La Contagion des idées et notre sujet de

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CHRISTOPHE CHOMANT
Résumé, analyse et discussion de l’ouvrage de Dan Sperber
La Contagion des idées
Théorie naturaliste de la culture
(Paris, Odile Jacob, 1996)
DEA de sciences sociales et philosophie de la connaissance
Université de Paris IV – Sorbonne
Séminaire de M. Pascal Engel
Théorie de la connaissance et logique épistémique
Sommaire général
Avant-propos
Présentation générale de l’ouvrage
Résumé du livre
Résumé du livre en une page
Discussion de points particuliers du livre
Discussion générale de la théorie de Dan Sperber
La Contagion des idées et notre sujet de recherche
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Sommaire détaillé
Avant-propos
Présentation générale de l’ouvrage
Résumé du livre
Préface
Chapitre I. Anthropologues, encore un effort pour être vraiment matérialistes !
Anthropologie et ontologie
L’ontologie de la psychologie : un exemple à suivre ?
Un vocabulaire interprétatif
Le mariage
Implications
De quoi sont faites les choses culturelles ?
Une épidémiologie des représentations
Les « mythes »
Le « mariage » à nouveau
Chapitre II. Interpréter et expliquer les représentations culturelles
Comment représenter les représentations culturelles ?
Comment expliquer les représentations culturelles ?
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Chapitre III. Anthropologie et psychologie : pour une épidémiologie des
représentations
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L’épidémiologie
Les représentations
Présupposés
Dispositions primaires et réceptivités secondaires
Les concepts de base
Les représentations culturelles
La mémoire et la littérature orale
Dernières remarques
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Chapitre IV. L’épidémiologie des croyances
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Spéculations anthropologiques
Différents types de croyances, différents mécanismes de distribution
25
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Chapitre V. Sélection et attraction dans l’évolution naturelle
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Le modèle de la sélection
Le modèle de l’attraction
Facteurs écologiques et facteurs psychologiques
Chapitre VI. Modularité mentale et diversité culturelle
Deux arguments de bon sens contre la modularité de la pensée
Modularité et évolution
Modularité et intégration conceptuelle
Les domaines culturels et l’épidémiologie des représentations
Capacités méta-représentationnelles et explosion culturelle
Conclusion. Risques et enjeux
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Résumé du livre en une page
Discussion de points particuliers du livre
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Chapitre I. Anthropologues, encore un effort pour être vraiment matérialistes !
Les « institutions culturelles » se limitent-elles à des représentations ?
Chapitre II. Interpréter et expliquer les représentations culturelles
Quels sont les résultats concrets d’une approche épidémiologique de la couvade,
supposée meilleure que les autres approches ?
La transmission d’une idée se fait-elle malgré l’ironie, ou bien l’idée transmise est-elle
justement dans cette ironie ?
Tous les comportements et caractères observables chez une espèce sont-ils
nécessairement l’expression d’un facteur de survie au cours de son évolution ?
Chapitre III. Anthropologie et psychologie
Quel est le substrat neurobiologique de « l’attente zoologique » de l’enfant ?
Comment la diversité génétique s’exprime-t-elle sur le plan des modules conceptuels
spécialisés ?
Lequel, du module central conceptuel ou du système modulaire automatique
périphérique, a précédé l’autre ?
La malléabilité culturelle évolutionniste est-elle soluble dans la stabilité génomique ?
La capacité de doute est-elle propre à l’homme ?
Les croyances religieuses se construisent-elles sur des « réceptivités » plus que sur des
« dispositions » ?
Une « institution culturelle » est-elle un ensemble de représentations ?
Les « Malinovsky Memorial Lecture », notamment, constituent-elles un ensemble de
représentations ?
Chapitre IV. L’épidémiologie des croyances
Quel avantage une méthode purement théorique présente-t-elle sur ses concurrentes ?
Un masque est-il une « représentation » ?
Si un masque est une « représentation », alors tout n’est-il pas une « représentation » ?
Un texte constitue-t-il une « représentation » ?
La psychologie cognitive constitue-t-elle le meilleur exemple d’empirisme à opposer aux
théories abstraites ?
Croyances religieuses et scientifiques sont-elles analogues ou différentes ?
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La confiance en l’autorité distingue-t-elle entre croyances religieuse et scientifique ?
Chapitre V. Sélection et attraction dans l’évolution culturelle
Les objets culturels se différencient-ils des objets naturels dans leur communication
transformée ?
Le sujet « s’émancipe-t-il » de déterminants naturels ou culturels ?
Chapitre VI. Modularité mentale et diversité culturelle
Les pathologies neurocognitives en faveur de la globalité fodorienne
Comment la représentation du bouledogue Goliath se construit-elle ?
Isolement du module méta-représentationnel et « sensation d’être »
Réplication de micro-modules initialisables et fonction bureautique « enregistrer sous »
Modules évolutionnistes et capacités cognitives automatiques actuelles
Le surdéveloppement du domaine effectif par rapport au domaine propre est-il une
spécificité humaine ?
Le module sonore a-t-il pour fonction de produire du plaisir ?
La souplesse des capacités des modules spécialisés innés ne rend-elle pas tautologique
l’hypothèse évolutionniste ?
La souplesse culturelle : avec ou sans l’ultra-modularité évolutionniste ?
Un objet ou un animal imaginaire est-il nécessairement traité par un module culturel
spécialisé issu de l’évolution ?
L’hypothèse modulariste face à la réalité neurobiologique
Entre la théorie philosophique et la réalité
Des relations entre réflexion philosophique et connaissance
Pourquoi la classification raciale procéderait-elle différemment, a priori, de la
classification des espèces ?
La classification raciale est-elle un processus culturel dépassant les différences
apparentes ? Comment les jeunes enfants d’école maternelle construisent-ils la notion
de « race » ?
Les notions de « race », humaine ou non-humaine : des notions nécessairement récentes,
mais pas pour autant forcément « culturelles »
Une origine naturelle de la classification raciale pourrait-elle « justifier » la xénophobie ?
La connaissance d’un comportement justifie-t-elle ce comportement ?
L’intuition est-elle perceptuelle et périphérique ?
Quelle est la matérialisation du module « méta-représentationnel » ?
Conclusion. Risques et enjeux
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Discussion générale de la théorie de Dan Sperber
Une profession de foi méthodologique
De l’aspect éthéré du matérialisme de Dan Sperber (comme de la philosophie de l’esprit
en général)
Comment appliquer la méthode proposée par Dan Sperber ?
Quelle anthropologie pourrait-elle échapper à l’interprétation ?
Un matérialisme intégral
Un exemple d’application utile de la méthode de Dan Sperber en sciences de l’éducation
Application de cette application à notre propre sujet de recherche
La Contagion des idées et notre sujet de recherche
Points communs et distinctions
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« L’épidémiologie des représentations » : une anthropologie nominaliste et agrégative
Une anthropologie « rationaliste »
Une compatibilité avec les différentes théories sur l’intelligence
Des invocations différentes de la génétique selon Sperber et selon notre sujet
L’initialisation linguistique de Chomsky concurrente du culturalisme de Bernstein
Les apports de l’ouvrage pour notre recherche
Des outils linguistiques
La croyance nativo-égalitaire, « réflexive », fausse et « utile » (ou « pertinente »)
Différents types de croyances en anthropologie cognitive
Facteurs « écologiques » et « psychologiques » de formation « d’attracteurs »
Perspectives ouvertes au delà des apports
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La croyance des hommes en l’intentionnalité et la finalité de l’évolution naturelle est-elle
réflexive ou liée à un module automatique de projection animiste ?
Lesquelles, des « valeurs mentales » ou des « valeurs publiques », préexistent-elles aux
autres ?
Comment se construit une valeur dans l’esprit de l’acteur ?
Ébauche d’un modèle « bio-cognitif » de construction des valeurs
« L’idéologie », ensemble cohérent de valeurs et de croyances
« L’idéologie collective » comme agrégation des valeurs et idéologies individuelles
La « contagion des idées » éclairant « l’innovation axiologique »
Le mot de la fin ?
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Avant-propos
Il fallait, dans le cadre de la validation du séminaire de logique épistémique, produire un
mini-mémoire d’une vingtaine de pages.
L’intérêt était d’établir un « pont » entre le contenu du séminaire et le sujet de recherche de
l’étudiant, d’explorer un domaine qui soit utile à la recherche.
Monsieur Engel nous a judicieusement orienté vers l’ouvrage de Dan Sperber, La
contagion des idées (1996), qui est l’une des expressions actuelles du matérialisme et du
naturalisme de la pensée, des connaissances, des valeurs et des phénomènes culturels.
Nous avons donc entrepris de résumer le livre, de le discuter (d’abord par points de détail,
puis d’une façon globale) et de repérer ses points communs et apports potentiels pour notre
sujet de recherche en 3ème cycle (ce sujet de recherche consistant en une réflexion sur les
implications des nouvelles connaissances en neurobiologie cognitive dans le champ de la
sociologie des inégalités socio-scolaires et de la philosophie politique).
Nous remercions vivement Monsieur Engel, d’abord pour la richesse et la qualité de son
enseignement en séminaire, ensuite pour la pertinence de ses conseils et suggestions
personnels, enfin pour sa disponibilité, toujours attentive, généreuse et chaleureuse.
Nous espérons enfin que le lecteur trouvera quelque intérêt ou utilité à la lecture de ces
pages.
7
Présentation générale de l’ouvrage
L’intention de l’auteur est de poser les fondements d’une démarche anthropologique
nouvelle, purement biologique et matérielle, d’explication des phénomènes « culturels ». Sur
la base du matérialisme moniste, en effet, Dan Sperber suppose que les idées sont des
phénomènes matériels stockés à l’intérieur du cerveau. Une idée « culturelle » est l’une de ces
idées individuelles qui a obtenu beaucoup de succès parmi la population, c’est-à-dire qu’elle
s’est trouvée transmise et retransmise de nombreuses fois entre les gens, avec une très grande
fidélité.
De ce fait, comprendre l’émergence d’un phénomène ou d’une représentation « culturels »
revient à comprendre pourquoi une idée initiale se répand parmi les hommes de façon
spectaculaire, comme une épidémie virale. C’est pourquoi Dan Sperber intitule
« Epidémiologie des représentations » sa démarche anthropologique naturaliste.
L’ouvrage est constitué de six articles, qui rappellent chacun des notions communes de la
théorie de Dan Sperber, en les aiguillant vers des objectifs spécifiques. Le premier chapitre est
un appel, au nom du paradigme matérialisme, à une anthropologie culturelle résolument
naturaliste. Le second expose différentes approches anthropologiques classiques, qui se
contentent - selon l’auteur - d’interpréter abusivement et de manière plutôt stérile les
comportements indigènes plutôt qu’elles ne les expliquent véritablement. Dan Sperber estime
que son « épidémiologie des représentations » serait mieux à même d’expliquer les causes du
succès donc les raisons d’être de ces pratiques culturelles. Le troisième volet montre les
relations distantes, méprisantes et parfois conflictuelles de l’anthropologie et de la
psychologie, alors que ces deux disciplines, qui ne pourront plus bientôt progresser l’une sans
l’éclairage de l’autre, gagneraient fort à se rejoindre par un pont - en l’occurrence
« l’épidémiologie des représentations » proposée par l’auteur. Dans le quatrième chapitre,
Dan Sperber essaie de montrer en quoi consisterait une « épidémiologie des croyances ». Il
distingue, pour ce faire, entre différents types de croyances, leur ontologie à l’intérieur du
cerveau et leur différents modes de communication. Le cinquième chapitre évoque les
conditions « d’évolution » des idées, qui, à la différence des gènes, ne procèdent pas d’une
élimination/conservation, mais d’une transformation et d’un rapprochement des
représentations éparses en direction de représentations « attractrices », qui rencontrent un fort
succès auprès des esprits en raison de leur « pertinence ». Le sixième chapitre propose
l’hypothèse d’un esprit complètement modulaire - y compris (et contre Fodor) pour ce qui
concerne la sphère centrale. Dan Sperber montre que l’évolution pouvait avoir de « bonnes
raisons » de faire émerger chez l’homme un module central « méta-représentationnel », c’està-dire capable de traiter de représentations de représentations. Ce module recouperait des
informations provenant de l’ensemble du réseau des autres modules, conceptuels et
perceptuels. L’auteur évoque, en conclusion, les peurs que suscite une naturalisation des
sciences sociales, reconnaît de possibles dangers dont il faut se prémunir, et appelle à un
développement naturaliste des sciences humaines.
10
Résumé du livre
Pourquoi se donner la peine de résumer un livre, avec rigueur, de façon systématique ?
Parce que l’exercice du résumé condamne à la compréhension du texte, en interdisant toute
« lecture de travers » ou interprétation subjective. Il y a là une sorte de « principe de charité »
du résumé : ne serait-il pas difficile de produire un résumé cohérent dont le sens serait tout à
fait étranger au texte d’origine ?
Le texte de Dan Sperber a été réduit approximativement au dixième : des deux cent vingt
pages de l’ouvrage sont issues vingt pages de résumé. Généralement, une phrase résume un
paragraphe, parfois plus, parfois moins ; deux ou trois phrases résument une page.
Bien évidemment, résumer un paragraphe en une phrase suppose, exige, une relative
« interprétation ». Selon la personnalité du « résumeur », il pourrait être produit une infinité
de résumés à partir d’un même texte. Nous avons dû « interpréter » les « représentations » de
Dan Sperber, certaines probablement plus que d’autres, et, pire encore, à notre insu.
Consolons-nous de cet inévitable travers en remarquant qu’il constitue, malgré lui, une
illustration des thèses anthropologiques de l’auteur.
La référence des numéros de page, enfin, permet la « traçabilité » du résumé parmi le texte
original.
Préface
Une naturalisation des sciences sociales, qu’elle soit attendue avec impatience ou avec
crainte, reste encore à advenir (page 7). Notre idée de départ est simple : des millions d’idées
habitent chaque cerveau humain et produisent des comportements ou d’autres idées. Ces idées
se transmettent et se propagent de cerveau en cerveau (p.8). Le succès de certaines d’elles
génère ce qu’on appelle la « culture ». Ce sont les raisons du succès d’une telle idée que
chercherait à éclaircir notre « épidémiologie des représentations ».
Une « épidémiologie » désigne la propagation ou la contagion d’un phénomène. Le terme
« d’épidémiologie » semble le meilleur pour désigner la distribution d’un trait parmi une
population. Il va de soi que les modèles empruntés par cette épidémiologie des représentations
seront éclectiques, empruntant à la génétique, l’écologie ou autre psychologie sociale (p.9).
Un modèle épidémiologique explique les macrophénomènes par l’agrégation de microprocessus ; il se distingue donc des holismes. L’un des précurseurs de cette approche était
Gabriel Tarde (1890, Les lois de l’imitation), qui pensait que la culture pouvait s’expliquer
par l’effet cumulé d’innombrables processus interindividuels de transmission par imitation.
Récemment, l’anthropologie culturelle s’est vue enrichir d’approches évolutionnistes, comme
celles du biologiste Cavalli-Sforza ou de Richard Dawkins (et ses « mèmes »), mais qui
laissent toutefois encore assez peu de place au cognitif. L’évolutionnisme, heureusement,
commence à s’appliquer aussi à la psychologie cognitive (une discipline en plein essor),
notamment grâce à Leda Cosmides et John Tooby, 1987 (p.10). Notre épidémiologie,
d’ailleurs, sera darwinienne sur un plan plus cognitif que culturel. On peut dire en somme que
« l’épidémiologie des représentations » est une tentative de naturalisation des sciences
sociales, celles-ci recouvrant des champs disciplinaires très variés, eux-mêmes subdivisés
(comme l’anthropologie) en de nombreux secteurs.
Il paraîtrait ingrat de dénier aux sciences sociales l’étiquette de « sciences » (p.11). Ce qui
importe, en fait, est de savoir si elles peuvent être mises en continuité avec les sciences
naturelles. Les sciences sociales utilisent de nombreux outils et méthodes très éclectiques,
dont bien souvent l’expertise et le bon sens de l’expérience. L’utilisation en sciences sociales
d’outils de sciences naturelles est néanmoins insuffisante : ces sciences nécessitent des outils
spécifiques, adaptés à leur objectif, et lesquels n’existent pas encore.
Une explication naturelle du social ne s’est pas développée parce que peu en ressentent le
besoin et que cette dimension naturelle n’est pas facilement perceptible (p.12). Une façon de
naturaliser les sciences sociales serait d’établir une passerelle avec la psychologique
cognitive. L’essence naturelle des phénomènes mentaux est aujourd’hui mieux connue. On
peut voir trois façons de naturaliser ces phénomènes mentaux : soit les réduire à des
phénomènes neurologiques, soit les associer à des phénomènes neurologiques terme à terme
(mais sans pour autant les y réduire), soit éliminer tous les concepts n’exprimant pas de
phénomènes naturels (c’est ce qu’on appelle « l’éliminativisme »). On pourrait voir alors
également trois façons de naturaliser le social : soit le réduire au psychologique et au naturel
(p.13), soit associer tout phénomène social à des phénomènes naturels, sans pour autant l’y
réduire (comme Putnam ou Fodor), ou soit reconceptualiser le social pour en éliminer tout ce
qui n’est pas naturel. Chacune de ces façons se heurte à des difficultés semblant de prime
abord insurmontables (p.14). La voie du réductionnisme semble improbable, mais à coup sûr
une épidémiologie doit reconceptualiser le champ social. Elle conservera néanmoins une
association des nouveaux et anciens concepts. Rappelons que le caractère imprévisible des
phénomènes sociaux (comme ceux climatiques ou météorologiques) leur épargne
probablement une « Grande Théorie » holiste, simpliste et systématique.
Les six chapitres du livre sont des éléments indépendants d’un projet néanmoins cohérent
de « repenser l’anthropologie » (comme l’exprimait déjà Leach en 1959) (p.15). Le matériau
de ces chapitres est issu de conférences destinées à différents types de public. Les chapitres
sont issus de différents fragments mais ont été réécrits pour être lus aussi bien à la suite que
dans le désordre : le chapitre I redéfinit les concepts sociaux sur la base du matérialisme ; le II
analyse et critique les anthropologies interprétatives (p.16) ; le III met en connexion
l’anthropologie et la psychologie ; le IV montre l’éclairage mutuel possible de ces deux
disciplines ; le V essaie de modéliser l’évolution culturelle sur la base « d’attracteurs » plus
que de mèmes dawkinsiens ; et le VI tente de montrer que l’esprit est complètement constitué
de modules spécialisés, laquelle modularité semble tout à fait compatible avec la diversité
culturelle observée (p.17). La conclusion du livre est une réflexion sur les enjeux, inquiétudes
et risques (idéologiques) possible suscités par le naturalisme. Mon travail, qui avait jusque-là
porté sur la « pertinence » des représentations (avec D. Wilson), s’oriente maintenant vers
12
l’articulation entre pertinence et épidémiologie. Je remercie de nombreux amis, collègues et
proches (p.18).
Chapitre I. Anthropologues, encore un effort pour être vraiment
matérialistes !
De quoi les choses « culturelles » sont-elles faites (p.19) ? Quelle est l’essence des
phénomènes « culturels » ? Quel est le statut de l’anthropologie ? Telles sont les questions
posées par ce chapitre. Un vrai scientifique, celui qui recherche les causes des phénomènes,
doit être un matérialiste moniste. Ce matérialisme n’est d’ailleurs pas forcément un
réductionnisme, mais il doit faire en sorte que les phénomènes se présentent comme des
« problèmes traitables », plutôt que comme d’insondables mystères (p.20).
Anthropologie et ontologie
La sociologie et l’anthropologie traditionnelles ne se posent guère de question ontologique,
ou alors simplement en termes d’opposition entre dualisme et matérialisme (lequel restant
quelque peu flou). Une conception autonomiste (et dualiste) de l’anthropologie réfute tout lien
avec la psychologie et la biologie, ceci d’ailleurs sans argumentation. Il existe par ailleurs un
« matérialisme vide », qui consiste à bien admettre la matérialité des faits sociaux, mais sans
pour autant la définir, juste pour échapper à l’accusation de dualisme (p.21). Un
« matérialisme contradictoire », issu d’un marxisme mal lu, distingue dans les faits culturels,
entre des sphères matérielles (comme l’écologie ou l’économie) et immatérielles (comme la
politique ou la religion). Il s’agit en réalité d’un nouveau dualisme. Les deux issues possibles
à ce « matérialisme contradictoire » sont : d’un côté, un dualisme ; de l’autre, un
« matérialisme vide » (p.22). Mais c’est peut-être l’observation de la pratique des
anthropologues qui nous renseignera sur l’ontologie de leur objet d’étude. Les anthropologues
traditionnels ont de « bonnes raisons » de se couper des autres sciences, parce que les
phénomènes qu’ils étudient n’ont pas de correspondant dans les sciences non sociales. Notons
que l’antiréductionnisme des anthropologues peut être non pas un dualisme mais simplement
le souci de distinguer entre différents niveaux ontologiques dans un monde matériel (p.23).
L’ontologie de la psychologie : un exemple à suivre ?
La psychologie elle-même, à une époque, oscillait entre un dualisme et un matérialisme
vide (comme chez Freud ou Piaget). Les matérialistes béhavioristes, de leur côté, cherchaient
à se débarrasser complètement du mental. C’est la machine d’Alan Turing, puis le
développement de l’informatique et de l’intelligence artificielle, qui permirent l’émergence
d’une conception matérielle de la pensée. Il est devenu possible, aujourd’hui, de concevoir un
processus mental comme matériel, à la simple condition de montrer sa possibilité et sa
composition (p.24). Une hypothèse matérialiste n’exige pas forcément la démonstration
13
précise du phénomène. Il va de soi qu’un modèle d’intelligence artificielle ne correspond pas
forcément aux processus neurologiques, mais il constitue déjà une base d’hypothèses. Au delà
d’un matérialisme éliminativiste comme celui de Patricia Churchland, un « matérialisme
modeste » envisage simplement de faire correspondre à telle occurrence psychologique telle
autre de nature neurologique. Même s’il accorde une relative autonomie à l’ontologie
psychologique, ce matérialisme présente déjà de grands intérêts. L’anthropologie pourrait elle
aussi s’inspirer du matérialisme cognitif pour expliquer les phénomènes culturels, avec
comme limite évidente le fait que les processus culturels consistent en un patchwork
d’ingrédients psychologiques, biologiques et environnementaux dont la « matérialité » reste
en définitive difficilement définissable. (p.25). Une différence entre anthropologie et
psychologie, c’est que la seconde utilise des concepts qui ont tout de même un référent
matériel vraisemblable (p.26). L’anthropologie contient-elle des concepts irréductibles
comme l’a soutenu un David Kaplan ? Un tel anti-réductionnisme, basé sur une évaluation des
connaissances acquises, est d’ailleurs objectable de deux façons. Le désaccord conceptuel à
peu près total entre anthropologues ne permet pas de supposer une réelle autonomie du
phénomène culturel, même si les connaissances apportées par l’anthropologie sont déjà riches
en informations (p.27). En fait, le problème est que les théories anthropologiques se limitent
bien souvent à des interprétations des phénomènes culturels, exemptes de préoccupations
ontologiques.
Un vocabulaire interprétatif
L’anthropologie consiste en une utilisation de termes techniques plutôt que théoriques,
sans grande base ontologique. Les différents termes émergés depuis cinquante ans ne
semblent d’ailleurs pas converger vers de réels concepts (p.28). En fait, la définition de
concepts valides en anthropologie supposerait le dépassement de tous les termes développés
jusque-là. Les termes techniques énoncés par l’anthropologie sont - d’après Needham généralement « polythétiques », en cela qu’ils désignent (comme par exemple pour le « jeu »)
différents phénomènes présentant un « air de famille », mais ceci à différents degrés. Ces
termes sont diversement polythétiques selon que les phénomènes décrits partagent plus ou
moins de traits (p.29). Ces termes étiquettent des phénomènes qui se ressemblent, mais
seulement d’une certaine manière. Cette ressemblance est définie par l’anthropologue ; elle
est interprétative. De fait, certains termes forgés par les anthropologues peuvent ne se
rapporter à rien qui existe dans la réalité étudiée (comme par exemple des phénomènes
étiquetés comme « lutins ») (p.30). Pourquoi l’anthropologie est-elle interprétative ? Parce
qu’elle doit être comprise par ses lecteurs. Un terme utilisé (comme « mariage » ou
« sacrifice ») peut en fait ne rien désigner qui existe réellement.
Le mariage
Le mot « mariage », par exemple, désigne-t-il des phénomènes de même essence (p.31) ?
Peut-on définir le « mariage » comme la descendance d’enfants légitimes ? Non. La définition
14
de « légalité » donnée par Lévi-Strauss n’est pas non plus satisfaisante. Leach a d’ailleurs
montré que le « mariage » n’était qu’un assemblage de droits, et que toute définition
universelle ne pouvait donc être que vaine (p.32). Plus avant, Needham a montré que le terme
de « mariage » était un mot à tout faire, utilisé de plusieurs façons ou selon des acceptions
particulières propres à chaque anthropologue. Un anthropologue étudiant les Indiens Ebelos,
par exemple, ne va pas vraiment chercher à savoir s’ils pratiquent le « mariage » - tenu pour
universel - mais en fait quelle pratique va pouvoir être étiquetée comme telle. En définitive, le
mot « mariage » ne désigne aucun type précis de phénomène culturel (p.33). Dans la pratique,
l’anthropologue fait décrire aux Ebelos leurs différents genres de relations avec l’objectif
d’apposer sur l’une d’elles - en l’occurrence le « kliss » - l’étiquette du mot « mariage »... et
le « kliss » vient alors gonfler l’inventaire mondial des « mariages » ! Que signifie donc
d’autre le terme « mariage » qu’un composé de notions particulières (p.34) ? Il est évident que
le flou des termes anthropologiques constitue un avantage dans leur utilisation. En définitive,
c’est la ressemblance - et non pas la possession de traits spécifiques ! - qui détermine
l’application d’un terme. Plus grande est la diversité des cas de « mariage » observés dans le
monde, plus la ressemblance entre ces cas diminue. Une question est donc la suivante : la
ressemblance « observée » par l’anthropologue est-elle une ressemblance entre des choses
réelles ou entre des notions interprétées (p.35) ?
Implications
Les deux types de ressemblances, descriptive et interprétative, entraîneront des
implications ontologiques différentes : une approche descriptive pourrait montrer qu’il existe
un caractère spécifiquement « sociologique » au phénomène de « mariage » ; l’approche
interprétative, en revanche, est trompeuse, puisqu’elle ne rapporte pas exactement les
représentations de l’indigène. En fait, le terme de « mariage » ne définit rien de précis, qui
existe vraiment : il n’est qu’un outil interprétatif et synthétique à usage des lecteurs
occidentaux (p.36). Tous les termes anthropologiques, d’ailleurs, d’une façon générale, sont
interprétatifs. Ils ne nous disent rien d’autre en définitive que le fait que des idées sont
échangées entre indigènes. Il y d’autres termes, comme « classification des couleurs » ou
« pyramide des âges », qui sont certes plus descriptifs, mais ils sont néanmoins coupés de ce
que se représentent les acteurs indigènes. La seule chose certaine lorsqu’on dit « qu’un
homme et une femme sont mariés », c’est que certaines représentations d’un « mariage » sont
en circulation parmi les acteurs.
De quoi sont faites les choses culturelles ?
Un « phénomène culturel » se définit nécessairement par des représentations, que s’en font
ses acteurs ou ses spectateurs (p.38). On peut distinguer entre deux types de représentations :
« mentales » et « publiques ». Toutes sont matérielles. Toute représentation publique est issue
d’une représentation mentale et en génère d’autres à son tour. Même les codes d’interprétation
des représentations publiques (comme les langues ou les idéologies...) ont nécessairement un
15
substrat mental, matériel (voir Chomsky). Il est donc possible, aujourd’hui, de naturaliser, de
matérialiser les sciences sociales sur la base de la matérialité des représentations cognitives
(p.39).
Une épidémiologie des représentations
Chaque individu contient des millions de représentations mentales. La population humaine
contient des millions de milliards de représentations mentales. Certaines représentations
mentales individuelles sont « communiquées », c’est-à-dire transformées en représentations
publiques, avant d’être retransformées en nouvelles représentations mentales. Certaines de ces
représentations sont beaucoup plus communiquées et répandues que d’autres : ce sont celles
qu’on appelle représentations « culturelles ». Pourquoi ces représentations obtiennent-elles
plus de succès que d’autres ? Ce serait justement là l’objet de recherche d’une
« épidémiologie des représentations » (p.40). Le mode de propagation des idées revêt des
formes très particulières. Celles-ci, notamment, à chaque transmission, sont plus ou moins
transformées. Il va de soi que l’ontologie d’une telle épidémiologie est relativement
hétéroclite, puisque s’y mêlent des éléments psychologiques (pour le mental) et écologiques
(pour le public). Cette ontologie n’en demeurerait pas moins matérialiste (p.41). On ne
pourrait par ailleurs vraisemblablement définir que des épidémiologies particulières,
s’appliquant à des types particuliers de représentations. Il est donc souhaitable de viser
d’abord à établir des théories particulières, avant d’en venir à d’éventuelles généralisations.
Observons-en deux illustrations : les mythes et (à nouveau) le « mariage ».
Les « mythes »
Un « mythe » (comme par exemple celui des « oiseaux dénicheurs » chez les Indiens
Bororo) ne peut pas se résumer à une version individuelle, ni même à une version canonique :
il se constitue en toute rigueur de l’ensemble de ses versions individuelles, mentales comme
publiques (p.42). Une épidémiologie consisterait à analyser les causes et les formes de
transmission de ces différentes versions individuelles. Il est évidemment impossible de réunir
toutes les représentations existantes du mythe. Un échantillon choisi constituerait toutefois
déjà une base d’analyse intéressante. L’étude d’un mythe distingue entre trois objets : ses
représentations publiques (ou « récits »), son contenu mental (ou « histoire ») et les
enchaînements de transmissions (p.43). Chacun de ces objets peut bien être considéré comme
un phénomène matériel. Finalement, la raison de l’existence d’un mythe est due à sa
propagation. Les facteurs psychologiques (comme la facilité de mémorisation) ou écologiques
(comme l’absence de langue écrite) ont leur importance dans l’explication du succès et de la
stabilité de tel ou tel mythe. Par définition, il ne peut pas exister de « mythe » (comme il
pourrait exister de grippe) isolé : un « mythe » consiste précisément en la grande diffusion (et
transmission) d’un même récit (p.44). Une ontologie matérialiste du mythe amènerait donc à
une reconceptualisation de ce domaine. Le « mythe » (ou toute autre représentation à succès)
16
peut et doit se réduire à l’ensemble de toutes ses versions, publiques et mentales, et à leurs
enchaînements.
Le « mariage » à nouveau
Comment les institutions culturelles pourraient-elles être exprimées de façon matérialiste ?
Ce qui caractérise les institutions culturelles, c’est que certaines représentations jouent un rôle
régulateur dans la distribution d’autres, lesquelles peuvent être différentes entre elles (p.45).
L’essence ontologique d’un rite (comme par exemple celui du mariage civil français) pose
problème. Qu’est-ce que la « représentation individuelle » d’une institution (comme le
mariage de deux amis) ? C’est la rencontre entre une représentation régulatrice supérieure
(définissant ce qu’est le mariage) et la représentation (inférieure) de l’événement observé :
quiconque dit que « Jules et Jeannette sont mariés » ne décrit pas un état de chose matériel
effectif, mais réitère simplement la représentation produite par l’officier d’état civil (p.46). Le
« mariage », les « droits » et les « devoirs » sont des entités immatérielles qui existent dans
l’ontologie des indigènes. Pour notre ontologie scientifique, n’existent en tout état de cause
que des représentations publiques et mentales, des événements, et des relations entre ces
éléments. Les représentations que les indigènes se font d’entités immatérielles restent bien
matérielles. Les « institutions » sont immatérielles, mais les représentations de ces
institutions, matérielles, peuvent exercer un effet sur le comportement de l’acteur. Le
« diffusionnisme » a été un précurseur de l’épidémiologie des représentations, mais il
réduisait un peu trop les transmissions à de simples réplications. Or, la recherche récente en
cognition nous apprend que la remémoration ne restitue jamais tel quel l’objet mémorisé, ni
que la compréhension ne restitue jamais telle quelle la pensée exprimée (p.47). Une
épidémiologie matérialiste doit s’inscrire dans ce cadre de la psychologie cognitive. Une telle
épidémiologie permettrait de connecter les sciences sociales et la cognitivité, sans pour autant
réduire les premières à la seconde. Les choses socioculturelles, en définitive, ne
constitueraient ni plus ni moins que des « agencements écologiques de choses
psychologiques ».
Chapitre II. Interpréter et expliquer les représentations culturelles
Les trois ou quatre termes d’une « représentation » sont : la représentation, son contenu, un
utilisateur et éventuellement le producteur (p. 49). On peut distinguer entre des
représentations « mentales » (dans le cerveau) et « publiques » (extérieures au cerveau). Un
même individu compte plusieurs millions de représentations mentales (p. 50). Les
représentations les plus distribuées parmi la population sont dites « culturelles ». On peut
différencier parmi elles les croyances, les normes, les techniques, les mythes, les
classifications, etc.
17
Comment représenter les représentations culturelles ?
Il y a différentes formes possibles d’expression d’un même objet culturel : orale,
graphique, technique, etc. (p.51) Il est intéressant de noter, à ce titre, que, pour
« représenter » un conte comme celui du « Petit Chaperon rouge », on en vient toujours,
finalement, à rapporter son contenu. D’une façon générale, d’ailleurs, on décrit toujours une
représentation en la paraphrasant, ce qui constitue une « interprétation » (p.52). On pourrait
même dire que toute représentation est une interprétation d’une autre, et que la
« communication » consiste en une succession d’interprétations entre les domaines mental et
public. Même nos représentations des représentations d’autrui sont des interprétations. Une
anthropologie des représentations ne pourrait donc pas, elle non plus, s’émanciper de toute
interprétation. Remarquons d’ailleurs que l’interprétation d’une représentation ne nuit pas
forcément à sa communication. En revanche, l’anthropologue attribue parfois abusivement
des « représentations collectives » à des groupes sociaux ou ethniques (p.53). Citons pour
illustrer notre propos le cas de l’anthropologue Patrick Menget analysant le phénomène de
« couvade » chez les Indiens Txikaos. Analysons le discours de l’anthropologue : celui, en
décrivant au premier degré le comportement et l’intention des acteurs, décrit en réalité leur
propre point de vue, n’y croyant pas forcément lui-même ; il fait donc une « interprétation »
des représentations Txikaos. C’est d’ailleurs généralement ce que chacun fait dans la vie
quotidienne (p.54). L’anthropologue utilise également, pour définir les représentations des
acteurs, des notions qu’ils ne formulent probablement pas eux-mêmes : il synthétise alors ces
représentations par des concepts connus de lui (p.55). En fait, l’anthropologue cherche à
débusquer les représentations cachées derrière les actes et paroles des indigènes, à dégager la
rationalité cachée entre des comportements corrélés, et se base pour ce faire sur des croyances
(p.56). Remarquons que des interprétations seulement partielles des représentations d’autrui
suffisent amplement à communiquer et vivre en communauté. Notons que pour analyser les
comportements indigènes, l’anthropologue suppose une rationalité de l’acteur (p.57). Dans la
perspective de produire une représentation publique de ses travaux, enfin, l’anthropologue
interprétera ses propres interprétations des représentations indigènes. Il est donc obligé
d’interpréter ses données - ou sauf à transmettre un collage de données littérales. Pour être
compris et lu, l’anthropologue doit donc s’écarter de la fidélité et du détail, et traduire ses
pensées dans un langage synthétique et courant (p.58). Il risque alors d’utiliser pour ce faire
des termes imagés pertinents, mais dépourvus pour autant de réalité littérale.
Il existe plusieurs interprétations possibles de mêmes données ; chacun choisit la sienne
propre en fonction d’options théoriques préalables (p.59). L’interprétation est indispensable
dans la vie quotidienne. Elle est certes subjective mais peut néanmoins constituer un outil
scientifique intéressant. L’intérêt d’une donnée scientifique, en effet, n’est pas tant sa fiabilité
ou son indépendance que sa supériorité aux données à infirmer. On fait généralement
confiance à la plupart des interprétations et théories scientifiques (p.60). Certaines
interprétations ordinaires sont fiables, cependant que d’autres, spéculatives ou religieuses, le
sont moins et peuvent difficilement être considérées comme des données.
18
Comment expliquer les représentations culturelles ?
« Expliquer » une représentation culturelle, c’est la rendre intelligible, c’est l’interpréter.
C’est également montrer son origine générale dans un contexte particulier (p.61). Ce second
aspect nécessite une identification des mécanismes généraux. On peut distinguer entre quatre
grands types d’explication anthropologique :
* Les généralisations interprétatives
Elles consistent en l’interprétation d’un phénomène particulier dans une culture donnée et
en sa généralisation progressive à tous les phénomènes de même type dans les autres cultures
(p.62). Le comportement indigène est en fait interprété sur la base de comportements
européens. La généralisation interprétative imagine une signification de l’acte en soi,
transcendantale, hors du contexte et des individus, ce qui selon nous n’a pas de sens (p.63).
Par ailleurs, la généralisation interprétative, au-delà de la « signification » (illusoire) de l’acte
qu’elle dégage, ne fournit pas d’explication de cet acte.
* Les explications structuralistes
Un exemple est en donné par G. Dumézil. Les rapports entre les représentations sont
établis sur la base de ressemblances (p.65). Le problème de la démarche structurale, c’est que
l’anthropologue interprète d’abord chacune des données à comparer, et qu’à ce jeu on pourrait
trouver des ressemblances (ou des oppositions) entre n’importe quelles données prises au
hasard (p.66). Un autre problème du structuralisme, c’est qu’il n’apporte pas non plus
d’explication au comportement de l’acteur. Les représentations culturelles n’ont que des effets
visibles, indépendants de leur véritables cause ou explication (p.68).
* Les explications fonctionnalistes
Il s’agit de montrer le bénéfice d’un comportement pour l’acteur. Une première réserve est
que l’effet d’un comportement ne montre pas toujours sa motivation. L’explication
fonctionnaliste devrait pouvoir nous montrer que le bénéfice supposé du comportement
observé explique bien sa motivation, ce qui est rarement discuté (p.69). On pourrait par
exemple très bien montrer des effets négatifs de ce comportement. En fait, l’explication d’un
comportement devrait pouvoir montrer son effet sur les chances de survie de l’individu ou du
groupe. L’explication fonctionnaliste se base sur la définition de « types culturels » standards,
très discutable (p.70). De plus, le cadre culturel d’un comportement est rempli d’éléments qui
varient d’une culture à l’autre. Il n’y a donc pas beaucoup de sens à extraire un comportement
de son contexte en le rangeant dans une catégorie « occidentalo-centriste ». Des
comportements qui sont analogues en apparence peuvent avoir des causes différentes. Toute
interprétation généralisatrice est donc trompeuse (p.71).
19
* Les modèles épidémiologiques
Ce qu’on appelle « représentation culturelle » est une représentation individuelle répandue.
L’explication de son existence est donc liée aux causes de son succès. Une épidémiologie des
représentations s’inscrit comme anthropologie nominaliste et agrégative des représentations
individuelles. Observons le cas de la couvade (p.72). C’est la récurrence de certains dangers
qui crée des rites (dont l’efficacité est crue par les acteurs). Une croyance est généralement
tenue pour efficace sur la base de la confiance en les aînés. Si l’on suppose, en Occidental,
que la croyance en la couvade est inefficace, pourquoi cette croyance ne se dissout-elle pas
devant les cas de mortalité périnatale ? L’observation des faits devrait normalement montrer
aux Txikaos une absence de corrélation avec l’effet escompté, et donc l’inefficacité du rite
(p.73). Mais il est probable, en fait, que les Txikaos fassent des inférences inadéquates,
effectuent des « distorsions » cognitives. L’acteur, en effet, sélectionne souvent les faits
observés d’une manière subjective, en l’occurrence ici lorsqu’il y a mort du nourrisson.
Respecter le rite protège donc socialement en cas de malheur (p.74). Il y a chez l’homme une
disposition cognitive naturelle à donner plus de poids aux cas qui ont le plus de conséquences
personnelles. Un rite (quand bien même inefficace) est d’autant plus crédible qu’il est censé
prévenir un risque rare (la mort d’un enfant plutôt que celle d’un vieillard par exemple). Mais
ceci ne nous explique pas pour autant le contenu du rite. La cohérence culturelle proposée par
Menget, sur ce point, demeure insatisfaisante (parce qu’il y a forcément cohérence dans tout
rite culturel) (p.75).
Pour le point de vue épidémiologique, la question est de savoir pourquoi le rite, issu d’une
succession de transformations de représentations, a obtenu plus de succès que d’autres
représentations. Dans une explication épidémiologique, seuls jouent un rôle explicatif des
mécanismes mentaux individuels, et les mécanismes de communication interindividuelle
(p.76). L’approche épidémiologique permettrait également d’identifier différents types
d’enchaînements causaux, qui doivent être caractérisés et distingués les uns des autres en
fonction des propriétés qui jouent un rôle explicatif dans leur émergence et leur perpétuation.
Ces propriétés peuvent être psychologiques ou écologiques. Parmi les propriétés
psychologiques pertinentes pour déterminer les types de faits culturels, il y a des propriétés de
contenu qui (même au prix d’une interprétation) peuvent être identifiées. Ainsi les récits de
généalogie, bien que différents de culture à culture, sont probablement stables pour des
raisons universelles (p.77). Notons que la perspective épidémiologique est micro-sociologique
et agrégative.
Voilà les perspectives ouvertes par une posture épidémiologique, qui pourrait être une
rencontre entre l’anthropologie, la philosophie de l’esprit, la psychologie et l’individualisme
méthodologique.
20
Chapitre III. Anthropologie et psychologie : pour une épidémiologie
des représentations
(Malinowski Memorial Lecture, 1984)
Il est devenu obsolète aujourd’hui de distinguer nettement les champs de l’anthropologie et
de la psychologie (p.79). Les préoccupations centrales de l’anthropologie et de la psychologie,
respectivement l’explication causale des faits culturels et l’étude des processus de la pensée
conceptuelle, et a fortiori leurs relations n’en sont qu’à un stade exploratoire. Ne sont-ce pas
les processus psychologiques qui expliquent et fabriquent les faits et contenus culturels
(p.80) ? Parmi les causes psychologiques des faits « culturels », des raisons cognitives sont
peut-être plus importantes que des raisons émotionnelles. On peut imaginer qu’existe une
certaine « réceptivité » cognitive à la culture.
L’épidémiologie
De nombreuses représentations n’ont ni utilité ni effet pour l’acteur ; bien des
représentations, en effet, sont individuelles et fugaces. D’autres, en revanche, qu’on appelle
« culturelles », sont durables et répandues. Entre les deux scénarios extrêmes, il ne semble pas
y avoir de seuil bien défini (p.81). Dans ces conditions, expliquer la « culture », c’est
répondre à la question suivante : pourquoi certaines représentations ont-elles plus de succès
que d’autres ? L’explication causale des « faits culturels » relève d’une « épidémiologie des
représentations ». On peut distinguer parmi les représentations culturelles les cas d’une
diffusion lente et intergénérationnelle (« endémie », ou tradition) ou d’une diffusion
intragénérationnelle et rapide (« épidémie », ou mode). Cavalli-Sforza et Feldman (1981) ont
tenté d’appliquer aux représentations culturelles, des modèles mathématiques tirés de la
transmission des maladies (p.82). Mais les représentations se différencient des virus en cela
qu’elles ne se dupliquent pas de façon identique. Une épidémiologie devra donc tenir compte
de leurs transformations. Sa mission est d’expliquer pourquoi certaines représentations se
reproduisent de façon stable. Elle ne pourra donc guère s’inspirer des modèles médicaux.
Notons que l’épidémiologie, médicale comme culturelle, est liée à la pathologie de
l’organisme individuel (p.83), l’aspect « pathologique » de l’épidémiologie culturelle n’étant
autre que la psychologie.
Il est probable qu’anthropologie épidémiologique et psychologie se développeront en
s’éclairant mutuellement. Les rapports entre l’anthropologie et la psychologie se sont
généralement résumés jusqu’à présent à un débat réductionnisme/anti-réductionnisme, débat
que notre épidémiologie entend dépasser. Quel sens aurait-il, du reste, de vouloir « réduire »
un champ disciplinaire à un autre (p.84) ? Une épidémiologie ne peut ni se réduire ni être
autonome par rapport à un autre champ, mais doit nécessairement s’associer à une discipline
soeur. Contre les anti-réductionnistes et réductionnistes, la psychologie est (respectivement)
nécessaire mais non suffisante à l’épidémiologie.
21
Par ailleurs, au-delà de principes généraux, une analyse épidémiologique spécifique devra
être développée pour chaque domaine de représentations.
Les représentations
Une représentation implique au moins un acteur représentateur, un contenu représenté et
des processus représentants (p.85). Les représentations peuvent avoir pour contenu des
éléments aussi divers que l’environnement, des actions, des fictions ou même d’autres
représentations. Elles sont des phénomènes concrets, qui se distinguent entre « mentales »
- internes au sujet - et « publiques » - externes (p.86). Une recette de cuisine, par exemple,
(qui est un agencement de signes noirs sur du papier), constitue une représentation
« publique », de la même façon que le récit d’une histoire (qui est un agencement d’ondes
sonores). Une même représentation publique peut générer des millions de représentations
mentales.
Une épidémiologie des représentations est l’étude des chaînes causales générant ces
différentes représentations. Une représentation mentale, par exemple, peut susciter un
comportement, lequel peut générer une représentation mentale chez autrui, laquelle à son tour
peut susciter un comportement, etc. Les deux principaux types de processus épidémiologiques
sont intra-individuels et interindividuels (p.87).
On peut parler des représentations d’une façon abstraite (pour, par exemple, les classer ou
les hiérarchiser). Mais cette expression abstraite des représentations est étrangère à leurs effets
ou causes. Précisément, les propriétés abstraites des représentations n’expliquent pas leur
éventuel succès (p.88). Ces propriétés formelles des représentations sont purement abstraites,
platoniciennes, ou liées au dispositif psychologique. Elles peuvent être considérées comme
des « propriétés psychologiques potentielles », qui peuvent avoir leur utilité dans la
compréhension du succès d’une représentation. Notre épidémiologie s’enrichira de propriétés
formelles psychologiques plutôt que platoniciennes.
Présupposés
L’étude des représentations est souvent abstraite (p.89). Nombre de matérialistes affirmés
sont en fait des dualistes, parce qu’ils expliquent l’abstrait comme un effet du matériel. Or, les
« structures sociales » ne peuvent exercer un effet sur les comportements (par exemple
religieux) que par un effet intermédiaire sur la psychologie et les représentations. Le choix
nous est donné aujourd’hui entre une anthropologie structuraliste et abstraite assez peu
convaincante, et une épidémiologie des représentations qui reste à développer (p.90). Cette
épidémiologie est indispensable à l’explication de ce qui échappe à l’anthropologie
« abstraite ». Les anthropologues « abstraits » sous-estiment peut-être en fait la subtilité des
mécanismes psychologiques des représentations culturelles. Ils minimisent la complexité
cognitive et éludent les phénomènes de distorsion ou de sélection individuelle des
représentations (p.91). Car les représentations sont capricieuses : elles varient en possibilité de
compréhension, de mémorisation, de communication ou d’oubli. La difficulté de
22
compréhension, de mémorisation ou de communication d’une représentation n’est d’ailleurs
pas forcément liée à sa complexité (p.92). Pour un humain, par exemple, une histoire est plus
facile à mémoriser et retransmettre qu’un petit texte ou un grand nombre. Ce qui rend
certaines représentations plus difficiles à comprendre, à remémorer ou à communiquer, ce qui
les rend plus complexes, c’est l’organisation des capacités cognitives et communicationnelles
humaines.
Dispositions primaires et réceptivités secondaires
Comprendre comment l’anthropologie et la psychologie peuvent s’enrichir mutuellement
nécessite de distinguer entre « dispositions » et « réceptivités ». Les capacités cognitives
innées sont le fruit de l’évolution. Dans l’histoire adaptative de la cognitivité, on peut appeler
« réceptivités » les effets secondaires des « dispositions » primaires. Les réceptivités qui ont
des effets favorables et importants peuvent à leur tour être positivement sélectionnées et
devenir elles-mêmes des dispositions primaires. Elles doivent cependant leur existence à des
pressions sélectives ayant pesé sur des dispositions primaires. A leur différence, elles peuvent
trouver les conditions de leur ontogenèse ailleurs que dans l’environnement originel. C’est
ainsi que la réceptivité au goût sucré, probablement issue d’une disposition adaptative, peut
présenter aujourd’hui des effets nocifs.
Les concepts de base
Ces notions de « disposition » et de « réceptivité » doivent nous interroger car elles
peuvent nous éclairer sur les variations et les constances des systèmes de concepts entre les
cultures (p.94). Une certaine théorie suppose que la création d’un concept s’opère par la
combinaison de deux concepts acquis. Or, il est douteux que, d’une part, tous nos concepts
non décomposables soient innés, et que, d’autre part, tous les concepts se forment par la
combinaison d’autres. Une autre hypothèse serait celle de l’apprentissage d’un concept par
désignation de l’objet. Mais alors, comment l’enseigné peut-il deviner avec fiabilité
l’ingrédient qui, dans l’objet désigné, correspond au concept enseigné ? Ces deux hypothèses
de « composition logique » et « d’ostension » peuvent néanmoins s’éclairer mutuellement :
l’ostension, en effet, peut réussir si elle est opérée à l’intérieur de contraintes logiques fortes.
On peut supposer, par exemple, qu’existe un « schéma inné de concept zoologique ». Le
parent (ou l’enseignant) désigne quelque chose qui est « attendu » par l’enfant. On peut très
bien envisager que les humains aient une disposition « naturelle » forte à intégrer certains
concepts. On peut également émettre l’hypothèse qu’existent des « concepts de base »,
facilement intégrés par tous les humains, quelle que soit leur langue (p.96). La formation de
ces concepts de base semblerait gouvernée par l’inné. Mais ces observations peuvent-elles
s’étendre à tous les concepts ? On peut en douter. Les concepts complexes, en effet, semblent
acquis plus par « réceptivité » que par disposition.
23
Les représentations culturelles
Les capacités cognitives agissent comme un « filtre » des représentations du monde (p.97).
Les croyances humaines ont généralement un caractère rationnel. Par delà son aspect flou et
discuté, la notion de « rationalité » suppose un fondement empirique et une cohérence des
représentations. La rationalité présuppose donc des mécanismes cognitifs qui tendent à
prévenir ou éliminer les contradictions empiriques ou logiques. Durkheim ou Geertz ont émis
l’hypothèse du filtrage de toutes les croyances par les mêmes mécanismes cognitifs. Peut-être
certaines croyances relèvent-elles de différents filtres cognitifs, comme les croyances
religieuses et scientifiques (p.98).
En quoi consistent les croyances empiriques, non religieuses ? L’esprit les stocke comme
des descriptions vraies du monde : elles sont formulées par des concepts de base concrets, et
leur cohérence est testée en permanence. Ces connaissances empiriques sont fiables parce
qu’elles sont très contrôlées, mais elles sont également rigides et monovalentes. Les capacités
à traiter des représentations de représentations sont probablement plus flexibles.
L’esprit humain ne décrit pas seulement le monde, mais aussi ses propres états, ceci grâce
au « langage de la pensée », comme le dit Fodor (p.99). Cette capacité « métareprésentationnelle » permet de mettre en doute des représentations, une capacité qui échappe
aux animaux. La capacité méta-représentationnelle permet également de compléter ou de
corriger des informations défectueuses. Les enfants, par exemple, utilisent chaque jour cette
capacité pour intégrer des représentations qu’il ne peuvent comprendre que de façon partielle.
De la même façon, les adultes, lorsqu’ils rencontrent des concepts nouveaux, qu’ils ne
peuvent pas encore comprendre tout à fait, les enchâssent dans des méta-représentations
temporaires (p.100). La capacité d’enchâssement rend possible l’intégration de concepts non
encore bien compris. Ces idées à demi-comprises peuvent être intégrées sans grande
contrainte de cohérence.
La raison du succès des concepts mystérieux consiste d’ailleurs peut-être en leur pouvoir
évocateur, donc mnésique. L’acteur essaie d’éclaircir la représentation à demi-comprise en
puisant dans ses connaissances et concepts existants (p.101). On peut appeler « mystères
pertinents » les représentations évocatrices, étroitement liées aux représentations de l’individu
et cependant jamais éclaircies. Il va de soi que les croyances irrationnelles contredisent le bon
sens et l’expérience ordinaire. Ces croyances ne sont pas rationnelles mais ont une fonction de
mystère (p.102). Contre l’anthropologie classique rationaliste, les croyances religieuses ne se
développent donc peut-être pas sur des dispositions mais sur des réceptivités.
La mémoire et la littérature orale
L’épidémiologie des représentations suppose une étude non seulement de la formation des
concepts mais également de leur mémorisation, remémoration et communication. Il va de soi
que, dans les sociétés de tradition orale, les représentations culturelles doivent être faciles à
remémorer, les représentations difficilement mémorisables se trouvant soit oubliées, soit
simplifiées (p.103). L’importance des contes dans la mémoire orale témoigne de leur succès.
24
Les raisons de ce succès pourraient être éclairées par des apports conjoints de la psychologie
et de l’anthropologie, restées jusque-là isolées l’une de l’autre. L’émergence de modes écrits
ou audiovisuels de communication rend en revanche le filtrage individuel moins exigeant, au
dépend donc des contenus oraux traditionnels.
Dernières remarques
L’épidémiologie des représentations n’est pas une approche concurrentielle mais
complémentaire aux anthropologies classiques. Sa vocation est d’expliquer l’origine des
représentations culturelles et d’établir un lien entre la psychologie et l’anthropologie. On
pourrait objecter que l’ambition de l’épidémiologie est un peu grande, qu’elle est incapable,
par exemple, d’expliquer des phénomènes « culturels » comme les institutions sociales, non
intériorisables par l’esprit (p.104). La réponse est que l’épidémiologie n’étudie pas les
représentations en elles-mêmes, mais leur distribution. Certaines d’entre elles sont distribuées
de façon homogène ; d’autres, de façon différentielle. Ce sont ces dernières qui caractérisent
les institutions. Ce qu’on appelle « institution » consiste en fait en un processus de
distribution de certaines représentations, incluant d’autres représentations qui gouvernent ce
processus. Ceci explique leur perpétuation et montre que les « institutions culturelles »
relèvent bien d’une « épidémiologie des représentations ». Par exemple, cette « institution »
de « Malinowski Memorial Lecture » pourrait s’exprimer sous la forme d’une succession et
agglomération de représentations de toutes sortes, lesquelles sont gouvernées par une
représentation supérieure.
Chapitre IV. L’épidémiologie des croyances
Une explication anthropologique de la formation culturelle des représentations ne peut être
bien évidemment que théorique et spéculative (p.107).
Spéculations anthropologiques
Les représentations culturelles peuvent être « descriptives » ou « normatives », « simples »
ou « complexes », « verbales » ou « non-verbales » (comme par exemple un masque). Une
représentation implique trois termes : une chose en représente une autre pour quelqu’un
(p.108). On peut distinguer des représentations « mentales » (internes) et « publiques »
(externes). D’après Fodor (1975), une « représentation publique » n’est réellement une
représentation que si elle est représentée mentalement par quelqu’un. Inversement, toutes les
représentations mentales ne sont pas forcément publiques. De nombreux sociologues
(culturalistes et structuralistes) et philosophes comme Wittgenstein (1953), Burge (1979) ou
Vygotsky (1965), pensent de leur côté que les représentations publiques précèdent les
représentations mentales, parce que les représentations mentales ne sont pas visibles et
qu’elles ne sauraient se passer de systèmes comme la langue ou l’idéologie. Il est vrai que la
25
formation de représentations mentales provient en grande partie de représentations publiques,
et dépend de la langue (p.109), mais il semble improbable que l’acteur puisse intégrer des
représentations publiques s’il ne dispose pas au préalable d’un système de représentations
mentales : ceux pour qui les représentations publiques sont premières ne peuvent pas
simplement penser que tout individu est né dans un monde rempli de représentations
publiques (sur lesquelles il s’appuie certes forcément) ; les partisans de
l’environnementalisme représentationnel devraient théoriquement supposer que les
représentations publiques ont une signification en soi, indépendamment des hommes (comme
chez Geertz) (p.100). Mais comment imaginer alors, quand on est vraiment matérialiste, la
« matérialité » des représentations publiques et leur origine ? Geertz élude la question de
l’ontologie des représentations culturelles pour n’étudier que leur signification. Or, la question
des représentations culturelles peut-elle éluder celle de leur ontologie (p.111) ? Un
anthropologue matérialiste doit toujours préférer une description matérielle de toute entité, y
compris « culturelle ». Même une représentation mentale peut être matérialisée (comme
cherchent par exemple à le faire les psychologues cognitifs). Que l’on soit matérialiste ou
dualiste, donc, de toute façon, se pose cette question de l’ontologie des représentations
culturelles. Un matérialisme implique que ces représentations mentales sont matérielles et ont
un lien avec le monde, qui leur confère un « sens », une « signification ». Les représentations
publiques, en revanche, n’ont un « sens » qu’à travers celui que leur attribue l’utilisateur,
grâce à ses représentations mentales (p.112). Généralement, les représentations publiques ont
le même sens pour leurs producteurs et leurs utilisateurs. C’est cette similarité qui leur donne
l’illusion d’une existence propre, abstraite (comme par exemple une « langue », une
« croyance » ou un « trait culturel »). Une notion abstraite peut être utile, mais elle n’a pas
d’existence matérielle propre.
D’un point de vue matérialiste, donc, il n’y a que des représentations mentales qui naissent,
vivent et meurent à l’intérieur de crânes individuels, puis des représentations publiques, qui
sont des phénomènes matériels ordinaires - ondes sonores, agencements de lumières... - dans
l’environnement des individus (p.113). Ce qu’on appelle « croyance culturelle » n’est en fait
qu’un ensemble de représentations individuelles mentales et publiques, dont les significations
sont respectivement intrinsèque et attribuée. Ces millions de représentations suffisent à
expliquer, par leurs interactions causales, les phénomènes dits « culturels ». Les
représentations culturelles « communes » à une population sont en fait des représentations
individuelles très semblables, dont une représentation publique constitue une version
« médiane ». Les représentations « culturelles » consistent en des représentations individuelles
très partagées.
L’anthropologie culturelle consisterait à expliquer le partage massif de certaines de ces
représentations : ce serait une « épidémiologie des représentations » (p.114). Cette idée avait
déjà été formulée par Gabriel Tarde (1895, 1898) et certains biologistes contemporains. Les
épidémiologies antérieures présentent à nos yeux le défaut de concevoir la déformation des
représentations comme des erreurs. Or, une telle conception, « réplicationniste », est erronée à
deux titres : non seulement elle fait abstraction des différences interindividuelles, mais encore
elle suppose que la communication se réduit à un processus de codage-décodage. En effet, la
26
communication d’une représentation se fait d’une façon certes souvent ressemblante, mais
rarement fidèle, et en tout cas jamais exactement identique (p.115). Une stricte réplication
(pour autant qu’elle existe) constituerait un cas limite de ressemblance maximale, plutôt
qu’une norme en matière de communication. Toute communication consiste en une
transformation, oscillant entre une très haute fidélité et une perte totale de l’information.
Ne peuvent par conséquent devenir « culturelles » que des représentations beaucoup
répétées, et ceci de façon fidèle. La tâche d’une « épidémiologie » consistera à savoir
pourquoi se forment (ou disparaissent) des « familles » de représentations semblables. Il reste
illusoire, en revanche, d’imaginer un même modèle épidémiologique adapté à différents types
de représentations (p.116) : une épidémiologie des représentations doit être considérée plus
comme une démarche ou un outil générique, que comme une recette éclairant des problèmes
particuliers.
On peut distinguer, concernant le succès d’une représentation, entre des facteurs
psychologiques, environnementaux et écologiques. Les facteurs psychologiques peuvent
consister en une facilité de mémorisation, en certains acquis préalables ou en la motivation de
l’acteur ; les facteurs écologiques se manifestent par la récurrence de situations ou l’existence
d’institutions précises. Notons que les facteurs de contagion d’une idée sont généralement
eux-mêmes l’effet de représentations (p.117).
Attention : la « société » ou la « culture » ne constituent pas des organismes. Une
épidémiologie ne doit donc pas être holiste, mais ouverte à la complexité et l’indétermination
du monde. Enfin, la psychologie d’une représentation pose forcément la question de son
épidémiologie, et vice-versa.
* Réflexions psychologiques
On peut supposer que les croyances humaines sont cognitives et rationnelles, ce en dépit
d’illusions perceptuelles ou de fautes de raisonnement occasionnelles (p.118). D’un point de
vue biologique, une anthropologie rationaliste est tout à fait vraisemblable. L’une des
fonctions essentielles de la cognitivité est d’ailleurs de représenter la réalité du monde dans
l’esprit du sujet. L’idée que la cognitivité relève d’une « construction sociale » est, en
revanche, plutôt douteuse (p.119). Qu’est-ce qu’une « croyance » ? Nous attribuons
généralement une croyance à autrui sur la base de comportements de sa part que nous
supposons être l’effet de cette croyance. On pourrait dire qu’une « croyance » est une
« disposition à adopter une proposition ». Comment l’homme est-il disposé à adhérer à une
proposition ? Vraisemblablement sur la base d’une « boîte à croyance », dans laquelle sont
emmagasinées un ensemble de représentations du monde. Nombre de nos croyances, en effet,
ne sont pas pré-emmagasinées (p.120). On peut supposer que les croyances non représentées
sont inférées par des croyances représentées. Ces croyances non représentées seraient
produites par un dispositif inférentiel inconscient, lequel suppose tout de même une certaine
rationalité dans la construction des croyances (p.121). Des croyances fondées sur la simple
perception induisent déjà une cohérence entre elles. On peut penser que notre dispositif
inférentiel est capable de repérer des incohérences et d’élargir les cohérences. Par ailleurs, il
27
est probable qu’un grand nombre de croyances humaines procèdent non pas de perceptions
mais de communication cérébrale interne.
Les humains sont capables de « méta-représentation », c’est-à-dire d’une interprétation, qui
n’est pas perceptuelle. Cette interprétation produit des opinions et des théories. Par ailleurs,
les humains accordent différents degrés de fiabilité dans leurs idées, et de croyance en elles.
Un enfant peut par exemple adopter de façon temporaire un concept qui reste encore un peu
obscur pour lui, qu’il ne comprend pas vraiment tout à fait (comme par exemple la sexuation
des plantes) (p.122). Ce type de croyance incomplète peut difficilement cohabiter avec des
croyances véritables. Il est donc probable que cette semi-croyance soit enchâssée comme une
conjonction hypothétique de plusieurs croyances déjà intégrées et supposées vraies. C’est
ainsi qu’une croyance partielle peut avoir l’air intégrée, parce qu’elle est enchâssée comme
inférence de croyances intégrées (p.123).
Distinguons deux types de croyances : « intuitives » et « réflexives ». Les croyances
intuitives recouvrent des concepts perceptuels de base ou des concepts abstraits innés ; ces
croyances sont fiables, superficielles, descriptives et de « bon sens » (p.124). Les croyances
réflexives, en revanche, ne sont pas perceptives et spontanées : elles sont construites par
l’acteur ou reçues de l’extérieur. Ces croyances réflexives peuvent être admises par le sujet
selon différents degrés de fiabilité. Leur degré de croyance dépend notamment du contexte de
validation. Une croyance partielle peut par exemple être un premier pas vers la
compréhension d’un concept nouveau, avant de devenir une croyance intégrée (p.125). Une
croyance réflexive attend des éléments de confirmation perceptifs pour devenir intuitive.
Ainsi, il va de soi que l’apprentissage religieux ne peut donner naissance qu’à des
croyances incomplètes. Une croyance religieuse ne pourra jamais devenir intuitive. C’est
d’ailleurs peut-être justement ce en quoi cette croyance est attractive.
Dans tous les cas, l’établissement (temporaire) d’une croyance partielle est permise par la
confiance en une autorité (p.126). On peut dire que, de ce point de vue, l’acceptation de
croyances scientifiques est analogue à celle de croyances religieuses. Une différence, en
revanche, est que la croyance du théologien demeurera toujours un mystère, cependant que
celle du scientifique est rationnelle, cohérente et, surtout, vérifiable. Croyances scientifiques
et religieuses sont donc de natures différentes. Les croyances à demi comprises sont très
fréquentes. Bien qu’à demi comprises, elles demeurent néanmoins rationnelles (p.127).
Croyances intuitives et réflexives sont toutes deux rationnelles, mais de deux façons
distinctes.
Enfin, c’est probablement la confiance en une autorité qui explique les différences de
croyance selon les cultures.
Différents types de croyances, différents mécanismes de distribution
On peut s’attendre à ce que les croyances intuitives, qui sont homogènes, se distribuent de
la même façon, cependant que les croyances réflexives se distribuent de façons diverses
(p.128). Les croyances intuitives sont acquises chaque jour, sans fournir d’effort, dans
n’importe quelle société, ce probablement grâce à l’aide des structures innées. Ces croyances
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intuitives sont généralement spécialisées et universelles, et la perception et la communication
sont toujours impliquées dans leur construction (p.129). La grande distribution d’une
croyance ne passe pas forcément par la communication : elle peut être simplement due à des
perceptions communes (p.130).
La croyance et ses concepts sont-ils perçus ou reçus ? Le mot « noir », par exemple, est un
mot acquis pour étiqueter une notion innée. L’idée de noirceur du charbon est un
enrichissement acquis de structures innées. On peut dire que les croyances intuitives générales
s’appuient sur des structures innées, qui sont ensuite culturellement enrichies (p.131). Les
croyances intuitives, qu’on étudie peu, sont pourtant très importantes sur le plan du
comportement humain et la formation des croyances réflexives.
Il va de soi que les croyances réflexives répandues doivent leur distribution presque
exclusivement à la communication. Observons trois cas différents de communication : un
mythe, la croyance en l’égalité native des hommes et un théorème mathématique complexe.
La croyance au mythe, d’abord, est due à son attrait et à la confiance envers l’autorité de
l’Ancien. Ce mythe peut d’ailleurs au fil du temps perdre de sa crédibilité et se transformer en
conte (p.132). La croyance en l’égalité native des hommes, ensuite, est purement réflexive et
distribuée par la communication : on ne saurait en effet la constater soi-même, de façon
perceptive (p.133). Le succès de cette croyance est probablement dû à sa forte utilité
politique. Notons à cet endroit que la diffusion d’une croyance politique dépend plus de
l’environnement institutionnel que de facteurs cognitifs (p.134). Un théorème mathématique
complexe (comme la « preuve de Gödel »), enfin, ne saurait être cru autrement que par
communication. C’est la compréhension d’un théorème qui induit sa croyance : les théories
scientifiques sont crues parce qu’elles sont comprises, ou bien crues (et mal comprises) par
confiance envers ceux qui les ont comprises. On voit donc que ces trois types de
communication de croyances diffèrent dans leur répartition de facteurs cognitifs et
écologiques (p.135). Au delà de la diversité des croyances culturelles, intuitives comme
réflexives, partiellement ou pleinement comprises, il est donc nécessaire d’analyser leur
traitement cognitif et mode de communication ; on pourrait dire que « la culture est le
précipité de la communication et de la cognition dans une population humaine ».
Chapitre V. Sélection et attraction dans l’évolution naturelle
Pourquoi ne pas essayer de trouver une explication mécaniste et naturaliste des
phénomènes culturels (p.137) ? Le naturalisme permet d’éclairer les micro-mécanismes, qui
permettent de comprendre les gros, et vice-versa. Rarement les sciences sociales sont
naturalistes ; au contraire, elles prêtent généralement des pouvoirs causaux à des entités
transcendantales. Osons choisir une ontologie nominaliste agrégative (p.138) ! Notre
environnement est peuplé de productions publiques durables (comme les maisons ou les
vêtements) ou éphémères (les grimaces ou les paroles). Ces productions publiques, bien sûr,
sont associées à des représentations mentales, à la fois comme causes et comme effets. Les
causes et effets successifs des productions publiques constituent des sortes de « chaînes
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causales » culturelles. Quand les causes et les effets d’une production se ressemblent, on peut
dire qu’on est en présence d’une « chaîne de communication » (p.139). Les « énoncés », par
exemple (« représentations publiques ») sont le fruit d’une telle chaîne.
Le modèle de la sélection
L’unité et la persistance de certaines représentations suggèrent l’idée d’une sélection de
type darwinien (p.140). Certaines représentations s’auto-répliquent mieux (même avec de
légères mutations) que les autres. Pourquoi ? Une représentation à forte auto-réplication a été
appelée un « mème » par Dawkins (p.141). L’évolutionnisme darwinien a probablement un
fort pouvoir explicatif de nombreux phénomènes humains. Il va donc falloir adopter une
conception nouvelle, biologique, de la culture. Les représentations sont toujours
communiquées d’une manière transformée, et ceci par un processus cognitif actif de la part du
sujet. Dawkins partage notre objection à l’analogie génétique (p.142). Il fait remarquer que la
sélection darwinienne s’applique également à des phénomènes non-biologiques, comme les
« chaînes de solidarité » postales. Pour être soumis à un processus de « sélection », des
réplicateurs doivent être variables et soumis à différentes probabilités de réplication (p.143).
Pour qu’il y ait « sélection », il faut également que la fréquence de mutation des informations
soit mesurée (ainsi que l’a exprimé Williams (1966)). Contrairement à la génétique, on peut
se demander si la fréquence de mutation des représentations culturelles peut produire un effet
cumulatif (p.144). Il existe certes des processus de réplication fidèle des représentations
publiques. Le succès d’une idée est dû non pas à sa diffusion massive mais à son impact sur
les esprits. Une haute fidélité de réplication peut être observée parmi les représentations
publiques, mais on peut considérer ces représentations publiques comme des copies de
représentations mentales. Les véritables « mèmes » (copies fidèles) consistent-ils en fin de
compte en représentations publiques ou mentales (comme le pense Dawkins) ? (p.145).
Hormis la mécanisation, rares sont les mèmes publics (comme les objets ou chansons).
De quel autre objet un objet culturel est-il la copie ? Probablement d’un certain nombre,
aux parts de « parentalité » variables. On pourrait imaginer qu’un objet culturel est le produit
d’un « morphing », d’un mélange de différents objets, en différentes pondérations (p.146). A
la différence des gènes, les objets culturels peuvent se reproduire par degrés d’influence de
leurs différents ascendants. Ce qui est néanmoins commun aux modèles du mème et de
l’influence est la compétition et le succès (ou non) dans la descendance. Le modèle du mème,
en fait, serait un cas limite d’influence binaire de type 0 %/100 % (p.147). Les modèles du
mème binaire en psychologie ne laissent que peu de marge d’action à l’acteur, tout au plus le
choix des objets répliqués, mais sans transformation ou invention, supposition peu pertinente.
Le modèle de l’attraction
Ces deux modèles du mème et de l’influence considèrent à tort l’un comme l’autre que la
représentation culturelle est retransmise sans grande influence de l’acteur. Or, il n’y a pas
simple réplication mais correction des mèmes retransmis (p.148), car le cerveau construit ses
30
propres représentations sur la base des inputs reçus. Une opinion sur un personnage célèbre,
par exemple, est probablement construite non pas par un mélange des inputs reçus, mais sur la
base de représentations antérieures, déjà intégrées. De la même façon, l’usage de la langue ne
procède pas exactement par imitation, réplication ou mélange de mots déjà appris, mais le
langage se construit sur la base d’une « grammaire générative » (comme l’énonça Chomsky).
Les seuls indices linguistiques, en effet, ne peuvent pas suffire à l’enfant pour construire son
langage (p.149). Comment les enfants parviendraient-ils à parler la même langue en dépit de
conditions différentes - et parfois défectueuses - de l’apprentissage ? C’est justement ce
qu’explique la grammaire biologique de Chomsky : l’apprentissage de la langue par l’enfant
est permis par des indices reçus, mais qui nourrissent sa grammaire biologique interne.
On pourrait citer un autre exemple : celui des contes. Leurs différentes reproductions
varient certes toujours de l’original (p.150). Mais les versions défectueuses d’un conte
connaissent moins de copies. Pour quelles raisons ? Parce que d’une part elles engendrent
moins de descendants, et que d’autre part ces descendants ont une plus faible probabilité
d’être copiés (parce que ces versions défectueuses sont probablement moins pertinentes pour
l’esprit humain). La transmission des représentations est donc bien plus distendue que celle
des gènes (p.151).
L’homogénéité culturelle d’une population est probablement causée par une orientation de
la transmission des objets culturels vers des positions « d’attracteur » dans l’espace des
représentations possibles. Se pose alors la question de savoir quel modèle adopter pour
exprimer ce type de transmission et d’évolution. Imaginons que dix mille représentations
préexistent et vont se reproduire sur un damier constitué de cent « cases-types » différentes
(dix sur dix). Au bout d’un certain nombre de générations, ces représentations, qui étaient
toute différentes au départ et régulièrement dispersées sur le damier, se sont finalement
concentrées autour de deux « pôles d’attraction » essentiels (c’est une supposition). On
pourrait imaginer que cette situation a été produite par la disparition des unes et une meilleure
réplication des autres (p.152). Mais on peut également supposer que, dans la mesure où les
représentations se transforment un petit peu à chaque transmission, celles-ci ont subi un
mouvement d’attraction vers ces « pôles de concentration ». Ces représentations auraient donc
subi une « attraction » vers un ou plusieurs centres de gravité. Comme les descendants sont
des transformations de leurs parents, ce sont probablement les différences de probabilité de
transformation qui expliqueraient le mieux la distribution finale observée (p.153).
Transformation et réplication peuvent certes se combiner, mais là encore les concentrations
s’expliqueront probablement par l’attraction. On pourrait donc exprimer le succès et la
concentration de certaines représentations dans une population par un phénomène
« d’attraction » (p.154). Attention : ce phénomène « d’attraction » est une notion purement
abstraite, ne visant qu’à essayer d’illustrer une hypothèse, non pas à la fonder ou l’expliquer
(p.155).
31
Facteurs écologiques et facteurs psychologiques
Il est possible que les « attracteurs » soient déterminés par deux types de facteurs :
psychologiques (d’organisation mentale ou comportementale) et écologiques (de contexte, de
situation). On pourrait voir essentiellement quatre niveaux d’intervention des facteurs
écologiques et psychologiques dans la transmission culturelle : celui de l’évolution biologique
générale, celui de l’histoire sociale et culturelle, celui du développement cognitif et affectif
des individus, et celui des microprocessus de transmission (p.156).
On sait que l’idée d’un cerveau vierge à la naissance est dépassée. Il semble au contraire
que le cerveau soit un produit de l’évolution, avec des modules adaptés à l’intégration et la
fixation de certains contenus culturels. On peut supposer que l’évolution a produit un degré
optimal d’efficacité cognitive du cerveau, en tout cas dans le processus de sélection et de
connexion des contenus et des perceptions (p.157). Le « degré de pertinence » du traitement
des informations dépend de facteurs environnementaux, mais également génétiques. On peut
penser que le cerveau humain montre également une efficacité optimale dans la production
d’actes, de paroles ou d’objets. Le potentiel mental des hommes est probablement stable au fil
des générations, avec des différences d’épanouissement dues à l’environnement (p.158). Le
mental de l’individu s’enrichit grâce à l’interaction du « pool » culturel (des représentations
crées, intégrées et retransmises) et de l’environnement. En quoi consiste « l’environnement
culturel » ? En un ensemble d’objets, matériels, dont l’intégration s’effectue selon des moyens
tout aussi matériels. Il est probable que l’identité des « attracteurs » évolue au fil de l’histoire,
de façon relativement indéterminée, liée essentiellement à des contingences écologiques
(p.159).
L’évolution culturelle, par ses jeux de transformation de représentations mentales et
publiques, tend à moduler la place des attracteurs et les densités relatives de représentations
autour de ces attractions. Une forte densité de représentations publique va renforcer le poids
d’un attracteur, parce qu’elles attirent l’attention sur lui. En revanche, une forte densité de
représentations mentales affaiblit l’attracteur, parce qu’elles atténuent sa pertinence. Les
coutumes vestimentaires, par exemple, (représentations publiques), constituent de puissants
attracteurs, mais ceux-ci perdent de leur pertinence par leur haute prévisibilité. Ceci explique
ainsi le phénomène de « mode », attracteur concurrent temporaire, qui va perdre de son attrait
à mesure de son succès (p.160).
Certaines pratiques sont stables sur le long terme, ceci probablement pour leur pertinence :
soit parce qu’elles sont bienfaitrices pour l’individu, soit parce qu’elles sont la bannière d’une
minorité, soit parce qu’elles procurent un privilège personnel ou soit enfin parce qu’elles
constituent un outil explicatif universel (comme par exemple les pratiques religieuses).
Il est possible que la détermination génétique des attractions psychologiques décroisse
avec l’âge, parce que l’individu devient de plus en plus autonome. La transmission culturelle
et le degré de fiabilité ou de transformation des représentations varient au cours de la vie de
l’individu, selon les circonstances et les motivations.
On peut dire en conclusion de ce chapitre que ce sont les micro-mécanismes culturels qui
expliquent l’évolution culturelle générale des individus et des sociétés (p.162). Une
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représentation est toujours retransmise de façon transformée, sous l’influence notamment
d’autres représentations déjà acquises. La raison de l’existence de contenus culturels stables
est probablement due à une exagération cumulée des ressemblances et des dissemblances,
ainsi qu’à l’attraction des représentations vers des directions communes. On pourrait dire que
« l’évolution culturelle » est causée par l’effet cumulé de différences de fréquences dans la
transmission et la transformation de toutes les représentations entre les individus d’une
population (p.163).
Chapitre VI. Modularité mentale et diversité culturelle
Le philosophe de l’esprit Jerry Fodor s’oppose à l’idée d’un continuisme entre les
processus perceptuels et conceptuels (p.165) : il suppose en effet la connexion de modules
perceptifs périphériques autour d’une pensée centrale monocorps. Les deux idées principales
de ce chapitre seront de défendre, contre Fodor, l’hypothèse d’une modularité complète de
l’esprit, et de lier cette modularité complète avec le naturalisme culturel d’une
« épidémiologie des représentations » (p.166). Une telle modularité cognitive, en effet,
semblerait compatible avec la diversité culturelle observable.
Deux arguments de bon sens contre la modularité de la pensée
Opérons une distinction entre modules « perceptuels » et « conceptuels ». Leurs « inputs »
et « outputs » seront évidemment de natures différentes. En quoi consiste un « module
cognitif » ? On peut dire qu’il s’agit d’un dispositif computationnel spécialisé et
génétiquement déterminé. La diversité et l’évolutivité des domaines cognitifs humains
paraissent évidemment, de prime abord, contredire l’hypothèse d’une prédisposition génétique
(p.167). Il est probable, en fait, que la modularité conceptuelle se différencie selon des critères
différents que pour la modularité perceptuelle (p.168). Les modules conceptuels sont
spécialisés pour un type de tâche ou de concept. Il est certes nécessaire à l’esprit humain, à un
moment donné, d’intégrer et de connecter toutes les informations conceptuelles, mais ceci
n’est pas incompatible avec notre hypothèse de modularité (p.169). Parmi les domaines
conceptuels, on peut notamment distinguer entre « spécialisés » (comme par exemple la
zoologie) et « transversaux » (comme la philatélie). On peut repérer également trois capacités
innées de base, traitant de la physique, de la biologie et de la psychologie naïves (p.170).
Modularité et évolution
Fodor décrit des modules cognitifs innés, automatiques, rapides et cloisonnés (p.171). Les
modules spécialisés sont le produit de l’évolution. Fodor estime que la modularité a dû
précéder le système central dans l’évolution : des modules d’inputs perceptifs auraient vu
émerger un module central non directement perceptif (p.172), ce module conceptuel étant
câblé de façon innée.
33
Imaginons par exemple que des ancêtres des hommes, qu’on appellerait « protorgs », aient
de bonnes raisons de craindre les éléphants. Ces éléphants émettent, de façon associée, des
bruits et des vibrations au sol. Or, nos protorgs s’enfuient en permanence parce qu’ils ont peur
de tout bruit et de toute vibration, ce qui est néfaste à leur sérénité et à leur reproduction. En
revanche, s’ils se munissent d’un module d’inférence conceptuelle leur permettant d’associer
le bruit et les vibrations comme conditions nécessaires de fuite, alors ils vont s’enfuir moins
souvent, de manière plus pertinente, et vont certainement plus facilement survivre (p.173).
Ces « orgs » se sont munis d’une « andgate », favorisant leur survie et leur reproduction.
Mais contre Fodor, il semble peu plausible que l’évolution ait échangé les modules efficaces et rapides - contre un « système central » (p.174). J’envisagerais plutôt que
l’évolution a produit une amélioration des modules, mais sans démodularisation (qui serait
trop peu automatique et efficace) (p.175). L’hypothèse « démodularisationniste » de Fodor me
semble douteuse par intuition évolutionniste (p.176). En revanche, on peut très bien imaginer
l’hypothèse de modules de plus en plus nombreux et complexes (p.177). Rappelons-nous
toujours qu’aucun dieu n’a conçu le cerveau d’une manière rationnelle et unitaire. Il serait
donc tout à fait logique qu’à chaque procédure cognitive observable corresponde en fait un
module propre, apparu au cours de l’évolution. Je suppose même que les modules sont si
nombreux et diversifiés qu’ils peuvent être spécialisés jusqu’au traitement d’un seul concept.
Le cerveau, en réalité, est vraisemblablement plus un patchwork chaotique qu’une belle
machine planifiée.
Modularité et intégration conceptuelle
La multiplication des modules conceptuels aboutit à une provenance d’inputs non plus
seulement de modules perceptuels mais également conceptuels (p.178). On imagine aisément,
par exemple, l’utilité d’inputs provenant d’un module conceptuel interprétateur de signaux.
Nos orgs pourront ainsi opérer utilement la distinction entre des dangers d’éléphants ou de
serpents. Nous savons aussi que les humains traitent des informations non pas seulement
perceptives mais également symboliques, comme la parole, l’image ou le texte. On pourrait
donc tout à fait concevoir qu’un module conceptuel ne soit alimenté que par des inputs en
provenance d’autres modules conceptuels. Ce serait le cas, par exemple, d’un signal de danger
motivé par la menace d’un animal spécifique, ou par l’appréhension d’une menace pesant sur
ses propres congénères (p.179). On pourrait en fait imaginer le schéma d’un réseau complexe
de modules conceptuels, alimentés par des inputs d’origine ou bien perceptuelle ou bien
conceptuelle, et ceci en tout ou partie.
Un tel système modulaire permettrait-il à l’esprit humain d’être « flexible », c’est-à-dire
d’apprendre ? On peut penser que nos orgs sont capables d’un minimum d’apprentissage,
« d’imprinting », comme par exemple de distinguer leur propre mère des autres femelles. Il
est possible que les modules cognitifs, bien que « câblés » génétiquement, soient
« initialisés » (p.180). Un exemple « d’initialisation » cognitive de ce genre serait la
« grammaire générative » de Chomsky : cette structure innée est « initialisée » par les
paramètres linguistiques environnementaux.
« L’initialisation » d’un module cognitif
34
consisterait également à « saisir » des paramètres environnementaux. La capacité de
distinguer entre plusieurs congénères, par exemple, peut supposer la réplication d’un
« module patron » en autant de copies de micromodules spécialisés initialisables (p.181). Un
exemple chez l’homme d’initialisations successives d’un module patron et de création de
micro-modules spécialisés pourrait être illustré par les concepts de différentes espèces
vivantes : celles-ci, en effet, sont vraisemblablement câblées génétiquement et en attente
d’inputs perceptuels. Le cogniticien éthologue David Premack pense d’ailleurs qu’existent
plusieurs catégories et niveaux de modules-patrons, selon les degrés de catégorisation des
êtres vivants. Les plus gros de ces modules constitueraient des « méta-patrons » (p.182).
On peut supposer que les modules conceptuels ne traitent et répercutent en outputs que des
inputs (conceptuels) appartenant à un répertoire de concepts précis (p.183). Une idée ou une
conclusion peut ainsi constituer l’aboutissement d’une succession d’inférences, de
transmissions d’inputs et d’outputs, de module en module, en une longue chaîne inférentielle
(p.184). Il est également envisageable que des modules soient spécialisés dans la gestionmême des inférences conceptuelles. Un module « d’attention » peut par exemple sélectionner
temporairement les informations à traiter en priorité (voir La pertinence, Sperber & Wilson,
1989). Un module « d’attention » ou de « pertinence », en effet, est indispensable à un
système cognitif qui dispose d’une plus grande masse d’informations qu’il n’est capable d’en
traiter simultanément (p.185).
La pensée humaine, donc, contre le bon sens, pourrait être complètement modulaire.
L’existence et le traitement de domaines récents de la culture constituent certes une limite à
l’hypothèse modulariste-spécialisée (p.186). On sait que la fonction d’un trait spécifique
sélectionné par l’évolution est relatif aux conditions dans lesquelles il a émergé. Une querelle
fait rage à ce propos entre « individualistes » et « externalistes » : pour les individualistes, en
effet, les concepts sont fixes et intrinsèques ; pour les externalistes, en revanche, un même
concept cérébral peut changer de contenu ou d’effet selon l’environnement. En fait, il est
vraisemblable que les contenus des concepts soient relatifs à l’environnement et à l’histoire du
système neuronal, et que le domaine sémantique d’un module ne soit pas une propriété interne
(p.187). Un module cognitif spécialisé n’a certes pas de contenu sémantique prédéterminé,
mais simplement une disposition spécifique à organiser et inférer tel ou tel type
d’information. Même les connexions spécifiques d’un module conceptuel avec d’autres ne
suffisent pas à déterminer son contenu. Un module est certes spécialisé, mais il peut traiter
également différents contenus possibles, de la même façon qu’une clef n’ouvre que des portes
mais peut en ouvrir plusieurs.
Il va être bon ici, d’ailleurs, de distinguer entre le domaine « effectif » et le domaine
« propre » d’un module (p.188) : le domaine « effectif » recouvre toutes les informations qui
lui parviennent de l’environnement ; le domaine « propre », en revanche, ne concerne que des
informations que l’évolution naturelle lui avait donné initialement pour fonction de traiter. Le
module originel de détection d’éléphants, par exemple, confond les domaines propre et
effectif, puisque sa fonction est de détecter les éléphants (animaux dangereux) et qu’il ne
détecte qu’eux (la savane est vierge d’autres animaux) (p.189). Lorsque les éléphants
disparaissent et qu’adviennent les hippopotames, le domaine propre du module devient celui
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des hippopotames (parce que ceux-ci présentent encore un danger pour les orgs) : la fonction
évolutionniste du module se confond encore avec les informations reçues. En revanche,
lorsque les hippopotames disparaissent à leur tour et qu’adviennent des trains, ceux-ci
continuent d’effrayer les orgs (parce qu’ils produisent une association de bruits et de
vibrations au sol), quand bien même les trains ne constituent plus un danger pour les orgs : le
domaine « effectif » du module comporte des bruits de trains, mais il est difficile de dire qu’il
s’agit de son domaine « propre », puisque la fonction évolutionniste du module n’a jamais été
d’effrayer des trains. Cette peur des trains est causée incidemment par un module dont le
domaine propre était celui des éléphants et des hippopotames, mais qui se trouve maintenant
vide... et peuplé seulement d’inputs de train (p.190).
On sait que de légères modifications de l’environnement sont plus vraisemblables que de
gros bouleversements. C’est pourquoi, lorsqu’un module perd sa fonction évolutionniste
première et que son domaine propre se vide, il a toutes les chances de se trouver peuplé d’un
bric-à-brac de stimuli, qui constitue son domaine effectif (p.191).
Les domaines culturels et l’épidémiologie des représentations
Les humains sont producteurs, transmetteurs et consommateurs d’informations à beaucoup
plus forte dose que les autres animaux. Il en découle naturellement que le domaine effectif de
leurs modules est nettement plus vaste que leur domaine propre. Ces domaines effectifs sont
en outre catégorisés par les humains eux-mêmes. Le bébé, par exemple, est doté de modules
dont le domaine propre est l’ensemble des événements physiques qui se produisent
normalement dans une nature vierge et dont l’intégration sera cruciale pour sa survie. Mais ce
bébé est également stimulé par de nombreux phénomènes artificiels, humains, « culturels »,
propres à son époque (p.192). Ceci se produit parce que l’homme modifie son environnement
(tant sur un plan matériel que social) plus vite que sa propre nature n’a le temps d’évoluer. Le
domaine effectif des modules humains n’est donc certainement pas limité à leur domaine
propre, mais il comprend sûrement au contraire une grande quantité d’informations culturelles
qui satisfont aux conditions originelles d’input du module.
Nous savons que les humains produisent d’abord des représentations mentales
personnelles, qu’ils échangent ensuite ces représentations en petit comité, lesquelles
représentations, enfin, se propagent parfois parmi toute la population. C’est l’agrégation de
ces représentations à grand succès qu’on appelle la « culture ». La mission d’une
anthropologie naturaliste de la culture serait d’expliquer pourquoi certaines représentations
sont plus répandues, plus « contagieuses » que d’autres (p.193). on imagine que les différentes
représentations sont en situation de compétition dans ce processus de généralisation. Les
chances de généralisation d’une idée sont liées (nous l’avons vu) à des facteurs
psychologiques et écologiques. La « pertinence », notamment, est un facteur important de
succès d’une idée, et ceci indépendamment du contexte (p.194). La « pertinence », toutefois,
n’est peut-être pas complètement indépendante du contexte : les croyances les plus stables, en
effet, jouent probablement un rôle important dans l’organisation des connaissances. Vont
connaître le succès probablement des idées qui vont venir développer ou au contraire
36
contredire des croyances stables. Les hypothèses surnaturelles, par exemple, connaissent
vraisemblablement un fort succès du fait de leur caractère irrationnel.
Il est probable, en fait, que de nombreuses représentations culturelles soient ancrées dans
des modules conceptuels. Au sein de son « domaine culturel », un module traite un grand
nombre d’informations qui imitent son domaine propre (p.195). Citons un exemple : il est
possible que nos capacités actuelles d’identification des sons musicaux proviennent d’un
module ancestral d’identification de sons nécessaire à la survie. On peut imaginer que le
développement de ce module sonore ait été lié à une motivation de plaisir, ce qui expliquerait
pourquoi le peuplement de ce module (de son domaine propre devenu vide) par de la musique
suscite (ou est censé susciter) aujourd’hui un même plaisir (p.196). La musique constituerait
ainsi un « domaine culturel » inventé par l’homme, produisant des informations « parasites »
pour le module sonore, et lui procurant ce faisant du plaisir. Notons que les œuvres musicales
sont également en compétition dans la « mémoire culturelle » de l’homme, en fonction des
différents degrés de plaisir qu’elles peuvent procurer (p.197). Le « domaine culturel » du
module sonore aurait donc supplanté son domaine propre, lequel a même été oublié.
De la même façon, le module ancestral spécialisé de classification zoologique serait utilisé
aujourd’hui pour des animaux récents, imaginaires ou ayant disparu avant l’apparition de
l’homme. Par ailleurs, un micro-module conceptuel spécialisé, comme celui de l’identification
du rat, traite et comprend également de nombreuses informations culturelles utiles concernant
ce rat (p.198). On peut donc penser qu’en la matière le méta-patron modulaire initialise des
micro-patrons propres pour chaque domaine propre, en fonction d’informations nouvelles qui
ne se trouvent pas forcément correspondre aux modules spécialisés déjà initialisés. Ces
informations peuvent même ne pas concerner le domaine propre du module méta-patron. Le
méta-patron pourrait en fait engendrer un patron qui ne correspond pas à un domaine propre
existant mais uniquement à un domaine culturel (comme traitant par exemple des
représentations d’être surnaturels).
Qu’en est-il de l’identification de différents types d’hommes ? La disposition observée
chez les enfants à établir des classifications raciales montre-t-elle qu’existe une compétence
génétiquement déterminée en la matière (p.199) ? Malgré les hypothèses d’Atran (1990) ou de
Boyer (1990), qui voulaient arracher le « racisme » à la nature, il semblerait, d’après
Hirschfeld, que la catégorisation raciale soit effectivement naturelle. Cette classification
raciale pourrait être opérée par un module non inné, dérivé du méta-patron sous l’effet
d’inputs culturels. Il est dit que les catégorisations raciales de l’enfant peuvent être causées
par l’étiquetage verbal des adultes. Hirschfeld pense à ce propos qu’il peut y avoir une
compétence innée de classification raciale, mais en complément avec des inputs culturels
(p.200). Il semblerait donc qu’aucune disposition au « racisme » ne soit « biologiquement
fondée ».
Il n’est pas très facile de distinguer un domaine propre d’un domaine culturel. Ce qui est
sûr, en tout cas, c’est que le module cognitif préexiste au domaine culturel (p.201). On
pourrait citer ici un cas d’adaptation du module à ses propres effets : c’est l’exemple du
langage. Il existe par ailleurs des modules dont les domaines propre et culturel se chevauchent
37
(c’est le cas de la « numérosité1 »). Ce que nous voyons en tout cas, c’est que le phénomène
de diversité culturelle observable n’invalide pas notre hypothèse de modules innés
conceptuels (p.202).
Capacités méta-représentationnelles et explosion culturelle
Une hypothèse de modularisation exclusive ne permettrait certes pas d’expliquer pourquoi
il est possible de penser à la fois (par exemple) aux quarks et au camembert. Nombre d’idées
complexes, dont la réalité n’est pas visible (comme les quarks ou les chromosomes), ne sont
probablement pas traitées par des modules spécialisés. L’être humain serait donc doté d’un
module « méta-représentationnel », produisant des concepts de concepts (p.203). La fonction,
le domaine propre de ce module serait l’analyse et l’interprétation des intentions d’autrui. Ces
capacités, en effet, nous le savons, sont nécessaires à la survie.
Notons que la capacité de se représenter les intentions d’autrui a des chances de faire
émerger des désirs précis de certaines représentations chez autrui, et de favoriser la
communication entre individus. La communication des représentations est évidemment
facilitée par la capacité de langage. Il se pourrait alors que le module langagier ne soit pas en
réalité une cause mais un effet du module méta-représentationnel (p.204).
Grâce aux grandes facultés de communication de l’homme, le domaine effectif de son
module méta-représentationnel est certainement très vaste. Lorsque celui-ci reçoit une
information extérieure (comme par exemple sur les chats), le module méta-représentationnel
est capable de juger immédiatement de la fiabilité de l’information sans être obligé de
consulter le contenu du module spécialisé « chat ». Un organisme non doté d’un tel module
méta-représentationnel serait incapable de croyances sur les croyances (qu’elles soient
personnelles ou appartenant à autrui), non plus que d’attitude réflexive, de sens critique, de
création de nouveaux concepts, ni de rejet de concepts devenus impertinents (p.205).
Un organisme doté d’un tel module méta-représentationnel est en revanche sûrement
capable de former des concepts que n’auraient pu former à eux seuls les modules spécialisés.
L’homme est donc capable de produire des croyances appartenant à un même domaine, mais
qui restent néanmoins produites par deux types différents de modules : l’un spécialisé (pour
des croyances intuitives), l’autre méta-représentationnel (pour des croyances réflexives). La
variabilité culturelle des concepts et des croyances qu’on peut observer parmi la population
humaine est vraisemblablement due, notamment, à cette activité réflexive (p.206).
Un des arguments de Fodor contre la modularité centrale était que les modules perceptuels
produisent parfois des illusions, au contraire du module central. Or, on peut lui objecter
facilement que les idées conceptuelles présentent aussi cette caractéristique. L’adoption d’une
nouvelle idée, jugée comme étant plus pertinente par l’acteur, lui fait d’ailleurs ressentir la
force intuitive de celle qu’il abandonne. On peut observer à ce titre une distinction et une
tension entre les croyances réflexives et les intuitions.
1
(terme employé par Dan Sperber)
38
En conclusion, il est certainement possible de supposer un esprit complètement modulaire.
Ces modules cognitifs se hiérarchiseraient en trois niveaux : perceptuel, conceptuel de
premier ordre, et conceptuel de second ordre (p.207). C’est ce module méta-représentationnel
qui ouvre la porte à la communication et à « l’explosion culturelle » de l’être humain, c’est-àdire (dit d’une autre façon) à la création et à la réplication d’un très grand nombre de
représentations.
Conclusion. Risques et enjeux
Les différentes hypothèses et innovations scientifiques émergeant sur le marché de la
connaissance sont nombreuses et concurrentes (p.209). Il ne devrait pas y avoir, dans l’idéal,
de conflit théorique sur l’analyse du réel. Notre démarche épidémiologique essaie, à ce titre,
de se garder de tout causalisme holiste, comme d’un naturalisme réducteur (p.210).
Le naturalisme, en effet, est souvent accusé de « réductionnisme ». Ceci n’est pas justifié et
cache souvent une arrière-pensée, une crainte d’ordre moral. Il reste que cette accusation de
réductionnisme est certainement révélatrice d’un réel malaise, sûrement d’ordre moral, et il
faut admettre que, effectivement, toute recherche scientifique peut comporter des risques. Le
naturalisme suscite essentiellement deux types d’inquiétude (p.211). Tout le monde sait,
d’abord, qu’il y a eu des utilisations et des dérives criminelles sur la base de données
biologiques. Mais le savoir biologique en soi est-il raciste ? Notons d’ailleurs ici que
l’accusation morale contre la biologie est elle-même suspecte, parce que cette crainte de la
biologie révèle ou présuppose un réel racisme sous-jacent.
Il est vrai que les ségrégationnistes aimeraient bien « justifier » des différences de destin
entre les hommes. Or, malgré leurs quelques différences génétiques, les êtres humains sont
tout de même relativement semblables (p.212). On ne peut pas dire qu’existent des « races
humaines » : les différences génétiques entre les peuples sont en effet minimes, transitoires, et
ils ne jouent par ailleurs qu’un rôle marginal dans l’explication de la diversité des cultures.
Ceux-là donc qui voudraient expliquer les différences de culture par des causes génétiques
sont des chercheurs médiocres ou racistes, qui devraient être résolument écartés du champ
public.
Les sciences sociales éclairent les comportements individuels (p.213). Inversement, notre
pratique individuelle ne nous donne qu’une compréhension rudimentaire - et sans doute
biaisée - des phénomènes « sociaux », c’est-à-dire collectifs. De ce fait, les sciences sociales
tiennent dans la vie démocratique le rôle fondamental d’éclairer les citoyens. Ces sciences
demeurent généralement intelligibles au non-spécialiste parce que la plupart de leurs concepts
relèvent du langage courant. En irait-il de même pour un programme naturaliste ? Y aurait-il
un risque de confiscation de sciences sociales naturalistes par une poignée d’experts, plus ou
moins bien intentionnés ? Je pense que, contre tout rejet du naturalisme, nous devons défendre
un pluralisme disciplinaire et méthodologique. Les sciences sociales conservent leur mission
de répondre à la demande publique d’intelligibilité qu’exige une démocratie - aussi imparfaite
cette démocratie fut-elle (p.214).
39
Une science sociale naturaliste, enfin, inquiète également parce qu’elle n’exprime pas une
image de la pensée humaine immédiatement identifiable. Mais il est peu probable, de toute
façon, qu’une telle science abolisse - et abolisse jamais - les références psychologiques
classiques.
Oeuvrons donc pour que les sciences sociales nous redonnent le plaisir de la recherche, à la
fois déconcertante et éclairante !
40
Résumé du livre en une page
En bon matérialiste moniste, on peut supposer que les idées des hommes sont matérielles.
Plusieurs millions de ces représentations, dites « mentales », peuplent chaque cerveau humain.
Il existe également des représentations extérieures au cerveau (écrites, sonores ou visuelles),
qu’on peut appeler des représentations « publiques ». Toute représentation publique est
nécessairement issue d’un cerveau humain, donc d’une représentation mentale.
Certaines croyances sont « intuitives », parce qu’elles sont fabriquées sous l’effet d’une
perception, sans nécessiter forcément de communication. D’autres croyances, en revanche,
sont « réflexives », parce qu’elles sont inférées de croyances intuitives ou bien reçues d’un
interlocuteur.
En fait, une représentation très répandue parmi la population, qu’on appelle « culturelle »,
est l’effet de la propagation fidèle et abondante d’une représentation mentale première. Dans
ce cas, expliquer un phénomène « culturel » revient à expliquer la naissance et la propagation
d’une idée particulière, intégrée et retransmise de façon relativement fidèle parmi de
nombreux cerveaux. Une telle démarche, matérialiste, analytique et agrégative, pourrait
s’intituler « épidémiologie des représentations ». Définir et présenter cette démarche est
l’objet du présent ouvrage.
Une telle conception des phénomènes culturels ne chercherait pas à supplanter la
psychologie ou l’anthropologie classique, mais au contraire à établir des ponts entre ces deux
disciplines, trop longtemps isolées et mal comprises l’une de l’autre, et qui ne pourront
progresser plus avant qu’en s’ouvrant l’une à l’autre.
Une telle conception, par ailleurs, ne peut probablement pas déboucher sur une théorie
générale pouvant expliquer la diffusion de n’importe quel type de représentations, mais
différentes épidémiologies spécifiques devront être construites pour chaque type particulier de
représentations.
Compte tenu du caractère non pas « réplicatif-éliminatif » mais plutôt « transformatif » de
la communication des représentations, il semble que l’évolution de leur distribution procède
par rapprochement vers des « attracteurs », sortes de représentations « pertinentes » pour
l’homme, et attirant à elles les représentations dispersées ici et là.
Comment se structure l’esprit ? Contre Fodor, il est possible que l’esprit humain ne soit
constitué que de modules, à la fois perceptuels et conceptuels. Les modules conceptuels
peuvent être très spécialisés, jusqu’au niveau d’un seul concept (probablement grâce à une
duplication et une « initialisation » d’un module-patron standard). Au « centre » de l’esprit,
existe peut-être un module « méta-représentationnel », dont la fonction est de produire des
représentations de représentations. L’émergence d’un tel module au cours de l’évolution
naturelle est tout à fait probable, lorsqu’il y eut nécessité d’associer différents types d’inputs
pour mieux survivre.
Un module est originellement spécialisé pour un « domaine propre » d’inputs, mais la
disparition d’une fonction première peut élargir ce domaine « propre » à un domaine
« effectif » d’informations très large. Un module méta-représentationnel pourrait très bien
s’accommoder de la variabilité culturelle qu’on peut observer parmi les hommes. Ce module
méta-représentationnel, enfin, serait en mesure d’expliquer « l’explosion culturelle » qui
caractérise les êtres humains (en complémentarité avec ses notables capacités de
communication).
Il s’agit enfin, en conclusion, de rester vigilant quant à tout détournement idéologique
potentiel d’une conception naturaliste de la pensée et de la culture, mais laquelle vigilance ne
doit pas pour autant constituer un prétexte pour saper l’enthousiasme de la recherche
scientifique !
42
Discussion de points particuliers du livre
Il serait impossible de traiter de façon systématique toutes les réflexions, objections,
remarques, illustrations, qui nous sont venues à l’esprit à la lecture de l’ouvrage. Nous
n’avons donc retenu que celles qui nous paraissaient les plus importantes (même si certaines
pourront bien évidemment sembler futiles au lecteur). Il s’agit probablement en réalité de
celles qui nous tiennent le plus à coeur. Bien souvent d’ailleurs, il ne s’agit pas de contester
l’idée de l’auteur, mais d’exprimer et consigner ce que cette idée a suscité en nous. Nous
avons fait le choix de ne pas commenter ou paraphraser les idées de l’auteur (ce qui
constituerait un travail sans fin et peu utile), mais s’essayer de nous limiter aux objections ou
prolongements possibles, pour n’apporter dans ce mémoire que des éléments qui ne sont pas
exprimés dans le livre.
Chapitre I. Anthropologues, encore un effort pour être vraiment
matérialistes !
Les « institutions culturelles » se limitent-elles à des représentations ?
Page 45, Dan Sperber estime qu’il est possible d’expliquer les « institutions culturelles »
par une approche épidémiologique. En effet, dit-il, ce qui caractérise les institutions
culturelles, c’est que des représentations jouent un rôle régulateur dans la distribution d’autres
représentations (qui peuvent être différentes entre elles).
Les questions qu’on peut se poser ici sont les suivantes : une « institution culturelle »
(comme un rite, une conférence ou une administration) peut-elle se réduire à un ensemble de
représentations, quand bien même ces représentations seraient-elles structurées et
hiérarchisées en différents niveaux et registres de contenu ? Une « institution » ne consiste-telle pas également en un ensemble de personnes, de comportements et d’objets matériels, qui
sont distincts de représentations ?
Une épidémiologie des représentations peut-elle expliquer seule les « institutions
culturelles » ? A-t-elle par ailleurs à le faire ? Cela ressort-il de son champ de compétence ?
On a l’impression que Dan Sperber cherche à montrer à tout prix que son épidémiologie
est capable d’expliquer tous les phénomènes culturels (comme s’il anticipait des reproches
potentiels adressés par ses confrères), alors que ce n’est peut-être ni possible, ni même
attendu : la démarche méthodologique qu’il propose est déjà riche d’enseignements.
Chapitre II. Interpréter et expliquer les représentations culturelles
Quels sont les résultats concrets d’une approche épidémiologique de la couvade,
supposée meilleure que les autres approches ?
Dans le chapitre II, Dan Sperber critique les trois principales approches existantes en
anthropologie. Il propose ensuite la sienne, qu’il estime plus pertinente et éclairante que les
autres. Or, l’exposition de son approche personnelle ne nous apprend pas beaucoup plus de
choses sur le rite de la « couvade » que les trois approches classiques précédemment exposées
et critiquées. Il n’est donc pas aisé de voir en quoi exactement cette approche est « meilleure »
que les autres. On devine certes que, d’un point de vue théorique, son approche est plus
pertinente. Mais par quels résultats concrets, plus éclairants que ceux des autres méthodes,
cette approche théorique se traduit-elle ? On se pose d’ailleurs également à ce titre la question
suivante : comment Dan Sperber met-il concrètement en place les conditions d’analyse
épidémiologique d’un comportement tel que celui de la couvade ? On reste un peu dans
l’expectative, même si on fait confiance à l’auteur lorsqu’il nous assure que sa méthode est
meilleure que les autres.
La transmission d’une idée se fait-elle malgré l’ironie, ou bien l’idée transmise estelle justement dans cette ironie ?
Dan Sperber note que nos représentations des représentations d’autrui ne peuvent être que
des interprétations, mais que malgré ceci, le degré d’interprétation personnelle d’une
représentation ne nuit pas de façon rédhibitoire à sa communication. L’auteur cite en la
matière le cas de la communication par un sujet-émetteur d’une citation de personnage célèbre
(comme par exemple du président de la République) sur un mode ironique. Malgré l’ironie du
sujet-émetteur, en effet, l’interlocuteur reçoit et comprend bien le contenu de la
représentation.
Dan Sperber a tout à fait raison, bien sûr. Mais notons juste la remarque suivante : en quoi
consiste précisément ici le « contenu », la « représentation », transmise de l’émetteur au
récepteur, plus exactement le contenu que l’émetteur souhaite transmettre à son
interlocuteur ? S’agit-il du contenu littéral de la citation (par exemple « Le temps est venu des
réformes ») en deçà de l’ironie parasite ? Ou bien s’agit-il en réalité de l’ironie elle-même ?
L’ironie, utilisée volontairement par l’émetteur, peut avoir en effet comme fonction de
véhiculer une représentation contraire au contenu littéral (par exemple « Il ne va pas y avoir
de réformes ») ou même une signification tierce (« Les hommes politiques ont la langue de
bois »).
Dire que l’ironie imprégnant un propos n’empêche pas le récepteur de comprendre le
contenu de ce propos est certes une chose vraie. Mais s’agissait-il au juste pour le récepteur de
saisir le contenu littéral du propos de l’émetteur ? Était-ce l’intention de l’émetteur ?
Lorsqu’une proposition est prononcée sur un mode ironique, où se trouve exactement l’idée
44
que l’émetteur cherche à transmettre : dans le contenu littéral ou dans l’ironie (qui peut
exprimer d’autres contenus sous-jacents) ? Il est certes vrai qu’un récepteur saisit
parfaitement le contenu d’une proposition même si elle est prononcée sur le mode ironique,
mais l’exemple de l’ironie n’est peut-être pas idéal dans la mesure où cette ironie contient
elle-même un sens que l’émetteur souhaite transmettre (et qui constitue peut-être même le
sens essentiel de la communication). On aurait pu imaginer par exemple qu’un récepteur
parvient à comprendre le contenu d’une proposition même si son émetteur a perdu son dentier
ou bu un litre de whisky !
Tous les comportements et caractères observables chez une espèce sont-ils
nécessairement l’expression d’un facteur de survie au cours de son évolution ?
Dan Sperber note page 69 que l’explication d’un comportement devrait pouvoir montrer
son effet sur les chances de survie de l’individu ou du groupe. Cette supposition ne montre-telle pas un positivisme, un scientisme excessifs ? L’appendice intestinal ou le lobe de
l’oreille, en effet, doivent-ils nous montrer leur effet sur les chances de survie de l’espèce
humaine ? On sait que certains caractères doivent leur existence au fait que leurs gènes sont
proches sur l’ADN de gènes favorables à la survie de l’espèce. On sait que les gènes ne se
transmettent pas un par un, mais par grappes, par chapelets2. C’est pourquoi certains d’entre
eux peuvent franchir des milliers de génération sans présenter aucune « utilité » pour l’espèce,
tout simplement parce qu’ils sont « bien placés » sur l’ADN. L’homme peut donc présenter
un comportement ou un caractère hérités de temps immémoriaux sans que ces éléments
n’aient forcément favorisé la survie de l’espèce. Il en découle que tout caractère ou
comportement ne peut pas être systématiquement analysé comme ayant eu un effet vital pour
l’homme. Certains caractères n’ont peut-être jamais eu aucune fonction vitale et n’en auront
jamais. Comme le dit d’ailleurs l’auteur plus loin dans l’ouvrage, le cerveau humain est un
bric-à-brac désordonné, n’ayant jamais été planifié par aucun ingénieur. Il en va de même
pour le génome : des millions de bases azotées et de protéines sont là par hasard, et doivent
leur survivance au fait de « ne pas déranger ». Il serait donc excessif de dire que chaque gène
présent sur le génome doit sa survivance actuelle à une fonction vitale au cours de l’histoire.
Ce gène a pu « suivre » l’évolution du génome sans être éliminé, simplement parce que les
caractères qu’il gouverne n’ont pas d’effet nocif pour l’individu (sans pour autant qu’ils aient
non plus un caractère « bénéfique »).
Se situe d’ailleurs ici un autre point de distinction entre la transmission des représentations et celle des gènes, sur lequel
Dan Sperber n’a pas mis le doigt : les représentations se transmettent une par une ; les gènes se transmettent par grappes, au
hasard. Il en découle que leurs « raisons de survie » sont de natures différentes : une représentation est éliminée de la chaîne
de communication parce qu’elle n’est pas « pertinente » ; un gène peut suivre son « bonhomme de chemin » dans l’évolution
parce qu’il est accolé sur l’ADN à une séquence génétique vitale. Une représentation « impertinente » ou inutile ne peut pas
survivre ; un gène, si.
2
45
Chapitre III. Anthropologie et psychologie
Quel est le substrat neurobiologique de « l’attente zoologique » de l’enfant ?
Dan Sperber suppose, page 94, que lorsqu’un adulte désigne un objet ou un animal à un
enfant et le nomme, l’enfant ne commet pas de confusion sur le contenu désigné et étiqueté,
parce que son esprit « attend » ce contenu :
« Imaginez qu’une enfant, sans avoir un concept inné d’oiseau ait un schéma inné de
concept zoologique, et une disposition innée à appliquer et développer ce schéma à
chaque fois qu’elle rencontre des informations qui semblent permettre un tel
développement. Ainsi, quand vous montrez du doigt un animal et prononcez un mot, et
à moins que le contexte ne l’en détourne, la première hypothèse que l’enfant envisagera,
c’est que vous lui fournissez un nom correspondant à un concept zoologique, et plus
précisément à un concept taxinomique. Elle tiendra pour acquis que le concept à
développer aura les propriétés logiques des concepts taxinomiques. »
Ceci est tout à fait recevable d’un point de vue théorique. Mais on reste se poser la
question suivante : comment ces phénomènes « d’attente de concept zoologique » se
matérialisent-ils concrètement au niveau neurobiologique ? En quelles structures et
métabolisme cérébraux (imaginables) peut consister cette « attente zoologique » ? La question
fera sourire puisque le domaine de l’ouvrage est la philosophie de l’esprit, et que la
philosophie de l’esprit s’affranchit souvent (et avec aisance) des contingences
neurobiologiques. Il reste néanmoins que toute hypothèse philosophique doit pouvoir se
fonder sur des substrats matériels.
Comment la diversité génétique s’exprime-t-elle sur le plan des modules conceptuels
spécialisés ?
Dan Sperber suppose, page 96, que la formation des concepts est gouvernée par l’inné dans
la mesure où ces concepts sont étroitement dépendants de modules produits par l’évolution :
« Il existe une masse croissante de recherches portant sur les concepts de base,
à la fois en psychologie et en anthropologie, avec un niveau de collaboration entre
ces deux disciplines plus grand dans ce domaine que dans tout autre. Ces
recherches tendent à montrer que la formation individuelle des concepts, et par
conséquent leur variabilité culturelle, sont en effet gouvernés par des schémas et
des dispositions innées. »
Nous savons qu’un gène se diversifie en différents allèles disponibles dans le génome.
Nous savons que tout organe physiologique est différent chez chaque individu en raison de la
diversité génétique. Quelles implications et quels effets cette diversité d’allèles pourrait-elle
avoir sur l’hypothèse de modules conceptuels spécialisés ? Quels liens peut-il exister entre la
diversité génétique et la diversité conceptuelle et culturelle ? Existe-t-il seulement des liens
46
entre elles ? Si oui, lesquels ? Si non, alors comment se manifeste la diversité génétique sur le
plan des modules conceptuels spécialisés ?
Il n’était pas du ressort de l’ouvrage de Dan Sperber de répondre à ces questions. Mais il
est possible qu’une épidémiologie des représentations, une anthropologie naturaliste soit
amenée à y répondre, ou tout au moins y réfléchir.
Lequel, du module central conceptuel ou du système modulaire automatique
périphérique, a précédé l’autre ?
L’auteur rappelle, page 98, l’hypothèse de Fodor selon laquelle l’apparition de la
modularité a dû précéder celle du système central au cours de l’évolution. Citons-le, citant luimême Fodor :
« Fodor lui-même ne mentionne des considérations évolutionnistes qu’en
passant. Il soutient que, d’un point de vue phylogénétique, les systèmes d’input
modulaires doivent avoir précédé les systèmes centraux non modulaires :
« L’évolution cognitive aurait consisté à libérer progressivement
certains types de systèmes de résolution de problèmes des contraintes
sous lesquelles travaillent les analyseurs d’input - produisant ainsi de
façon assez tardive les capacités inférentielles relativement non
spécialisées, et qui semblent permettre les élans les plus ambitieux de
la cognition » (Fodor, 1983, p.43).
Nous ne contesterons pas ici les propos ni de Fodor ni de Sperber. Simplement, on peut
essayer d’imaginer deux processus possibles de l’émergence du système cognitif actuel :
A) Le cerveau primitif est composé uniquement de modules spécialisés automatiques,
dénués de processus conceptuels. Il évolue peu à peu vers un cerveau rempli de modules
spécialisés de plus en plus nombreux et spécialisés. À un moment, émerge, se forge un
module (ou une « sphère » ?) conceptuel, « méta-représentationnel ». Un stade non-métareprésentationnel précède ici un stade représentationnel : il y aurait deux âges dans l’évolution
du cerveau. Notons que cette vision est conforme au présupposé de distinction et de
supériorité de l’être humain sur les autres animaux : elle nourrit ce présupposé (ou cet idéal
existentiel). Une difficulté de cette hypothèse est de savoir quand et pourquoi apparaît un
« âge conceptuel » ou « méta-représentationnel » (puisque même la méduse dans l’océan a
besoin, tout comme les « orgs » de Dan Sperber, d’une « andgate » perceptuelle pour mieux
échapper à ses prédateurs (sans passer son temps à s’enfuir inutilement).
B) Le cerveau primitif est, comme en A, composé d’un petit nombre de modules
automatiques, mais également d’un très petit module de calcul, de « réflexion » (de
confrontation de données perceptuelles) rudimentaire. Ce module de calcul (conceptuel, en un
sens) permet notamment de combiner par « andgate » deux inputs perceptuels associés
signalant un danger (nous suivons là l’hypothèse de Dan Sperber). Une émergence (aléatoire
et évolutionniste) de nouveaux modules spécialisés automatiques va permettre à ce petit
module « calculateur » de se soulager de certaines tâches. Il va alors avoir la possibilité, la
capacité, de s’occuper d’autres tâches cognitives, plus complexes et plus efficaces pour la
47
survie, mais qui ne sont toujours pas automatiques. Ces tâches vont devenir automatiques
lorsque va apparaître (encore par hasard génétique) un nouveau module spécialisé soulageant
le module calculateur. Petit à petit (toujours par la grâce de mutations génétiques conservées
par l’évolution), le cerveau s’équipe de plus en plus de modules spécialisés automatiques,
cependant que le module « calculateur », momentanément soulagé, peut se permettre de traiter
des algorithmes de plus en plus complexes, comme par exemple la confrontation de
représentations, ou de représentations de représentations. À terme, le cerveau humain se
trouve équipé d’un très grand nombre de modules spécialisés automatiques (comme le
supposent Sperber ou Fodor) cependant que son module calculateur traite des informations
toujours plus abstraites et sophistiquées (dont l’utilité immédiate n’est pas forcément toujours
bien visible3).
Notons que ce « module calculateur » primitif (présent même chez les insectes ou les
crustacés) peut occuper et rester occuper dans le cerveau un volume très petit (de la valeur
d’une tête d’épingle ou d’un grain de sable par exemple). Il est étonnant, à ce titre, d’observer
que le « scarabée bousier », muni d’un cerveau gros comme une tête d’épingle composé
seulement de quelques dizaines de milliers de neurones, est capable, lorsque la boule qu’il
pousse rencontre un obstacle ou semble anticiper au mieux les irrégularités du terrain, de
capacités cognitives n’ayant rien à envier à celles d’un enfant poussant une boule de neige ou
un homme poussant une brouette ou transportant un meuble4. Un module conceptuel de calcul
peut donc très bien être intégré dans des cerveaux animaux très « primitifs » (comme les
insectes et les crustacés), cependant que chez l’homme, il n’a pas besoin d’être très développé
(puisqu’il ne joue finalement qu’un rôle non pas de stockage mais de traitement logique des
informations perçues et stockées).
Remarquons que l’hypothèse B est inverse en un sens de celle en A : en A, une
accumulation de modules automatiques aboutit à l’émergence finale de « module »
« supérieurs » (conceptuels, méta-représentationnels), qui caractérisent et définissent l’homme
(hypothèse douteuse à notre sens) ; en B, l’existence d’un module conceptuel originel (de
calcul) voit son champ d’activité évoluer à mesure de l’apparition aléatoire de modules
automatiques toujours plus nombreux (hypothèse plus probable, nourrie par l’observation des
hommes et des animaux).
On pourrait se demander alors ce qui distingue l’homme des autres animaux. La réponse
est probablement dans la spécificité de ses modules automatiques, et notamment sa très
grande capacité de stockage (cortical) d’informations. L’homme se distingue également des
autres animaux par d’innombrables capacités cognitives ou sensorielles qu’il ne détient
malheureusement pas.
Il y a une conséquence parmi d’autres à cette considération : c’est que l’être humain n’est
peut-être pas franchement « supérieur » ou distinct des autres animaux (singes, chiens, chats,
rats, corbeaux, etc...) sur le plan de la « conscience » ou du « raisonnement ». Seule pourrait
3
(comme dans certaines spéculations intellectuelles ou mystiques dont l’homme est friand)
4
(le film Microcosmos suscite une intéressante réflexion en la matière)
48
différer essentiellement la quantité d’informations stockées (et traitées occasionnellement par
le micromodule calculateur).
Mais tout ceci n’est-il pas un peu spéculatif ?
La malléabilité culturelle évolutionniste est-elle soluble dans la stabilité
génomique ?
Il y a une donnée que la « philosophie de l’esprit évolutionniste » prend peu en compte :
c’est que l’évolution générale des espèces procède par succession de « sauts qualitatifs
majeurs » et de « paliers génomiques stables ». L’espèce homo Sapiens Sapiens (la nôtre) est
apparue il y a environ cent mille ans. Elle se distingue de Neandertalensis et d’Erectus. Son
génome n’a quasiment pas changé depuis cent mille ans. Dans ce cas, quel sens cela a-t-il de
se questionner sur la « malléabilité culturelle des « modules cognitifs » d’homo sapiens
sapiens comme ne pouvant pas être le fruit de l’évolution génétique » ? En effet, dans la
mesure où son équipement cognitif est le même depuis cent mille ans, homo sapiens sapiens
possède cette malléabilité culturelle depuis son apparition. Depuis son émergence, homo
sapiens sapiens est donc capable d’intégrer n’importe quelle donnée culturelle ou scientifique
n’ayant aucun rapport avec les exigences de survie de ses ancêtres d’il y a plusieurs millions
d’années. Dès lors la question du rapport entre la malléabilité culturelle d’homo sapiens
sapiens et les exigences de survie liées à « l’évolution naturelle » des espèces n’apparaît-elle
pas comme triviale ?
La capacité de doute est-elle propre à l’homme ?
Page 99, Dan Sperber suppose que la capacité « méta-représentationnelle » de l’homme lui
permet de mettre en doute des représentations - ce qui est fort probable. Puis il ajoute que
cette capacité manque aux (autres) animaux :
« Les autres animaux n’ont pas, je présume, la capacité de douter de ce qu’ils
perçoivent ou décodent ».
Cette assertion me semble un peu tranchée. On peut la mettre en doute (!), ou la relativiser,
pour au moins trois raisons :
- La première est que si certains animaux sont comme l’homme doués de certaines
représentations (ce qui paraît probable), il n’y a pas de raison cognitive ou évolutionniste
d’exclure a priori une capacité (comme chez l’homme) à douter de la validité de ces
représentations ;
- La seconde est que l’observation empirique des animaux familiers ou relativement
évolués comme le cheval, le chien, le chat ou le chimpanzé, montre que ces animaux sont
capables de doute (essentiellement d’ailleurs lorsqu’il s’agit de nourriture ou d’une activité de
jeu) ;
- Des expériences en éthologie montrent que certains animaux, notamment les chats, sont
capables de représentations abstraites relativement évoluées qui mettent en doute l’apparence
des choses. Ces chats, par exemple, ne s’attendent pas forcément à voir une souris sortir du
49
trou par lequel elle était entrée : ils envisagent qu’elle puisse s’enfuir par une autre issue. Le
chat prête une intention à la souris, laquelle intention viendra troubler l’observation attendue,
ce dont est conscient le chat. Notons au passage que cette capacité cognitive relève des stades
IV à V définis par Piaget (et dont ne sont d’ailleurs pas toujours capables tous les êtres
humains).
Les croyances religieuses se construisent-elles sur des « réceptivités » plus que sur
des « dispositions » ?
Dan Sperber suppose, page 102, que, contrairement à ce qu’estime l’anthropologie
classique rationaliste, les croyances religieuses ne se développent pas sur des dispositions
mais sur des réceptivités :
« Les multiples tentatives pour expliquer les croyances religieuses et d’autres
mystères culturels à partir de dispositions psychologiques universelles n’ont guère
été convaincantes. Elles faisaient, me semble-t-il, fausse route. À la différence des
connaissances empiriques ordinaires, les croyances religieuses se développent non
pas à cause d’une disposition, mais à cause d’une réceptivité. »
Dans la mesure où la totalité des hommes, toutes cultures et époques confondues, semble
tentée et plus ou moins habitée par des croyances religieuses, il est étonnant de voir l’auteur
remettre en cause des « dispositions psychologiques universelles ». Il est certain qu’une
croyance religieuse ne se construit pas sur une observation empirique. Mais elle est générée
(au delà des communications interindividuelles et de la tradition historique) par des angoisses,
des questionnements et des désirs d’apporter des explications à des phénomènes inconnus ou
complexes (comme l’origine de l’univers, le fonctionnement de la vie, la fonction de
l’existence ou une conceptualisation satisfaisante de la mort inéluctable de l’individu et de
l’univers). Il est hautement probable que tous les êtres humains sont confrontés à ces
angoisses, désirs et questions. Dès lors, ne s’agit-il pas - même indirectement - d’une
« disposition » (ou d’un certain nombre de dispositions cognitives) ? L’auteur ne joue-t-il pas
sur les mots en parlant de « réceptivité » ? Ou bien alors le fait de distinguer nettement le sens
de « réceptivité » de celui de « disposition » conduirait à supposer, par exemple, qu’une
population d’enfants abandonnés sur une île déserte sans aucune représentation ou
information religieuse préalable ne développerait aucune religion (puisque la « disposition »
est censée leur faire défaut, et que leur « réceptivité » n’a rien pour se nourrir). Or, cette
hypothèse d’absence de religion chez nos robinsons est, on le devine, fort peu probable. Si la
religion, si les croyances religieuses se sont développées parmi l’espèce humaine, n’est-ce pas
nécessairement que cette espèce a en la matière - même de façon indirecte, tortueuse ou
complexe - quelque « disposition » favorable, au delà d’une simple « réceptivité » culturelle ?
Une « institution culturelle » est-elle un ensemble de représentations ?
Nous revenons ici sur une question déjà évoquée plus haut. Dan Sperber estime en effet
(page 104) qu’une « institution » est un processus de distribution de certaines représentations,
50
incluant des représentations qui gouvernent ce processus institutionnel. Ceci expliquerait la
perpétuation des institutions culturelles et montrerait que ces institutions relèvent bien d’une
« épidémiologie des représentations ». L’auteur semble en réalité très attaché à essayer de
montrer que sont épidémiologie est en mesure d’expliquer toutes les institutions culturelles.
Mais toutes les « institutions culturelles » peuvent-elles se résumer à un ensemble de
représentations ? Un festival, un ministère, un match de football peuvent-ils se réduire à des
représentations ? La supposition ne semble-t-elle pas un peu « tirée par les cheveux » ? Si
n’importe quel événement employant des hommes constitue un « ensemble de
représentations », alors ne devient-il pas trivial de parler de « représentations » ?
À l’objection portée contre l’épidémiologie selon laquelle elle serait incapable d’expliquer
les institutions, n’eut-il pas mieux valu répondre que les « institutions » ne se résument pas
seulement à des idées, mais comprennent aussi des objets, des personnes, des infrastructures,
des comportements et de nombreux éléments contingents qu’il est difficilement possible
d’exprimer sous forme de représentation (même si toute chose peut évidemment susciter une
représentation dans l’esprit de l’observateur) ?
De fait, si une institution culturelle ne se résume pas seulement à des représentations,
incombe-t-il à une épidémiologie de devoir les expliquer ?
On comprend la motivation de Dan Sperber : c’est qu’une anthropologie est censée
pouvoir expliquer toutes les institutions culturelles. Mais toute anthropologie ne peut pas
forcément tout expliquer. L’anthropologie épidémiologique, en l’occurrence, se focalise sur
un point précis de l’activité humaine - l’échange des idées - comme certaines sociologies ou
psychologies spécialisées se focalisent sur certains pans de leur domaine et ne peuvent pas
expliquer les autres.
Vouloir expliquer à tout prix tout phénomène humain ne conduit-il pas à « tricher » avec
les faits et ne débouche-t-il pas nécessairement sur une argumentation douteuse ?
Les « Malinovsky Memorial Lecture », notamment, constituent-elles un ensemble de
représentations ?
À ce titre, Dan Sperber, toujours page 104, suggère que les « Malinovsky Memorial
Lecture » (dans le cadre desquelles il lit le texte de ce présent chapitre) peuvent constituer une
succession et une agglomération de représentations de toutes sortes, gouvernées par une
représentation spécifique première. L’intention probable de D. Sperber est la suivante :
montrer qu’une institution, qu’un phénomène culturels peuvent être expliqués par une
épidémiologie des représentations. Le problème est qu’il réduit les « Malinovsky Memorial
Lecture » à des représentations. Or cet événement ne se résume pas à des représentations : il
est également peuplé d’objets, de personnages et de comportements, lesquels ne sont pas
forcément causés par le contenu des représentations. Lorsque l’un des spectateurs arrive en
retard à la séance, par exemple, et fait grincer sa chaise, ces phénomènes font bien partie des
« Malinovsky Memorial Lecture », mais s’agit-il de représentations ? Il semble douteux de
vouloir réduire un « phénomène » ou une « institution » culturels à des représentations. Le
monde n’est pas peuplé que de représentations. Même si une épidémiologie des
51
représentations pouvait expliquer (en théorie) pourquoi chaque année des spécialistes d’une
discipline se réunissent en congrès en un endroit donné de la planète, il n’est pas certain que
l’épidémiologie explique entièrement ce phénomène et tous les éléments qu’il comprend. Il
me semble abusif de penser qu’une « institution culturelle » puisse se résumer aux
représentations qu’elle contient, indépendamment de différentes contingences matérielles
(différentes des représentations).
Chapitre IV. L’épidémiologie des croyances
Quel avantage une méthode purement théorique présente-t-elle sur ses
concurrentes ?
Page 107, Dan Sperber reconnaît qu’une épidémiologie ne pourra jamais rester que
théorique et spéculative. Soit. Nous partageons son avis. Mais alors dans ce cas pourquoi
prédit-il qu’une épidémiologie des représentations devrait ou pourrait expliquer tel ou tel
phénomène culturel ? Pourquoi estime-t-il que l’épidémiologie des représentations est mieux
placée que d’autres approches anthropologiques pour expliquer le rite de la couvade chez les
Txikaos ? Cela n’est-il pas contradictoire ? Sans doute son approche est-elle théorique mais
peut avoir des applications pratique au cas par cas.
Un masque est-il une « représentation » ?
On retrouve la question de la nature supposée représentationnelle des objets culturels à la
page 107. Dan Sperber suppose que les représentations culturelles peuvent être distinguées
notamment entre « verbales » et « non-verbales ». Soit. Mais il cite, pour illustrer cette
dernière qualité de représentation non-verbale, le cas d’un « masque ». La question qu’on peut
se poser est la suivante : un masque constitue-t-il une « représentation » ? Certes un masque
est susceptible de générer des représentations mentales dans l’esprit de celui qui le regarde.
Serait-ce en ce sens que D. Sperber considère le masque comme une « représentation »
(publique) ? Mais un mur, un torrent ou la lune sont également capables de faire naître des
représentations mentales dans notre esprit. S’agit-il pour autant de « représentations »
publiques ? Nourrissons la controverse : certes le masque est un produit fabriqué par l’homme
sur la base d’une intention, de représentations mentales. Mais on sait que tous les objets
fabriqués intentionnellement par l’homme ne constituent pas des objets « culturels », ni ne se
résument à des « représentations »... Certes la fonction du masque est de produire des
impressions, des sentiments, des représentations chez le spectateur. C’est en cela, d’ailleurs,
qu’il est considéré comme un objet « culturel ». Mais cette qualité suffit-elle à faire de lui une
« représentation » ? L’objet-masque, donc, détient certes le pouvoir et la fonction de faire
naître des représentations chez le spectateur. Mais cela autorise-t-il à le réduire à une
52
« représentation » ? Ne consiste-t-il pas d’abord en un objet ? Il me semble en tout cas
contestable, abusif, de dire qu’un masque « soit » une représentation.
Si un masque est une « représentation », alors tout n’est-il pas une
« représentation » ?
Revenons que cette discussion autour de la définition d’une « représentation » et de son
application (abusive à nos yeux) à un objet culturel : si un masque constitue une
« représentation » culturelle, alors de proche en proche ne pourrait-on pas en dire autant d’une
automobile (puisqu’elle est carrossée pour susciter des impressions agréables chez le
spectateur), de tout objet mobilier (empreint d’un design) ou de tout objet manufacturé
(également dessiné pour plaire au consommateur) ? Si tous les objets constituent une
« représentation », alors quel sens conserve-t-il de parler de « représentation » ? Cela ne
devient-il pas trivial de discuter de « représentations » ?
Un texte constitue-t-il une « représentation » ?
Ces considérations sur l’ontologie de la « représentation » nous emmènent un peu plus
loin : un texte ou un livre, « objets culturels » par excellence, constituent-ils des
« représentations » ? Des caractères noirs imprimés sur un papier blanc constituent-ils une
« représentation », quand bien même « publique » ? Ne se limitent-ils pas à être un objet ? Si
« représentation » il y a à un moment donné, ne se borne-t-elle pas à être suscitée par l’objet
dans l’esprit de l’acteur ? Le texte ne se limite-t-il pas à un « médiateur représentationnel » ?
Une « représentation » ne saurait-elle pas se limiter au stockage dans la mémoire ou à
l’émergence dans la conscience d’une idée chez l’acteur ? Car si la notion de
« représentation » s’étend à des objets « culturels », puis de proche en proche à n’importe quel
type d’objet, alors ne devient-il pas dépourvu de sens, tautologique de parler de
« représentation » ? Si toute chose est une « représentation », alors demeure-t-il des
« représentations » ?
La psychologie cognitive constitue-t-elle le meilleur exemple d’empirisme à opposer
aux théories abstraites ?
Dan Sperber note page 111 qu’une représentation mentale peut très bien être matérialisée,
comme cherchent à le faire les psychologues cogniticiens - ce avec quoi nous sommes
entièrement d’accord. En revanche, citer les psychologues cogniticiens comme exemples
d’empiristes ou de matérialistes n’est-il pas un peu frileux ? S’agit-il du meilleur exemple de
matérialisme qu’on puisse trouver ? Un neurobiologiste, par exemple, qui a « les mains
plongées dans la cervelle », n’est-il pas un peu plus matérialiste et empiriste qu’un
psychologue qui se limite à élaborer des hypothèses théoriques et abstraites sur le
fonctionnement de la pensée ? La neurobiologie cognitive ou l’imagerie médicale ne
montrent-elles pas déjà - et mieux que la psychologie cognitive - la matérialité de la pensée ?
53
La psychologie cognitive, en somme, est-elle la meilleure référence « matérialiste » qu’on ait
pu trouver à opposer aux spéculateurs abstraits ? Cela est douteux. La psychologie cognitive
ne constitue-t-elle d’ailleurs pas parfois un « matérialisme vide » (c’est-à-dire en fait
dualiste), du genre de ceux que dénonce l’auteur ailleurs (pp. 21-22) ?
Croyances religieuses et scientifiques sont-elles analogues ou différentes ?
Dan Sperber distingue nettement, page 126, entre une croyance religieuse et une croyance
scientifique : la croyance du théologien, en effet, demeurerait un mystère cependant que celle
du scientifique serait rationnelle, cohérente et vérifiable :
« Même pour les théologiens, l’idée que Dieu est partout est un mystère, et eux
aussi l’acceptent sur la base d’arguments d’autorité. Pour les physiciens en
revanche, la théorie de la relativité n’est pas un mystère et ils l’acceptent pour des
raisons dont la plupart n’ont rien à voir avec l’autorité. Des croyances réflexives
bien comprises telles que les croyances scientifiques des scientifiques eux-mêmes
s’accompagnent d’une explication des raisons rationnelles que l’on a de les
adopter. Leur cohérence mutuelle et leur cohérence avec des croyances intuitives
peut être évaluée précisément et joue un rôle important quoi fort complexe dans le
fait qu’on les accepte ou qu’on les rejette. »
Cette vision se distingue de celle de sociologues classiques comme Weber ou Durkheim
(ainsi que des postures actuelles de la « rationalité axiologique »), selon lesquels les croyances
religieuses et scientifiques procéderaient d’une démarche de même type, cognitive et
« rationnelle ». Weber estimait que les croyances religieuses étaient l’expression symbolique,
métaphysique, de phénomènes trop complexes pour être saisis par l’intelligence humaine. En
ce sens, la croyance religieuse serait une « sorte » de croyance scientifique confuse (et
destinée à le rester longtemps). Mais il apparaît clairement, par ailleurs, et ainsi que le note
effectivement Sperber, que croyances scientifiques et religieuses ne sont pas du même ordre
(même si elles relèvent du même processus de construction par l’acteur !) : la question
religieuse ne trouvera jamais de réponse (ou en trouvera une sans l’aide de la science) ; un
postulat religieux, également, ne se heurtera jamais à aucune objection radicale. Inversement,
une question scientifique peut trouver une réponse5 ; et un postulat scientifique peut être
objecté. On voit bien là que les questions et les postulats religieux et scientifiques sont de
natures différentes, comme l’exprime l’auteur.
La confiance en l’autorité distingue-t-elle entre croyances religieuse et scientifique ?
L’auteur estime, page 126, que c’est la confiance en une autorité qui explique les
différences de croyance selon les cultures :
« Que différents individus aient confiance en différentes sources de croyance
- moi dans mes éducateurs, vous dans les vôtres - c’est exactement ce à quoi l’on
L’objection qu’on peut faire ici, bien sûr, est que cette réponse à la question scientifique n’est que douteuse et
provisoire.
5
54
doit s’attendre si nous sommes tous rationnels de la même manière et dans le
même monde, et simplement situés dans différentes parties de ce monde. »
On retrouve ici la discussion amorcée plus haut, et la distinction entre croyance religieuse
et scientifique, de nouveau, pose problème. En effet, si une croyance - religieuse ou
scientifique - se fait sur la base de la confiance en une autorité - religieuse ou scientifique alors qu’est-ce qui distingue leur mode de fabrication dans l’esprit de l’acteur ? Si l’on croit à
la théorie de la relativité ou à l’existence du paradis sur la foi de « spécialistes », alors qu’estce qui distingue nettement ces deux types de croyances ? Peut-être non pas leur mode de
communication, mais leur origine et leur finalité ?
Chapitre V. Sélection et attraction dans l’évolution culturelle
Les objets culturels se différencient-ils des objets naturels dans leur communication
transformée ?
Pour expliquer la transformation des représentations au cours de leur communication, Dan
Sperber proposer d’imaginer, page 146, qu’un objet culturel est le produit d’un « morphing »,
d’un mélange de différents objets, en différentes pondérations. À la différence des gènes, les
objets culturels se reproduiraient par degrés d’influence de leurs différents objets ascendants.
Cette distinction nette entre le biologique et le culturel est discutable. En effet, un caractère
biologique n’est-il pas lui aussi le produit d’un « morphing », d’un mélange de nombreux
gènes, produisant des protéines en différentes qualités et pondérations ? Un caractère
biologique n’est-il pas, au même titre que les représentations, l’expression de « différents
degrés d’influence » » des ascendants ? La transmission biologique ne s’apparente-t-elle pas à
celle culturelle ? Inversement, les influences reçues par les objets culturels transformés ne
pourraient-elles pas théoriquement se décomposer en ingrédients (quantitatifs ou qualitatifs)
élémentaires, au même titre que les caractères biologiques peuvent se décomposer en
éléments génétiques ? La transmission culturelle ne s’apparente-t-elle pas également à celle
biologique ? La différence faite entre la communication transformée d’objets culturels et celle
d’objets naturels ne nous apparaît pas en fait de façon très claire.
Le sujet « s’émancipe-t-il » de déterminants naturels ou culturels ?
Dan Sperber suppose, page 160, que la détermination génétique des attractions
psychologiques décroît avec l’âge :
« A l’échelle du cycle de vie des individus, on trouve aussi une interaction
spécifique entre les facteurs écologiques et les facteurs psychologiques. À
différentes étapes de leur développement psychologique, les individus sont attirés
dans différentes directions. Initialement, les principaux facteurs psychologiques
d’attractions sont génétiquement déterminés, mais l’expérience, c’est-à-dire les
55
effets cognitifs des interactions antérieures avec l’environnement devient un
facteur d’attraction de plus en plus important.
Pendant les premières années de la vie, l’enfant prête une attention particulière
aux informations qui lui permettront de développer les compétences pour
lesquelles il a une disposition innée. L’enfant acquiert les compétences
nécessaires pour parler, pour bien grimper, lancer et attraper des objets, manger,
boire, pour reconnaître les animaux, pour prédire le comportement d’autrui, etc.
Dans tous ces domaines, les informations nouvelles sont d’emblée pertinentes
parce qu’elles satisfont aux besoins non encore assouvis de modules spécialisés.
Cependant, au fur et à mesure que les compétences de base sont acquises,
l’attraction se déplace vers des informations pertinentes dans le contexte des
connaissances de base déjà acquises. Elle se déplace en particulier vers les
informations culturelles, par exemple dans le domaine religieux, qui semblent
mettre au défi les compétences de base. L’attraction se déplace aussi vers les
informations pertinentes pour réaliser les différents objectifs que l’individu a
désormais la capacité de concevoir et de poursuivre. »
On voit bien ce que veut dire l’auteur : c’est qu’au fil de sa vie, l’individu est attiré vers
des informations de plus en plus « culturelles », parce que les modules innés spécialisés sont
assouvis et laissent la place à des modules moins spécialisés. Mais une autre approche des
comportements cognitifs vient nuance (contrebalancer ?) cette hypothèse. Des études de
psychologie nous montrent en effet que, contre toute attente, les déterminants génétiques des
capacités cognitives et du tempérament augmentent avec l’âge. Ainsi, des jumeaux
monozygotes élevés dans deux familles différentes vont se ressembler sur le plan des
capacités cognitives et du tempérament de plus en plus à mesure de l’âge. Pourquoi ? Parce
que l’enfant est soumis dans son jeune âge à un grand nombre d’influences et d’injonctions
culturelles (familiales comme scolaires). De ce fait, sa véritable personnalité ne peut
véritablement s’exprimer que lorsqu’il devient adulte, libre, livré à lui-même.
Ces données ne contredisent pas le phénomène « d’attraction représentationnelle »
qu’évoque l’auteur. Mais peut-être le compensent-elles un peu. En tout état de cause, on peut
se demander si l’individu « s’émancipe » (sur un plan culturel) de ses déterminants naturels
(comme le suppose Dan Sperber) ou bien « s’émancipe » (sur un plan naturel) des
déterminants culturels subis pendant l’enfance (comme semblent le montrer les études
psychométriques et comportementales).
Chapitre VI. Modularité mentale et diversité culturelle
Les pathologies neurocognitives en faveur de la globalité fodorienne
L’auteur rappelle, page 165, que Jerry Fodor voit des modules perceptifs périphériques
autour d’une pensée centrale monolithique :
56
« Bien que ce ne fût sans doute pas voulu, et que cela n’ait guère été remarqué,
La Modularité de l’esprit était un titre paradoxal, car, selon Fodor, il n’y a de
module qu’à la périphérie de l’esprit, dans les systèmes d’input. Le coeur et la
masse de l’esprit selon Fodor ne sont pas modulaires. Les processus conceptuels
- c’est-à-dire la pensée proprement dite - sont présentés comme constituant un tout
massif, sans les articulations qui permettraient un découpage analytique. »
On peut dire ici que la neurobiologie cognitive n’infirme pas l’hypothèse de Fodor,
puisque des observations sur l’homme ou des expériences sur les animaux (voir Lashley6)
montrent que des altérations (mineures) du cortex n’endommagent les capacités cognitives
que de façon temporaire : rapidement, le cerveau réorganise et « restaure » les données et
concepts perdus ou menacés. Ce phénomène empirique suppose en effet une certaine globalité
de l’activité cognitive centrale.
L’hypothèse « ultra-modulariste » de Sperber, en revanche, devra affronter cette difficulté
empirique : comment un cortex ultra-modulaire endommagé fait-il pour réorganiser ses
données et concepts stockés ?
Certains modules spécialisés, comme celui du langage, de la lecture ou de l’audition, en
revanche, semblent beaucoup moins souples que les domaines purement conceptuels : une
altération neurobiologique handicape le sujet durablement7. Cette réserve est toutefois sujette
à caution, puisqu’on observe que des sujet dépourvus d’un sens (les sourds, les aveugles...)
exploitent des zones cérébrales en « friche », pour surdévelopper d’autres sens et compenser
ainsi leur handicap.
Quoiqu’il en soit, il est certain qu’une théorie cognitive fiable devra être validée par ce que
nous savons (et découvrons chaque jour) dans le domaine de la neurobiologie.
Comment la représentation du bouledogue Goliath se construit-elle ?
Dan Sperber explique, page 168, que les modules conceptuels sont spécialisés pour chaque
type de tâche ou de concept. Ainsi :
« Par exemple, tous les outputs conceptuels des modules perceptuels contenant
le concept BOULEDOGUE (et qui sont capables de reconnaître la présence d’un
bouledogue) pourraient être traités par un module spécialisé (par exemple un
dispositif inférentiel spécialisé qui traite les concepts d’espèces vivantes). Les
informations sur Goliath le bouledogue seraient de la compétence de ce module.
De même, tous les outputs conceptuels de modules d’input qui contiennent le
concept TROIS pourraient être traités par un module spécialisé qui effectue les
inférences numériques, etc. »
Lashley, dans l’espoir de localiser une zone précise de la mémoire, avait entrepris de sectionner différentes zones du
cortex chez le rat. Or, quelles que soient les zones et les quantités retirées (en deçà de 50 %) les capacités de mémoire
n’étaient pas altérées. Les perturbations mnésiques apparaissaient au-delà de 50 % de cortex retiré, et ceci quelqu’en soit
l’endroit - ce qui fit parler à Lahsley « d’effet de masse » de la mémoire corticale.
7
C’est le cas par exemple de la dyslexie ou d’altérations de la zone de Broca.
6
57
on pourrait voir une objection, ou tout au moins une nuance, à cette hypothèse. En effet,
l’observation montre que le souvenir du bouledogue Goliath est lié à l’évocation de « Julie »
(la petite fille qu’il avait mordu) ou bien de « Dieppe » (la ville où il réside) ou bien encore de
« Monsieur Moucheron » (son propriétaire). Il semble donc que les informations relatives à
Goliath dépendent des modules traitant des représentations « Julie », « Dieppe » ou
« Monsieur Moucheron ». D’autant plus que la vue d’un bouledogue à Marseille ou à Paris ne
nous évoque pas immédiatement l’idée de Goliath. Les représentations de tous les
bouledogues que nous connaissons sont-elles donc traitées par, et contenues, dans le « module
spécialisé » bouledogue ? Cela n’est pas confirmé clairement par l’observation empirique.
À cette objection, Dan Sperber répondra certainement que la représentation de Goliath est
certes ramifiée aux représentations « Julie » ou « Dieppe » (qui ont le pouvoir de la rappeler
immédiatement à la conscience), mais que ceci n’empêche pas la représentation Goliath d’être
enchâssée dans un module « bouledogue ».
Ceci reste poser problème, car l’expérience montre qu’on se souvient généralement d’un
objet précis non par le biais de sa catégorie générale, mais par celui d’un élément très
différent qui lui est associé. On se souvient par exemple du nom ou de la marque de ce biscuit
très précis, non par le biais de la catégorie générale « biscuit », mais grâce à l’indice du nom
de ce petit village qu’on avait traversé en rentrant de vacances, et dans un magasin duquel on
avait acheté cette sorte de biscuit : en se revoyant choisir le paquet de biscuits dans le rayon
ou le payer à la caisse, le nom nous revient à la conscience.
Dan Sperber nous répondra alors probablement la chose suivante : c’est qu’il faut
distinguer entre la construction d’un concept et son stockage et sa ramification dans le
cerveau. C’est ainsi que lorsque nous apercevons le bouledogue Goliath pour la première fois,
nous l’identifions comme « bouledogue » grâce au fameux module spécialisé « bouledogue »
dont l’auteur nous parle ; puis nous archivons ce concept et l’image qui lui est associée en les
ramifiant avec les représentation de Julie, Dieppe et Monsieur Moucheron (c’est ainsi que ces
représentations joueront le rôle « d’indices de rappel »).
La représentation de Goliath se construirait donc en deux temps très distincts : l’idée que
Goliath est un bouledogue (élaborée par le « module-patron » d’identification zoologique) ;
puis différentes idées ultérieures, concernant la représentation Goliath (et élaborées par des
réseaux synaptiques reliant la représentation de Goliath à celles de Julie, Dieppe et Monsieur
Moucheron).
Nous comprendrions mieux, alors, l’idée de Dan Sperber.
Isolement du module méta-représentationnel et « sensation d’être »
Dan Sperber exprime page 174 l’idée (déjà exprimée plus haut) selon laquelle, contre
Fodor, il semble peu plausible que l’évolution ait abandonné les modules - efficaces et
rapides - pour un système central global. Supposons l’existence d’un tel système central,
distinct des modules de réception perceptive et de différents modules conceptuels (et peu
important que ce système soit « global » ou « modulaire »). Ce module d’inférence
conceptuelle est certainement très complexe et il peut produire, notamment, des idées
58
complexes. On imagine aisément comment un tel module, s’il se trouve coupé des perceptions
extérieures, ou s’il se désolidarise momentanément des modules conceptuels de premier
degré, peut « tourner à vide », produire des concepts complètement coupés et déconnectés du
réel, étrangers à la réalité. Qui sait alors, dans ce cas, si les sensations de « conscience »,
d’être « soi » ou de « Dieu » (et également les sensations d’angoisse ou de vertige
existentiels) ne proviennent pas de la coupure occasionnelle de ce module conceptuel des
organes perceptifs et conceptuels de premier degré ? En effet, si notre esprit demeurait soumis
en permanence aux inputs provenant des organes sensoriels ou au gouvernement des organes
moteurs, pourrions-nous avoir, aurions-nous le temps et l’occasion, la possibilité de
développer un sentiment de « conscience » ou de « soi » ? Une machine qui fonctionne en
permanence, qui est en prise permanente avec le monde, a-t-elle le temps de « penser » ? Par
ailleurs, l’expérience ne montre-t-elle pas que l’action ou l’activité (physique ou culturelle)
dissipe l’angoisse ou le questionnement « métaphysiques » ? Le système métareprésentationnel, lorsqu’il s’isole des modules périphériques, ne pourrait-il pas constituer le
lieu d’émergence de ce qu’on appelle (de manière synthétique et naïve) la « conscience » ou
le « sentiment d’être » ?
Réplication de micro-modules initialisables et fonction bureautique « enregistrer
sous »
Dan Sperber suppose (page 181) que la capacité d’identifier plusieurs congénères distincts
peut s’expliquer par la réplication d’un « module patron » en autant de copies de
micromodules initialisables spécialisés qu’il est nécessaire.
Comment cette opération se réalise-t-elle concrètement sur un plan neurobiologique ? Cela
reste un mystère dans la théorie de l’auteur.
Quoiqu’il en soit, nous pourrions proposer une image pour illustrer ce processus
(théorique) d’initialisation de réplication de micro-modules initialisables : nous savons
(quasiment) tous nous servir d’un traitement de texte. Il nous arrive, lorsque nous voulons
créer un fichier analogue à un précédent, d’utiliser la fonction « enregistrer sous », de lui
attribuer un nouveau nom, d’effacer son contenu, puis de l’emplir d’un nouveau contenu.
Cette manipulation permet de conserver tout ce qui relève de la forme du fichier, à savoir la
mise en page, les formats de paragraphe, de caractère, de feuille de style, de table des matières
automatique, etc... Ce processus n’est-il pas analogue à celui (supposé par Sperber) de
réplication par l’esprit de micro-patrons initialisables, en autant de micro-modules vierges
qu’il est nécessaire ?
Souvenons-nous par ailleurs que l’accomplissement concret de cette réplication de
« micro-modules » parmi les neurones et synapses reste poser question.
Modules évolutionnistes et capacités cognitives automatiques actuelles
L’auteur estime, page 186, que certains domaines de culture récents limitent son hypothèse
de spécialisation modulaire. On pourra citer un exemple (encore bureautique) de capacité
59
cognitive inconsciente et automatique, nécessairement récente, et que ne peut expliquer
l’évolution : lorsque nous saisissons un texte, le cerveau contrôle la correction du texte tapé.
Mais ce contrôle n’est ni immédiat ni conscient : sont saisis généralement plusieurs nouveaux
caractères avant que le cerveau n’indique à la conscience que, à quelques mots en arrière de la
frappe, se situe une faute. Cette capacité est observable chez tous les utilisateurs de traitement
de texte. Elle est automatique, inconsciente et relativement efficace. Il est cependant peu
plausible que la saisie correcte d’un texte au clavier ait pu constituer un enjeu de survie
crucial dans la Rift Valley. Comme le dit Dan Sperber, bien des domaines de culture et des
capacités cognitives actuels ne peuvent pas s’expliquer par le fonctionnement d’un module
spécialisé issu de l’évolution naturelle des espèces. Il est probable, au contraire, que le
cerveau ait la capacité de produire des unités cognitives automatiques adaptées aux exigences
de l’environnement et de l’époque. L’origine et le processus de cette capacité restent à
imaginer. Ces exemples, en tout cas, montrent les limites d’une spéculation purement
évolutionniste sur le métabolisme du cerveau.
Le surdéveloppement du domaine effectif par rapport au domaine propre est-il une
spécificité humaine ?
Dan Sperber note (page 191) que les humains sont producteurs, transmetteurs et
consommateurs d’informations à beaucoup plus forte dose que les autres animaux. Cela
pourrait être discuté (cas des dauphins, des singes ou des oiseaux), mais ne le discutons pas.
Il en découle, selon lui, que le domaine effectif des modules humains est nettement plus vaste
que leur domaine propre. Cette déduction paraît un peu rapide. Certes le domaine effectif des
modules humains est probablement plus vaste que celui des modules « animaux » (ou du
moins supposons-le). Mais le domaine propre des modules de l’homme n’est-il pas
probablement plus vaste lui aussi ? Si l’on rapporte le domaine effectif humain à son domaine
propre, et le domaine effectif animal à son domaine propre, ce rapport a-t-il une raison d’être
plus élevé chez l’homme que chez l’animal ? Ne doit-on pas s’attendre à ce que (ou ne doit-on
pas supposer que) le domaine effectif d’une espèce soit relativement proportionnel à son
domaine propre ? Certes le domaine effectif des modules humains est probablement (est
nécessairement) plus vaste que leur domaine propre (comme chez toutes les autres espèces
animales), mais cette majoration est-elle propre à l’homme ? Est-elle particulièrement
accentuée chez lui ? La réponse nous semble moins certaine que pour Dan Sperber.
Le module sonore a-t-il pour fonction de produire du plaisir ?
Dan Sperber suppose (page 195) que les capacités actuelles d’identification des sons
musicaux peuvent être permises par un module ancestral de reconnaissance des sons
nécessaires à la survie. Un évolutionniste ne peut qu’être d’accord là-dessus. Mais l’auteur
ajoute ensuite que la musique provoque du plaisir, ou que les hommes sélectionnent dans
l’histoire la musique provoquant du plaisir, parce que le développement du module sonore
aurait été lié à une motivation de plaisir dans des temps reculés. Ceci nous semble moins
60
évident. En effet, et d’abord, pourquoi lier nécessairement le plaisir ressenti aujourd’hui à
l’écoute de belle musique, à la « vocation hédoniste » d’un module sonore ancestral ? Ensuite,
pourquoi un module ancestral aurait-il à voir exclusivement avec du plaisir ? Pourquoi sa
fonction aurait-elle été de provoquer du plaisir ? Il est en fait probable que la fonction du
module sonore (d’un point de vue évolutionniste) ait été de préserver l’homme de dangers
mortels ou de lui permettre des occasions de communication favorables à la survie ou à la
reproduction. Mais il est difficile, a priori, de voir un lien privilégié entre ce module et le
plaisir. Sa fonction était probablement de permettre à l’organisme de fuir ce qui était
dangereux et de rechercher ce qui était favorable. Ce module avait donc pour double mission
de traiter « l’agréable » et le « désagréable », sans exclusivité. Ce qu’on aurait pu dire
éventuellement, si l’on voulait confronter les goûts actuels de l’homme en matière de musique
« classique » et l’évolution de l’espèce, c’est que Mozart, peut-être, rappelle des signaux
sonores favorables à la survie ou la reproduction, cependant que le rock heavy metal (qui
possède notamment l’étonnant pouvoir de faire baisser la production laitière des bovidés)
rappelle des signaux de menace, de danger, ce pourquoi il ferait fuir aujourd’hui (en
emplissant le domaine effectif du module sonore) plus de personnes que n’en fait fuir Mozart
(ni même Boulez).
La souplesse des capacités des modules spécialisés innés ne rend-elle pas
tautologique l’hypothèse évolutionniste ?
Après avoir supposé que l’identification des animaux était probablement traitée par un
module ancestral de reconnaissance zoologique (répliqué en autant de micro-modules
qu’existent d’animaux), Dan Sperber remarque que les hommes identifient des animaux
imaginaires, qui n’existent pas, ou bien des animaux découverts très récemment, ou bien
encore des animaux éteints avant l’apparition de l’homme (comme par exemple les
dinosaures). Ceci pourrait venir contredire l’hypothèse d’une émergence évolutionniste ou
d’un câblage inné du module. Mais l’auteur suggère (page 197) que l’identification de ces
animaux imaginaires, récents ou éteints, peut très bien être traité également par le module
spécialisé ancestral de classification zoologique (créant des micro-modules pour les animaux
n’ayant pas existé lors de l’évolution de l’homme). Ceci est tout à fait plausible sur un plan
théorique, et même très probable. Ce n’est pas le fond que nous contesterons. La réserve
qu’on peut avoir ici, c’est que l’anthropologue suppose l’émergence au cours de l’évolution
de module innés, spécialisés dans des tâches précises. Puis, lorsque l’homme présente des
capacités que l’évolutionnisme cognitif ne peut pas expliquer, il suppose que les modules
innés spécialisés ont la capacité de traiter n’importe quel type d’information, soit imaginaire,
soit très récente, soit antérieure à l’espèce humaine. Or, n’y a-t-il pas là soit contradiction, soit
tautologie ? En effet, soit l’auteur émet l’hypothèse d’une origine évolutionniste et innée des
capacités cognitives (comme le classement et l’identification zoologique) et alors cette origine
devrait montrer certaines limites ou rigidités de l’homme lorsqu’il est placé dans des
circonstances particulières (comme la nouveauté). Ou bien alors les capacités cognitives de
l’homme s’adaptent effectivement aux contenus (réels ou imaginaires) de son époque, mais
61
alors que devient la pertinence, l’utilité de l’hypothèse évolutionniste de modules spécialisés
posée au départ ? De deux choses l’une : ou bien l’homme est muni de modules spécialisés
innés, et la vie courante devrait montrer les limites de ces modules ; ou bien l’homme s’adapte
à n’importe quel contenu, mais alors que devient l’utilité d’une hypothèse modularisteinnéiste ? Si l’homme s’adapte à n’importe quel contenu cognitif de son époque, alors que
l’hypothèse de modules cognitifs innés et spécialisés nous apporte-t-elle ?
Mais peut-être le souci de Dan Sperber était-il (simplement) de montrer la compatibilité
entre une hypothèse ultra-modulariste de l’esprit et la diversité culturelle observable
aujourd’hui.
La souplesse culturelle : avec ou sans l’ultra-modularité évolutionniste ?
Cette même idée est généralisée un peu loin, page 198, où l’auteur suppose que le « métapatron modulaire » initialise des micro-patrons propres pour chaque domaine propre, en
fonction d’informations nouvelles ne correspondant pas aux modules spécialisés déjà
initialisés. Ce que nous dit Dan Sperber en substance ici, c’est que les modules créés par
l’évolution pourraient en fait intégrer et traiter n’importe quel type d’information, provenant
de n’importe quel environnement, ceci à n’importe quelle époque. On peut admettre cette
supposition. Mais dès lors, que Dan Sperber démontre-t-il ? Nous démontre-t-il en
l’occurrence l’existence et l’origine de ces modules ? La souplesse et l’adaptabilité supposée
(et observée) des modules sont-elles des indices en faveur d’une origine évolutionniste innée
et spécialisée ? Pour montrer l’origine évolutionniste de ces modules, n’eut-il pas mieux valu
au contraire (et paradoxalement) montrer leurs limites dans la vie actuelle ? Pour illustrer ce
problème épistémologique, imaginons l’exemple suivant : un chimiste du XV° siècle veut
montrer l’existence « d’atomes de carbone ». Pour montrer cette existence, eut-il été plus
judicieux de montrer (ou d’essayer de montrer) que tous les corps connus contiennent du
carbone, qu’il y a du carbone partout, ou bien au contraire que certains corps ne peuvent pas
contenir de carbone, ce qui est justement la preuve de la spécificité, donc de l’existence, de ce
corps ? De la même façon, si les modules cognitifs sont capables de traiter n’importe quelle
information réelle ou imaginaire de n’importe quelle époque, alors où est l’indice de leur
origine évolutionniste ? Cette origine est-elle un principe en soi, dénuée d’indices ? Mais la
motivation de Dan Sperber, comme nous l’avons dit plus haut, n’est probablement pas de
chercher à démontrer une origine évolutionniste des modules, mais plutôt à essayer de
montrer une compatibilité entre une ultra-modularité cognitive issue de l’évolution et la
diversité culturelle (et donc la souplesse cognitive) observée.
Un objet ou un animal imaginaire est-il nécessairement traité par un module
culturel spécialisé issu de l’évolution ?
Dan Sperber semble préoccupé par le traitement cognitif d’êtres imaginaires ou
surnaturels, qu’il aimerait rendre compatible avec l’évolutionnisme. C’est ainsi qu’il suppose,
page 198, que le « méta-patron » d’un module cognitif (issu de l’évolution) pourrait engendrer
62
un patron qui ne corresponde à aucun domaine propre mais seulement à un domaine culturel,
comme par exemple celui, justement, des représentations d’être surnaturels. Là encore, on a
l’impression d’osciller entre contradiction et tautologie : « contradiction », parce qu’il est
étonnant d’imaginer qu’une structure biologique issue de l’évolution soit capable de créer une
autre structure adaptée aux contingences culturelles de son époque ; « tautologie », parce que
si des structures câblées de façon innée et issues de l’évolution sont capables de s’adapter à
n’importe quel contenu (même imaginaire), alors on ne démontre rien, ni l’explication de
cette adaptation, ni l’hypothèse évolutionniste et « câblée ».
Dan Sperber aimerait montrer que l’évolution a permis à l’homme d’imaginer aujourd’hui
des animaux comme les licornes, animaux traités par un « module culturel spécialisé ». Mais
un nouveau module spécifique doit-il être créé dans l’esprit à chaque fois qu’un homme
imagine quelque chose d’irréel (comme une voiture qui vole, un cochon bleu ou une cafetière
qui tousse) ? Le plus plausible n’est-il pas la connexion de différents réseaux synaptiques
porteurs chacun des informations élémentaires de l’objet imaginé ? Doit-on supposer
obligatoirement qu’existe un module cognitif dont le domaine culturel spécialisé serait celui
des cochons bleus, par exemple, et qui serait issu de l’évolution naturelle ? Toute idée, toute
image créée par l’esprit, par le cerveau de l’homme doit-elle nécessairement être gérée par un
module spécialisé ? L’hypothèse de réseaux synaptiques vierges, « à tout faire » et en nombre
incommensurable, n’est-elle pas déjà amplement satisfaisante ?
En poussant le souci modulariste jusqu’à l’extrême, on pourrait même supposer qu’à
chaque événement aléatoire, totalement imprévisible, survenant dans l’instant présent (comme
la chute d’une traverse de chemin de fer, une caissière de chez Monoprix habillée en vert ou
un sac plastique voletant dans un tourbillon) correspondrait un module précis, issu de
l’évolution, adapté à cet événement. Or, ceci, on le voit bien, serait absurde (ou tautologique).
Dan Sperber ne pêche-t-il donc pas par « excès de modularisme » ? Doit-on mettre un
module sur toute représentation ? Lorsque je vois au cinéma un cow-boy avec des dents de
vampire, va-t-il être traité par un module culturel spécialisé de « cow-boy aux dents de
vampire » créé par un « méta-patron » issu de l’évolution, ou bien va-t-il se trouver intégré
dans mon cortex par la formation d’un réseau synaptique original, issue d’une connexion
entre des réseaux synaptiques porteurs de représentations de cow-boys d’une part, et de
vampires d’autre part ?
Toute représentation est-elle « modulaire et évolutionniste » ? Cela semble bien peu
probable.
L’hypothèse modulariste face à la réalité neurobiologique
Au delà de ces points de détail (mais qui sont tout de même révélateurs d’un problème plus
global), on peut poser la question de savoir si les hypothèses modularistes émises par Dan
Sperber sont compatibles avec les connaissances dont nous disposons en matière de
neurobiologie.
Une observation empirique semble d’abord confirmer l’hypothèse modulariste de Sperber
(ou Fodor) : c’est que, comme le pressentait déjà Franz Joseph Gall (1758-1828) il y a deux
63
siècles, certaines compétences et domaines cognitifs sont localisés dans un endroit du
cerveau plus que dans un autre. C’est le cas par exemple de « l’aire de Broca » ou de « l’aire
de Wernicke », spécialisées dans les capacités de langage ou de lecture. Différentes autres
aires sont spécialisées dans le traitement du son, de l’image, de la motricité, etc.
Pour D. Sperber, tout l’activité cognitive pourrait être traitée par des « modules ». Or, on
peut lui poser cette question : comment ces « modules cognitifs » se matérialisent-ils à
l’intérieur du cerveau ? Puisque notre démarche anthropologique se fonde sur un matérialisme
moniste, soyons matérialistes jusqu’au bout ! Les modules cognitifs consistent-ils des groupes
de neurones spécialisés dans une tâche ? Sont-ils localisés en un endroit précis du cerveau ?
Sperber et Fodor précisent en outre que ces « modules » sont innés, ce qui signifierait que leur
spécialisation dans une tâche donnée serait prédéterminée.
Or, que la réalité nous enseigne-t-elle ?
Premièrement, les neurones se construisent en « cordées » verticales à partir des
neuroblastes primitifs en direction des différentes couches successives du cortex, ceci de
façon indifférenciée. C’est la construction de synapses, au bout de la seizième semaine de
gestation, qui semble attribuer aux neurones une fonction, un contenu particuliers. Mais après
tout, peut-être une spécialisation prédéterminée des neurones ou groupes de neurones est-elle
invisible à nos moyens techniques actuels.
Deuxièmement, lorsque le cerveau, le cortex, est altéré ou même détruit pour partie, les
informations et compétences cognitives sont (à moyen terme) préservées, comme si les
données concernées avaient été transférées depuis une zone vers une autre, ou comme si des
« modules » s’étaient trouvés reconstruits en d’autres lieux. Le neurobiologiste (et non
philosophe de l’esprit) Lashley a même noté que jusqu’à une amputation de 50 % du cortex,
les informations et capacités de mémoire n’étaient pas altérées.
Or, comment cette réalité peut-elle être compatible avec une hypothèse de « modules »
spécialisés, localisés dans un endroit précis et « déterminés génétiquement » ? Faut-il
supposer que le cerveau ou l’ADN soient capables de recréer, en un lieu libre et préservé, un
module spécialisé ayant été altéré ? Faut-il supposer que le génotype soit capable de
reconsidérer l’ensemble de la géographie cérébrale lorsqu’il subit une altération, de façon à
ré-organiser et restaurer l’ensemble des capacités cognitives ? Peut-on supposer que le
génotype contienne des informations concernant les « modules génétiquement déterminés »,
au point que, par exemple, se reconstruise dans une aire préservée un module spécialisé
(comme celui du « sanglier ») altéré en un autre endroit du cerveau ? Cela semble peu
vraisemblable.
On voit que les hypothèses (théoriques, philosophiques) de Dan Sperber (comme de Jerry
Fodor) restent à se confronter aux données empiriques de la neurobiologie. La neurobiologie,
en l’occurrence, semble présenter un fonctionnement cognitif beaucoup souple, « à tout
faire », que ne le supposent les hypothèses de « module spécialisé issu de l’évolution ».
64
Entre la théorie philosophique et la réalité
Ceci nous amène d’ailleurs à une réserve générale qu’on peut formuler à l’égard de la
« philosophie de l’esprit » : celle-ci raisonne souvent de manière abstraite et théorique, coupée
de la réalité (notamment biologique). La philosophie de l’esprit consiste souvent en
« spéculations théoriques » occultant les connaissances neurobiologiques. Or, comment
imaginer le fonctionnement d’une machine sans partir des connaissances sur sa réalité ? Ceci
serait analogue à la situation d’extra-terrestres essayant d’imaginer l’intérieur du métro en
l’observant du ciel, sans s’aider de photos parues dans les magazines. L’auteur ne reste-t-il
pas un peu « dualiste » et platonicien lorsqu’il bâtit sa théorie ? Ne devrait-il pas partir de
connaissances actuelles, en neurobiologie de la cognitivité et de l’apprentissage (qui
pourraient par exemple constituer le premier chapitre de son livre) ? Ne serait-il pas victime
malgré lui de cette longue tradition « abstractionniste » ou « métaphysicienne » française ?
Est-il réellement moniste et empiriste ?
Des relations entre réflexion philosophique et connaissance
Ceci nous amène d’ailleurs à une question plus générale : la « philosophie » consiste-t-elle
en spéculations théoriques nouvelles sur la base de spéculations théoriques passées, ou bien
en « leçons de sagesse » tirées des connaissances nouvelles advenant à chaque époque ?
« L’histoire de la philosophie » est-elle une succession de théories spéculatives ou une
adaptation permanente des connaissances nouvelles aux exigences de bonheur de l’homme ?
Les bouleversements philosophiques ont-ils été créés par des théoriciens ou par des savants
(comme Copernic ou Darwin) ? Est-ce la spéculation ou la connaissance qui enrichit la
philosophie ?
Nous ne doutons pas ici des connaissances de Dan Sperber. Simplement, nous estimons
que, au sein d’une théorie, quelle qu’elle soit, les connaissances doivent être mises en avant et
en amont de cette théorie, de façon à ce que jamais cette théorie ne puisse se trouver prise en
défaut (malgré elle) par la connaissance.
Pourquoi la classification raciale procéderait-elle différemment, a priori, de la
classification des espèces ?
Dan Sperber estime, page 199, que la classification raciale pourrait être opérée par un
module non inné, dérivé du métapatron sous l’effet d’inputs culturels.
Il y aurait deux remarques à faire à ce sujet :
1°) Dan Sperber, croyant et craignant qu’on puisse déduire le prescriptif du descriptif, ne
chercherait-il pas à « sauver » la classification raciale des « griffes » de la détermination
naturelle, innée ? Sa supposition scientifique n’est-elle pas construite sur la base d’une
motivation d’ordre d’abord moral ?
2°) Pourquoi la classification raciale ne serait-elle pas innée, alors que la description des
animaux le serait ? Inversement, si la classification raciale n’est pas traitée par un module
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inné, pourquoi la classification zoologique le serait-elle ? Les différences apparentes entre
différentes races ou variétés d’un animal (l’homme y compris) ne sont-elles pas parfois plus
grandes qu’entre différentes espèces ? N’y a-t-il pas plus de différences apparentes, par
exemple, entre un teckel et un saint-bernard qu’entre deux espèces voisines de fourmi ou de
petits oiseaux ? Les processus cognitifs de différenciation des races canines sont-ils
essentiellement distincts de celle d’espèces d’oiseaux voisines ? La différence d’apparence
entre les différents types d’homme n’est-elle pas plus évidente, à première vue, que la
différence entre certaines espèces de passereaux ? Pourquoi, dès lors, exclure a priori le
processus de classification raciale de celui des espèces ?
Peut-être est-il choquant de penser que l’homme différencie entre ses congénères de la
même façon qu’il peut différencier parfois entre deux espèces animales voisines, mais
pourquoi cette hypothèse serait-elle exclue a priori ? On voit certes des motivations d’ordre
moral à différencier la classification raciale de la classification zoologique (motivations que
nous partageons sur le fond), mais on en n’en voit pas nettement de raisons scientifiques ni
même empiriques.
La classification raciale est-elle un processus culturel dépassant les différences
apparentes ? Comment les jeunes enfants d’école maternelle construisent-ils la
notion de « race » ?
Dan Sperber poursuit plus loin dans cette hypothèse en supposant (page 199 toujours) que,
s’il en allait ainsi, alors la perception de différences physiques entre les différents types
d’humains ne serait pas en effet le facteur qui déclenche le processus de classification raciale.
L’expérience de l’enseignement en classe maternelle ne confirme pas vraiment ce type de
supposition. En effet, l’observation empirique d’enfants de petite section de maternelle (2 et
3 ans) apprend que les enfants blancs désignent un enfant noir comme « noir » (ou tout au
moins « différent ») alors même que cet étiquetage verbal n’a jamais été opéré - et bien
sciemment - par quiconque dans l’école parmi le personnel d’encadrement, ni non plus par les
parents. L’étiquetage et la classification raciale que les enfants de deux et trois ans opèrent
spontanément ne semblent pas être causés par des facteurs culturels, verbaux. La supposition
d’une classification raciale d’origine culturelle est donc douteuse.
Notons d’ailleurs que les très jeunes enfants blancs ont d’abord un peu peur de leur
camarade noir (lorsqu’ils le voient pour la première fois), comme si cet être pouvait constituer
une menace ou un danger potentiel, comme s’il se distinguait, a priori, des enfants blancs. Le
jeune enfant blanc suppose-t-il un instant que son camarade noir puisse appartenir à une
« autre espèce » d’animal, potentiellement menaçante ? Au risque de heurter le sens commun,
répondons « peut-être ».
Puis l’enfant blanc va découvrir que ce camarade noir lui est semblable en tous points (à
l’exception de la couleur de la peau). Que va-t-il en déduire ? Qu’il s’agit d’un humain,
comme lui. Mais d’un humain d’un type différent, en cela qu’il présente une apparence
différente. Il en infère qu’il s’agit d’un humain d’une autre « race » (c’est-à-dire d’une égalité
d’espèce associés à une différence d’apparence) : la notion, le concept est né dans l’esprit du
66
jeune enfant (même s’il ne dispose pas encore du terme qui lui est associé), car comment
définir autrement cette différence d’apparence conjuguée avec une similitude sur tous les
autres points ?
Cette hypothèse s’applique évidemment aussi aux jeunes enfants d’une classe d’Afrique
noire recevant un petit blanc (dont ils voient un exemplaire pour la première fois) : ils sont
étonnés, peut-être apeurés, se demandent s’il fait partie de la même espèce que la leur, et
forgent probablement dans leur esprit la notion de « race » (différente de celle « d’ethnie »).
L’enfant de trois ans rencontrant pour la première fois un enfant d’une autre couleur est
comme Christophe Colomb face aux Amérindiens : partagé entre surprise et peur. Puis un
temps d’observation va permettre l’apaisement et l’ouverture à l’autre.
Il semble donc douteux, en définitive, de supposer que la classification raciale soit, à la
différence de la classification d’espèce, un processus purement culturel (quand bien même
cette thèse ravirait les culturalistes ou les moralistes qui se trompent de méthode).
Les notions de « race », humaine ou non-humaine : des notions nécessairement
récentes, mais pas pour autant forcément « culturelles »
Notons que la notion de « race » chez l’être humain est probablement une « invention »
relativement récente, pour ce qui concerne les notions à la fois de races humaines et nonhumaines.
La notion de « race non-humaine » (chevaline, canine...), en effet, d’abord, n’est pas
« visible » à première vue : comment savoir que les teckels et les saint-bernard ne sont pas
deux espèces différentes mais constituent deux races d’une même espèce ? Comment savoir
que les ânes et les chevaux ne constituent pas deux races d’une même espèce mais deux
espèces ? Cela suppose des connaissances en biologie, qui sont récentes. Il est peu probable
qu’homo erectus ait pu faire preuve de discernement dans la distinction entre les « races » et
« espèces » de son temps.
La notion de « race humaine », de son côté, est confrontée à un autre problème : celui de la
distance géographique. Depuis l’Antiquité, les hommes blancs savent qu’existent des hommes
noirs et « jaunes », et vice-versa. Mais avant ? Que pouvait recouvrir la notion de « race » au
paléolithique ? Quelle probabilité avaient les hommes d’il y a soixante mille ou six cent mille
ans de rencontrer des hommes de la même espèce très différents d’eux sur le plan de
l’apparence ? Cette probabilité était très faible, étant donné l’absence de moyens de
communication et de transport. Probablement la notion de « race » se limitait-elle à celle
« d’ethnie » ou même de « famille », c’est-à-dire à un groupe d’homme, à une tribu présentant
de petites spécificités physiques, causées par l’autarcie.
On a donc peu de raison de penser que se soit développé un module évolutionniste de
classification raciale (comme auraient pu se développer des modules d’identification des
rennes, des ours ou des lions). Mais ceci n’exclue pas pour autant le caractère naturel et
spontané de la « classification raciale » par l’enfant de trois ans. Cet enfant peut d’abord
apparenter l’autre comme étant un animal différent (en apparence), puis, lorsqu’il découvre
son appartenance humaine, construire la notion d’une « race », distincte de la sienne. Le
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concept de « race » ne peut d’ailleurs émerger pour la première fois dans l’esprit de l’enfant
que lorsqu’il se trouve confronté à deux races différentes : celle de l’autre... et la sienne
propre. Avant d’en rencontrer une autre, l’acteur ignore présenter lui-même une « race ».
Est-ce à dire que ce processus est culturel ? Cela est difficile. La notion de « race » est
peut-être construite par le jeune enfant sur la base d’un module originel de classification
d’espèce, puis de situations empiriques de rencontre d’un être humain d’apparence différente,
information « effective » venant peupler le « domaine propre » du module d’identification
d’espèce.
Une origine naturelle de la classification raciale pourrait-elle « justifier » la
xénophobie ?
Toujours sur cette question (décidément épineuse) de « race », Dan Sperber note, page
200, que, pour Hirschfeld, il peut certes y avoir une compétence innée de classification
raciale, mais que cette compétence se baserait sur des inputs culturels. Hirschfeld (ou
Sperber ?) en tire la conclusion qu’aucune disposition au racisme ne saurait donc être
biologiquement fondée.
Nous serons d’accord pour dire que la classification raciale est probablement la rencontre
entre des capacités naturelles de classification d’espèce et des situations de rencontre avec des
hommes présentant des différences d’apparence (c’est ce à quoi se limiteraient, pour nous, les
« inputs culturels » dont parle Hirschfeld).
Le problème se situe ailleurs : quelle est la relation entre la « classification raciale »
(naturelle ou non) et le « racisme » ? Le mot « racisme » recouvre souvent, dans le sens
commun, l’acception non pas de « distinction des races » mais de xénophobie.
Il semble que Sperber (ou Hirschfeld) cherche à rejeter d’éventuels « fondements
naturels » de la xénophobie en rejetant l’hypothèse d’une origine naturelle de la capacité de
classification raciale.
Or, n’y a-t-il pas disjonction d’essence entre les deux notions ? S’il semble évident que les
enfants de trois ans opèrent des classifications raciales spontanées, est-ce à dire qu’ils sont (ou
deviendront) xénophobes ? En aucun cas (sinon tout le monde deviendrait xénophobe).
Par ailleurs, une aptitude ou une capacité naturelle peut-elle donner un fondement à un
comportement, une valeur ou à une opinion ? Non. Si une donnée factuelle semble constituer
le « fondement » d’une valeur (que ce soit dans la tête de ses promoteurs ou de ses
détracteurs), alors c’est que cette valeur était déjà existante dans l’esprit de l’acteur, et que la
donnée factuelle n’est invoquée que dans l’intention (illusoire, frauduleuse) de « caution
scientifique ». C’est ainsi que l’ultra-libéralisme, le conservatisme, le ségrégationnisme ou le
socialisme ont tour à tour cherché à revendiquer le darwinisme pour tenter de « légitimer »
leur idéologie. Mais jamais le descriptif ne pourra indiquer le prescriptif.
La peur de voir fonder la xénophobie sur l’hypothèse d’une origine naturelle de la
classification raciale est-elle fondée ? À notre avis non. La seule peur qu’on puisse
légitimement avoir, c’est de voir cette hypothèse détournée à des fins idéologiques. Mais alors
la solution n’est pas de dénier l’hypothèse d’origine naturelle de la classification, mais la
68
tentative frauduleuse de détournement qui compte en être faite (que ce soit d’ailleurs par des
idéologies de droite ou de gauche, xénophobes ou anti-racistes8).
Il est probable que la xénophobie à l’âge adulte (et d’une façon corollaire l’ignorance et la
peur de l’autre) ait plus à voir avec l’alchimie neuromédiatrice de l’acteur, son histoire
personnelle ou le modèle bio-comportemental de Cloninger, qu’avec une aptitude naturelle à
distinguer et classer les différentes couleurs de peau (processus cognitif auquel personne ne
saurait échapper).
L’axe du comportement de xénophobie ou de fraternalisme nous semble indépendant de
l’hypothèse évolutionniste de classification raciale. En conséquence de quoi, il n’y a pas à
redouter une supposée « justification » de la xénophobie sur la base d’un comportement
naturel (ou à moins que cette justification soit frauduleuse).
La connaissance d’un comportement justifie-t-elle ce comportement ?
Il reste vrai que l’enfant de trois ans, lorsqu’il repère la différence de couleur de peau d’un
de ses camarades, peut, au tout début, éprouver de la peur à son égard, laquelle peur pourrait
constituer le germe d’une xénophobie à venir. Certes. Mais ce type d’inférence entre le
repérage racial et le risque de développement de la xénophobie ne présente pas le risque, à
mon avis, de « justifier », de « fonder » ce comportement.
Prenons un exemple beaucoup moins épineux et pourtant analogue : l’hypothèse d’une
origine naturelle de la schizophrénie permettrait-elle de « justifier » le fait d’être schizophrène
(ou au contraire le fait de l’interdire) ? Évidemment non : on voit bien que ces deux axes se
situent dans deux domaines, deux dimensions complètement distincts l’un de l’autre : un
domaine du savoir, cognitif ; un domaine des valeurs, axiologique, normatif. Tout ce qu’on
peut dire, c’est que la connaissance de l’origine d’un phénomène permet de mieux
comprendre ses causes et mécanismes. Certes cette connaissance peut permettre de trouver
des « circonstances atténuantes » à un comportement jugé immoral (comme la délinquance, la
maladie mentale, le crime ou la xénophobie), mais elle peut également permettre de trouver
des moyens de prévenir ce comportement. Chacun ressent avec évidence, en l’occurrence, que
la compréhension des mécanismes mentaux à l’origine de la xénophobie ne constitue en
aucun cas une acceptation morale de ce comportement (non plus en soi qu’une interdiction).
Notons d’ailleurs que, réciproquement, si la connaissance d’un mécanisme
comportemental n’induit pas la justification de ce comportement, ce comportement de son
côté n’a pas besoin de ces connaissances pour prétendre se justifier : il est assez peu probable
que les hooligans au crâne rasé qui tendent leur bras dans les stades de football détiennent
Certains voeux pieux de l’antiracisme contiennent parfois plus de xénophobie et de mépris sous-jacents que des
propositions « sainement » (honnêtement) différencialistes. Comme le précise d’ailleurs également Sperber (plus loin, page
211), l’accusation morale contre la biologie est elle-même suspecte, parce que cette crainte de la biologie trahit, présuppose
un réel racisme sous-jacent. Parmi certaines personnes (de gauche ou d’ailleurs) qui s’interdisent de parler de « race » (ou de
quelque différence d’apparence que ce soit) avec l’intention de bien penser, on peut se demander à ce propos quelle
conception se font exactement ces gens de la valeur des gens différents d’eux. Ceux qui dénient farouchement toute notion de
différence entre les hommes ne sont pas forcément les plus spontanément fraternels.
8
69
quelque connaissance biologique que ce soit en matière de « race » ou de génétique. Or, cette
ignorance ne les empêche pas d’être potentiellement dangereux.
Une hypothèse scientifique sur l’origine (naturelle ou culturelle) d’un comportement ne
fonde en rien ce comportement. Tout au plus des idéologues de tous bords tentent-ils (de
manière frauduleuse) de se légitimer sur la base de connaissances scientifiques. Inversement,
une valeur n’attend pas de « fait scientifique » pour se légitimer, ni un comportement pour
être nocif.
La peur de Hirschfeld (ou Sperber) à l’égard d’une origine naturelle de la classification
raciale (comme risque potentiel de « justification » de la xénophobie) peut donc sembler à la
fois infondée et inutile sur le fond (avec toute la prudence et la vigilance que cela nécessite
néanmoins).
L’intuition est-elle perceptuelle et périphérique ?
Dan Sperber nous suggère, page 206, que l’homme est capable de croyances appartenant à
un même domaine mais enracinées dans deux modules différents : l’un, spécialisé, traitant des
croyances « intuitives » ; l’autre, méta-représentationnel, traitant des croyances « réflexives ».
Il y aurait, en outre, une distinction nette et une tension entre les croyances réflexives et
intuitives. Ainsi, par exemple :
« Le module de la physique naïve reste essentiellement impénétrable aux idées
de la physique moderne, et persiste à fournir les mêmes intuitions, même lorsque
ces intuitions nous paraissent erronées, en tout cas au niveau réflexif. »
Au delà de cet exemple, l’opposition par Sperber entre croyance réflexive, qui aurait
raison, et intuition naïve, perceptuelle, qui se tromperait, peut paraître un peu simpliste,
manichéenne, et mettre la raison sur un piédestal. « L’intuition », en effet, est-elle produite
par des modules perceptifs automatiques périphériques ? Au vu de récentes expériences de
psychologie cognitive, rien n’est moins sûr. Il semble que l’intuition consiste en fait en une
sorte de processus de calcul très complexe shuntant la sphère consciente pour gagner en
rapidité (mais perdre un peu en fiabilité, puisque son cheminement est moins contrôlé par la
raison). Moins fiable mais plus rapide, l’intuition est une forme de raisonnement cognitif
d’une efficacité autre (mais non moindre) que celle du raisonnement conscient (qui est
laborieux, lent, parce que contrôlé à chaque noeud). L’intuition est ainsi parfois plus efficace
que le raisonnement conscient (par exemple pour faire un choix rapide, comme sauver une
vie, et notamment la sienne propre).
Associer « intuitif » à « perceptif » ou « conceptuel de 1er ordre » me semble donc
discutable. Je verrais plutôt « l’intuition » comme produite par un module de calcul nonconscient, pour la décision d’un acte (ou d’une opinion). Ce pourrait être un module
« parallèle » au module méta-représentationnel conscient, et se nourrissant lui aussi d’inputs
provenant de nombreux (de tous les) modules perceptuels et conceptuels, de 1er ou 2nd
ordres. Pour que l’intuition produise un processus de calcul aussi complexe qu’on peut
l’observer (lorsqu’on l’analyse après coup), n’est-il d’ailleurs pas nécessaire, obligatoire,
qu’elle fasse appel à des données provenant de modules conceptuels ?
70
Limiter « l’intuitif » à quelque chose d’automatique, de perceptuel et de périphérique, ne
me semble guère satisfaisant.
Ce débat sur l’intuition déborde d’ailleurs dans le champ de la logique épistémique. En
effet, qu’est-ce qu’une « connaissance » ? Se limite-t-elle aux informations traitées par la
sphère de la conscience ? Les informations traitées par les modules automatiques (perceptuels
ou moteurs) et par l’intuition ne constituent-elles pas également des « connaissances »,
puisqu’elles habitent le cerveau et se révèlent généralement fiables ? Mais peut-être le débat
sur la définition d’une « connaissance » nous emmène-t-il vers celui de la « conscience » ?
Quelle est la matérialisation du module « méta-représentationnel » ?
Dan Sperber suppose, page 207, que c’est le module méta-représentationnel qui ouvre la
porte à la communication et à « l’explosion culturelle » - c’est-à-dire la création d’un très
grand nombre de représentations :
« A l’origine, ce module méta-représentationnel n’est pas très différent des
autres modules conceptuels, mais il permet le développement de la
communication et déclenche une explosion culturelle d’une telle magnitude que
son domaine effectif s’étend outre mesure, et finit par abriter une multitude de
représentations culturelles relevant de plusieurs domaines culturels. »
On peut admettre cette proposition d’un point de vue théorique. Mais comment peut-elle se
concrétiser au niveau neuronal, au niveau des zones cérébrales et des réseaux synaptiques ?
Par exemple, si un « métapatron » a le pouvoir de s’auto-dupliquer et s’initialiser en autant de
modules spécialisés qu’il existe, par exemple, d’objets manufacturés ou d’animaux, alors
comment cette duplication, cette multiplication s’opère-t-elle au niveau neuronal, et dans
quelle zone ? Cette duplication (théoriquement à l’infini) s’étend-elle dans des zones voisines
et concurrentes à l’intérieur du cortex ? Ou bien se limite-t-elle à une zone précise,
circonscrite du cortex ? Si oui, la capacité de création de micro-patrons n’est-elle pas alors
limitée ?
En outre, le cerveau de l’homme s’enrichit toute sa vie durant de représentations de
nouvelles espèces animales, de nouveaux objets, de nouveau concepts, ceci dans des
proportions différentes selon l’histoire de chacun. Serait-ce alors à dire que certains modules
s’enflent ou s’auto-répliquent démesurément cependant que d’autres restent « vides » ou
étriqués ? Comment ces cursus cognitifs différenciés se manifestent-ils sur le plan de la
géographie du cerveau ?
Comment se manifeste sur un plan neurobiologique l’hypothèse de Dan Sperber, telle est la
question « pratique » à laquelle on aimerait bien répondre (et ceci même si sa théorie est
fondée).
Nous verrons d’ailleurs plus loin que c’est peut-être l’une des limites (probablement
consciente) qu’on pourrait voir à la théorie de l’auteur : elle oscille entre une impossibilité de
mise en application et un mystère neurobiologique.
71
Conclusion. Risques et enjeux
Dan Sperber revient, dans sa conclusion, sur la notion (décidément épineuse et riche d’un
point de vue philosophique) de « race ». Il postule notamment, page 212, qu’il n’existe pas de
« races humaines » :
« L’humanité n’est pas divisée en sous-groupes génétiques distincts et
homogènes ; il n’y a pas de races humaines. »
Nous comprenons bien et partageons les intentions de Dan Sperber lorsqu’il nie l’existence
de races humaines : cette intention est de préserver la dignité morale et politique de tous les
hommes.
S’agit-il là malgré tout d’une bonne stratégie pour favoriser ces intentions ? Est-il
judicieux, d’un point de vue scientifique et humaniste, de nier l’existence de « races
humaines » ? Certes les différences génétiques entre les différents « types » d’hommes sont
minimes (quelques gènes de différences faciales, corporelles ou de couleur de peau) ; certes
tous les hommes appartiennent à la même espèce. Mais pourquoi la notion de « race
humaine » est-elle fausse ? Certes le terme de « race » est un terme arbitraire, dont le sens ou
même l’utilité (comme pour tout terme) peuvent être discutés. On pourrait même décider de le
supprimer du dictionnaire (à défaut de l’esprit des hommes). Certes on peut nier l’existence de
« races » chez l’homme. Mais cela ne nous conduit-il pas alors à nier l’existence de « races »
chez toutes les autres espèces - chats, chiens, chevaux, vaches, poules, cochons, etc...? Se
pose alors la question suivante : en quoi la notion de « race » serait-elle plus pertinente pour
ce qui concerne les « animaux » que pour ce qui concerne l’homme ? L’homme ne fait-il pas
partie de la catégorie des animaux ? On peut également décider de façon arbitraire d’accepter
la notion de « race » pour les animaux et de la rejeter pour l’homme. Mais on se trouve alors
confronté au nouveau problème suivant : comment définir le mot de « race » de telle sorte
qu’il ait un sens pour les animaux et non pas pour l’homme ? Une telle tâche serait
probablement un casse-tête pour les biologistes et les académiciens (et ne résoudrait
probablement pas pour autant le souci antiraciste des humanistes). L’éviction, le rejet du
terme ou de la notion de « race » semble donc moins facile qu’il n’en a l’air.
Qu’on nous comprenne bien : il ne s’agit pas ici de défendre quelque forme de racisme,
mais de poser cette question simple : que signifie le mot « race » ? Pourquoi son usage seraitil interdit pour les hommes (comme le suggère Sperber) et non pas pour les animaux ? Notre
intention est humaniste : si les gens voient des « races » chez les animaux et chez les hommes,
alors quelle réaction va provoquer en eux la négation de la notion de « races humaines »
(comme le fait Sperber) ? Peut-on espérer que cette négation va contribuer à rendre les
hommes moins racistes, plus fraternels ? On peut en douter.
Une défense plus judicieuse de la dignité des hommes ne consisterait-elle pas à admettre le
concept (visible, évident) de « race » (ou de quelque autre mot peut-être moins redouté pour
définir cette même notion), mais à marquer l’indépendance de la question de la dignité des
hommes par rapport à ce concept ?
La vérité en fait est que le terme de « race », s’il paraissait anodin ou neutre il y a quelques
siècles, apparaît aujourd’hui comme chargé d’une histoire politique abominable, liée aux
72
exterminations nazies ou à différentes ségrégations nord-américaines ou sud-africaines. C’est
ce pourquoi certains qui sont épris d’humanisme n’aiment pas ce mot, cependant que d’autres,
épris également d’humanisme, aimeraient « l’assainir », l’expurger de ses dévoiements
politiques.
Telles sont au total les différentes discussions que nous avons éprouvé le besoin de mener
au fil de points particuliers de l’ouvrage de Dan Sperber, et dont on pourra relever
essentiellement, pour les plus importants :
- Quels sont les résultats et avantages concrets d’une approche épidémiologique par rapport
à ses concurrentes ?
- Qu’est-ce qu’une « représentation » ? Une représentation publique est-elle une idée ? Une
représentation publique contient-elle du sens ? Un objet culturel (comme un masque ou un
texte) peut-il constituer une représentation ? Une institution culturelle peut-elle se décomposer
en un ensemble de représentations ?
- Qu’est-ce que le processus cognitif de « l’intuition » ? Est-il perceptif, automatique... ou
conceptuel, rationnel et non-conscient ?
- La croyance religieuse se limite-t-elle à être une représentation transmise entre individus
sur la base d’une « réceptivité » ou est-elle construite spontanément par l’acteur sur la base de
différentes « dispositions » psychologiques ?
- La notion d’un terme connoté de façon immorale (comme celui de « race ») est-elle
infondée ? Est-elle dangereuse ?
- Quelles sont les circonstances neurobiologiques imaginables des différents processus
cognitifs imaginés par l’auteur (et par la philosophie de l’esprit en général) ?
- Les animaux non-humains sont-ils dénués de croyances, d’émotions, de sentiments, de
valeurs, de doute, etc. ?
- Tout caractère ou capacité physiologique ou cognitif tire-t-il sa raison d’être d’une
justification évolutionniste ?
- Dans l’histoire du cerveau, l’accumulation de modules automatiques a-t-il abouti à
l’émergence d’un module central « méta-représentationnel », ou bien un module calculateur
originel a-t-il vu émerger autour de lui des modules spécialisés de plus en plus nombreux ?
Si de nombreux autres points n’ont pas été relevés, c’est que nous y adhérions pleinement,
sans réserve... ou ne nous ont pas inspiré outre mesure.
73
Discussion générale de la théorie de Dan Sperber
Beaucoup de choses ayant déjà été dites dans la partie précédente, nous nous limiterons ici
à n’exprimer que des considérations très générales - et par ailleurs peu nombreuses, parce que
nous adhérons pleinement, d’une façon générale, aux perspectives ouvertes par Dan Sperber.
On pourrait dire, d’abord, que l’ouvrage de Dan Sperber constitue, plus qu’une théorie, une
sorte de « profession de foi », promouvant une méthode anthropologique : sur la base d’un
matérialisme moniste, on ne peut expliquer les « phénomènes culturels » qu’en partant de
leurs constituants élémentaires, « atomiques » : les idées ; ces idées, individuelles,
« mentales », sont inscrites biologiquement dans le cerveau, et reçues depuis l’extérieur (par
le biais d’une représentation publique) ou fabriquées par le sujet ; un « phénomène culturel »,
dès lors, n’est que l’agrégation d’un grande quantité d’idées individuelles ressemblantes,
ayant connu un grand succès de communication ; pour « expliquer » (véritablement) un
« phénomène culturel », il faudrait en fait, dès lors, expliquer les raisons du succès d’une idée
très répandue parmi (plus exactement entre) les hommes.
Pour ce qui concerne la pensée générale de l’auteur, pour cette « profession de foi », on
émettra essentiellement deux réserves (qui sont toutes personnelles) : la première est le
caractère purement théorique, spéculatif, relativement éthéré de sa théorie, exempte
notamment de contingences neurobiologiques ; la seconde est la question de l’application de
la méthode proposée par Dan Sperber (peut-on poster un observateur dans tous les cerveaux
humains, à l’affût de la naissance d’une idée, de sa transmission et de son analyse ?).
En revanche, on ne pourra que louer (comme matérialiste moniste et comme sociologue
individualiste-agrégationniste) l’exigence d’une anthropologie culturelle résolument
naturaliste, matérialiste et atomiste, loin des dérives ou des superficialités dualistes ou
holistes.
Observons plus en détail ces différents points :
Une profession de foi méthodologique
« L’épidémiologie des croyances » n’est pas une théorie, une hypothèse ou une critique ;
c’est une proposition de méthode anthropologique ultra-matérialiste et nominaliste. Ou bien
elle pourrait constituer « l’émergence théorique » du paradigme moniste et nominaliste au
champ de l’anthropologie culturelle.
Cette position est d’ailleurs nettement visible dans les différents chapitres consacrés au
« mariage », aux mythes ou autre couvade chez les Indiens Txikaos : l’épidémiologie ne vient
pas apporter une explication concurrentielle et meilleure que les explications données par les
anthropologies classiques ; elle est présentée comme une piste de méthode qui apportera des
éclairages plus pertinents sur les causes des différents phénomènes culturels observés. Et cette
méthode, comme l’avoue l’auteur lui-même, reste à bâtir, secteur par secteur, fait culturel par
fait culturel. C’est une démarche, une conception du monde, plus qu’une recette ou une
révélation.
De l’aspect éthéré du matérialisme de Dan Sperber (comme de la philosophie de
l’esprit en général)
Dan Sperber se pose comme ultra-matérialiste (dans sa profession de foi méthodologique)
mais, comme nous l’avons évoqué plus haut, demeure néanmoins très théorique dans ses
propositions et arguments. On voit peu d’intervention de contingences neurobiologiques dans
ses raisonnements. On est en présence d’une belle construction théorique d’anthropologie
matérialiste.
Il est regrettable, par exemple, de ne pas trouver en première partie de l’ouvrage un bilan
des connaissances actuelles en matière de neurobiologie cognitive, qui nous parlerait plus de
la mémoire en terme d’hippocampe, de fibres moussues ou de bêta-carbolines, par exemple,
qu’en terme de catégorisations théoriques, car comme le précise l’auteur lui-même, le cerveau
n’a pas été conçu ex nihilo par un ingénieur : il est le patchwork d’éléments contingents qui
n’obéissent pas toujours à la « logique » ou à la rationalité.
La réalité empirique est par ailleurs toujours plus riche et plus inattendue que la théorie.
Quelques bases neurobiologiques auraient donc pu constituer une excellente introduction (et
un précieux garde-fou) avant des réflexions quelque peu abstraites.
Comment appliquer la méthode proposée par Dan Sperber ?
On peut être d’accord avec la profession de foi et les propositions de Dan Sperber. Mais
comment appliquer concrètement une telle méthode ?
Imaginons que nous décidions d’étudier un phénomène culturel précis (comme par
exemple la grande distribution d’un proverbe). Il faudrait pour ce faire dresser l’inventaire de
toutes les représentations mentales et publiques existantes, identifier leurs liens de parenté et
de causalité, et analyser le succès de certaines d’entre elles à la lumière des contextes
environnementaux.
Dans l’idéal, il faudrait être présent à la naissance de ce proverbe dans le cerveau de
l’individu X, attendre que cette représentation mentale soit rendue publique par son acteur,
être présent dans le cerveau de ses auditeurs (ou lecteurs) pour observer de quelle façon cette
représentation est comprise et mémorisée. On pourrait alors faire une première analyse des
« causes » possible des modes et degrés d’intégration de cette représentation publique par
d’autres acteurs que son créateur. Il serait intéressant (sinon nécessaire) ensuite de loger à
l’intérieur du cerveau de l’auditeur pour observer à quel moment, sous quelle forme et à
l’adresse de quelle personne, cette représentation mentale (de « seconde main ») va être
communiquée. Il sera alors intéressant d’analyser les « causes » de cette communication ;
puis, chez le récepteur de « 3ème main », les causes de ses réceptions, intégration et degrés de
mémorisation. Puis, etc...
76
Une étude de ce type, bien que constituant indéniablement une explication véritable de ce
qu’on appelle un « phénomène culturel », ne serait pas des plus aisées à mettre en place.
La pertinence théorique d’une épidémiologie des représentations semble évidente, mais
comment pourrait-elle être appliquée ?
C’est un peu comme si un astronome nous expliquait que, pour localiser le centre de
l’univers, il suffisait de se placer sur un millier de planètes en périphérie et de calculer en
permanence leur éloignement mutuel : il aurait certes entièrement raison (quoique son
hypothèse pourrait rester discutable), mais comment appliquer sa méthode ? Cette méthode
aurait beau être supérieure aux autres d’un point de vue théorique, le serait-elle d’un point de
vue pratique ?
Il en va de même pour l’épidémiologie des représentations : l’auteur nous assure qu’elle
serait meilleure que les anthropologies classiques (pour expliquer par exemple la couvade
Txikao) ; mais comment l’appliquer ? Si l’épidémiologie présente un avantage théorique, quel
est son avantage pratique en la matière ?
Reconnaissons qu’elle a, tout de même (et c’est déjà çà !), le grand mérite de nous inciter à
nous méfier des conclusions anthropologiques quelque peu culturalistes, occidentalocentristes, dualistes ou holistes.
Quelle anthropologie pourrait-elle échapper à l’interprétation ?
L’épidémiologie des représentations nous incite également à nous méfier de l’aspect
interprétatif des anthropologies classiques, mais saurait-elle échapper elle-même à ce travers ?
Un observateur quand bien même niché dans le cerveau d’un acteur et assistant à la naissance
d’une idée pourrait-il échapper à une « interprétation » de ce phénomène ?
La méthode proposée par Dan Sperber, en définitive, sert-elle à autre chose qu’à nous
inciter à la méfiance par rapport aux anthropologies classiques ? Si tel était le cas, au pire,
reconnaissons qu’il s’agit là déjà d’une belle vertu.
Un matérialisme intégral
Nous ne pouvons qu’adhérer au parti-pris général adopté par l’auteur d’un matérialisme et
d’un nominalisme intégraux : les « phénomènes culturels » sont des agrégations de
phénomènes individuels d’idées, de représentations, qui existent concrètement à l’intérieur du
cerveau.
Il faut préciser que ce matérialisme moniste est « intégral », malgré le risque de
redondance, car bien des prétendues postures matérialistes ont du mal à envisager la
matérialité de la pensée, des idées, des phénomènes « culturels » ou de la « culture », même
(et surtout !) dans le champ des sciences humaines et de la philosophie (de l’esprit ou du
reste). Bien souvent, le « matérialisme moniste » en reste à un stade « intellectuel », de
profession de foi, qui n’assume pas toutes ses implications.
Un sociologue comme Pierre Bourdieu, par exemple, doit certainement s’affirmer comme
« matérialiste ». Mais il serait sûrement bien embarrassé de devoir définir ce en quoi consiste
77
précisément, de façon matérielle, son « ethos » ou son « habitus » (parce qu’il serait alors
contraint de s’engager sur le terrain de la neurobiologie, donc de la nature, donc d’origines
naturelles des différences de potentialités cognitives et de tempérament, lesquelles iraient à
l’encontre de ses présupposés idéologiques culturalistes et égalitaristes).
Nous pensons au contraire, comme Dan Sperber, que la recherche scientifique passe
nécessairement par une conception matérialiste du monde, les différents idéaux politiques qui
peuvent nous animer les uns et les autres n’ayant rien à craindre de cette matière, puisque le
normatif se forge au delà du factuel.
Seules nos propres capacités intellectuelles (celle d’homo sapiens sapiens), modestes,
peuvent constituer un frein à la conception d’un monde complètement matériel.
L’exigence matérialiste de Dan Sperber envers les sciences sociales et l’anthropologie des
représentations et des croyances nous apparaît d’une grande vertu.
Une proposition de méthode anthropologique matérialiste et agrégative d’une grande acuité
et d’une grande vertu, mais affaiblie par un aspect quelque peu théorique ainsi que par des
difficultés d’application concrète, telle est la vision (peut-être fausse) que nous nous faisons
de « La Contagion des idées ».
Un exemple d’application utile de la méthode de Dan Sperber en sciences de
l’éducation
On peut essayer d’imaginer une utilité à la profession de foi méthodologique de Dan
Sperber. Supposons qu’une étudiante en thèse de sciences de l’éducation traite le sujet
suivant : « Les théories pédagogiques du besoin chez l’enfant ». Ce sujet semble très vaste. La
méthode ébauchée par Dan Sperber permet néanmoins de définir quelques points de repère.
S’intéresser à la diffusion d’une théorie particulière dans le domaine de la pédagogie, parmi
l’esprit des enseignants, et au sujet des enfants, c’est s’intéresser à la conjonction d’un certain
nombre de phénomènes sociaux et culturels, qui sont eux-mêmes chacun le produit d’une
diffusion de représentations (croyances, valeurs ou capacités cognitives). Il y a rencontre ici,
notamment, dans cette thèse imaginaire, entre trois types d’acteurs : les élèves observés, les
enseignants considérés, et l’étudiante-chercheuse (qui elle aussi a ses croyances, ses valeurs et
ses compétences cognitives). Quelles sont les représentations qui nous intéressent concernant
les enfants ? L’étudiante s’intéresse à leur échec ou réussite scolaire. Les phénomènes
mentaux individuels concernant les enfants consistent donc essentiellement en potentialités
cognitives et traits de tempérament naturel gouvernés par le génotype et différencié selon
chacun, ainsi que (si l’on ne veut pas être un naturaliste réductionniste) de valeurs et principes
d’action (de type bourdieusien) transmis par les parents (et eux-mêmes construits sur la base
de valeurs propres à une sphère socio-professionnelle, des croyances, des compétences
cognitives et des traits de tempérament naturel). Une enseignante, qui va analyser une
situation scolaire (comme le comportement d’un enfant, sa réussite ou non à une tâche, les
interactions entre enfants, le comportement des parents d’un élèves, le comportement de ses
collègues enseignants, spécialisés ou non...) le fait sur la base de croyances et de valeurs
78
qu’elle a construite elle-même ou qu’elle a reçu de la part de collègues, d’amis, de sa
formation à l’IUFM, de sa scolarité, de son éducation, etc... Les valeurs qu’elle a construites
ou adoptées peuvent être également favorisées ou découragées par des traits de tempérament
naturel, déterminés au hasard à la conception. Cette enseignante opère enfin ses analyses en se
servant d’outils cognitifs, qu’elle a développé au cours de sa formation (aussi bien familiale,
scolaire que professionnelle), et qui sont co-déterminés, également, par des potentialités ou
traits de tempérament naturels. L’enseignante, pour livrer à l’étudiante-chercheuse, ses
analyses en matière de pédagogie va donc mettre en œuvre des croyances, des valeurs et des
outils, bref des représentations mentales issues d’une longue chaîne de transmission entre
individus depuis une origine source. L’étudiante, à son tour, n’est pas un robot objectif,
omniscient et fiable à 100 %. L’esprit de cette étudiante constitue lui-même un ensemble de
représentations, de valeurs et de croyances, qui est au bout d’une chaîne (parmi d’autres) de
transmission de représentations. L’approche méthodologique de Dan Sperber nous incite à
voir la chose suivante : lorsqu’un étudiant-chercheur en sciences de l’éducation s’intéresse à
un sujet comme celui de « la pédagogie du besoin à l’école élémentaire », ce phénomène
consiste en fait à la rencontre de différentes chaînes de représentations (croyances, valeurs)
appartenant aux élèves, aux enseignants et à l’étudiant lui-même. Il semble que si l’étudiantchercheur a lui-même en tête ce schéma nominaliste et agrégatif, il s’épargnera des pistes et
des théories douteuses ou spéculatives. Évidemment, cette approche méthodologique ne
donne pas la clef d’explication du sujet de recherche. Mais elle oriente sur des pistes
pertinentes, empêchant, notamment, de bâtir des systèmes théoriques holistes et spéculatifs :
ce que pense l’enseignante des méthodes pédagogiques, par exemple, n’est pas un
« universel » tombant du ciel ; c’est la rencontre entre les représentations reçues ou
construites par une enseignante parmi d’autres, et le comportements d’enfants individuels, qui
sont eux-mêmes au bout d’une chaîne de transmission cognitive, comportementale et
axiologique. Et le fait que l’étudiante et l’enseignante tombent d’accord sur tel ou tel principe
pédagogique ne montre en rien que ce principe est vrai ou bon. De la même façon, le fait
qu’un élève semble échapper aux désirs ou aux analyses de l’enseignante ne montre en rien
que cet élève a des « problèmes » : cette analyse pathologisante est peut-être en réalité le
produit des croyances et valeurs de l’enseignante. La méthode anthropologique naturaliste de
Dan Sperber ne donne certes pas la réponse à la question de recherche, mais elle permet
néanmoins d’orienter le chercheur sur des pistes pertinentes et « saines » (dans le sens où elle
oblige le chercheur à se décentrer lui-même par rapport à ses croyances et valeurs).
Et le « produit culturel » final - la thèse de l’étudiante - constituera en fait en un « carrefour
raisonné » de réseaux et de chaînes de croyances et de valeurs individuels, transmis de
personne à personne, parmi la population des élèves, celle des enseignants et celle des
étudiants en sciences de l’éducation. Ce produit culturel final, cette représentation publique
produite par l’étudiante, pourra générer à son tour, de nouvelles représentations mentales
(peut-être originales) dans l’esprit de ses lecteurs, etc...
79
Application de cette application à notre propre sujet de recherche
On pourrait appliquer cet exemple au cas d’une thèse cherchant à analyser les causes de
différences de résultats scolaires, les causes de formation de la stratification sociale, à
analyser les croyances et valeurs égalitaires des différents acteurs en présence et à en tirer des
conséquences sur le plan de la philosophie politique.
Une telle analyse constitue également un « carrefour » entre différents réseaux
« d’épidémiologie représentationnelle » : les potentialités et compétences cognitives des
élèves d’abord ; la construction par l’acteur de son statut social sur la base de son niveau
scolaire, ensuite ; les représentations cognitives et axiologiques en circulation dans le champ
(très large) de la sociologie de l’éducation ; les représentations cognitives et axiologiques en
circulation dans le champ de la philosophie de la connaissance ou et la politique ; et enfin les
différentes représentations de l’étudiant-chercheur lui-même. La lumière viendra d’un
repérage et d’une identification méthodiques de ces différentes représentations, situées les
unes et les autres dans des réseaux, à des niveaux différents.
Une fois ces discernements effectués, il deviendra peut-être moins probable pour
l’étudiant-chercheur de déraper sur des pistes d’analyse holistes, subjectives, métaphysiques
ou idéologiques.
Et nous pouvons en remercier Monsieur Dan Sperber.
Ces dernières considérations nous amènent d’ailleurs tout naturellement sur le terrain de
notre propre recherche en sociologie et philosophie de la connaissance, sur le sujet des
inégalités socio-scolaires et de l’anthropologie des valeurs et croyances égalitaires.
80
La Contagion des idées et notre sujet de recherche
Notre sujet de recherche est la question de la possibilité de réduction des inégalités de
conditions sociales parmi les hommes. Il traite notamment des implications de la
neurobiologie cognitive dans le champ de la mobilité sociale, de l’anthropologie des
croyances et de la philosophie politique.
Il existe deux entrées à la psychologie cognitive dans notre sujet de recherche : la
psychologie cognitive comme éclairant les différences de potentialités cognitives entre les
enfants (et donc la fragilité de l’espoir de pouvoir niveler les capacités cognitives et la réussite
scolaire de tous les élèves) ; la psychologie cognitive comme éclairant les croyances et les
valeurs de l’acteur (comme la croyance en l’égalité native des hommes ou la valeur d’égalité
des conditions sociale).
C’est probablement plus par cette seconde entrée, celle de l’anthropologie des croyances,
que l’ouvrage de Sperber est susceptible d’éclairer notre sujet de recherche.
Points communs et distinctions
« L’épidémiologie des représentations » : une anthropologie nominaliste et
agrégative
L’auteur estime d’une façon générale que les « faits culturels » ne consistent pas en entités
abstraites transcendant les hommes, mais en une agrégation de nombreuses représentations
individuelles, de nature, biologique, matérielle, et inscrite à l’intérieur des cerveaux.
On retrouve là une posture, une conception du monde analogue à celle de l’individualisme
méthodologique, qui explique les « phénomènes sociaux » non pas comme des entités
autonomes, abstraites et transcendantes, mais comme une agrégation de phénomènes
individuels élémentaires et tangibles.
Pour Dan Sperber, l’anthropologie culturelle consisterait à expliquer le partage massif de
certaines représentations (ce en quoi consisterait justement « l’épidémiologie des
représentations ») (p.114). De la même façon, la sociologie actionniste (que nous adoptons
comme cadre méthodologique pour notre recherche) cherche à expliquer les « phénomènes
collectifs » par le partage massif de certains comportements individuels (ce partage massif
s’expliquant par les « bonnes raisons » individuelles qu’ont les acteurs de les adopter).
Pour l’anthropologie culturelle naturaliste de Dan Sperber comme pour l’individualisme
méthodologique de Raymond Boudon (que nous adoptons), les phénomènes globaux
cherchent une explication dans les phénomènes élémentaires qui les constituent et les
génèrent. Ce processus de « déconstruction9 » du collectif en élémentaire n’a de limite que
celles de la physique : un désir, une croyance ou une valeur individuelle sont l’expression de
réseaux synaptiques et de flux de neuromédiateurs, phénomènes biologiques ; ces
phénomènes biologiques peuvent se réduire à des structurations et flux de molécules,
lesquelles peuvent s’exprimer sous la forme de constructions atomiques.
C’est ainsi que la sociologie actionniste pourrait fort bien « remonter » à des contingences
d’ordre neurobiologique pour éclairer la distribution de tel ou tel type de croyance ou de
comportement (qui vont s’agréger en phénomènes collectifs). Ce serait là un point de
rencontre entre l’anthropologie culturelle et la sociologie : c’est depuis le cerveau - les
neurones, les synapses et les neurotransmetteurs - que se construisent les croyances, les désirs,
les raisonnements et les actions du sujet (qui vont former des « faits sociaux »).
Anthropologie naturaliste-épidémiologique de Sperber et sociologie actionniste de Boudon
s’opposent toutes deux à des conceptions holistes, dualistes ou transcendantales (pour tout
dire « magiques ») de leurs disciplines respectives. Les deux chercheurs sont
« tocquevilliens », chacun dans leur domaine.
Cet état de fait ne peut évidemment que faciliter notre tâche de recherche et conforter nos
choix méthodologiques.
Nous attendons seulement avec impatience de voir bientôt se connecter ces différentes
disciplines, au service d’un meilleur éclairage des comportements humains - sociologiques
comme anthropologiques.
Mais quelle est, du reste, la distinction nette entre ces deux disciplines ?
Une anthropologie « rationaliste »
Un autre point (lié au précédent) associant les deux démarches (anthropologique
sperberienne et sociologique boudonienne) est que l’acteur y est considéré comme
accomplissant des actions, montrant des comportements et développant des croyances, sur la
base de constructions « rationnelles » (et non pas magiques, mystérieuses ou
transcendantales).
Ainsi, pour Dan Sperber, tout comportement individuel (pouvant s’agréger en
« institution » ou « rite » culturel) s’effectue sur la base de « bonnes raisons » personnelles.
L’une des premières manifestations de cette rationalité est l’adoption (l’intégration et la
mémorisation) par le sujet d’une représentation (communiquée par autrui) qui lui semble utile,
judicieuse, « pertinente » (selon les propres termes de Dan Sperber).
Pour l’épidémiologie sperberienne, en effet, l’explication d’un rite culturel « primitif10 » ne
s’explique pas de manière magique ou transcendantale, ni non plus « culturaliste » ou
relativiste ; elle s’explique par l’agrégation de comportements d’individus qui y voient là
chacun une utilité, une « pertinence » toute rationnelle (tout comme chacun adopte une
représentation, une idée, un proverbe, pour « d’excellentes raisons »).
9
(à ne pas imputer à Jacques Derrida !)
10
(observé chez des peuplades indiennes isolées de la civilisation occidentales)
82
On retrouve là la conception adoptée par les Durkheim ou Weber selon laquelle le sujet
« primitif » n’est pas « victime » de croyances « magiques », mais au contraire construit cette
croyance sur la base de présupposés (et d’intérêts) tout à fait rationnels. Cette conception se
prolonge aujourd’hui au travers de la « rationalité axiologique » promue par un Raymond
Boudon, selon laquelle les opinions et valeurs construites par l’acteur se font sur la base de
connaissances et d’intérêts bien raisonnés.
Il va de soi que, comme nous le précisions plus haut, ce rationalisme anthropologique
comme sociologique découle tout naturellement des conceptions matérialistes, nominalistes et
agrégatives définies en amont : si le « collectif » est un effet de phénomènes individuels, alors
ces phénomènes individuels ont toutes les chances d’être l’expression « d’excellentes
raisons » personnelles (basées sur les connaissances, les croyances et l’intérêt). Inversement,
les anthropologies et sociologies holistes et transcendantales n’hésitent pas à attribuer aux
agents (et non pas « acteurs ») des comportements magiques, irrationnels ou subis.
Ceci n’exclue pas, bien sûr, que, sur un plan tant anthropologique que sociologique,
l’acteur peut parfois être soumis à des désirs ou des instincts (comme la faim, le désir sexuel,
le plaisir ou la « beauté »...) dont il ne maîtrise pas forcément de façon consciente les tenants
et les aboutissants. On retrouvera ici « l’émotion » ou « l’intuitionnisme » d’un Scheler d’hier,
ou la neurobiologie et la chimie des désirs et des émotions d’aujourd’hui11.
Une compatibilité avec les différentes théories sur l’intelligence
On aura pu reprocher à l’hypothèse générale de Dan Sperber son aspect un peu théorique,
abstrait, étranger aux contingences et connaissances neurobiologiques en matière de
cognitivité.
Nous avons vu que certaines hypothèses (comme celle de réplication et d’initialisation à
l’infini de modules spécialisés) restent à trouver leur caution neurobiologique.
En revanche, l’hypothèse de Dan Sperber sur la structuration de l’esprit (en différentes
strates de modules, d’ordre perceptuel, conceptuel ou « méta-représentationnel ») n’est en rien
incompatible avec les différentes théories actuelles sur la structuration de « l’intelligence »,
que cette intelligence soit dominée par un « facteur g » (comme chez Plomin ou Gottfredson),
« multiple » (comme pour H. Gardner) ou « triarchique » (chez Carroll ou Sternberg). Ces
différentes conceptions trouvent leur place, leurs conditions d’application dans le schéma
proposé par Sperber d’un module central connecté à des modules conceptuels spécialisés,
eux-mêmes reliés à des modules perceptuels périphériques : les performances de chaque
module peuvent se trouver différenciées par les gènes qui leur sont associés (pour contenter
Gardner) ; la transmission des données entre les différents modules peut varier en vitesse
(d’ondes bioélectriques) ou en qualité (quantité de neuromédiateurs à l’intérieur des synapses
ou qualité des câbles neuronaux12) sous le gouvernement de gènes cérébraux généralistes, ceci
pour contenter les partisans du « facteur g » ; le produit de la différenciation qualitative des
11
(voir notamment Jean Delacour, 1984, Neurobiologie des comportements, Hermann ; Jean-Didier Vincent, La Biologie
des passions, O. Jacob ; Antonio Damasio, 1995, L'Erreur de Descartes, la raison des émotions, Paris, O. Jacob)
12
(altérés par exemple dans le cas de la maladie d’Alzheimer)
83
modules spécialisés et de la circulation des données, enfin, exprime une « pyramide » ou une
« triarchie » cognitive, chère à Carroll et Sternberg.
Il reste encore évidemment une longue route à parcourir avant de bien connaître les
mécanismes de la cognitivité, sur le plan de sa structuration et de ses différences de
performance. Les différentes disciplines (ainsi que le souhaite d’ailleurs Sperber) auront bien
sûr à s’ouvrir grand mutuellement leurs portes pour œuvrer en ce sens.
Des invocations différentes de la génétique selon Sperber et selon notre sujet
On aurait pu voir un point commun entre notre recherche et l’ouvrage de Sperber
consistant en le fait que nous nous intéressons aux gènes responsables du comportement et
des potentialités cognitives, ainsi que des effets de leur transmission et de leur combinaison
sur le plan de la mobilité sociale, cependant que Sperber, de son côté, compare parfois (avec
réserve) l’épidémiologie des représentations avec la transmission et la sélection naturelle des
gènes (comme a pu le faire également Dawkins avec son concept de « mème »).
Mais ce concept commun de « gène » ou de « génétique » n’est qu’illusoire ; il ne se situe
pas sur le même plan : notre sujet ne s’intéresse pas à la « sélection » des gènes et au meilleur
succès de certains d’eux ; il se base au contraire sur la relative stabilité du génome humain au
sein de l’espèce homo sapiens sapiens depuis son apparition (il y a cent mille ans ?), de la
stabilité globale de la distribution des gènes comportementaux et cognitifs parmi la
population, par delà l’aspect chaotique (aléatoire) de leur transmission entre générations.
Notre exploration de la génétique recherche uniquement l’origine de certains ingrédients de la
cognitivité (et de sa variabilité).
Dan Sperber, de son côté, utilise le modèle de la sélection naturelle des gènes pour
expliquer les plus grands succès et diffusions de certaines représentations (parce qu’elles sont
peut-être mieux adaptées à la cognition et aux besoins des individus). Il compare les idées aux
gènes, qui obtiennent différents degrés de « succès », de « survie » au fil de l’évolution, selon
leur pertinence relative.
Les gènes sont invoqués dans notre sujet comme facteurs explicatifs d’hétérogénéité
cognitive durable parmi la population ; ils sont utilisés par Sperber comme illustration de
phénomènes d’évolution et de sélection.
Les concepts de « gène » ou de « génétique » ne sont donc pas des points communs entre
nos travaux ; ces concepts sont utilisés ici et là sous des significations et pour des motifs
différents.
L’initialisation linguistique de Chomsky concurrente du culturalisme de Bernstein
On verra tout de même des points de rencontre entre les contenus respectifs de recherche.
Dan Sperber évoque ainsi la théorie de la « grammaire générative » de Chomsky pour illustrer
les processus de réplication ou d’initialisation de modules spécialisés. On pourrait dire en
effet que les « modules spécialisés du langage » sont « initialisés » par des paramètres
linguistiques purement environnementaux (p.180 de l’ouvrage de Sperber) :
84
« L’apprentissage de la langue maternelle selon Noam Chomsky (1972, 1975,
1986 ; dont l’oeuvre est à la l’origine de la conception modulariste de l’esprit
humain - voir Hirschfeld et Gelman, 1984, Introduction) consiste en particulier à
fixer, pour un certain nombre de paramètres grammaticaux communs à toutes les
langues, la valeur que ces paramètres prennent dans la langue particulière à
acquérir, et à remplir les cases, au départ vides, d’un lexique. »
Ce point de contenu rencontre directement notre sujet de recherche. Car la conception
modulariste et innéiste de Chomsky, en effet, met en difficulté une théorie sociologique
culturaliste du langage comme celle d’un Basil Bernstein13. Pourquoi ? Parce qu’au delà des
difficultés rencontrées par l’hypothèse de Bernstein (qui n’explique pas l’origine première des
différences de registre de langage entre les hommes, ni non plus les cas atypiques de sujets
issus de milieux très populaires mais présentant un registre de langage très sophistiqué),
l’hypothèse de Chomsky propose en filigrane une explication des différences de registre de
langage entre les hommes (qui ont effectivement de quoi exercer quelque influence sur le
degré de réussite scolaire et sociale) : c’est que si la compétence langagière est gérée par un
module inné (par delà les aspects « d’initialisation » de ce module), alors c’est que cette
compétence est, à un moment ou à autre, sous le gouvernement de gènes. Or, les gènes (qu’ils
concernent la couleur des yeux, la taille du cœur ou la structure du module langagier) se
différencient au sein du génome par des allèles, par des variantes. Nul ne naît donc avec un
module langagier standard, identique à celui d’autrui ; chacun est au contraire muni d’un
module langagier propre et unique (peut-être même encore différencié, au niveau de son
phénotype, par des facteurs alimentaires intra-utérins). On a là une explication forte selon
laquelle les différents individus ne sont pas dotés de capacités langagières identiques (même
si elles sont proches). On a également une explication de la ressemblance (forte mais non
parfaite) entre les compétences langagières des enfants et celles des parents, puisque les
enfants héritent d’un bouquet de gènes provenant des parents (mais dont la combinaison
originale ne reproduira pas forcément la compétence parentale, ceci expliquant les cas
atypiques évoqués plus haut).
Bien sûr, ceci ne doit pas être interprété comme une vision reproductrice et fataliste des
compétences langagières, puisque la transmission et la combinaison des gènes d’une
génération sur l’autre est aléatoire et qu’il ne saurait s’instaurer en la matière aucun
« déterminisme » reproducteur. Mais cette interprétation des différences de compétence
langagière entre les hommes, issue de l’hypothèse innéiste-modulariste de Chomsky, semble
relativement « pertinente14 », puisqu’elle est en mesure d’expliquer à la fois l’origine première
(et non pas seulement la reproduction) des différences de compétence, et les cas atypiques
(d’enfant issu d’un milieu très populaire et construisant spontanément un langage
sophistiqué15, et vice-versa).
Attention : qu’on ne nous accuse pas de réductionnisme naturaliste en nous faisant exclure
les effets culturels et environnementaux : les différences naturelles sont bien évidemment
13
1975, Langage et classes sociales: codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Minuit ;
14
C’est une idée qui connaîtra (et connaît d’ailleurs déjà) le succès !
15
ce qui s’observe chaque jour dans la pratique d’instituteur-remplaçant
85
confortées, renforcées (ou contrariées) par le milieu ambiant. Bernstein a entièrement raison
pour ce qui concerne l’aspect environnemental de renforcement du code linguistique.
Simplement, sa théorie, extra-naturaliste, demeure partielle.
Ce type d’hypothèse n’est certes pas très « correct » sur un plan politique : on pourrait y
voir une arrière-pensée conservatrice ou ségrégationniste. Au delà du fait que cette suspicion
se situe sur un terrain non pas scientifique mais moral, on peut tout de même préciser
rapidement qu’une hypothèse innéiste des potentialités cognitives (par exemple langagières)
n’est pas en mesure d’induire quelque leçon ou prescription politique que ce soit. Une
contingence naturelle n’interdit pas en effet de se battre, sur un plan politique et moral, pour
l’égalité des chances sociales à réussir en fonction de ses potentialités. Seule une utopie ultraégalitaire serait « menacée » : mais cela constitue-t-il un grave problème ? Une hypothèse
naturaliste des potentialités cognitives ne constitue donc pas un danger. Au contraire,
l’enseignement de la génétique nous montre que les potentialités se redistribuent à chaque
génération, indépendamment des classes sociales, ce qui interdit de légitimer politiquement
une société de castes. En outre, la connaissance d’une origine naturelle de difficultés
d’apprentissage chez l’enfant le dédouane d’une responsabilité personnelle et lui rend bien
souvent une dignité aux yeux de l’enseignant (qui se montre plus compréhensif, plus aimant et
meilleur pédagogue).
Les apports de l’ouvrage pour notre recherche
La lecture de l’ouvrage nous a été fructueuse à différents titres, au delà du contenu même.
Peu incité en sciences de l’éducation à explorer le champ de la philosophie de l’esprit (alors
qu’elles s’intéressent pourtant toutes deux à la cognitivité), nous avons en effet intégré chez
Dan Sperber quelques outils lexicaux utiles à la discussion en matière de cognitivité ou
d’anthropologie des croyances et valeurs.
Des outils linguistiques
Certains termes présentent l’intérêt de gagner du temps en synthétisant des notions, et
- parce qu’ils sont utilisés de façon universelle par de nombreux anthropologues et
philosophes de l’esprit - d’éviter de nombreux malentendus potentiels.
Les sorties et les entrées d’informations - qu’elles concernent l’individu dans sa globalité,
le cerveau, ou à l’intérieur de lui des modules plus circonscrits (comme les modules
« perceptuels », « conceptuels de premier ordre » ou « méta-représentationnels ») - sont
appelées « inputs » et « outputs » en philosophie de l’esprit (par référence au langage
informatique). Ces termes trouvent leur utilité également lorsqu’on parle d’activité
d’apprentissage de l’élève en classe, ou de construction et de propagation d’une croyance
(comme par exemple la croyance en l’égalité native) ou d’une valeur (comme la valeur
égalitaire).
86
Le cerveau se distingue, selon Sperber (mais également selon Fodor et d’autres
cogniticiens) en « modules perceptuels » périphériques, qui recueillent les informations
extérieures, et « modules conceptuels », de premier ou de second ordre, qui traitent les
informations issues des modules perceptuels et sont à même de donner des instructions aux
organes moteurs (comme les jambes) ou à des modules d’action spécialisés (comme celui du
langage). On voit mieux alors en quels nombreux endroits du processus cognitif (et du
métabolisme cérébral) peuvent se situer des causes de troubles de l’apprentissage scolaire.
Sperber distingue, au niveau des idées, entre « représentations mentales » et
« publiques » : les premières sont circonscrites à l’intérieur du cerveau de l’homme ; elles y
sont stockées sous forme matérielle (réseau de connexions synaptiques). Ces représentations
vont sortir du cerveau par l’intermédiaire de la parole, de gestes ou de l’écriture, et vont se
transformer alors en représentations publiques, c’est-à-dire des représentations mentales
communiquées au monde extérieur. Elles prennent la forme, notamment, de parole, de texte
ou d’image. Ces représentations publiques, à leur tour, ont le pouvoir de faire naître des
représentations mentales à l’intérieur du cerveau d’autres humains. C’est d’ailleurs la
propagation en chaîne de cette succession de représentations mentales et publiques que Dan
Sperber appelle la « contagion des idées » (appellation plus simple de « l’épidémiologie des
représentations »). Une représentation très répandue parmi la population, qu’elle soit sous des
formes publiques ou mentales, est dite « culturelle ».
On pourra contester (comme nous l’avons fait plus haut) le fait qu’une « représentation
publique » contienne du sens, et constitue une véritable idée : un livre, par exemple, contientil du sens à proprement parler, ou bien simplement des caractères noirs qui font naître du sens
dans le cerveau du lecteur ? Une « représentation publique » constitue peut-être plus une
« représentation » (qui « représente » une idée mentale) qu’une véritable idée, porteuse de
sens en elle-même.
Quoiqu’il en soit, cette distinction entre représentations « mentales » et « publiques » reste
utile pour mieux exprimer les circonstances et processus non seulement de l’apprentissage
scolaire mais également de la genèse et de la propagation des croyances et valeurs
idéologiques.
À ce titre, justement, Dan Sperber distingue encore entre « croyances intuitives » et
« réflexives » : les premières sont stockées avec certitude et de façon définitive dans une
« boîte à croyance » parce qu’elles sont inférées d’observations perceptives (comme « mes
chats sont noirs » ou « le soleil se lève tous les matins ») ; les secondes demeurent
hypothétiques et, en tant que tel, ne sont pas stockées de façon certaine et définitive dans la
boîte à croyance ; elles sont inférées de propositions enseignées par autrui et sont crues par
confiance en une autorité du savoir. Ces croyances réflexives attendent une confirmation
empirique, perceptive.
La croyance nativo-égalitaire, « réflexive », fausse et « utile » (ou « pertinente »)
Dan Sperber note à ce titre (page 133) que la croyance selon laquelle « les hommes
naissent égaux », est une croyance purement « réflexive » :
87
« La croyance selon laquelle tous les hommes naissent égaux est un exemple
typique de croyance réflexive : elle n’est issue ni de la perception, ni de
l’inférence inconsciente. À l’exception des philosophes qui l’ont conçue, tous
ceux qui ont adopté cette croyance l’ont acquise par le biais de la
communication. »
La croyance nativo-égalitaire, en effet, ne peut pas être constatée sur la base d’une
observation perceptive ; elle est reçue et crue sur la foi en une autorité. Cette autorité peut être
scientifique ou morale. Elle peut même - mieux - mélanger habilement la science et la morale
en une « idéologie », comme le fait par exemple le marxisme, ou d’une façon individuelle le
biologiste Albert Jacquard lorsqu’il affirme, sur la foi de la (de sa) science biologique, que les
enfants sont tous munis des mêmes chances de réussite scolaire et sociale (ce qui a comme
sens, moral, pour lui, de dire qu’il est souhaitable de donner à tous les enfants les mêmes
chances de réussite sociale).
Il est attendu que la croyance nativo-égalitaire soit « réflexive » puisqu’il s’agit non
seulement d’un phénomène qui ne peut être constaté d’une manière empirique, mais encore
que cette supposition est plutôt démentie par les connaissances neurobiologiques et
génétiques. Il est néanmoins intéressant de noter la remarque faite par l’anthropologue.
La croyance nativo-égalitaire est fausse, et cependant elle est très répandue parmi les
esprits. Il est donc fort probable que l’adoption et la communication de cette représentation
soit très « utile » (au sens du sociologue Pareto) ou, selon le mot de Dan Sperber,
« pertinente » :
« Le facteur le plus important dans le succès de la croyance selon laquelle les
hommes naissent égaux est son extrême pertinence, c’est-à-dire la richesse de ses
conséquences (voir Sperber et Wilson, 1989), dans une société fondée sur des
inégalités de naissance. Ceux qui acceptaient et même appelaient de leurs voeux
les conséquences de cette croyance trouvaient là des raisons d’accepter la
croyance elle-même, et de la propager ».
La croyance nativo-égalitaire est probablement très utile pour venir étayer des opinions
politiques, idéologiques, ou - ce qui revient peut-être au même - servir des intérêts personnels
(comme devenir plus riche, se faire élire par des gens aspirant à devenir plus riche, ou tout
simplement écouter ses aspirations naturelles à la solidarité et au partage, aspirations
naturelles issues peut-être d’une « sélection » des comportements et des valeurs moraux16).
L’anthropologue Dan Sperber remarque à ce propos que la diffusion et le succès d’une
croyance politique (comme celle de l’égalité native) dépendent plus de l’environnement
institutionnel que de facteurs cognitifs : il s’agit de croyances construites de façon purement
intellectuelle, spéculative, idéologique, et non pas perceptive ou scientifique.
Sur ce point, La Contagion des idées est un apport précieux et passionnant sur la façon
dont se construisent et se transmettent, avec parfois beaucoup de succès, des croyances
réflexives qui peuvent être complètement fausses. L’anthropologie sperberienne rejoint ici la
16
si l’on en croit Wilson et Ruse
88
sociologie cognitive initiée par les Smith et Tocqueville, poursuivie par les Weber, Durkheim
et Pareto, et prolongée aujourd’hui par un Raymond Boudon.
Il ne demeurerait plus d’ailleurs maintenant qu’à « naturaliser » la sociologie de la
connaissance, des croyances et des valeurs, c’est-à-dire à éclairer les raisons naturelles pour
lesquelles un individu va adhérer à telle ou telle valeur morale, laquelle va peut-être induire la
construction dans son esprit de telle ou telle croyance douteuse ou fausse. C’est ce d’ailleurs à
quoi nous essayons d’œuvrer dans le cadre de notre recherche en 3ème cycle (et notamment
déjà au sein du mémoire central de Dea, dans sa cinquième partie). Ceci nous dit au passage
combien était judicieuse la suggestion par M. Pascal Engel de la lecture et de l’analyse de
l’ouvrage de Dan Sperber. Merci à eux deux.
Différents types de croyances en anthropologie cognitive
Les distinctions terminologiques précisées par Sperber sont très pertinentes (!). Lorsqu’on
aborde l’anthropologie des valeurs et des croyances, et surtout pour étudier leurs relations
d’inférence et de cohérence mutuelles, il devient utile également de distinguer entre différents
types de croyances. On pourrait commencer, déjà, par proposer les distinctions entre
« valeurs », « croyances », « croyances normatives » et « prescriptions » :
- Les « valeurs » (ou « valeurs pures »). Ainsi : « j’aime la glace à la pistache », « le ciel
est beau » ou « l’égalité des conditions est une bonne chose ». Elles sont directement inférées
de désirs, de goûts, d’instincts ou de passions et sont difficilement argumentables par
l’acteur ;
- Les « croyances » (ou « croyances pures »). Ce sont de simples propositions, dénuées de
valeur, et vraies ou fausses d’un point de vue « objectif », scientifique. Ainsi : « la glace à la
pistache est fabriquée à partir d’amandes », « la couleur bleue du ciel est produite par la
couche atmosphérique », « la Tour Eiffel penche », « des escargots traversent mon jardin » ou
« les enfants naissent avec des cerveaux aux capacités identiques » ;
- Des « croyances normatives ». Elles sont empreintes de jugement de valeur (et sont à ce
titre « indémontrables », non objectives, non scientifiques), mais elles peuvent être
décomposées, « fondées » en une arborescence argumentative, dont les racines en amont
seront les unes d’ordre purement objectif, factuel, et les autres (ou une autre) d’ordre
purement axiologique. Ainsi : « la glace à la pistache a meilleur goût que les autres », « le ciel
bleu est préférable au ciel couvert » ou « un homme plus intelligent n’a pas plus de valeur
qu’un autre ». Il s’agit de croyances contenant des considérations d’ordre axiologique. Mais
ce ne sont pas des valeurs « pures ». Elles constituent un mélange de croyances et de valeurs.
On pourrait les qualifier de sortes de « valeurs appliquées » (qui est le côté « pile » de la face
« croyance normative »). D’une façon générale, on peut (et on a envie de) répliquer
spontanément à ces propositions la question « pourquoi ? », signe que le récepteur les
considère comme « construites », à partir de propositions élémentaires, d’ordre factuel ou
axiologique ;
- Les « prescriptions ». Il s’agit de commandements d’actions, considérés comme devant
être accomplis par l’acteur. Elles sont inspirées de valeurs, de croyances et d’un désir d’action
89
personnel. Ainsi : « achète-toi une glace à la pistache ! », « profitons de ce temps
magnifique ! » ou « il faut supprimer les inégalités sociales ! ». Ces prescriptions sont
évidemment tirées de valeurs (sinon elles ne donneraient pas lieu à une envie d’agir). Mais
elles reposent également sur des croyances « objectives », qui leur tient lieu de « fondement »,
de « justification », vis-à-vis de soi-même et de l’interlocuteur.
Le neurobiologiste Damasio note à ce sujet que les personnes privées d’émotions et de
désirs se trouvent incapables d’agir, et notamment de raisonner correctement (le raisonnement
intellectuel constituant lui-même une forme particulière d’action). Ceci nous dit que les désirs
et les valeurs emplissent notre vie. Il nous serait impossible, en effet, de mener une journée
normale en nous contentant de formuler des propositions purement « objectives », factuelles.
Car, sans plus de valeurs ni de désirs, nous ne pourrions même plus dire : « je dois terminer de
corriger ce manuscrit », « j’irais bien faire un tour de jardin » ou « il faut que je réfléchisse à
ce problème ».
Allons plus loin : nous supposons que toute action est motivée par un désir ou une valeur.
Ceci concerne même l’action d’énoncer (ou de penser) une proposition factuelle du type « le
ciel est bleu ». Aucune proposition, aucune représentation mentale, même « objective », n’est
donc exempte de désirs ou de valeurs.
Mais il semble que ces considérations hâtives demandent à être corrigées et enrichies par
de nombreux lectures encore à venir.
Facteurs « écologiques » et « psychologiques » de formation « d’attracteurs »
Pour expliquer le fait que des représentations soient très répandues, cependant que de
nombreuses autres représentations potentielles sont inexistantes, Dan Sperber suppose
l’existence « d’attracteurs » ou « représentations attractives ». Ces représentations attractives
« attirent » et conforment à elles les autres représentations en concurrence sur le marché.
Pourquoi telle ou telle représentation est-elle attractive à une époque et à un lieu donné (ou
d’une manière universelle) ? Dan Sperber distingue (page 155) entre des facteurs d’ordre
« psychologique » et « écologique » de la formation de ces attracteurs. Les facteurs
psychologiques sont liés à l’organisation mentale et comportementale intrinsèque du sujet. Il
va de soi, par exemple, que la proposition « çà fait du bien de manger quand on a faim » est
lié au métabolisme physiologique du sujet et ne dépend guère de traditions, de modes ou de
courants de pensée. Les facteurs écologiques, en revanche, sont liés au contexte et à la
situation. Il va de soi, par exemple, que la proposition « j’adore les boys-bands » n’est pas une
proposition de type universel mais dépend de faits contextuels, localisés et pour le moins
passagers.
La question qu’on pourrait donc se poser au titre de cette distinction de nature entre
attracteurs est de savoir dans quelle mesure l’attracteur de valeur ou de croyance égalitaire est
le fruit de facteurs psychologiques ou écologiques. Il s’agit probablement d’un mélange des
deux facteurs, puisque son succès provient vraisemblablement d’une agrégation de tendances
individuelles « naturelles », mais que ces valeurs et croyances ne sont pas universelles sur le
90
plan des époques et des civilisations ; certaines civilisations et idéologies, en effet, les
cultivent plus que d’autres (l’ex-URSS contre l’Inde ou Athènes, par exemple).
Perspectives ouvertes au delà des apports
La croyance des hommes en l’intentionnalité et la finalité de l’évolution naturelle
est-elle réflexive ou liée à un module automatique de projection animiste ?
L’idée d’intentionnalité et de finalité de l’évolution naturelle des espèces (ou de la
« sélection naturelle ») est une idée très répandue parmi les hommes : les hommes croient
souvent (et jusqu’aujourd’hui) que la « sélection naturelle » poursuit une fin. Cette croyance a
un lien avec notre sujet de recherche, parce qu’elle infère les idées d’historicisme, de
« progrès moral » ou encore de puissance morale de la connaissance scientifique (le « bien »
déduit du « vrai »).
Quelles peuvent être les causes possibles de cette croyance « animiste » ?
L’homme se projette-t-il, comme entité intentionnelle, dans le phénomène naturel
d’évolution des espèces ? Rapporte-t-il le phénomène d’évolution naturelle à la dimension et à
la nature d’une personne, de façon à mieux intégrer et comprendre ce phénomène ? La nature
de l’homme le pousse-t-il à « personnaliser » les phénomènes complexes et abstraits pour
mieux les « comprendre » ? Procède-t-il d’une variété « d’animisme », qui lui apporte des
réponses simples à un phénomène complexe, et qui le rassure ? Transpose-t-il dans la nature
laïcisée la croyance originelle en un dieu intentionnel, connaissant l’avenir, le destin des
hommes, et les dirigeant sur le chemin de l’existence ? Ces différentes origines possibles ne
semblent pas indépendantes les unes des autres. Il est même probable qu’elles émergent d’un
processus analogue, consistant à bâtir une théorie cognitive simple permettant d’expliquer des
phénomènes dont la complexité dépasse la connaissance et l’intelligence humaines (et créent
chez lui questionnements et angoisses). Ceci nous ramènerait aux hypothèses durkheimiennes
et weberiennes d’expression symbolique par l’homme des phénomènes dont la complexité
dépasse son entendement.
On pourrait émettre une hypothèse évolutionniste de cette tendance récurrente de l’homme
à affubler les phénomènes complexes d’une personnalité ou d’une intention. Il n’est pas
aberrant de penser que l’évolution ait muni l’espèce homo sapiens d’un module cognitif
d’interprétation des intentions d’autrui, favorisant sa survie. L’homme serait ainsi
naturellement capable de deviner les intentions d’un congénère ou d’un autre animal. Dan
Sperber évoque justement cette possibilité dans le sixième chapitre de La Contagion des
idées, concernant l’émergence du module « méta-représentationnel », chapeautant le réseau
des modules conceptuels et perceptuels. On pourrait déduire de cette hypothèse (et pour la
question qui nous concerne) que l’être humain, lorsqu’il cherche à comprendre les
mécanismes d’un phénomène naturel dépassant son intelligence, est tenté d’apparenter ce
phénomène à une personne : les « intentions » de ce phénomène (dans l’esprit de l’acteur
91
homo sapiens) feraient alors lumière sur ses mécanismes. Cet « animisme scientifique » serait
un « réflexe naturel » ; il procéderait d’une sorte de « rationalité évolutionniste ». On
retrouverait encore Dan Sperber (chapitre 6) en supposant que ces phénomènes scientifiques
complexes (et dépassant l’intelligence humain) se trouvent peupler le « domaine effectif » du
module cognitif conceptuel d’interprétation des intentions d’autrui, fonction à laquelle se
réduisait initialement son « domaine propre ». Lorsque l’homme s’interrogerait sur les
mécanismes de sa propre pensée, de l’origine de l’univers ou de l’évolution biologique, il se
servirait inconsciemment et spontanément du même module qui lui servait autrefois à
interpréter les intentions de l’ours ou du lion menaçants. Ce faisant, il attribuerait aux
phénomènes scientifiques mystérieux des intentions... et inventerait les idées « d’âme », de
« dieu »... ou de « sélection naturelle »...
Mais ceci est peut-être fort spéculatif !
Lesquelles, des « valeurs mentales » ou des « valeurs publiques », préexistent-elles
aux autres ?
Nous avons vu qu’un débat traversait la philosophie cognitive : lesquelles, des
représentations publiques et mentales, précèdent-elles et génèrent-elles les autres ? Il en va de
même pour les valeurs : une valeur morale ou idéologique est-elle répandue parce que ses
représentations publiques ont influencé et déterminé des millions de représentations mentales,
ou bien parce que des nécessités naturelles individuelles ont produit nombre de
représentations publiques ? Il est évident que chacune des formes d’expression produit et
détermine l’autre. Mais, comme le fait remarquer Sperber, il est hautement probable qu’en
première instance des phénomènes mentaux privés génèrent des représentations publiques,
parce qu’à l’origine, avant le verbe, il n’y a que du biologique, que des ébauches de
représentations mentales dans les cerveaux primitifs, sans environnement culturel.
Il demeure enfin à savoir en quoi consiste précisément une « valeur » à l’intérieur du
cerveau et comment elle se construit. Les « valeurs » et croyance se propagent-elles par
communication ou sont-elles construites par l’acteur ? Les valeurs mentales sont-elles
exclusivement produite par l’association et le recoupement de représentations objectives
(qu’elles soient vraies ou fausses) ou sont-elles produites par la rencontre entre des
représentations objectives, cognitives, descriptives, et des vecteurs internes comme le désir,
« l’instinct », le comportement, la haine, l’amour ou le « tempérament » ?
Comment se construit une valeur dans l’esprit de l’acteur ?
Quels pourraient être les différents ingrédients et processus de construction d’une valeur
dans l’esprit de l’acteur ? Nous revenons ici sur des pas esquissés dans notre mémoire central.
Nous pourrions identifier les six ingrédients suivants :
1°) un ingrédient « utilitariste », lié à l’intérêt économique de l’acteur. C’est ainsi qu’une
personne pauvre a de bons motifs d’adhérer à la valeur égalitaire (ou (U)) pour la raison que
l’élection d’un régime politique égalitaire contribuerait (peut-être) à la rendre plus riche.
92
L’adhésion à (U) va de son intérêt économique direct. C’est un ingrédient « smithien » ou
« benthamien » ;
2°) Un ingrédient « psychologique ». L’acteur construit ou adhère à (U) comme palliatif à
un ressentiment d’injustice. Ceci est indépendant de la situation de « pauvreté ». Ainsi,
l’acteur peut avoir une situation sociale enviable (comme par exemple gagner l’équivalent de
cinq smic mensuels), mais demeurer néanmoins envieux et jaloux à l’égard de son voisin ou
collègue qui gagne un petit peu plus que lui. Il peut également estimer, en dépit de son statut
enviable, qu’il n’est pas rémunéré à son juste « mérite ». Ce type d’ingrédient est
« schelerien » ou « nozickien »17 ;
3°) un ingrédient « culturaliste ». L’acteur adhère à (U) simplement parce que ses parents y
adhéraient et le lui ont inculqué. C’est le cas par exemple d’un acteur cadre supérieur chez
EDF, mais issu de parents ouvriers égalitaristes. Cette fidélité culturelle a d’ailleurs
probablement des ressorts affectifs : l’acteur adhère à (U) parce qu’il aime ses parents ;
4°) un ingrédient « micro-naturaliste », neurobiologique. Le tempérament naturel de
l’acteur, gouverné par son génotype, peut influence sa tendance à adhérer à tel ou tel type de
valeur (égoïste ou solidariste, pacifiste ou belliciste). Le modèle de « Cloninger » et les
travaux de Richard Ebstein sur le gouvernement génétique des neuromédiateurs responsables
des traits de comportement nourrissent cette supposition. On peut même supposer que
certaines « valeurs » individuelles que se forgent les acteurs sont en réalité l’expression de
traits de tempérament naturels : l’acteur se fabrique et formule une « valeur » pour donner
sens à son tempérament naturel. Il se fabrique également une valeur pour justifier son
tempérament naturel lorsque celui-ci s’exprime au travers d’une « opinion ». Cette approche
micro-neurobiologique pourrait être « post-schelerienne ».
5) Un ingrédient « macro-naturaliste », évolutionniste. Un Wilson18 ou un Michael Ruse19
supposent que les hommes peuvent être naturellement inclinés à adhérer à une valeur morale
parce que l’évolution des espèces a sélectionné des comportements favorables à la
reproduction et la survie de l’espèce humaine (comme par exemple le comportement
d’entraide et de solidarité). Cet « évolutionnisme comportementalo-axiologique » expliquerait
une tendance générale de l’homme à adhérer à (U), sous différents degrés et nuances.
6) Un ingrédient « rationaliste ». L’adhésion aux valeurs morales est considérée par
certains auteurs (comme Tocqueville, Weber, Dukheim ou Raymond Boudon) comme
construite sur la base de connaissances, de croyances et d’intérêts individuels. C’est en fait
une version plus sophistiquée de l’ingrédient utilitariste. Cette version peut également
constituer une sorte de synthèse des ingrédients précédents. Cette approche doit être
également vigilante sur le fait que si les valeurs sont construites sur la base de connaissances,
ces connaissances (ou croyances) à leur tour sont souvent induites (et déformées) par des
intérêts idéologiques, par des adhésions axiologiques préalables (comme l’a montré Pareto). Il
17
R. Nozick, 1974, « Egalité, envie, exploitation, etc. », in Anarchy, State and Utopia, Basic Books ; trad. 1988,
Anarchie, État et utopie, Paris, Puf, Libre-échange ; pp. 286-337 ;
18
WILSON James O., 1993, The moral sense, New York, Macmillan ; trad. 1995, Le sens moral, Paris, Plon ;
RUSE Michael, 1991, « Une défense de l’éthique évolutionniste », in CHANGEUX Jean-Pierre, Les Fondements
naturels de l’éthique, Paris, Odile Jacob, pp. 35-64 ;
19
93
est donc probable que la « construction axiologique » ne soit pas à sens unique, mais consiste
en l’établissement d’un système « cohérent », circulaire, de croyances et de valeurs
d’influences réciproques (système qui ravirait les cohérentistes).
Ébauche d’un modèle « bio-cognitif » de construction des valeurs
Comment représenter une synthèse de ces ingrédients dans la construction de la valeur
chez l’acteur ? Ce modèle devrait réunir les connaissances, croyances, « raison » et intérêts de
l’acteur, ainsi que les composantes naturelles du tempérament et le contexte écologique. Il
devrait permettre de rendre compte de la formation des valeurs chez l’acteur, de la variabilité
des valeurs entre les individus, de leur relative évolution historique des valeurs parmi les
hommes, alliée à une stabilité naturelle de la distribution des tempéraments.
On sait que le tempérament naturel de l’acteur ne varie pas au cours de sa vie : il est
déterminé par un « cocktail » de neuromédiateurs, eux-mêmes gouvernés par le génotype. Les
connaissances et croyances de l’acteur, stockées dans son cerveau, en revanche, varient au
cours de son histoire et influencent son adhésion aux valeurs, ceci de façons à la fois
consciente et non consciente. L’adhésion de l’acteur à la valeur dépend également du monde,
du contexte, par rapport auxquels se définissent deux éléments importants que sont : d’une
part « l’intérêt » de l’acteur, d’autre part sa « position » (dont « l’effet » est susceptible
d’occasionner différentes illusions20).
On peut alors imaginer deux « strates » dans le métabolisme cérébral de l’acteur :
a) Une strate « profonde », « câblée » génétiquement, exprimant un « tempérament
naturel », fixe et spécifique chez chaque individu, et dont la distribution et la diversité
demeure stable parmi la population au fil des siècles ;
b) Une strate « superficielle », apparente, visible, exprimée par les opinions et valeurs
auxquelles adhère l’acteur en confrontation avec ses croyances et le contexte, produite et
contrôlée par la raison consciente. Son contenu varierait selon le contexte, les connaissances
et l’intérêt de l’acteur. Elle constituerait une sorte « d’interface » entre la strate
comportementale et neurobiologique profonde et le monde extérieur. Les opinions et valeurs
individuelles superficielles produites et exprimées par chaque individu s’agrégeraient en
« valeurs consensuelles » d’une époque donnée. Cette agrégation pourrait produire différentes
choses comme la « morale », « l’éthique », la « loi » ou « l’idéologie » (qui sont propres à une
époque, en fonction du contexte et des connaissances disponibles).
Il semblerait que ces différentes conditions soient en mesure de satisfaire à la fois les
neurobiologistes, les évolutionnistes, les cogniticiens et les sociologues de la connaissance
rationalistes.
On pourrait représenter le processus de construction d’une valeur par le schéma suivant :
20
Cf. Gérard de Gré et « l’effet de position » formulé par Raymond Boudon.
94
Monde et contexte
Position de l’acteur
Effet de position
Connaissances & croyances
conscientes
Connaissances & croyances
inconscientes
Intérêt de l’acteur
Adhésion à la valeur
Strate superficielle de
justification rationnelle
consciente
Strate profonde de
construction rationnelle
inconsciente
Strate profonde du
tempérament naturel
« Cocktail » de
neuromédiateurs
génotype
On pourrait supposer que la « valeur morale », ou « l’opinion », ou la « croyance
normative » se construise de la façon ci-dessus dans l’esprit de l’acteur. Cette construction est
individuelle et mentale.
Nous allons retrouver Dan Sperber et son « épidémiologie » en nous demandant comme
une valeur peut, par succès, donner formation à une « idéologie ».
Tout d’abord, « l’idéologie » constitue, au niveau individuel, en une alliance de valeur
morales et de croyances se confortant mutuellement dans l’esprit de l’acteur. Ensuite, une
« idéologie », supposée « collective » dans le sens commun, est l’agrégation (ou la
« concentration gaussienne ») de nombreuses idéologies individuelles.
« L’idéologie », ensemble cohérent de valeurs et de croyances
Une idéologie ne se limite pas à l’adhésion à une valeur. Elle est également nourrie de
croyances qui confortent et justifient cette valeur. Inversement, et de façon circulaire,
l’adhésion à la valeur déforme l’analyse du monde et incite l’acteur à se forger telle ou telle
croyance (parfois fausse).
Ainsi, par exemple, la croyance nativo-égalitaire (dont parle Dan Sperber dans son
ouvrage) selon laquelle « les hommes naissent dotés de potentialités cognitives équivalentes »
(ou croyance (A)) conforte la valeur égalitaire (ou valeur (U)) selon laquelle « l’égalité
sociale est une bonne chose ». Mais inversement, l’adhésion à cette valeur incite fortement
l’acteur à croire en (A).
Il y a une double injonction d’inférence réciproque entre la valeur et la croyance : la valeur
infère la croyance, selon « l’utilité » parétienne ; la croyance infère la valeur selon la
« rationalité axiologique ». Nous pourrions exprimer ce processus selon le schéma suivant :
95
(« Utilité » parétienne)
(U)
(A)
(Rationalité axiologique)
Par ailleurs, sur la base de ce que nous avons vu plus haut, nous pouvons supposer les
choses suivantes :
- La valeur (U) n’est pas alimentée seulement par des croyances ; elle l’est également par
l’intérêt de l’acteur et par des facteurs d’influence liés au tempérament naturel ;
- La croyance (A) n’est pas alimentée seulement par l’adhésion à la valeur (U) ; elle l’est
également par l’apport d’informations extérieures (ou « inputs ») ;
- La croyance (A), en outre, n’est pas isolée ; elle est connectée de façon cohérente et
logique dans l’esprit de l’acteur à un certain nombre d’autres croyances : les croyances (B),
(C), (D), etc21... ;
- Chacune de ces croyances est elle-même fondée sur des prémisses. En réalité, d’ailleurs,
nombre de ces prémisses se recoupent. Beaucoup d’entre elles, par exemple, partagent (A)
comme fondement, et/ou sont alimentées par l’adhésion à (U), et/ou déterminent une croyance
voisine.
Le schéma se complexifie donc un peu et devient celui-ci :
(« Utilité » parétienne)
(U)
Informations
extérieures
(A)
(B)
(C)
Intérêt
(Rationalité axiologique)
(D)
(E)
(G)
Fact. d’infl. du
tempt. naturel
(I)
(S)
(F)
(H)
Si tel est bien ce qui se produit dans l’esprit de l’acteur, on est en présence d’une forte
cohérence et inférence mutuelle des croyances et des valeurs. Peut-être pourra-t-on en
21
(A) « Les enfants naissent égaux en potentialités cognitives » ; (B) (variante) « Les enfants naissent certes différents
sur le plan biologique mais demeurent néanmoins égaux en chances cognitives » ; (C) « La pensée, l’apprentissage et la
culture transcendent la biologie » ; (D) « Les sociologies culturalistes et structuralistes expliquent les inégalités sociales » ;
(E) « L’origine sociale détermine la réussite scolaire » ; (F) « Le niveau scolaire détermine le statut social atteint » ; (G)
« Une réduction des inégalités sociales face à l’école réduirait l’effet du milieu d’origine sur le statut social atteint » ; (H)
« Une homogénéisation de la diversité cognitive réduirait le degré de stratification sociale » ; (I) « Une mesure politique a le
pouvoir de réduire les inégalités sociales », etc...
96
l’occurrence qualifier ce processus de cohérence « idéologique ». Peut-être est-ce ce en quoi
consiste précisément une « idéologie » dans l’esprit de l’acteur.
Notons que les relations de cohérence entre différentes croyances d’une part, et entre
croyances et valeurs d’autres part, ainsi que la fondation de certaines croyances par des
éléments d’informations extérieures, n’est pas sans nous rappeler le modèle (certes normatif)
d’un philosophe analytique comme Donald Davidson22. Ceci n’a rien de confirmateur
(puisque le modèle de Davidson est normatif cependant que le nôtre se voudrait descriptif),
mais il est néanmoins intéressant de remarquer l’analogie.
Pour contenter tout à fait un Dan Sperber, enrichissons notre schéma des précisions
suivantes :
Inputs : représentations
(« Utilité » parétienne)
Informations publiques, éducation,
extérieures apprentissages, média
(TV, radio, livres)...
(U)
(A)
(B)
(C)
Intérêt
Fact. d’infl. du
tempt. naturel
(G)
Module métareprésentationnel, mémoire.
(D)
(E)
(Rationalité axiologique)
(Chaîne de « contagion
des idées »)
(I)
(S)
(F)
(H)
Outputs : expression,
représentations publiques,
opinions, croyances,
comportements...
« L’idéologie collective » comme agrégation des valeurs et idéologies individuelles
Qu’est-ce qu’une « idéologie »? C’est, au niveau individuel, un système de cohérence entre
des valeurs et des croyances qui se renforcent mutuellement.
Qu’est-ce qu’une « idéologie » au sens collectif ? Suivons la méthode de Dan Sperber
(ainsi que l’individualisme méthodologique depuis Tocqueville jusque Boudon) pour
supposer qu’une idéologie « collective » ne constitue en fait que l’agrégation d’un grand
nombre d’idéologies individuelles ressemblantes. Ce que les hommes appellent « idéologie »
comme institution ou phénomène culturels pourrait être considéré comme l’ensemble des
systèmes idéologiques analogues de représentations mentales dans les esprits individuels.
Les idéologies individuelles sont constituées de valeurs et de croyances.
Les croyances ont pu, soit être construites de façon individuelle par l’acteur, soit être
transmises avec succès entre de nombreux acteurs. Il va de soi qu’une croyance est intégrée et
retransmise à nouveau par un acteur lorsqu’elle lui semble « utile » ou « pertinente », et
notamment lorsque cette croyance lui paraît conforter les croyances auxquelles il croit déjà ou
les valeurs auxquelles il adhère.
22
1985, « A Coherence Theory of Truth and Knowledge », in LE PORE, Truth an Interpretation, Blackwell, Oxford ;
97
Comment une valeur peut-elle être répandue parmi la population ? La situation semble un
peu différente que pour la croyance « pure ». En effet, même si la valeur peut être nourrie par
des croyances (qui elles-mêmes peuvent se répandre d’acteur en acteur), il y a, dans la
formation de la valeur, des ingrédients liés à l’intérêt de l’acteur d’une part, et liés à son
tempérament naturel d’autre part (même si certaines valeurs humaines comme celle de
solidarité sont naturellement très répandus parmi l’espèce humaine pour des raisons
évolutionnistes, wilsoniennes et rusiennes). Parce qu’elle est liée à l’intérêt individuel
(notamment le statut social), ainsi qu’à la distribution aléatoire des caractères
comportementaux, la valeur morale (ou l’opinion) ne peut pas se distribuer d’une façon aussi
libre qu’une croyance (encore que si les croyances, et notamment leur « pertinence », sont
liées aux valeurs, celles-ci ont alors toutes les raisons d’observer le même type de
distribution). La formation et la distribution des valeurs aura de grandes chances d’observer
une dépendance à l’égard de la stratification sociale (pour l’intérêt) et à l’égard d’une
distribution gaussienne des caractères naturels (pour la variabilité des tempéraments).
On pourra considérer comme « valeur consensuelle » V d’une époque celle qui parmi
toutes les valeurs individuelles vi sera distribuée le plus fréquemment parmi l’ensemble des
valeurs construites (ou adoptées) par les individus. La distribution gaussienne de cette valeur
v parmi la population sera probablement issue de la confrontation des distributions (chacune
gaussienne) de l’intérêt, des connaissances et du génotype de l’acteur.
La « contagion des idées » éclairant « l’innovation axiologique »
Y a-t-il un phénomène « d’innovation axiologique » chez l’homme. Les valeurs morales
évoluent-elles ? Si oui, est-ce de façon réelle ou apparente et superficielle ? La question,
délicate, partage les sociologues de la connaissance.
La démarche agrégative de Dan Sperber peut permettre d’éclairer (à sa façon) le
problème : une représentation (comme par exemple une valeur ou une croyance normative 23)
naît dans le cerveau d’un individu. Cet individu la trouve « pertinente » (ou « utile ») et la
mémorise. Il la communique, sous forme de représentation « publique ». Les différents
interlocuteurs qui reçoivent cette valeur, à leur tour, la considèrent comme « pertinente » ou
« utile », la mémorisent et la transmettent plus loin, à d’autres interlocuteurs. De fil en
aiguille, la nouvelle valeur (ou proposition normative) se répand... jusqu’à remplacer des
propositions normatives devenues impertinentes ou obsolètes. On a là un phénomène
« d’innovation axiologique ».
Mais les hommes ont-ils vraiment modifié pour autant leurs valeurs fondamentales ? Il
semble plutôt qu’ils aient adapté leurs valeurs fondamentales à de nouvelles connaissances
incontournables. La nouvelle proposition normative qui émerge de cette confrontation entre
supposons par exemple la proposition normative suivante : « Même si un homme intelligent a plus d’utilité et
d’importance pour la communauté, la connaissance nouvelle selon laquelle les hommes naissent avec des potentialités
cognitives différentes nous conduit à estimer, en vertu de la valeur égalitaire selon laquelle tous les membres de notre espèce
doivent bénéficier des mêmes droits et dignité politiques, qu’on ne saurait porter un jugement de valeur sur nos pairs en
fonction de leurs potentialité cognitives. » Cette proposition est certes complexe, mais elle est d’actualité.
23
98
valeurs séculaires et nouvelles connaissances est donc « écologique » : elle dépend de facteurs
du lieu et de l’époque. Elle n’est pas définitive mais temporaire. Elle n’est pas irréversible.
En fait de réelle « innovation », nous pourrions peut-être parler plutôt « d’adaptation
axiologique » des valeurs naturelles fondamentales de l’homme aux circonstances et
connaissances du lieu et de l’époque.
Cette question reste d’ailleurs également à explorer.
99
Le mot de la fin ?
Telles sont donc les différentes réflexions que nous avons pu mener dans le cadre de notre
recherche en anthropologie des croyances et des valeurs, sous l’éclairage à la fois de la
logique épistémique et de l’anthropologie naturaliste. Et agrégationniste de Dan Sperber.
Cette dernière page de « mini-mémoire » n’est pas une fin ; elle est un commencement, le
commencement de l’exploration des délicates et complexes questions du fonctionnement de
l’esprit, de la construction et de la contagion des valeurs et des croyances, et de leurs effets
sur le comportement des acteurs et ce qu’on appelle les phénomènes « sociaux ».
Cette exploration se poursuivra au cours des années à venir... pour, peut-être, ne jamais
cesser.
Je remercie vivement ici Monsieur Engel pour enseignement en logique épistémique, sa
suggestion de recherche et sa disponibilité ; Monsieur Dan Sperber pour son apport courageux
et novateur ; ainsi que Monsieur Boudon pour son accueil en 3ème cycle de l’université de
Paris IV - Sorbonne et son enseignement en sociologie de la connaissance.
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