affirme, mais aux êtres mêmes, on l'appelle vérité ontologique.
B - LA VERITE AU SENS PROPRE
Des deux acceptions usuelles du mot « vérité » que nous venons de définir sous les termes de « vérité
logique » et « vérité ontologique », quelle est celle qui est première et celle qui est dérivée ? En d'autres mots, la
vérité au sens propre du mot est-elle que dans la pensée ou dans les choses ? Aristote avait déjà répondu : « le
faux et le vrai ne sont pas dans les choses mais dans la pensée. »
1) La vérité est dans la pensée.
En effet, la vérité se définit par la conformité au réel. Or, cette conformité suppose un esprit
qui compare une affirmation avec l’objet sur lequel elle porte et constate leur rapport. La vérité est
donc premièrement dans la pensée ; nous ne la plaçons dans les choses que secondairement, ou par
analogie, en considération d'une pensée qui tient ces choses pour vraies.
2) Plus précisément, dans le jugement
Or, tenir une chose- pour vraie, c'est au. moins implicitement juger. Sans doute, il y a une connaissance
antérieure au jugement : la sensation, les représentations imaginatives, les constructions
mathématiques... Mais ce genre de connaissance n'est ni vrai ni faux pour la bonne raison que je
m'abstiens d'affirmer ou de nier sa correspondance avec le réel. L'idée de centaure, par exemple, n'est
pas plus fausse que vraie. La vérité et l’erreur n'apparaissent qu'avec l'affirmation ou la négation : « le
musée du Capitole possède un Centaure », « le centaure existe. »
Ainsi la vérité porte toujours sur quelque chose. Comme la conscience qui est conscience de quelque
chose, la vérité est toujours la vérité de quelque chose [A.3]. Y a t’il donc une vérité en soi ?
C LE CORRELATIF DE LA PENSEE VRAIE
Une fois établi que, au sens propre, la vérité est le caractère d'une pensée ou d'un jugement conformes au
réel, il reste à préciser de quel réel il s'agit : est-ce le réel pour nous, c'est-à-dire la représentation que nous nous
faisons des choses, ou bien le réel en soi, existant indépendamment de la connaissance que nous en avons ?
1) Est-elle le pour soi ?
Les idéalistes, Kant, par exemple, tenant la connaissance de la chose en soi pour impossible,
concluent logiquement que la vérité ne peut pas consister dans l'accord du jugement avec une réalité
qui transcende nos possibilités de connaître ; pour eux, est vrai le jugement conforme à la chose pour
nous, au phénomène ou, en prenant le mot au sens large, à la pensée elle-même. Mais c'est détourner
les mots de leur sens usuel et naturel : le vrai ne s'identifie pas avec ce qui n'est réel que pour nous ; ce
qui n'est réel que pour nous n’est pas, si l’on peut dire, vraiment vrai.
Ajoutons que le fondement de cette conception ne peut pas être retenu. Connaître ce n'est pas,
comme le supposent les idéalistes, prendre conscience d'une donnée subjective : la connaissance atteint
toujours un objet distinct du sujet pensant ; la connaissance est toujours connaissance de quelque chose,
répètent avec raison les phénoménologues contemporains.
2) Est-ce la toute la chose en soi ?
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