Honneth part du constat que le défaut d’harmonie des rapports sociaux résulte
moins d'une violation des principes de justice que d'une atteinte concrète aux
conditions de l'autoréalisation individuelle. Une société qui fonctionne bien est
selon lui une société dont l'environnement social, culturel ou politique permet
aux individus de développer une identité autonome ou une relation positive à soi-
même, crée les conditions requises pour mener une vie réussie. En ce sens, il
reste fidèle à la tradition kantienne fondée sur l’autonomie de la personne, même
s’il accorde une place importante aux relations intersubjectives. Il inscrit sa
réflexion dans une critique sociale mettant en évidence un détournement par le
libéralisme des pratiques d’auto-réalisation de soi qui débouchent sur de
nouvelles pathologies, que l’on peut rassembler avec Alain Ehrenberg sous le
terme « la fatigue d’être soi ».
Fidèle à la tradition de l’Ecole de Frankfort, il reste qu’Honneth conserve comme
horizon d'oeuvrer à l'avènement d'une « communauté d'hommes libres» dont
seul le défaut de reconnaissance empêcherait la venue.
Or, il est une autre notion, issue de la même tradition marxiste, qui me paraît
pouvoir compléter cette analyse de philosophie sociale, enrichir l’entrelac des
notions de justice et de care et rendre compte de certains échecs de la relation
d’aide, la notion d’aliénation. Cette notion revêt à la fois une dimension sociale
quand elle s’applique à des groupes qui agissent contre leurs intérêts parce qu’ils
sont sous l’emprise de croyances fausses et une dimension psychique, que Freud
est parvenu à repérer. Le principe de répétition, dégagé en 1914, et devenu
instinct de mort dans les années 20, le masochisme moral et le besoin de punition
sont les trois facteurs qui freinent l’allègement de la souffrance. Il faudrait y
ajouter le sacrifice, anéantissement de la particularité du sujet ou l’identification
à la victime.
Lacan soutient pour sa part que l’expérience humaine générale est celle d’une
aliénation par le langage, d’une impossibilité à exprimer cette expérience dans le
langage commun.
Ainsi, l’expérience de la souffrance ne se laisse-t-elle pas décrire correctement
comme toujours injuste ni appeler toujours une réponse en terme de plus de
sollicitude. La sollicitude, entendue comme attitude permettant, au sein d’une
relation dissymétrique, de rétablir un équilibre plutôt que d’accentuer le
déséquilibre a la structure d’un appel.
Même la bienveillance, entendue comme intention consistant à aborder l’autre
avec le souci de faire le bien pour lui, se brise trop souvent à la fois sur la
réticence des êtres humains à ce que quelqu’un d’extérieur se charge de ce souci
et sur le constat relevé par Lacan selon lequel ce n’est pas forcément en voulant le
bien de son prochain qu’on l’obtient.
Ainsi, une approche mixte des politiques de la solidarité en termes à la fois de
justice et de care permet-elle de mieux rendre compte du souci du politique de
favoriser l’égalité des chances, l’équité et le respect des droits mais demeure sans