La spéculation : constat économique et réflexion éthique ***** Jean Palsterman Thierry Verougstraete Avec la collaboration de Jan Longeval Juillet 2009 Sommaire - Avant-propos - Introduction - Le marché et les partenaires socio-économiques - La spéculation sur les marchés financiers - La spéculation sur les marchés de l’énergie (hydrocarbures) - Une réflexion éthique sensible à la complexité de la pratique de la spéculation fondée sur une attention à l’importance d’une spiritualité de type humaniste soucieuse des prolongements politiques nécessaires - Postface - Bibliographie - Les auteurs Avant-propos L’étude “La spéculation, constat économique et réflexion éthique”, que nous vous présentons aujourd’hui, fut achevée en 2007. Nous avons souhaité faire partager cette réflexion, engagée à partir de constats relatifs à l’évolution de la vie économique, avec le plus grand nombre. Dès 2007, nous avons approché quelques éditeurs. Il est apparu alors que le thème même de la spéculation, - dans le contexte de croissance économique prévalant encore à l’époque -, ne leur paraissait pas prioritaire. Vers le milieu de l’année 2008 cependant, la crise financière globale allait surprendre la majorité des responsables économiques et politiques. C’est ainsi que cette étude, entreprise largement avant les événements, allait se trouver au coeur de l’actualité. Nous avons donc décidé de la publier, aujourd’hui, sous notre responsabilité. Le texte a été complété, - en postface -, par une brève synthèse de la crise financière actuelle, crise liée à l’absence de prudence dans la pratique de la spéculation. De l’analyse qu’en feront les responsables, dépendra à plus long terme son issue. Les auteurs. Juillet 2009 Introduction En rédigeant cette étude, ses auteurs ont souhaité mieux appréhender des situations de spéculation présentes sur certains marchés. Tout en écartant toute intention de procéder à une analyse exhaustive du phénomène – ce n’est pas le but de cette étude – ils ont consulté des responsables des secteurs financier et énergétique, qui les ont aidés à cerner une réalité souvent difficile à quantifier mais dont les effets sur l’économie ne cessent d’interpeller ceux qui en gèrent les flux. En tentant de porter un regard objectif sur le phénomène de la spéculation, ils ont voulu ensuite engager une réflexion éthique portant sur les effets induits de cette spéculation, tant sur les individus que sur les institutions et la collectivité. Les acteurs sur la scène économique et sociale sont nombreux. Leurs responsabilités sont interdépendantes. Le marché et les partenaires socio-économiques. L’organisation économique actuelle des sociétés occidentales, basée sur l’économie de marché, laisse aux individus et aux entreprises le soin de générer des profits. Ce constat suggère aussitôt une réflexion sur les moyens à mettre en oeuvre non seulement pour garantir une croissance durable mais également pour assurer la finalité économique et sociale de cette croissance. L’entreprise joue un rôle majeur dans la création de valeurs économiques et sociales. Ces valeurs touchent aux secteurs financiers, industriels et des services. L’entreprise doit assumer une responsabilité de résultats, dès lors qu’elle est appelée à répondre aux attentes légitimes de ses actionnaires, de son personnel et de ses consommateurs, voire de la communauté nationale dans le cas de certains secteurs stratégiques, tels ceux de la production et du transport d’énergies. L’entreprise est pleinement citoyenne dans la mesure où elle accepte une responsabilité globale dans la Cité. Cette responsabilité renvoie à une intégration optimale de l’ensemble des partenaires sociaux à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. L’entreprise, créatrice de richesses, participe également sur le plan macro-économique au développement de la collectivité. Les partenaires socio-économiques sont aussi appelés stakeholders. Le stakeholder se définit comme une personne ou une institution qui exerce une influence sur l’entreprise ou sur laquelle l’entreprise peut, elle-même, exercer une influence. Par ailleurs, le stakeholder peut contribuer au succès ou à l’échec de l’entreprise (1). En France, en 1997, a été fondée l’ARESE (Agence de rating social et environnemental sur les entreprises) qui joue un rôle pionnier pour le nouveau courant de “gouvernement partenarial des entreprises” (stakeholder governance) (2). L’éventail des stakeholders agissant dans le contexte de l’entreprise est large. Il nous paraît utile d’en situer les plus visibles. - Les actionnaires doivent recevoir la juste rémunération du risque qu’ils acceptent d’assumer. - Le personnel gère l’entreprise. Chaque membre, tant à l’intérieur de sa propre sphère de responsabilité que collégialement, participe à la poursuite des objectifs statutaires et à la réalisation du résultat. Pour ce faire, il a le droit d’accéder à l’information interne et externe correspondant à son niveau de responsabilitité. - Le consommateur attend de l’entreprise un produit répondant à un ensemble de normes éthiques, juridiques, commerciales et environnementales. Le consommateur cherche à acheter le produit au juste prix. En vendant un produit dans un marché non monopolistique, le chef d’entreprise cherchera à générer un bénéfice au moins suffisant pour couvrir le coût du capital. Le consommateur sera prêt à payer la contre-valeur du produit, contre-valeur estimée par lui à partir de ses propres critères, notamment le niveau de son pouvoir d’achat ou le phénomène constaté de rareté. La notion du juste prix est cependant plurielle. Elle peut s’inscrire dans des conceptions socio-économiques plus récentes. Rappelons à ce sujet la création au Mexique d’organisations sociales réunissant des petits producteurs de café. Ces organisations ont institué leur propre marché à l’écart du négoce international et de la spéculation sur les bourses de matières de New York et de Londres. Le marché “Max Havelaar” a ainsi vu le jour, cherchant à établir des règles équitables à la fois pour les producteurs et les consommateurs. Il reste que la recherche et la fixation du juste prix, quelles qu’en soient ses composantes, représentent sur les marchés un facteur d’équilibre non négligeable, notamment sur le plan de la stabilité des prix et de ses effets sur l’inflation. - Les opérateurs financiers. Au groupe de ces trois acteurs sociaux de l’entreprise se juxtapose celui des opérateurs financiers. Les bourses de valeurs et les banques d’affaires jouent un rôle essentiel d’intermédiaire sur les marchés financiers. Elles mettent les capitaux à disposition des entreprises, déterminant ainsi le coût même de ces capitaux. - Divers autres acteurs occupent la scène des marchés tels les autorités publiques et les médias. Les sociétés d’audit et les analystes complètent l’éventail des stakeholders. Aucun des partenaires socio-économiques n’a une vision d’ensemble et chacun agit dans le cadre d’une rationalité limitée et partielle (3). La spéculation sur les marchés financiers Si individuellement ou collectivement les stakeholders peuvent être tenus responsables de mouvements de spéculation et de leurs effets induits sur les personnes, les actionnaires, les opérateurs financiers, les analystes et les médias semblent être plus fréquemment à l’origine de ces mouvements. La spéculation, dans une économie de marché, peut être considérée comme positive dans la mesure où elle ne porte pas atteinte à l’efficience des marchés, c’est-à-dire où elle ne se déconnecte pas fondamentalement des équilibres (offre et demande) des marchés. La spéculation touche les marchés financiers dès lors que des risques sont pris sur l’avenir d’une monnaie ou d’un titre. La spéculation consiste aussi à acheter un produit à crédit dans l’espoir de le vendre avec une marge bénéficiaire avant même de l’avoir payé. La spéculation sur les marchés futurs consiste à vendre/acheter un produit à terme, à un certain prix et à une date fixe, dans l'espoir de pouvoir acheter/vendre ce même produit moins cher avant la date de l’échéance. En 2003, 20% de la chute des marchés mondiaux, dont la capitalisation boursière était de US $ 25 trillions, ont été attribués aux hedge funds. Leurs actifs sous gestion étaient estimés à US $ 1 trillion. Etant très actifs sur le marché, ils ont cependant eu un effet de levier important augmentant ainsi nettement leur volume. La théorie des marchés efficients précise que le prix d’un produit financier (e.g. action) reflète l’ensemble des informations disponibles lors de sa fixation. Le prix des actions varie à l’intérieur d’un marché aléatoire dès lors que ces prix changent en fonction d’événements erratiques. La théorie des marchés efficients n’est cependant pas considérée comme absolue, des fortes variations de cours boursiers n’étant pas toujours liées à des mouvements de nature économique. L’économiste britannique Adam Smith écrivait en 1776 que “…bien que chaque individu recherche seulement sa propre sécurité et son propre avantage, il est conduit par une main invisible à favoriser une fin qui n’était pas dans ses intentions. En poursuivant son propre intérêt, il sert celui de la société toute entière plus efficacement que s’il s’en préoccupait vraiment…”.(4). Adam Smith signifiait ainsi un rapprochement entre le profit personnel et l’intérêt collectif par le biais d’une régulation spontanée. La spéculation devient négative dans des situations où des opérations sur les marchés financiers sont déconnectées de leur finalité économique et sociale. Les effets de la spéculation négative sont difficiles à quantifier. Les milieux financiers les estiment cependant considérables. Sans chercher ici à s’engager dans une analyse exhaustive des différentes formes de spéculation, nous voulons cependant en retenir deux, mises en exergue par l’actualité, telles l’information et la distribution des stocks options : L’information Richard Bernstein, vice-président de Merrill Lynch, (5) estime qu’il y a toujours conflit entre les intérêts des entreprises et les intérêts éditoriaux. Ces conflits sont de plus en plus présents dans les médias. Bernstein souligne par ailleurs qu’un analyste se doit d’effectuer des recherches personnelles sur l’entreprise en refusant de se laisser guider par elle. L’analyste se doit aussi d’utiliser des formules reconnues d’analyse sans se hasarder dans des approches approximatives. L’analyste toutefois exerce une entière liberté de jugement. Les médias relaient l’avis des analystes, très sensibles aux variations des valeurs à court terme. La publication trimestrielle des résultats des entreprises cotées en bourse donne souvent lieu à des mouvements erratiques. Il ne pourrait en être autrement du fait que les analyses financières sont essentiellement basées sur des variations conjoncturelles ou saisonnières. Ces analyses risquent de faire l’impasse sur une réflexion à plus long terme, créant ainsi une plus grande volatilité sur les cotations boursières. Certaines banques d’affaires peuvent en tirer profit dans la mesure où certains de leurs clients se laissent fortement influencer par la pression de l’information immédiate. La transparence dans la diffusion de l’information par les entreprises est devenue une exigence. Elle fait partie de leurs responsabilités premières. Elle est de nature à protéger les intérêts qui lui sont confiés par les actionnaires. La dispersion instantanée de l’information aux points géographiques les plus reculés ajoute encore à cette responsabilité. Une information sélective ou toute “insider information” touchent à l’équilibre des marchés. Le manque de transparence et des annonces fallacieuses de résultats peuvent être à l’origine de performances boursières exceptionnelles, suivies inexorablement par des sous-performances contribuant à la volatilité des marchés. Les stocks-options Les stocks-options sont réservées au personnel des entreprises et distribuées selon des clefs de répartition fixées par les directions. Les stocks-options peuvent constituer un élément de la rémunération. Les actions formant les stocks-options sont à l’origine, soit rachetées sur les marchés par l’entreprise pour être revendues à son personnel à un prix déterminé, soit prélevées par l’entreprise sur des émissions nouvelles. La philosophie sous-tendant les stocks-options est, en soi, positive. Ceux qui bénéficient de la distribution des stocks-options deviennent, dans une plus grande mesure, partie prenante à l’évolution de l’entreprise. Des problèmes inhérents au système peuvent cependant se situer au niveau de l’exercice des options réservées aux dirigeants de l’entreprise, notamment la fixation de la durée minimale de détention des titres. De nombreuses entreprises dans les pays industrialisés distribuent à leurs dirigeants un nombre considérable de stocks-options. Mieux informés que les autres actionnaires, ceux-ci peuvent remettre leurs titres sur le marché au moment jugé le plus opportun, faussant ainsi les règles du marché. Le système de stocks-options implique pour ceux qui en bénéficient un levier important, la valeur de l’option augmentant avec la volatilité du marché. La tentation de réaliser des gains rapides est grande pour les détenteurs qui risquent de considérer l’option dans une perspective à court terme. Des médias, de référence internationale, s’inquiètent d’opérations boursières spéculatives. Dans un article paru dans le Financial Times du 7 mars 2006, Andreo Postelnicu (6) fait état de ventes de valeurs américaines par des dirigeants d’entreprises, à concurrence de $ 6,1 milliards en février 2006. Ce chiffre est le plus élevé depuis février 2000 ($ 9,1 milliards). Ces prises de position indiquent selon des analystes américains un tournant dans le marché. De nombreux investisseurs suivent cette évolution de près. Par ailleurs, dans l’édition du 18 mars 2006, un collaborateur du même quotidien, Barney Jopson (7) indique que le Financial Services Authority (organisme de contrôle de la City) estime que 30 % des reprises d’entreprises en 2004, ont été précédées par des mouvements inhabituels en bourse, mouvements liés à des délits d’initiés. Aux Etats-Unis, le principe même de stocks-options suscite aujourd’hui des réserves. Une quarantaine d’entreprises font actuellement l’objet d’enquêtes, dès lors que des octrois d’options auraient été antidatés. Par ailleurs, la pertinence du système est mise en doute du fait que celui-ci est asymétrique. En principe, le détenteur d’options et les actionnaires devraient assumer le même risque. Il apparaît, aux Etats-Unis, que nombre de détenteurs d’options ayant pu privilégier des opérations à court terme, ne subissent pas de pertes boursières équivalentes en cas de chute des cours. Une réflexion semble engagée sur l’objectivité de la politique des stocksoptions. Pour pallier en Belgique à des situations de dérive en matière de choix de rémunération, les recommandations contenues dans le Code belge de gouvernance d’entreprise en décembre 2004 (le code a été établi à l’initiative de la Commission bancaire, financière et des assurances (CBFA), d’Euronext Bruxelles et de la Fédération des Entreprises de Belgique) renvoient à leur principe 7.13 : “Les plans prévoyant de rémunérer les managers exécutifs par l’attribution d’actions, d’options sur actions ou de tous autres droits d’acquérir des actions sont subordonnés à l’approbation préalable des actionnaires par une résolution prise à l’assemblée générale annuelle. Cette approbation a trait au plan proprement dit et non à l’octroi individuel des droits sur actions prévues par ledit plan. En principe, les options ne peuvent pas être exercées moins de trois années après leur attribution”. Le principe 7 établit également que la société rémunère les administrateurs et les managers exécutifs de manière équitable et responsable. Une gestion responsable des actifs renvoie au concept de la temporalité. L’adhésion au concept de temporalité permet aux acteurs financiers de prendre visà-vis du flux permanent d’informations et/ou des événements, le recul nécessaire pour se focaliser sur le moyen et le long terme. La pression des marchés est rejetée. L’intégration de la temporalité dans la gestion des actifs neutralise, de façon significative, les risques de déviation sur le plan de la gestion financière. Conclusions En décrivant au préalable les partenaires socio-économiques, nous avons cherché à circonscrire le champ de la spéculation, celle-ci pouvant être considérée comme positive dans certaines situations ou négatives dès lors qu’elle est déconnectée de sa finalité économique et sociale. Nous écrivions que les responsabilités des acteurs économiques et sociaux sont interdépendantes. Cette interdépendance des responsabilités, si elle peut apparaître comme systémique, renvoie néanmoins à la responsabilité de la personne et des collèges. La réflexion éthique qui clôturera cette étude traitera de ce sujet. La spéculation sur les marchés de l’énergie (hydrocarbures) L’offre et la demande sur les marchés de l’énergie. Une réflexion sur la spéculation sur les marchés mondiaux de l’énergie passe nécessairement par une analyse de l’offre et de la demande. Avant d’aborder le marché spécifique du pétrole, nous donnons un très bref aperçu du marché global de l’énergie, toutes sources confondues. La demande globale d’énergie dans le monde est fonction du taux de croissance économique. La croissance annuelle moyenne devrait être de 3,6%. Ce taux induirait une augmentation annuelle moyenne de la demande globale de 1,8%, soit 55 % sur la période de référence 2005-2030. Selon l’Agence Internationale de l’Energie (AIE-OCDE), la demande globale en 2030 s’élèverait à 17,7 trillions de tonnes équivalent pétrole. L’AIE-OCDE estime, sur base d’un scénario (8) mis au point par elle, que les ressources énergétiques exploitables dans le monde seraient suffisantes pour répondre à l’accroissement de la demande jusqu’en 2030. Toutefois, pour assurer cet équilibre, des investissements de $ 22 trillions (*) seront nécessaires essentiellement dans les secteurs des productions et des transports. L’offre et la demande sur les marchés pétroliers Différents acteurs occupent la scène des marchés pétroliers : a) les sociétés d’Etat, poursuivant une politique liée à une rationalité d’Etat, détiennent 45 % du marché. Parmi elles, l’Arabie Saoudite en détient une part significative b) les sociétés pétrolières internationales, dont les six plus importantes (ExxonMobil, Royal Dutch Shell, British Petroleum, Total, ENI et Conoco-Philips) possèdent 15 % du marché c) si les deux premiers groupes d’acteurs détiennent d’importants actifs dans le segment de la production, un troisième groupe est essentiellement actif dans le secteur de la commercialisation. Ces acteurs privés – notamment les traders – ne poursuivent pas d’objectifs économiques précis. Selon le scénario de l’AIE-OCDE, la demande de pétrole, basée sur une croissance annuelle de 3 à 4 %, devrait croître annuellement de 1,3 % entre 2005 et 2030. De 85 millions de barils/jour (**) en 2006, la demande devrait atteindre 116 millions de barils/jour en 2030, soit une augmentation de 38 % en 25 ans. Le pétrole provient d’un nombre limité de producteurs. Les pays rattachés à l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) contrôlent aujourd’hui ………………………….. (*) $ = dollar américain (**) 1 baril/jour = environ 50 t/an 42 % des approvisionnements mondiaux. La sécurité de ces approvisionnements est liée à un fragile équilibre géopolitique. Faut-il rappeler que le détroit d’Hormuz, portail du Golfe Persique, voit transiter près de 20 % des flux pétroliers internationaux. L’évolution de la situation politique en Iran, dans ce contexte, apparaît comme particulièrement délicate. Le prix du baril de pétrole (*) a connu une hausse substantielle de janvier 2005 ($ 44) à décembre 2007 ($ 95). Cette hausse, indiquent les experts, est due à un niveau insuffisant des capacités de production. Une étude attentive de l’évolution des prix sur la période 2005 à 2007 renvoie à ce qu’Oscar Wilde, coauteur de “Economie” avec Samuelson (18e édition), appelle “certaines forces sousjacentes à des mouvements aléatoires”. L’évolution économique sur la période aura été marquée, dans le domaine des hydrocarbures, par une lecture difficile des facteurs de l’offre et de la demande. Une pression à la hausse se dessine déjà à la fin de 2007 mais il aura fallu attendre 2008 pour enregistrer une soudaine flambée des prix, le prix du baril dépassant $ 140. Rechercher une explication en s’appuyant sur les fondamentaux de l’offre et la demande semble devenir hasardeux. Nous y reviendrons. Dans l’immédiat, et face au constat d’une saturation des capacités de production pétrolière dans le monde, les sociétés productrices cherchent à augmenter leurs capacités. Elles ont estimé nécessaire de procéder à d’importants investissements, notamment dans les forages en eaux profondes ou dans l’exploitation des sables bitumineux. La société Total, par exemple, entreprend l’exploitation de ces sables en Athabasca dans la province de l’Alberta au Canada ou fore en eaux profondes au large des côtes angolaises. Pour répondre à l’accroissement global de la demande des prochaines 25 années, l’industrie pétrolière devra investir $ 4,3 trillions selon le scénario de l’AIE-OCDE. Une large part de cet investissement sera consacrée au développement des capacités de production. Ces importants investissements relevant d’options stratégiques non concertées entre les producteurs dans le monde pourraient néanmoins entraîner une baisse concomitante des prix. Les pays producteurs de pétrole, laissant plâner un doute sur leurs niveaux réels de capacités de production, pourraient entraîner l’ensemble des opérateurs pétroliers dans le monde à s’engager dans des surinvestissements dans le domaine de la production, entraînant ainsi un accroissement des volumes produits, accroissement créant un déséquilibre entre l’offre et la demande. Ce déséquilibre pourrait créer une “bulle d’énergie” à l’horizon 2010. Les marchés financiers du pétrole L’incertitude accompagne les marchés, qu’elle provienne d’une difficile évaluation de l’offre (capacités de production) ou de facteurs lourds de la demande (taux de ……………………………………………. (*) Prix du baril du Brent (Mer du Nord), le Brent étant un pétrole brut de référence croissance des économies, développement des pays émergents, progrès technologiques et exigences environnementales). L’ampleur des investissements et les délais de mise en oeuvre des options industrielles par les opérateurs pétroliers ne permettent pas d’effectuer des ajustements majeurs en cours de période. Par ailleurs, les investissements de production étant fonction d’une évaluation complexe de l’évolution des prix du baril de pétrole, ces prix déterminent les seuils critiques de rentablité des investissements. Le New York Mercantile Exchange Inc. (NYMEX), la plus importante bourse mondiale dans le domaine des transactions de produits énergétiques, joue, de par la masse des volumes traités et du grand nombre des acteurs, notamment les traders, un rôle essentiel dans la fixation des prix. Les quotations du NYMEX sont utilisées comme autant de benchmarks par les vendeurs ou acheteurs de produits énergétiques dans le monde. Les produits faisant l’objet de ces transactions sont notamment les pétroles bruts de référence (le Brent et le West Texas Intermediate), les essences et les gasoils de chauffage. Sans vouloir entrer dans les mécanismes, souvent complexes de ces transactions, il faut préciser cependant que celles-ci sont essentiellement des opérations “papier” de gré à gré. Ces opérations s’inscrivent essentiellement à terme. Seules 65 % d’entre elles se dénouent physiquement. Les volumes des échanges de produits dans le monde traités au NYMEX ou ailleurs représentent 6 à 7 fois les volumes issus de la production physique. La majeure partie de ces mouvements connaissent donc uniquement un dénouement financier. Les très importants volumes “papier” traités et les valeurs élevées qui leur sont attachées permettent aux traders de se positionner. Une part de ces volumes peut être amplificatrice de spéculations. Il est très difficile de les quantifier mais leurs effets à la hausse sont réels. Les marchés financiers du pétrole et la spéculation Il est donc difficile de quantifier la spéculation sur les marchés pétroliers. L’espace nous manquant, nous ne pouvons pas nous engager dans une analyse exhaustive des mécanismes de la spéculation et de leurs effets induits. Force est cependant de constater que la spéculation pèse sur les marchés financiers du pétrole. En effet, la masse des volumes échangés est trop éloignée des volumes affectés à la finalité économique. Par ailleurs, d’importants et soudains écarts dans les cotations du baril, écarts pouvant aller jusqu’à $ 20, ont été enregistrés. Contrairement aux opérateurs pétroliers agissant en acteurs économiques directs, les spéculateurs ne cherchent pas le dénouement physique des opérations. Ils spéculent souvent à la hausse, mais aussi à la baisse des prix, à la suite d’un renversement de tendances. Une hausse soutenue, - à l’exemple de l’évolution du prix du baril du Brent -, jointe à la disposition de capitaux volatiles sur le marché, aura permis la réalisation de profits substantiels strictement financiers. Les opérations des traders sur le marché sont complétées par l’action des hedge funds. Les hedge funds représentent 40 % des transactions du New York Stock Exchange, transactions estimées en 2006 à $ 1,1 trillions. Rappelons que 20 % de la totalité des hedge funds dans le monde seraient orientés vers le secteur de l’énergie ; ces hedge funds investissent dans l’énergie depuis deux ou trois ans seulement. Quel effet la spéculation a-t-elle sur les prix du marché ? Les spéculateurs tablent sur un déséquilibre de l’offre et de la demande. Ils ne tiennent pas compte des fondamentaux des marchés à court terme. C’est ainsi qu’en investissant dans des achats à terme de cargaisons, ils contribuent à la hausse des prix, hausse qui en définitive sera répercutée sur les consommateurs. Selon George Orwel (10), des écarts de prix sont régulièrement constatés entre les fondamentaux et les valeurs de marché. Ces écarts, - tous événements géopolitiques ou environnementaux étant exclus -, trouvent leurs origines dans la spéculation. Orwel conclut en disant que seules les capacités excédentaires pourront neutraliser cette pratique. Qu’en est-il des sociétés pétrolières ? Pour la société Total : “Les activités de trading ont pour mission première de répondre aux besoins du groupe. La division Trading intervient largement sur les marchés physiques et sur les marchés des dérivés tant organisés que de gré à gré. Dans le cadre de son activité de trading, le Groupe utilise, comme la plupart des autres compagnies pétrolières, des produits dérivés d’énergie afin d’adapter son exposition aux fluctuations des prix du pétrole brut et des produits raffinés. La division Trading effectue des transactions physiques au comptant, mais conclut également des contrats à terme ou d’échange et utilise des instruments dérivés. Toutes les activités de trading du Groupe s’inscrivent dans le cadre d’une politique rigoureuse de contrôle interne et de fixation de limites d’intervention” (11). Les activités de trading de Total ont donc pour mission fondamentale de répondre aux besoins directs du Groupe pétrolier international. Ces activités s’inscrivent dans la finalité économique et sociale de l’entreprise. La direction de la société, attentive à d’éventuelles dérives, impose à sa salle de trading des limites quantitatives, ceci afin de ne pas influencer le marché. Conclusions Les marchés de l’énergie sont régis par des règles ou des pratiques très diverses. Comme dans le chapitre précédent traitant des marchés financiers, nous avons voulu faire ressortir la particularité des transactions dont la finalité économique et sociale est absente. Il s’agit donc de transactions financières pures dont la réglementation internationale est aujourd’hui peu contraignante. L’importance des volumes d’hydrocarbures traités hors secteur pétrolier et les valeurs qui leur sont associées pèsent inévitablement sur la formation des prix. En effet, des écarts systématiques sont constatés entre les fondamentaux de l’offre et de la demande et les valeurs du marché. Ces écarts freinent dans une certaine mesure la croissance économique en stimulant l’inflation. En définitive, ils pèsent sur le revenu du consommateur final qui est en droit de s’interroger sur l’objectivité des mécanismes du marché. La réflexion éthique qui suit donnera un éclairage sur le sujet. Une réflexion éthique En nous engageant dans cette dernière partie de l’étude, nous devrons, non seulement nous demander ce qu’exprime l’éthique au sujet de la spéculation, mais aussi élucider la question de savoir si une certaine forme de spiritualité ne peut remplir ici une fonction correctrice. Certes c’est l’instance politique, par le biais de la loi, qui a vocation à corriger les dysfonctionnements de l’économie, à régler l’existence sociale pour le bien de tous et à favoriser l’intégration sociale. Si elle ne le fait pas, la spiritualité n’a-t-elle pas un rôle à jouer, en quel sens et comment ? Dans les deux premières parties de cette étude, nous avons considéré de manière distincte, d’une part la spéculation sur les marchés financiers, d’autre part la spéculation sur les marchés de l’énergie, même si cette dernière est liée à de très importants flux financiers. Dans cette troisième partie, nous traiterons donc de la spéculation d’une manière globale. Paul Samuelson, Prix Nobel d’économie, écrit dans une de ses œuvres majeures, (12) : « La spéculation est une activité qui requiert toute l’énergie de l’homme, qui réclame que l'on y investisse tout son temps. Ceci est vrai pour la personne, ceci est vrai pour les entreprises ». Une question éthique majeure que nous devrons éclairer consiste à se demander : est-il bon pour l’homme, est-il bon pour la communauté des hommes, est-il favorable au bien commun dans son acception la plus riche, qu’une culture consacre tant d’énergie et de temps à une même activité ? Il ne s’agira pas de se demander seulement si la spéculation en soi est morale ou immorale. Il s’agira aussi de se demander s’il est humain de consacrer à la spéculation tant d’énergie humaine. N’est il pas indispensable de limiter la spéculation ? Y a-t-il des moyens pour la limiter ? D’une manière plus générale, quelle peut être la place d’une spiritualité dans divers domaines de l’économie, notamment la production, les échanges, le travail et la consommation ? Ethique et spiritualité par rapport à la spéculation. La spéculation est une pratique humaine, qui demande une prise de conscience éthique, même si celle-ci ne débouche pas automatiquement, pas immédiatement, sur des normes claires et définies. Elle peut aussi, pour ceux qui la choisissent librement, s’accompagner d’une démarche spirituelle. Une démarche spirituelle n’est nullement détachée d’une attention à la quotidienneté. Charles Taylor, dans « Les sources du moi - La formation de l’identité moderne » (13), décrit la modernité comme une manière de poursuivre simultanément trois axes et, parmi ceux-ci, l’intériorité ou la spiritualité d’une part, et la quotidienneté d’autre part. Ces deux instances peuvent fort bien faire alliance ; elles peuvent aussi se détacher l’une de l’autre : la quotidienneté peut faire abstraction de la spiritualité, la spiritualité peut ignorer la quotidienneté. Th. Pauchant (14) a fait un travail sérieux et novateur dans un colloque qui a réuni à Montréal des personnalités de premier plan autour du thème « Pour un management éthique et spirituel ». Si la spiritualité intervient dans le domaine de l’économie, elle n’a de sens que si elle tient compte de la dimension éthique. Elle peut être tentée d’ignorer cette dimension et poursuivre sur une lancée qui, sous couvert de spiritualité, nie l’homme dans ce qu’il a de plus beau et de plus riche, de plus propre et de plus commun, de plus fondamental aussi. Par ailleurs, aussi importante que soit la dimension éthique, il n’est pas souhaitable qu’elle ignore ou méconnaisse la dimension spirituelle. Dans le domaine de l’économie et de la politique, dans le domaine social en général, l’homme responsable de lui-même et des autres, les groupes ou les collectivités qui se veulent responsables du bien de tous, ne peuvent ignorer la dimension éthique, l’importance du jugement humain responsable et autonome. Mais, de bonne foi, beaucoup de personnes préoccupées par la dimension éthique, ne comprennent pas de manière claire quel peut être l’intérêt de considérer en outre la dimension spirituelle. C’est comme si l’on considérait, qu’il est déjà tellement difficile de tenir compte de la dimension éthique dans le concret des réalités économiques et politiques , que prétendre s’ouvrir en outre à la dimension spirituelle peut sembler en effet rendre difficile, ou problématique, l’approche éthique. Autonomie du secteur de l’économie et « éthique intégrative » Nous aurons certes le souci de noter que les réalités économiques se développent selon leur propre logique, dans un contexte d’autonomie (cf. Pauchant et Berthouzoz (14)) mais selon les mêmes auteurs, une éthique intégrative met en liaison plusieurs secteurs, plusieurs dimensions, plusieurs dynamiques qui ont cependant leur propre logique et leur autonomie. Nous chercherons à démontrer le sens de conjuguer la réalité économique de la spéculation avec, d’une part, la dimension éthique, d’autre part, la dimension spirituelle. L’éthique est d’abord un questionnement sur la pratique de la spéculation. La réflexion éthique prend d’abord la forme d’un questionnement. Le sens du questionnement ou de l’interrogation est fondamental en éthique. Le questionnement consiste à objectiver, à expliciter, à qualifier des savoirs, des perceptions que personne ne nie, mais que chacun d’entre nous est porté à ne pas considérer avec l’attention qu’ils mériteraient. Cette attitude qui, sans nier, relativise, est une attitude de déni. P. Bourdieu (15) parlerait de « révolution symbolique » qui consiste à rendre explicite et à nommer ce qui est à la fois reconnu de tous et méconnu de tous. Tout le monde réalise la place importante que prend la spéculation dans la vie économique et donc dans le monde social. Elle jouait déjà un rôle certain au XIXème siècle, mais a pris une ampleur très importante au cours du XXème siècle, surtout depuis les années 1920 ; au cours des années 1990, elle n’a cessé de s’amplifier. Elle prend aujourd’hui des proportions excessives. On le sait, mais on ne s’arrête pas à ce phénomène pour l’analyser sérieusement, pour l’évaluer et en dégager les conséquences. On tient ce phénomène à distance de soi et de ses préoccupations. On avance à cet égard diverses raisons pour justifier cette attitude de retrait. On affirmera que cela ne dépend pas de la liberté des personnes ou des entreprises ou des Etats. Au contraire, dira-t-on, c’est le prix à payer pour la liberté, la liberté d’entreprendre ou la liberté de gagner de l’argent. Dans une autre perspective, on parlera de fatalité, ou de façon plus informée, d’événements impersonnels dont Ricoeur (16), tellement porté à la réflexion éthique et à la valorisation de la sagesse pratique, fait une analyse précise. La chute du communisme en Europe au début des années 1990, le réveil du religieux aux alentours des années 1975 sont des phénomènes que l’on constate et dont personne n’a voulu ou pu vouloir l’effectivité. L’ampleur de la spéculation ne seraitelle pas un phénomène, un événement impersonnel, certes important, mais dont nulle personne, nul groupe humain, ni nul Etat n’a la maîtrise, ni la responsabilité ? L’éthique qui veut dire ce qui est bon et juste, ne doit s’occuper que de ce qui est possible, sans viser l’impossible, dira-t-on encore. Modifier les grands événements impersonnels ne dépend pas de la liberté ou de la volonté humaine. Certes, pensera-t-on, une régulation éthique et juridique de l’économie et donc aussi de la spéculation est nécessaire, mais on ajoutera aussitôt que la marge de manoeuvre est bien étroite. Nous pensons que même s’il n’est pas possible d’apporter une réponse précise à tous nos questionnements, il est important de recevoir ceux-ci et de les laisser mûrir en soi. Il importe de laisser résonner ces questions dans nos esprits et dans nos échanges. Laisser résonner un questionnement, c’est aussi s’autoriser à ne pas devoir y apporter une réponse immédiate et précise. Un premier questionnement serait celui-ci. Est-il normal du point de vue éthique, donc du point de vue humain, est–il justifiable et acceptable du point de vue éthique que tant de personnes, de grande capacité intellectuelle et de force morale, que tant d’énergie, que tant de temps, soient investis dans la spéculation ? L’investissement dans la spéculation se fait nécessairement au détriment des activités économiques productrices comme par ailleurs des services et de la recherche. L’éthique a certes le souci de se demander quelle est la valeur en soi de la spéculation. La spéculation n’est pas, en toutes circonstances, illégitime et immorale. La spéculation est fonction de l’incertitude des marchés et veut introduire une rationalité dans l’incertain. Ici intervient la dimension de la temporalité. La pratique de la spéculation est de l’ordre du jugement humain, responsable, autonome La pratique économique est un lieu de la quotidienneté marquée de l’intérieur par une attitude éthique. Ceci est vrai plus particulièrment pour la spéculation : celle-ci prend acte de l’incertitude, de la complexité de la réalité économique et financière, du risque d’erreur de jugement auxquels s’exposent les particuliers comme les entreprises ou les entités publiques. La spéculation est une pratique économique où le jugement humain intervient à titre principal. Il n’intervient pas après coup, de l’extérieur. Il se pratique dans l’exercice même de la spéculation. L’activité économique se vit aussi en fonction d’un double paramètre, celui de l’espace, et celui de la temporalité. Les produits, les services ne sont pas fournis dans un espace virtuel, mais dans un espace où interviennent la distance, la facilité ou la difficulté d’accès. La spéculation est confrontée à cette dimension, qui n’est pas intemporelle, mais contingente. Le développement des transports et celui des techniques virtuelles ne suppriment pas l’espace extérieur mais le relativisent dans l’activité économique. Des informations essentielles sont disponibles dans l’instant quel que soit l’endroit dans l’espace où elles apparaissent. Comme pour l’espace, on peut dire que la temporalité est un trait déterminant de l’activité humaine et de l’activité économique en particulier. Le calcul économique prend en considération un facteur temps déterminé, limité. La spéculation, qui porte sur le facteur espace, prend encore davantage en compte la dimension de la temporalité. On le sait et on doit y revenir constamment, l’économie attache de l’importance à la sécurité, notamment à celle de l’accès aux ressources, à celle des approvisionnements, à la disponibilité des produits et des moyens financiers. Elle vise la sécurité, mais tient compte aussi de ce qui est incertain, du problématique. L’incertain, qui est lié aux facteurs espace et temps, relève aussi d’événements imprévisibles, de l’environnement humain ou naturel. La pratique économique, et notamment la pratique de la spéculation, est une activité humaine où la raison et le jugement humains interviennent directement. Il est difficile d’établir ici une distinction entre ce qui, dans cette pratique du jugement, relève de « l ‘art de la technique » et ce qui relève de la conscience, ou de la vertu de prudence au sens d’Aristote ou de Thomas d’Aquin, de la sagesse pratique au sens de Ricoeur. Un jugement sain est un jugement qui a le souci d’une approche intégrative au sens où l’explicite Berthouzoz. Dans un autre type de vocabulaire, il s’agit de prendre distance par rapport à une approche unidimensionnelle. Marcuse, dans les années 1968, est un de ceux qui a diagnostiqué et protesté contre la pensée unidimensionnelle. L’Eglise catholique, quant à elle, dans le contexte de son enseignement social, a montré la nécessité d’une approche intégrale des problèmes sociaux. Une approche globale, systémique, est donc nécessaire. L’éthique est le lieu du jugement humain personnel. L’éthique, qui est le lieu du jugement personnel, considère également avec attention le pôle de l’altérité qui souvent régit les comportements humains. L’éthique ne peut ignorer la pression sociale diffuse qui s’exerce sur les personnes et sur les groupes. Nous venons de dire par ailleurs que la pratique économique comporte un jugement humain, que la dimension éthique constitue un aspect intérieur à la pratique économique et à la pratique de la spéculation. L’éthique est d’abord une prise de conscience et un jugement. Elle n’est pas d’abord l’acceptation et la prise en considération de normes éthiques et de règles morales. Celles-ci sont nécessaires ; leur acceptation, leur prise en considération manifestent la vérité de la visée éthique, du désir d’accéder à un niveau éthique, c’est-à-dire proprement humain. Mais la dimension éthique se manifeste d’abord par la place laissée au jugement humain. Il s’agit d’un jugement humain personnel, responsable, autonome, libre. La dimension éthique ne comporte pas seulement des jugements, mais aussi une volonté de mettre en oeuvre ce que la raison permet d’entrevoir comme nécessaire et possible grâce au jugement humain. Le jugement humain, caractéristique de l’être éthique, est interne à l’activité économique et à la spéculation. La dimension éthique n’est pas seulement la soumission à des règles éthiques posées par une instance extérieure à soi. La dimension éthique est quelque chose qui se vit de façon spontanée et qui naît de l’intérieur. Elle peut être contrariée, notamment, par des rapports de force. L’éthique appliquée à la spéculation économique et financière reconnaît l’autonomie de la sphère économique ( Berthouzoz) comme le souci éthique respecte également l’autonomie de la recherche médicale, de la pratique médicale, de la recherche scientifique, de la réflexion philosophique et aussi de la dimension spirituelle ou religieuse. Mais le souci éthique sait que ces secteurs, qui ont besoin de se voir reconnaître une forme d’autonomie, ont besoin aussi de tenir compte de l’environnement humain et global. L’économie, la spéculation ne peuvent ignorer les réalités sociales et humaines ; elles ne peuvent ignorer les conséquences de ces options sur l’environnement humain. Respecter l’autonomie d’un secteur de l’existence ne peut consister à se montrer insensible, indifférent par rapport à tout ce qui n’est pas strictement économique ou financier. La dimension spirituelle a elle aussi son autonomie et sa force, ainsi que sa raison d’être. Et elle demande à être reconnue, dans son autonomie, par les autres secteurs. La dimension spirituelle possède à la fois une forme d’autonomie, d’indépendance et en même temps elle reconnaît l’importance des autres secteurs de l’existence et leur propre autonomie. Elle imprègne l’ensemble de l’existence, sa quotidienneté, mais elle a ses exigences propres, ses lois propres. Symétriquement, l’économie imprègne aussi toutes les activités humaines ; elle marque tous les secteurs de l’existence, y compris la dimension spirituelle. Chaque secteur a son autonomie, chaque secteur doit aussi reconnaître l’autonomie des autres secteurs. C’est dans ce sens que Berthouzoz parle d’une éthique intégrative. L’attitude éthique est faite de jugement et de responsabilité. Il s’agit de tenir compte essentiellement des valeurs, mais en même temps convient-il de les vivre dans des situations concrètes, dans une quotidienneté, où interviennent la complexité et l’incertitude. C’est ce que Ricoeur appelle la sagesse pratique. Ce jugement personnel, ou cette responsabilité personnelle, est le fait des personnes individuelles, mais aussi des collèges où ces personnes, ces individus agissent et décident ensemble. La responsabilité collégiale est une réalité importante, dans le domaine social, dans le domaine économique comme dans le domaine politique. Elle intervient dans l’entreprise, dans les associations professionnelles (syndicat, patronat,…). Elle intervient aussi dans les entités comme l’Eglise ou les organismes spécialisés dans le domaine du sens ou dans le domaine de l’humanitaire, ou encore dans celui de la charité, qui est une manière de répondre aux nécessités et aux souffrances des personnes. La responsabilité collégiale est certes une responsabilité personnelle, vécue simultanément par un nombre déterminé de personnes. Chacun intervient avec son jugement propre, sa responsabilité propre, qui est chaque fois un jugement humain, donc éthique. Mais interviennent en fait une pluralité d’agents, de personnes. Les collèges ont vocation à exercer des jugements humains responsables, éthiques, tout comme les personnes individuelles. La responsabilité collégiale n’annule pas la responsabilité personnelle. Elle est une forme de responsabilité personnelle, mais vécue ensemble par plusieurs personnes, plusieurs agents, plusieurs acteurs sociaux. La pratique de la spéculation et les instances extérieures qui la régissent . Lorsqu’on questionne la pratique de la spéculation du point de vue de l’éthique – nous l’avons vu - on cherche souvent à se prémunir contre ce questionnement, en se réclamant des influences extérieures qui limitent le champ de la liberté et de la responsabilité. Mais cherchons à considérer de manière plus libre et plus profonde cette extériorité qui limite le champ de la liberté. Quelle est cette instance extérieure qui régit et semble déterminer la spéculation ? Le jugement du sujet se réfère à une altérité, à une extériorité. Le sujet ne devient un sujet responsable, un sujet vraiment humain, que s’il s’ouvre à une réalité extérieure à lui. On pourrait dire que pour devenir un vrai sujet humain et responsable, le sujet doit s’ouvrir à l’extériorité. Il est vrai aussi que lorsqu’il cherche à être un sujet humain, le sujet s’ouvre de fait, avant qu’il ne l’ait pensé et voulu, à l’autre et à l’extériorité. Cette référence à l’extériorité peut être vécue par le fait d’être marqué, d’être influencé, d’être dominé par une pression sociale diffuse. Celle-ci, au moment d’être vécue, peut prendre conscience d’elle-même. Mais elle est perçue alors précisément comme une pression impersonnelle, comme quelque chose de présent de manière diffuse, non personnalisée. C’est « l’air du temps, c’est la mode, c’est l’esprit du temps ». C’est la force des choses. La pression sociale ne résulte pas du fait qu’une personne ou qu'un groupe de personnes ait décidé qu’il en serait ainsi. Même si les interventions des personnes et la pression et la force des groupes peuvent agir sur cette réalité sociale plus diffuse. La pression du marché, notamment du marché financier, est de cet ordre. Il y a d’abord la pression sociale, diffuse, de respecter la loi du marché et de lui obéir. Cette loi du marché, tout en étant impersonnelle, est perçue comme étant de l’ordre de l’évidence, de la nécessité, comme étant sans alternative. Ensuite le marché luimême, dès lors qu’on l’a accepté, est bien une pression extrêmement forte qui peut supprimer ou diminuer considérablement les marges d’action. La responsabilité spécifique des pouvoirs publics Dans la partie précédente, nous avons souligné la responsabilité personnelle des différents acteurs économiques dans les domaines de la spéculation financière et énergétique. Nous avons aussi indiqué la responsabilité éthique personnelle de chaque membre d’un collège au sein d’une responsabilité collégiale. Il est nécessaire de compléter notre réflexion éthique par l’évocation de la responsabilité spécifique des pouvoirs publics et des autorités politiques. Leur mission est déterminante. Les acteurs économiques ne peuvent exercer de manière correcte leur responsabilité propre, s’ils ne sont pas orientés et soutenus par les pouvoirs publics. Ceux-ci ont en charge le bien commun de l’ensemble de la population. Si les acteurs économiques, c’est-à-dire les personnes et les entreprises, ne veulent ou ne peuvent respecter une vision éthique et humaniste de l’économie, c’est aux pouvoirs publics que revient la responsabilité de la leur imposer. Sans cette régulation des instances publiques, les acteurs économiques seraient neutralisés par ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent agir de manière éthique et sociale dans le domaine économique. En quoi consiste cette responsabilité spécifique des pouvoirs publics ? Elle consiste à discerner dans les pratiques spéculatives ce qui s’avère être positif pour l’ensemble de la population et ce qui est manifestement négatif. Si une pratique spéculative est négative pour l’unité sociale ou pour le bien commun, les instances publiques doivent avoir le pouvoir nécessaire pour la rejeter. Les autorités politiques doivent évidemment vivre en symbiose avec la réalité de l’action économique, mais aussi avec l’ensemble de la réalité sociale. Si les instances publiques dépendent dans leur jugement et dans leur action d’intérêts particuliers, elles n’ont ni la liberté, ni l’indépendance nécessaires pour intervenir. Il existe en Occident une longue tradition aussi bien philosophique qu’économique qui craint par dessus tout les dysfonctionnements et les servitudes inutiles, liés aux interventions des pouvoirs publics dans l’économie. L’oeuvre de F.A. von Hayek fonde aujourd’hui cette tradition. Le retrait des pouvoirs publics par rapport aux réalités économiques est une sorte de dogme dans le courant du néo-libéralisme contemporain. Celui-ci est repris plus ou moins consciemment par de larges couches de représentants de l’opinion publique. On trouve des adeptes de cette nouvelle religion aussi bien chez les croyants que chez les non croyants. Des personnes, se disant chrétiennes et se réclamant éventuellement du catholicisme, ne réagirent pas lorsque von Hayek, dans les années 1980, considéra que le marché libre sans interférence des pouvoirs publics coïncidait avec la réconciliation au sens paulinien du terme. Nous savons cependant que chez l’Apôtre Paul, la réconciliation est l’oeuvre de Dieu qui, en Jésus-Christ, veut le salut et le bien de tous les hommes. Pour le néo-libéralisme, le marché libre prend la place et le nom de la réconciliation théologale. Cependant, le marché libre, sans le frein nécessaire des interventions politiques, n’est manifestement pas une pratique qui assure le bien de tous. Il est presque inévitablement un mécanisme générant des différences insupportables entre les hommes, enrichissant les uns, appauvrissant d’une manière inacceptable les autres. Le marché libre dans l’économie et plus spécialement dans la pratique de la spéculation crée beaucoup de souffrances sociales, qui ont elles-mêmes des prolongements néfastes pour les personnes et les collectivités. Il suscite des fractures sociales qui sont douloureuses et dangereuses, non seulement pour les personnes mais aussi pour la société dans son ensemble. Il est vrai qu’aujourd’hui, beaucoup d’instances religieuses ou philosophiques disent la nécessité d’une régulation éthique, mais aussi sociale et politique, de l’activité économique. C’est notamment le cas pour l’enseignement social de l’Eglise depuis plusieurs années. Une régulation politique de l’économie, et de la spéculation en particulier, suppose la possibilité pour l’Etat de refuser certains comportements et certaines pratiques, dont tous voient qu’ils sont négatifs pour le bien commun mais dont beaucoup d’acteurs particuliers ne veulent ou ne peuvent pas tirer les conséquences qui s’imposent. La responsabilité des instances publiques se vit en tenant compte du principe de subsidiarité. Ce que l’Etat, au sens classique du terme, peut faire correctement, ne doit pas être attribué à des instances supérieures. Les instances supérieures, au niveau européen ou mondial, doivent cependant pouvoir garantir que l’économie mondiale, et notamment la spéculation, respectent effectivement les dimensions éthiques de toute activité humaine. Dans le contexte de la mondialisation de l’économie et d’une spéculation débordant les frontières nationales, il faut être conscient de la responsabilité spécifique des instances internationales, sans cependant négliger la responsabilité des Etats nationaux. A titre d’exemple, la Commission européenne ne peut se désintéresser du phénomène de la spéculation financière et énergétique que nous avons cherché à décrire et à analyser dans la première partie de cette réflexion. Mais il apparaît aussi que dans la conjoncture actuelle, seule une concertation entre l’ensemble des instances internationales doit pouvoir conduire à de nouvelles normes internationales acceptables en matière de spéculation. Force est de constater aujourd’hui que ces instances internationales restent peu actives dans ce domaine. Si la mondialisation de l’économie ne s’accompagne pas d’une régulation éthique et politique, le risque existe que cette dimension soit assumée de façon déséquilibrée et non démocratique par des personnes ou des instances privées. La dimension éthique n’est pas quelque chose d’extérieur à l’homme. Elle est inscrite au fond de l’être de la personne humaine. Décider de ne pas en tenir compte ou prétendre qu’il n’y a pas de sens à vouloir réguler l’économie, reste une option. Mais cette négligence ou cette ignorance par rapport à l’éthique ne supprime pas cette dimension inscrite au fond de l’être humain. Nous disions que si la dimension éthique n’est pas assez prise en charge par les instances publiques, nationales ou internationales, elle sera accaparée par des personnes ou des instances privées. Au cours des dernières années, ce sont trop fréquemment des groupes religieux, souvent à orientation fondamentaliste, qui prétendent prendre en charge cette dimension éthique négligée par les instances publiques. Ils prétendent moraliser l’existence sociale mais, loin de l’humaniser, la rendent irrationnelle. Conclusions La spéculation financière et énergétique est une pratique économique et sociale qui est basée sur le jugement ; elle peut, sous le nom de jugement et de responsabilité, cesser d’être vraiment humaine ; elle est appelée à chercher à ce que son raisonnement ait une fonction intégrative. La dimension éthique est un jugement et un questionnement. Nous avons commencé notre réflexion en considérant la dimension éthique comme un questionnement accompagnant, guidant et éclairant la pratique économique, la pratique spéculative. Mais la dimension éthique est aussi un jugement, un jugement libéré des étroitesses, un jugement ouvert . Le jugement fait partie de la pratique économique, donc de la spéculation. Mais ce jugement peut dévier, peut s’arrêter en cours de route, notamment en négligeant le questionnement que nous avons indiqué. La spiritualité accompagne et éclaire la spéculation. Elle ne nie pas la spéculation, elle ne la refuse pas. Mais elle opère un discernement, d’ailleurs souvent difficile. Elle peut conduire par exemple à une option consistant à limiter la spéculation. Il est notamment possible de la limiter dans le temps. Cette option de limiter la spéculation est une option spirituelle, donc libre. Mais elle est en même temps une option éthique. Elle n’est pas absence de raison, ni intervention d’une raison de type supérieur. Elle est un jugement ouvert à un questionnement. On le voit, la spiritualité et l’éthique ne s’excluent pas. Une option spirituelle aura ici une dimension, une signification éthique. On peut fort bien imaginer une attitude de jugement jusqu’à un certain point, mais qui s’arrête en négligeant certaines interrogations ou certains questionnements. S’arrêter à ces questionnements est une attitude rationnelle, une attitude de raison et de sagesse. Elle reste éthique, et en même elle connaît une forme de dépassement qui n’introduit pas un autre type de raison et de jugement, qui ne se détache pas de la quotidienneté mais considère celle-ci sous un autre angle. Tout en restant éthique, elle devient spirituelle. Tout en devenant spirituelle, elle demeure éthique. La spiritualité invite à trois attitudes : 1) Elle s’ouvre à un questionnement, qui est à la fois œuvre de raison, d’observation, mais aussi attitude de résistance à des pressions culturelles qui, tout en étant réelles, ne sont pas pleinement rationnelles ; elle est une attitude de liberté, cette liberté de poser des questions par rapport à des réalités que tout le monde connaît mais méconnaît, de reconnaître ce qui est connu mais méconnu. Pierre Bourdieu parle de révolution symbolique. La révolution symbolique n’est pas violente. Elle est éthique. Mais elle est aussi combative. Elle est surtout libre, et par cette liberté elle est déjà une forme de spiritualité. 2) La spiritualité en matière de pratique économique désigne une seconde dimension. Elle consiste à vivre la spéculation non seulement en s’ouvrant au questionnement dont nous parlons, mais en s’ouvrant aussi à l’altérité de personnes qui souffrent des pratiques spéculatives. Il convient de considérer les conséquences de ses attitudes et de se laisser interpeller par la souffrance causée à autrui. Cette attitude ne cesse pas d’être éthique. Elle est éthique au plus haut point. Mais en même temps elle refuse les justifications partielles, unilatérales de nos comportements. Cette seconde forme d’observation est éclairée par un autre réel que nous sommes portés à considérer spontanément mais que beaucoup ne considèrent pas. Cependant, si elle est éclairée par cette souffrance des autres, c’est parce qu’elle s’est ouverte antérieurement ou simultanément au questionnement décrit plus haut. Dans cette seconde signification de la spiritualité, on ne quitte pas le domaine éthique, le domaine du jugement de raison et de sagesse. On l’amplifie seulement. On le prolonge. On fait l’option d’une éthique intégrative. On l’amplifie plus qu’on ne le fait généralement. On l’amplifie en intégrant des réalités, comme la souffrance humaine, que la pratique économique souvent ignore. Cette attitude est à la foi éthique, raisonnable, responsable, et en même temps elle est spirituelle, parce qu’elle fait preuve d’une grande liberté d’esprit, d’une liberté d’esprit qui n’est pas courante, et qui cependant pourrait éviter de dériver vers des comportements irrationnels ou incorrects. 3)L’option spirituelle peut accompagner la spéculation en un troisième sens. Elle est une option non pas de nier toute spéculation, non pas de considérer toute spéculation comme immorale ou contraire à l’homme. La spéculation, en effet, peut rendre service à la communauté humaine. Elle peut contribuer à l’humanisation. Mais en même temps elle est une option de ne pas considérer toute spéculation comme bonne, comme humanisante. Elle accepte la nécessité d’un discernement, la nécessité de faire la distinction entre des pratiques de spéculation humanisantes et d’autres qui sont aliénantes. Cette attitude de discernement reste éminemment éthique, rationelle, de sagesse. Mais cette attitude suppose aussi une grande liberté qui la conduit à être désireuse de discernement, donc d’observation et de confrontation. A ce troisième niveau, la dimension spirituelle peut être une option libre de limiter la spéculation. Il ne s’agit pas de la refuser, mais de la modérer, de la limiter. Si c’est une option libre, elle peut être reconnue comme une attitude spirituelle. Cette limitation peut concerner le temps consacré à la spéculation. Le fait de se poser cette question est une attitude éthique ; elle est aussi une attitude spirituelle. Nous l’avons suggéré plus haut. Cette limitation peut aussi concerner les volumes traités. La spéculation ne doit pas être un absolu ; elle ne doit pas tout recouvrir. De même, il y a quelque chose d’inhumain, si la spéculation porte sur les avoirs d’acteurs passifs, étrangers à cette situation. Leurs avoirs limités souffriront nécessairement de la spéculation. Ce sont des options que peuvent prendre des personnes, des sociétés, des institutions ou des collèges. Ce ne sont pas des attitudes que le droit ou la loi peuvent imposer, du fait qu’elles relèvent de l’ordre de la spiritualité. La loi, le droit doivent imposer des exigences de nature éthique pour préserver une vie bonne et juste pour tous ; c’est la responsabilité de l’instance politique. Par contre, le droit, la loi ne peuvent pas et ne doivent pas imposer à tous des attitudes qui sont de l’ordre de l’option libre ou de l’ordre de la spiritualité. La spéculation est une activité humaine. Elle n’est pas un absolu. Elle peut avoir un sens dans la mesure où elle tient compte des autres sphères d’existence, comme la réalité sociale de la souffrance et de la pauvreté, ainsi que de l’éthique, de la spiritualité, de l’importance de l’intégration, de la cohésion sociale, du drame de la désintégration. Elle doit accepter ses limites. Postface La crise financière internationale : une crise liée à l’absence de prudence dans la pratique de la spéculation La crise financière actuelle trouve ses origines dans un recours excessif au levier financier. Les banques, à la recherche de sources de rentabilité permettant d'atteindre des niveaux de rendement sur fonds propres exagérés et intenables à long terme, ont gonflé la taille de leurs bilans atteignant un rapport actifs sur fonds propres disproportionné de 50. Les actifs qu'elles ont achetés se sont par la suite avérés être plus risqués que prévu, menant à des réductions de valeur qui très vite ont fait fondre les fonds propres. Est-ce qu'on doit caractériser ce comportement comme de la spéculation ou plutôt comme un manque de prudence ? La différence est peut-être très subtile. La spéculation peut mener à un manque de prudence. En effet, les banques, dans leur cupidité et celle de leurs actionnaires, ont perdu de vue leur devoir primaire qui est de bien comprendre et de maîtriser les risques. Malheureusement, elles se sont contentées des "ratings [notations]" de qualité attribués par des bureaux de notation dont le jugement a probablement été pollué par des intérêts commerciaux vis-à-vis des émetteurs de ces produits "toxiques". En outre, l'achat de papier "titrisé" a coupé le lien direct entre prêteur et créancier. Une banque se doit de connaître ses créanciers finaux. Finalement, la complexité de beaucoup de ces produits rendait impossible une bonne compréhension par les dirigeants. Les acteurs de marché qui ont développé les maudits crédits hypothécaires "subprime" ne sont pas les coupables en premier lieu. Ils n'ont fait que, certes sans moralité, servir une demande réelle de la part des banques. Certains acteurs comme les "hedge funds" ont profité de la crise financière en prenant des positions à la baisse sur les instruments toxiques ou sur les acteurs qui en détenaient. Le leur reprocher reviendrait à reprocher à quelqu'un de venir se réchauffer devant une maison qui a été incendiée par quelqu'un d'autre. Dans un premier temps, l'ampleur de la crise a été contenue grâce aux interventions rapides et convaincantes des autorités. Malheureusement, en septembre 2008, le gouvernement américain a décidé de laisser tomber une banque de taille, Lehman Brothers. Le gouvernement voulait montrer l'exemple. Cette décision était une énorme erreur qui a provoqué une lourde crise dans le système financier mondial. En conséquence, le ralentissement économique est devenu une récession qui s'approche d'une dépression. La décision de ne pas venir au secours de Lehman Brothers pourrait également être considérée comme spéculatrice. En effet, dans le passé, les grandes crises financières ont souvent été initiées par une faillite dont la médiatisation a bouleversé les états d'esprit. Les leçons de l'histoire auraient dû inciter les autorités américaines à une plus grande prudence. Dans un monde qui semble être dominé par de la spéculation, par un manque de prudence et par un manque de transparence, la confiance disparaît. Sans confiance, l'économie tourne mal. En 2009, la confiance se rétablit peu à peu mais sans espoir de connaître un rebond vif de l'activité. Ironie ô ironie, les interventions des autorités sont nécessaires pour éviter le pire à court terme, mais adoucissent en même temps la pression de réduire les taux de levier. Tant que le levier financier, en tant qu'outil de spéculation, n'est pas réduit à un niveau acceptable, nous restons en état de vulnérabilité. Bibliographie (1) Degroof – IAM (Degroof Institutional Asset Management) Présentation de Jan Longeval, Administrateur de Degroof-IAM au BVPI/ABIP – février 2006. (2) Th. Pauchant, Pour un management éthique et spirituel - Edition Fides – Presses HEC – 2000 (3) Finance and the common good. 18-19 – Spring 2004 – Editorial (4) Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations 1776 (5) Richard Bernstein, Navigating the Noise, Investing in the New Age of Media and Hype – John Wiley and Sons - 2001 (6) Financial Times – March 7, 2006 – Article d’Andreo Postelnicu. : Spike in insider selling alerts equities analysts. (7) Financial Times – March 18, 2006 – Article de Barney Jopson. : Insider trading “rife” on London stock market. (8) Agence Internationale de l’Energie (AIE-OCDE), World Energy Outlook 2006 (9) J.L. Romain – Crédit Mutuel – Crédit Industriel et Commercial – Analyse de la baisse du prix du baril en août 2006 (10) G. Orwel – Black Gold – The new frontier in oil for investors – John Wiley & Sons, Inc. 2006 (11) Société Total – Publication d’entreprise : “Total en 2005” (12) Paul Samuelson, L’économique. Techniques modernes de l’analyse économique – Collection U – Traduction Gael Fain. (13) Charles Taylor, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne – Collection La couleur des idées – Paris, Seuil, 1998 – Traduction Charlotte Melançon. (14) Th. Pauchant, Pour un management éthique et spirituel. Défis, cas, outils et questions – Edition Fides – Presses HEC – 2000 Roger Berthouzoz, Efficacité économique, base éthique et valeurs spirituelles dans le management d’entreprise. Dans les Actes des Semaines sociales de France (Paris, 14-16 novembre 2003), P. H. Dembinski dans « Finance et éthique : entre vice et vertu » analyse le processus de la financiarisation. « Deux événements ont préparé le terrain à la marche victorieuse de la finance. Le premier remonte à 1959…Il s’agit de la publication par H.Markowitz (Prix Nobel en 1990) de son traité sur la diversification des risques. Le second est de nature institutionnelle, l’ouverture en 1975 du premier marché organisé d’options à Chicago. Les conditions étaient ainsi réunies pour que le « risque » et sa « couverture » deviennent une préoccupation centrale de la finance et une « marchandise » qu’il était possible dorénavant d’acheter et de vendre sur des marchés ad hoc. Ancrée dans un corpus théorique solide et relayée par des développements technologiques sans précédent, l’innovation financière a proposé des stratégies de couverture de risques toujours nouvelles, et, ce faisant, a alimenté la financiarisation. Progressivement, l’univers propre à la finance moderne s’est structuré autour de deux axes désormais classiques : le risque et le rendement». Au terme de l’exposé, une question est posée à l’auteur : « A quel moment la spéculation n’est-elle plus légitime ? Où se trouve la place de l’homme au milieu des milliards financiers qui n’existent pas réellement ?» Dembinski répond : « Tournée vers l’avenir, la spéculation ne me paraît pas une démarche opposée à l’anthropologie chrétienne. La difficulté repose sur le fait que bien souvent le marché du risque est parfaitement étranger à la compréhension de ceux qui souscrivent à la spéculation…L’abus de l’offre est réel. Sur ce point nous devons rester vigilants ». On ne négligera pas, dans cette publication, l’importante contribution de Michel Camdessus, Changer le système financier international. Il recommande de « faire face aux conséquences négatives de la financiarisation et aux risques financiers systémiques ». (15)Pierre Bourdieu, avec la collaboration de Loïc J.D. Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive – Ed. Seuil, Paris, 1993 - explique le sens du concept de violence symbolique qu’il utilise souvent dans son oeuvre: « La violence symbolique est, pour parler aussi simplement que possible, cette forme de violence qui s’exerce sur un agent social avec sa complicité…Pour dire cela plus rigoureusement , les agents sociaux sont des agents connaissants qui, même quand ils sont soumis à des déterminismes, contribuent à produire l’efficacité de ce qui les détermine…J’appelle méconnaissance le fait de reconnaître une violence qui s’exerce précisément dans la mesure où on la méconnaît comme violence… Du fait que nous sommes nés dans un monde social, nous acceptons un certain nombre de postulats, d’axiomes, qui vont sans dire et qui ne requièrent pas d’inculcation ». (16)Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre – Collection L’ordre philosophique – Paris, Seuil, 1990. Les auteurs Jean Palsterman Professeur émérite de la Faculté de Théologie de l’Université catholique de Louvain (UCL), il y enseigna, notamment, la théologie morale à des étudiants dont la diversité de cultures était grande. Cet enseignement permit à plusieurs générations d’entre eux de découvrir des références morales universelles exigeantes autant que des sources spirituelles et humanistes communes, rendant possible ultérieurement l’adoption de ces règles éthiques dans leurs pays d’origine. Thierry Verougstraete Ancien directeur d’un Groupe belge, engagé dans le secteur de l’énergie, il fut chargé durant plusieurs années des relations du Groupe avec des Institutions internationales, telles la Commission européenne et l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE). Il fut, concomitamment, président de la Fondation statistique de l’Industrie pétrolière européenne et membre du Groupe d’experts pétroliers du « Nato Wartime Oil Organization ». Jan Longeval Administrateur-délégué et membre du Comité de direction de la Banque Degroof s.a. Au sein de la Banque, il est responsable de la gestion de portefeuille des clients institutionnels et il est Président du Conseil de Degroof Fund Management Company s.a. Mise au service, non seulement de tous ceux qui font appel à l’expertise de la Banque privée, mais aussi des étudiants de la Vlekho et de l’Ehsal à Bruxelles, sa compétence fait autorité dans le domaine des marchés financiers belges et internationaux. Editeur responsable : Thierry Verougstraete – avenue Louise 438 – 1050 Bruxelles Juillet 2009