Nouvelles technologies et travail - Cité des Sciences et de l`Industrie

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Nouvelles technologies et travail :
Risques et opportunités
“ Quel travail ? Images d’hier. Questions d’aujourd’hui. ”
Conférence du jeudi 10 mai 2001
Les grands débats hebdomadaires
Retrouvez sur le site www.cite-sciences.fr/travail les présentations, photos et vidéos des débats
décrits ici.
Les nouvelles technologies et les mutations de l’économie incitent à changer notre manière de
travailler, mais ne déterminent pas les options futures. Comment influencer le développement de la
société de l’information pour concilier qualité du travail et qualité de la vie ?
Débat animé par Olivier LAS VERGNAS, délégué à l’insertion, la formation et l’activité
professionnelle, Cité des métiers, Cité des sciences et de l’industrie.
Avec la participation de :

Andréas AGATHOCLÉOUS, Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail
(ANACT),

Danièle LINHART, CNRS, groupe Travail et mobilité, Université de Paris X,

Gérard VALENDUC, physicien, Centre de recherche Travail et technologies, Université de
Namur(Belgique), autour de son livre “ L’avenir du travail dans la société de l’information ”,
L’harmattan, 2000.
Gérard VALENDUC
Je dirige le Centre de recherche travail et technologie dans la Fondation travail-université.
Cette fondation a été créée il y a une vingtaine d’années pour essayer de faire un trait
d’union entre les préoccupations du monde du travail et le monde de la recherche
universitaire. J’enseigne aussi la politique de la science et de la technologie à l’université de
Namur.
Andréas AGATHOCLÉOUS
Je suis chargé de mission à l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de
travail) à Lyon. Cette agence développe un certain nombre de thématiques comme
l’organisation du travail, la santé au travail, les compétences, et aussi les nouvelles
technologies de l’information et de la communication. Notre objectif est d’étudier les
nouvelles technologies, tous les enjeux autour du travail et les conditions de travail, et voir
dans quelle mesure ces nouvelles technologies peuvent être utilisées dans les entreprises
Conférence du 10 mai 2001 : Nouvelles technologies et travail : risque ou opportunités ?
pour améliorer les conditions de travail des personnes et rendre les entreprises plus
performantes.
Danièle LINHART
Je suis chercheur en sociologie au CNRS et je dirige le laboratoire “ Travail et mobilité ” qui
appartient à la fois au CNRS et à l’université de Paris X-Nanterre. Dans ce laboratoire, nous
sommes un certain nombre de sociologues à nous intéresser au monde du travail sous tous
ses aspects. Je m’intéresse plus particulièrement à tout ce qui touche à la modernisation des
entreprises françaises.
Olivier LAS VERGNAS
Pour bien comprendre le thème dont nous parlons, je vous propose de commencer dans le
vif du sujet. Il peut y avoir une ambiguïté. Souvent — c’est le cas sur l’affiche et un certain
nombre de programmes — on raccourcit aux nouvelles technologies dans le travail. Nous
parlons de l’influence des nouvelles technologies de l’information et de la communication et
pas de l’ensemble de l’impact de toutes les évolutions technologiques, par exemple les
biotechnologies et autres… Pour bien comprendre le sujet, je propose de voir deux extraits
d’une série de films que la Cité des sciences a co-produit avec la Cinquième, Le temps des
souris. Nous allons regarder deux personnes dont la vie professionnelle est modifiée par
l’informatique et les réseaux.
Extrait de Gros cubes et petits calibres
•Elisabeth
“ L’image du routier, vous n’allez pas me dire le contraire : elle est quand même tr ès
négative. Demandez aux gens dans la rue ce qu’ils pensent d’un routier : c’est l’emmerdeur
de première, c’est celui qui vous ennuie quand vous passez sur la route, c’est la grande
gueule, la petite tête, les gros bras… Ça va évoluer, je pense. De plus en plus, on demande
des formations de plus en plus poussées. Il ne suffit pas d’avoir son permis, de nos jours,
pour pouvoir rouler. Ce n’est plus au chauffeur, après avoir vidé, d’aller s’asseoir et de se
dire : maintenant, si je veux rentrer chez moi, qu’est-ce que je vais trouver ?
• Un correspondant
“ À 17 heures 21, elle était à Thiéblemont. Puis, après, à 18 heures 06, à Sommesous.
C’est-à-dire que cela avance progressivement, suivant son parcours et suivant la
reconnaissance satellite. ”
•Elisabeth
“ Je trouve cela rassurant de pouvoir joindre et être jointe où que je sois, quelle que soit
l’heure. Même la nuit, si j’ai des choses à faire passer à l’affréteur, je sais très bien qu’il ne
sera pas là avant le lendemain matin. Mais le message est parti, je peux dormir tranquille. La
route, oui, mais à mes conditions ! ”
Yves et ses collègues ont mis au point un outil informatique de gestion à distance des
vergers extrêmement performant. Une petite station météo est installée au milieu des arbres.
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Conférence du 10 mai 2001 : Nouvelles technologies et travail : risque ou opportunités ?
Yves
“ Une fois que nous avons les informations, nous les traitons, c’est-à-dire nous les
saisissons. Des ces informations-là, nous en tirons des analyses statistiques. En classant
par variétés, par porte-greffes, par âges de verger, ces informations nous permettent, très
rapidement dans un verger, de pouvoir connaître le point négatif, le point où ça ne va pas. ”
“ Le temps est vraiment très important aujourd’hui dans notre société. Si vous avez dix jours
pour intervenir sur l’éclaircissage chimique, par exemple, vous n’avez pas douze jours ; vous
avez dix jours. Et il faut faire son travail dans ces dix jours-là ”
Olivier LAS VERGNAS
C’est un extrait de la série Le temps des souris, l’épisode Gros cube et petit calibre présente
d’une part la situation d’Élisabeth Ciloca, chauffeur poids lourd et d’autre part, Yves Baranco
qui travaille dans la société Eurofruits.
À partir de ces deux exemples, on peut clarifier le débat de ce soir. Ces transformations
constatées dans deux situations professionnelles particulières, celle de l’arboriculture d’une
part, et celle du transport routier d’autre part, constituent-elles des risques ou des
opportunités ? Plus exactement : dans quelle mesure constituent-elles des risques pour
certains, pour certaines situations ou des opportunités pour d’autres et dans d’autres
situations ?
Gérard VALENDUC
Les opportunités et les risques sont deux facettes d’une même réalité qui est aujourd’hui tout
à fait multiforme et qui est souvent un peu caricaturée. À travers une vision assez optimiste,
on dirait que les nouvelles technologies de l’information et de la communication, c’est la
possibilité de créer des emplois, plus d’autonomie, des tâches plus variées, une qualification
plus élevée, une plus grande indépendance, une meilleure harmonie entre temps de travail
et vie privée. De l’autre côté, une vision plus pessimiste prend un peu le contre-pied de la
première, en disant que c’est la dépendance, plus d’insécurité, un temps de travail qui
devient de plus en plus incompatible avec la vie familiale, voire l’isolement, l’instabilité, la
stagnation professionnelle, un intérêt plutôt décroissant du travail, un accès difficile à la
formation. Finalement, pour très peu de gens, c’est la version rose, et pour peu de gens la
version tout à fait noire. La réalité du travail de beaucoup de gens ne se situe pas tellement
entre les deux mais c’est un mélange d’éléments contradictoires empruntés à la fois à la
vision optimiste et à la vision pessimiste. On peut, en même temps, trouver que l’on a plus
d’autonomie dans son travail mais que l’on a une plus grande pression sur l’organisation de
son temps, sur le rythme de travail, sur son intensification, etc.
Qu’est-ce qui est vraiment nouveau là-dedans ? Et qu’est-ce qui relève, par ailleurs, d’une
remise au goût du jour de tendances longues, de fond, en termes d’organisation ou de
qualité du travail ? Ce qui est vraiment nouveau, comme le montrent les deux extraits de
film, c’est, dans la nouvelle génération de technologies de l’information et de la
communication, la priorité donnée à la communication. Dans le travail de le conductrice de
poids lourd, dans le travail de ce consultant technique en agronomie, la communication est
au cœur des nouvelles applications qui sont évoquées : la capacité de communiquer, de
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Conférence du 10 mai 2001 : Nouvelles technologies et travail : risque ou opportunités ?
travailler en ligne, d’avoir à sa disposition de manière relativement instantanée un grand
nombre d’informations, de pouvoir les traiter, etc. Cette nouvelle génération de technologies
s’intéresse vraiment au problème de la communication plutôt qu’à l’automatisation des
opérations comme l’ont fait des générations antérieures de technologies de l’information et
de la communication.
Deuxième nouveauté : une sorte d’intégration de toutes les formes de flexibilité du travail. On
parle de flexibilité du travail depuis longtemps. On a parlé de flexibilité du temps de travail,
des contrats de travail, de la localisation du travail, des liens de subordination entre
l’employeur et les travailleurs, de la flexibilité fonctionnelle que l’on appelle parfois
“ polyvalence ” pour faire moins savant. Aujourd’hui, on assiste à un mélange, à une
intégration beaucoup plus forte de toutes ces formes de flexibilité du travail dans de
nouvelles formes d’emploi et de travail qui sont, la plupart du temps, liées à ces
technologies.
Une troisième chose me paraît aussi assez nouvelle : l’intensification du travail. Ce n’est plus
tellement le problème du temps du travail qui est crucial aujourd’hui, c’est la manière dont ce
temps est composé : les rythmes et la densité du travail, la compatibilité entre les rythmes de
travail et d’autres rythmes ou temps sociaux dans l’organisation du travail et de la société.
Qu’est-ce qui relève plutôt de tendances plus longues qui sont remises au goût du jour ?
C’est l’éternelle question du taylorisme : renouveau, disparition, néo-taylorisme,
post-taylorisme… On assiste à des progrès de la taylorisation du travail, notamment dans le
domaine de la codification des connaissances. Quand on regarde les gens qui travaillent
dans les centres d’appel et qui gèrent des conversations avec des clients, en suivant des
scripts qui ont été pré-établis pour gérer la communication, c’est de la codification de la
communication, de la codification des connaissances. C’est le prolongement d’une tendance
plus ancienne.
Le contrôle électronique des performances est remis aussi au goût du jour. Il est aussi
ancien que l’informatique. Depuis que l’informatique existe, on a essayé de s’en servir pour
accroître le contrôle sur le travail. Ce qui change, avec le contrôle électronique des
performances, c’est un lien beaucoup plus fort entre le contrôle des performances d’une part,
et d’autre part, le développement de formes de rémunérations qui sont, elles aussi, plus
flexibles, liées à la performance, à la qualité, à la capacité d’atteindre ou non des objectifs
formulés plus ou moins clairement, etc.
Le travail par projets est remis au goût du jour aussi. Le travail par objectifs ou par projets
n’est pas nouveau non plus. Mais, aujourd’hui, les technologies de l’information et de la
communication permettent d’organiser ce travail par projets sous forme de travail à distance,
sous forme d’équipes réparties à des endroits différents, et d’une manière beaucoup plus
flexible.
Enfin, remis au goût du jour également : le management par effet de mode, c’est-à-dire un
style de direction des entreprises par conviction, par des discours qui relèvent autant de
l’exhortation que du management et qui essaient tout le temps de surfer sur ces questions
de nouveauté et de changement. Je me demande si le problème, dans les entreprises, c’est
la gestion du changement ou plutôt la gestion de la continuité. Dans un certain nombre de
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cas, les questions auxquelles sont confrontées les entreprises, c’est en fait de gérer la
continuité des activités, plutôt qu’un éternel discours sur le changement.
Nous avons essayé de traiter cette série de questions dans un livre intitulé L’avenir du travail
dans la société de l’information (L’Harmattan), que j’ai écrit avec une collègue sociologue qui
s’appelle Patricia Vandramin. Ce livre a une petite histoire. C’était d’abord une commande
d’un organisme de formation de travailleurs qui nous a demandé de faire un document pour
un programme de formation d’un an, destiné à tous les délégués syndicaux en Belgique
francophone. Nous avons fait ce petit manuel sur la base de notre expérience de recherche,
Patricia et moi. Après avoir fait ce manuel, nous pensions avoir fait un gros effort de
synthèse, de vulgarisation, une espèce de petite encyclopédie, tout en restant modeste. Cela
vaut peut-être la peine d’en faire un bouquin. Voilà l’origine de cette affaire.
Andréas AGATHOCLÉOUS
Je suis tout à fait d’accord avec Gérard Valenduc. Ce que je vais raconter, viendra plutôt en
complément qu’en débat par rapport à ce qu’il a dit.
Je vais m’appuyer essentiellement sur une étude que nous sommes en train de terminer à
l’Anact dans une soixantaine d’entreprises qui ont mis en place une nouvelle technologie de
l’information et de la communication. Nous avons essayé de voir comment ces entreprises
ont introduit les nouvelles technologies dans leur organisation et ensuite tous les impacts :
les conditions de travail, l’organisation et les performances de l’entreprise. j’ai travaillé aussi
sur les nouvelles technologies de la production, il y a quelques années. Il y a un certain
nombre d’apports méthodologiques qui viennent justement de ces nouvelles technologies de
la production. Mais, en même temps, on se rend compte que les NTIC apportent aussi
quelque chose de nouveau.
Risques ou opportunités ? La question se pose de la même manière que pour les nouvelles
technologies de la production dans les années 1970. À l’époque, ces technologies étaient
beaucoup plus “ rigides ” que les NTIC actuelles. Je dirai tout de suite qu’il n’y a pas de
déterminisme technologique. Nous nous sommes rendu compte, dans les entreprises que
nous avons observées, que les impacts négatifs ou positifs que nous avons relevés
dépendent de la manière dont l’entreprise a introduit ces technologies dans son organisation
et de la manière dont elles ont associé ou pas les salariés, les futurs usagers. En
schématisant, j’essaie de répondre à une question que les chefs d’entreprise nous posent
souvent : “ Dites-nous en quelques mots, en une minute, comment il faut faire pour réussir
l’introduction des nouvelles technologies dans mon organisation ? ” J’essaie de leur
répondre mais, bien sûr, ce n’est pas une réponse standard. Une première question dont
nous nous sommes rendu compte qu’elle est incontournable, c’est : quelle est la stratégie de
l’entreprise ? Et en quoi les NTIC peuvent-elles répondre à cette stratégie ? À partir du
moment où l’on se pose cette question et une fois que l’on y a répondu, cela veut dire que
les NTIC, pour l’entreprise, pour la société, ne sont pas une fin en soi, ce n’est pas un outil
technique mais un moyen. Si j’insiste, c’est parce que nous nous sommes rendu compte que
beaucoup d’entreprises utilisent les NTIC comme une fin en soi. Cela veut dire qu’à partir du
moment où l’on a mis les NTIC en place, on va avoir la performance, la réactivité, le
bonheur, etc. C’est tout à fait faux mais je suppose que vous êtes conscients de cet enjeu.
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Un deuxième enjeu consiste à prendre en compte la réalité du travail, de l’organisation. Il ne
s’agit pas d’adapter le travail, le salarié à la technologie ; il s’agit d’adapter la technologie aux
situations de travail. Pour arriver à faire cela, il convient d’associer les futurs usagers, toutes
catégories confondues, aussi bien les salariés de la production que des différents services,
les informaticiens, etc. Une fois cet outil mis en place, il s’agit ensuite de l’expérimenter,
c’est-à-dire donner aux usagers toutes les marges de manœuvre nécessaires pour pouvoir
l’expérimenter et ensuite l’adapter à leur situation de travail. C’est vrai que l’on dit souvent
que ces outils apportent une certaine “ souplesse ”. Cela veut dire que l’on peut les utiliser,
les expérimenter et ensuite les adapter selon les enjeux et les contraintes du travail. La
réussite intervient donc quand l’organisation le permet. Tout cela se passe dans une
organisation qualifiante, communicante, une organisation qui permet à l’ensemble des
salariés qui utilisent ces nouvelles technologies d’être autonomes, de prendre des initiatives,
de pouvoir communiquer et, bien sûr, de prendre des décisions. On voit bien que
l’introduction des NTIC et tous les impacts sur les conditions de travail, sur la performance
de l’entreprise dépendent de la manière dont ces outils sont introduits.
Ensuite, qu’est-ce que les NTIC apportent ? Gérard Valenduc l’a annoncé d’une autre
manière. Il a parlé de la communication comme premier élément majeur des NTIC. Pour aller
encore un peu plus loin, je dirai que ce qui caractérise dans un premier temps les nouvelles
technologies de l’information et de la communication, c’est l’information. Avec les NTIC,
l’information devient, encore plus qu’avant — on le savait depuis la mondialisation, la
recherche de la qualité, l’innovation — la matière première de l’organisation. Voilà le constat
que je ferai. Cela veut donc dire que si l’on accepte que l’information devienne le cœur de
l’organisation et le cœur de la performance, sa gestion et son pilotage deviennent le cœur du
travail et en même temps un enjeu très important. Des salariés maîtrisent plus ou moins
l’information que d’autres. Le degré de la maîtrise de l’information joue un rôle très important
dans les conditions de travail. Pour les catégories de salariés les plus vulnérables, comme
les personnes vieillissantes qui ont très peu utilisé les outils informatiques dans leur parcours
professionnel — sans caricaturer — et les salariés ayant une faible qualification, l’accès à
l’information, sa maîtrise, son partage deviennent des enjeux aussi bien pour les salariés
que pour les performances de l’entreprise. Le premier enjeu qui y est lié est l’appropriation
de ces nouvelles technologies. Ce n’est pas parce que les salariés ont accès à Internet qu’ils
peuvent piloter leur activité de manière satisfaisante. J’ai parlé du contexte dans lequel
s’inscrivent les NTIC, contexte que l’on peut qualifier d’organisation qualifiante, management
participatif etc. Mais indépendamment de cela, cela dépend aussi du degré de maîtrise des
ces outils par les salariés présents dans l’entreprise. Selon les différentes catégories, on se
rend compte que cette maîtrise est complètement inégale.
En aucun cas il ne faut considérer que les NTIC doivent balayer l’ensemble des outils
“ traditionnels ” existants. Nous nous sommes rendu compte que les entreprises qui ont mis
comme objectif “ zéro papier ”, etc., c’était un suicide parce que les ouvriers trichaient en
mettant des papiers dans leur poche, écrivaient sur les badges, les mains…, parce qu’ils
avaient besoin d’utiliser la matérialité et que celle-ci jouait un rôle très important dans leur
activité. Ce n’est pas parce qu’on a un e-mail que les gens communiquent systématiquement
avec. Ils ont souvent besoin aussi de communiquer téléphoniquement et, bien sûr, on revient
à la communication la plus basique et la plus efficace : la communication physique. Les
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NTIC sont un outil complémentaire de l’ensemble des outils existants, même si elles
apportent des potentialités à exploiter de manière intelligente.
Olivier LAS VERGNAS
Une précision sur les entreprises étudiées. Pouvons-nous avoir quelques exemples parmi
cette soixantaine d’entreprises sur lesquelles vous avez travaillé, leur secteur, etc. ?
Andréas AGATHOCLÉOUS
Nous avons démarré cette étude il y a deux ans et demi. À l’époque, nous ne connaissions
rien sur les NTIC et nous nous sommes dit que toutes étaient les bienvenues. Il y a
davantage d’entreprises industrielles, des PME-PMI de 250 salariés en moyenne, et des
services. Il y a plusieurs activités : chaussure, matériel médical… Il y a des entreprises qui
gèrent des logements HLM. Nous avons aussi une dizaine d’artisans. Ceux-ci développent
beaucoup Internet, des sites Web. Selon l’activité et la taille de l’entreprise, un outil sera plus
privilégié qu’un autre. Nous avons voulu ratisser large.
Danièle LINHART
Je tout à fait d’accord avec ce qu’ont dit les précédents intervenants. Je voudrais surtout
reprendre et enfoncer cette idée que le déterminisme technologique n’existe pas. Du point
de vue sociologique que je défends, cela compte énormément. Il faut situer ce
non-déterminisme technologique à deux niveaux. Le premier auquel on pense le moins est
d’abord que les découvertes technologiques sont des construits sociaux, c’est-à-dire qu’elles
ne sont pas le fruit logique d’un schème de développement du progrès technique. Il ne faut
jamais perdre de vue qu’il y a des choix, des orientations stratégiques qui font que l’on va
chercher plutôt du côté de tel type d’outil technologique qu’un autre. De ce point de vue, les
historiens de la technologie, les historiens de l’entreprise l’ont très bien démontré. J’invite les
personnes que cela intéresse à lire un livre de David Nobeul, Les forces de production (La
Découverte). David Nobeul est un historien qui a eu accès aux archives du MIT et il fait la
démonstration absolument merveilleuse que la découverte de machines outils à commandes
numériques a été le fruit de recherches financées par l’US-Navy pour des raisons non
seulement stratégiques dans le cadre de la guerre pour accélérer la production de matériels
militaires, mais aussi pour contraindre les ouvriers de métiers de l’époque qui se mettaient
en grève, en disant : “ Nous voulons bien contribuer à l’effort de guerre américain mais nous
voulons recevoir une rétribution de cet effort et donc être payés plus. ” Ils ont voulu casser la
logique de métiers. Ils ont invité les chercheurs à trouver des formules de machines outils à
commandes numériques permettant d’utiliser des ouvriers qui ne seraient pas des ouvriers
de métier mais des ouvriers sans qualification importante. C’est donc la base d’une
conception de machines outils à commandes numériques non interactives qui verrouillent le
savoir de l’ouvrier. Les nouvelles technologies, y compris les nouvelles technologies de
l’information et de la communication sont donc des construits sociaux, au sens où elles sont
le fruit d’orientations stratégiques, de choix délibérés, à moment donné de l’histoire et dans
des contextes particuliers.
Le deuxième point est qu’effectivement à technologie donnée, on peut avoir différentes
formes d’organisation du travail. Pour preuve très évidente pour appuyer votre
argumentation : des comparaisons ont été faites entre la France et l’Allemagne par des
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équipes de chercheurs du CNRS qui ont démontré que, pour des entreprises ayant un même
marché, produisant avec les mêmes technologies, les formes d’organisation du travail
pouvaient être extrêmement différentes, avec une hiérarchie pas du tout comparable, de
formes de qualification différentes. Pour bien enfoncer le clou de cette non-détermination
technologique, des évolutions importantes se sont produites, notamment dans les années
1970, où dans les entreprises, avec les mêmes technologies, c’est-à-dire sur des chaînes de
fabrication, les managers ont introduit des formes d’organisation assez différentes. Dans le
contrecoup de 1968, pour humaniser le travail, on a introduit des carrousels sur des chaînes,
on a essayé de mettre en place des groupes semi-autonomes de production, on a procédé à
des expériences d’enrichissement des tâches, etc. Il n’y a donc véritablement pas de
déterminisme. À la fois, les outils technologiques sont le fruit d’orientations délibérées, de
choix, et de la même façon, l’organisation du travail est elle-même le fruit de choix
stratégiques.
Qu’est-ce qui importe dans ces choix ? C’est le fait qu’une organisation du travail — c’est
important, pour le sociologue, de ne pas l’oublier — gère non pas des outils techniques mais
une ressource bien particulière qui est le facteur humain. Le fait que ce soit des hommes et
des femmes qui sont dans les organisations du travail oblige à certaines stratégies en
matière d’organisation parce que la question fondamentale est : comment faire en sorte que
cette ressource particulière que sont les salariés de l’entreprise produisent de la manière la
plus efficace et la plus rentable possible, comment faire en sorte qu’ils le fassent de façon
régulière et fiable. C’est cela qui détermine les formes d’organisation du travail, ce ne sont
pas les nouveaux outils techniques, les nouvelles technologies d’information et de
communication qui vont avoir un impact. La question de départ qui est posée, c’est risques
ou opportunités, tout dépend de ce que l’on recherche quand un manager organise le travail.
Je pense que ce que l’on cherche, c’est avant tout à disposer d’organisation permettant de
mobiliser cette ressource particulière que sont les hommes et les femmes pour avoir une
rentabilité et une efficacité. De ce point de vue, les innovations ne sont pas tellement
importantes, encore qu’il y ait des évolutions dans l’histoire.
En gros, on a trouvé deux manières depuis le début du siècle pour mobiliser cette ressource
particulière, quel que soit le type de technologies. La première est la contrainte : obliger les
salariés et trouver des formes d’organisation qui soient extrêmement contraignantes. Taylor
a inventé ce qu’il appelait la “ one best way ” qui était le nec plus ultra que l’on pouvait faire
en matière de contrainte et de contrôle des salariés. La deuxième possibilité est de mobiliser
la subjectivité, d’impliquer les salariés, d’emporter leur adhésion, de faire en sorte que
d’eux-mêmes, ils se mobilisent de la façon la plus efficace et la plus rentable pour les
entreprises. Cela a été le sort, en France, particulièrement des cadres, ce que l’on a appelé
le “ salariat de confiance ”. On a développé des formes d’organisation pour eux : des formes
de travail par objectifs, par projets. C’est vrai que ce n’est pas nouveau, puisque les cadres
ont toujours travaillé comme cela. On a développé, encore une fois quelles que soient les
technologies, à l’égard de cette population particulière que sont les cadres, des formes
d’organisation différentes où l’on recherche leur implication, la mobilisation de leur
subjectivité, de leur compétence, de leur savoir-être.
Ces stratégies managériales sur deux jambes : la contrainte pour un type de salariés et
l’implication pour un autre, ont basculé complètement après 1968. Cela a marché jusque là.
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Ces règles du jeu ont été complètement remises en cause. Depuis les années 1970 et
encore plus fortement depuis les années 1980-1990, de nouvelles stratégies ont été mises
en place. Ces stratégies sont en quelque sorte d’homogénéisation parce que l’ambition des
managers a été de traiter un peu tous les salariés comme les cadres, c’est-à-dire de les
mobiliser, de les incorporer dans la culture de l’entreprise, de miser sur leur subjectivité et,
pour ce faire, de développer des méthodes d’individualisation. C’est dans le cadre de cette
individualisation qui s’est mise en place dans les années 1970, 1980 et de façon encore plus
délibérée dans les années 1990, dans le cadre de cette volonté d’incorporer
intellectuellement et subjectivement les salariés que l’on a fait usage de ces nouvelles
technologies de la communication et de l’information.
Un des exemples les plus intéressants sont les call centers, ces centres d’appel où des
jeunes sont appelés à travailler dans des conditions très particulières où les NTIC sont tout à
fait mobilisées. Ils sont isolés les uns des autres dans des postes complètement
individualisés et on leur demande, sous contrôle — c’est ce qui est intéressant — et sous
prescription forte, temporelle et contrôle d’objectifs, d’être complètement impliqués, de se
sentir la fibre marchande pour arracher des contrats, vendre des produits et des services. On
est dans cette situation elle-même contradictoire dans laquelle on mise sur le subjectivité
des gens en les individualisant et en les affaiblissant d’un côté, on d’un autre côté, on
maintient un carcan de prescriptions, d’objectifs et de contraintes temporelles très fortes
parce que la question reste toujours : comment mobiliser cette ressource particulière que
sont les salariés. Ce qui explique les dimensions contradictoires que vous citiez en
commençant. C’est vrai que les nouvelles technologies, permettent à la fois un peu plus
d’autonomie, un peu plus de personnalisation des postes, ce qui est évident ; mais on peut le
voir sous l’envers de l’individualisation, de la vulnérabilisation et de la fragilisation. Ces
jeunes se sentent un peu plus autonomes parce que l’on mise sur leur subjectivité et sur leur
engagement. Mais par ailleurs, ils sont fortement contraints par des prescriptions et des
normes temporelles qui les rend dingues. On voit des exemples de stress. J’ai fait des
enquêtes personnellement dans les call centers ; il y existe des situations abominables parce
que l’on est dans l’ordre des contraintes contradictoires. Ces nouvelles technologies sont
pleinement utilisées par les managers mais dans le cadre bien particulier d’une
individualisation via la personnalisation du travail et des postes, et la volonté d’impliquer, de
miser sur la subjectivité, de pomper les caractéristiques les plus personnelles de la
personnalité.
À propos des extraits de films, je ne connais pas du tout l’agriculture sur laquelle je me
garderai bien d’émettre le moindre commentaire, mais l’extrait qui concerne la routière est
très intéressant. Dans notre laboratoire, une doctorante fait un doctorat sur les routiers. Ce
que disait cette femme est pris complètement à rebrousse-poil par la majorité des routiers
qui vivent ce qu’elle présentait comme une garantie et une sécurité, à savoir l’incursion
permanente, sous forme de traçabilité du regard du manager qui sait où elle est, à quelle
minute, et qui fait qu’ils n’ont plus cette liberté qui faisait le seul aspect positif de leur métier.
Ils allaient d’un endroit à un autre mais ils pouvaient — ils le disaient tous dans les interviews
— se dévier pour aller voir un cousin qui habitait dans le coin, un copain, quitte à ne pas
dormir le temps réglementaire, quitte à fait des excès de vitesse… Mais tout un jeu était
possible avec le temps, avec les kilomètres, avec la route choisie. Ils étaient en quelque
sorte indépendants. Ils allaient d’un endroit à un autre… Maintenant, à n’importe quel
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moment, on sait s’ils ont fait un détour, pourquoi… On va leur demander pourquoi ; ils
doivent rendre des comptes. La thèse de cette étudiante montre bien que des salariés ont
été renvoyés parce qu’ils n’effectuaient pas à la seconde près ce qu’ils avaient été chargés
de faire, d’après la définition prescriptive.
Olivier LAS VERGNAS
Vous signalez qu’on ne voyait pas beaucoup de salariés. En réalité, elle-même — ce qui
explique peut-être son point de vue particulier — n’est pas salariée. Elle est indépendante.
Elle roule pour un affréteur, avec un camion qu’elle loue à un propriétaire. Sa situation est
donc particulière.
J’ai une question de compréhension. Vous êtes à peu près tous d’accord pour dire qu’en
gros, c’est la façon dont on introduit les NTIC qui détermine si c’est l’aspect risque ou
l’aspect opportunité qui va l’emporter. Pour autant, j’ai l’impression qu’il y a un déterminisme
de l’employeur ou de celui qui va recueillir les fruits du travail, dans le sens d’une
augmentation de l’intensité du travail. Est-ce que l’on peut dire cela ? L’évolution que l’on
peut observer est que ces outils sont de toute façon au service d’une meilleure
rentabilisation de l’effort de travail. Etes-vous d’accord avec cela ?
Danièle LINHART
Je suis tout à fait d’accord.
Gérard VALENDUC
Il n’y a jamais eu de technologies qui ont été développées pour faire autre chose. La
question est de savoir comment et pourquoi et selon quelles modalités.
Danièle LINHART
Et comment les salariés peuvent y résister. Or, maintenant, ils peuvent moins bien y résister
qu’auparavant. Nous sommes à peu près d’accord sur ce constat.
Gérard VALENDUC
J’ai un constat un peu plus nuancé. Je pense qu’en termes de résistance, ils peuvent
peut-être moins bien y résister qu’auparavant. Mais je pense que la balance
avantages-inconvénients est moins négative qu’elle ne l’a été à d’autres moments de
l’histoire de la technologie. On a des situations beaucoup moins tranchées, beaucoup moins
noires et blanches qu’elles ne l’ont été à l’époque de l’automatisation massive des ateliers,
par exemple.
Mon expérience de recherche est beaucoup plus liée au travail dans les services qu’au
travail dans l’industrie, pour beaucoup de raisons. La raison la plus élémentaire étant que
dans la région de Belgique francophone où je suis, 70 % de l’emploi sont dans les services,
12 % dans le BTP, 18 % dans l’industrie, une grande majorité dans les PMI. Donc, le modèle
de la grande entreprise, en Wallonie et à Bruxelles, a quasiment disparu du paysage
industriel. Forcément, les réalités que vivent les travailleurs dépendent aussi de la structure
de l’économie. Mais la question de la nouvelle économie qui fait partie des effets de mode,
des nouvelles formes d’organisation de l’économie est importante et ne peut pas être
Cité des Sciences et de l’Industrie
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Conférence du 10 mai 2001 : Nouvelles technologies et travail : risque ou opportunités ?
dissociée de la manière dont les gens vivent les changements dans le travail. Quand l’emploi
se transforme massivement du modèle industriel de la grande entreprise vers le modèle de
la petite entreprise, les réalités du travail sont un peu différentes aussi. Les questions
d’équilibre entre contrainte et subjectivité sont aussi très différentes.
Olivier LAS VERGNAS
Vous voyez la balance plus équilibrée que Danièle Linhart, y compris dans les centres
d’appel, dans les call centers, ou partagez-vous son point de vue sur les call centers ?
Gérard VALENDUC
Si on regarde un grand call center — j’ai visité il n’y a pas longtemps le plus grand call center
de Belgique qui s’appelle [Sitle ?], c’est une fililale d’une boîte américaine, qui se trouve à
côté de l’aéroport de [?], sans doute pour faire communication —, on voit de tout : des
plateformes téléphoniques comme celle que vous avez décrite, avec la banderole qui pend
au-dessus pour que les gens puissent identifier pour quelle entreprise ils travaillent. Et un
étage au dessus, il y a la partie du call center qui fait le service d’assistance pour Texas
Instruments, pour Hewlett Packard, etc. Il y a là des informaticiens isolés du bruit, qui ont des
bureaux avec des portes vitrées, qui ont un environnement de travail relativement agréable.
La technologie est la même, c’est le principe de la téléphonie intégrée sur ordinateur, mais
avec des conditions d’emploi, des perspectives de carrière. Ils commencent dans un centre
d’appel et après, ils ont acquis une telle expérience pour dépanner tous les pépins des
utilisateurs qu’ils sont recrutés par les sociétés pour lesquelles ils travaillent ou pour des
sociétés de services pour grimper dans une carrière. Leurs perspectives sont tout à fait
différentes. Cela illustre bien ce que vous disiez du caractère un peu non déterministe de la
technologie, puisqu’avec la même infrastructure technique, on a non seulement des
conditions d’emploi et des conditions de travail mais des perspectives professionnelles
différentes pour les uns et pour les autres.
Andréas AGATHOCLÉOUS
Par rapport à la question : résistance ou pas, je dirai que la résistance n’est pas la même. Il y
a de la résistance mais pas au même niveau. Est-ce que la résistance actuelle peut être plus
que la résistance avant ? Je ne sais pas. Je ne l’ai pas pesé. En revanche, j’ai constaté où
cela se trouve. Dans les années 1970 ; la résistance était beaucoup plus en amont,
beaucoup plus physique. Des grèves se sont même produites contre l’introduction de
nouvelles machines. J’ai constaté dans mes recherches que des personnes cassaient des
machines exprès parce qu’elles étaient contre. Maintenant, avec les NTIC, je n’ai jamais vu
un ouvrier faire grève ou dire qu’il était contre leur introduction. Il existe un effet de mode et
dire que l’on est contre les NTIC revient à dire que l’on est contre la modernité. Dire que l’on
est contre Internet est comme dire que l’on est contre le téléphone et la voiture.
En revanche, par rapport aux usages : une fois que les NTIC sont introduites dans
l’organisation, des salariés refusent de communiquer avec leurs clients via l’e-mail. Ils ne
trouvent pas cela possible, pas sécurisant… Du coup, dans beaucoup d’entreprises,
beaucoup de PME-PMI, il y a une sous-exploitation des nouvelles technologies . Il y a aussi
le problème de la maîtrise de ces outils. Également un problème de management : ils ne
savent pas, en utilisant ces outils, quels seront les impacts derrière. Ensuite, il y a aussi une
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Conférence du 10 mai 2001 : Nouvelles technologies et travail : risque ou opportunités ?
forme de résistance : ils ne veulent pas cet outil parce qu’ils ne savent pas comment cela va
se passer, ils craignent que le patron l’utilise pour les contrôler. On sait, dans d’autres
situations, que l’utilisation de ces outils détériore les conditions de travail, etc. Il y a donc une
autre forme de résistance.
Gérard VALENDUC
Non seulement, aujourd’hui, les employés ne cassent plus les ordinateurs mais en plus, ils
en veulent un à la maison.
Danièle LINHART
Les ouvriers de l’automobile voulaient bien avoir une automobile à la maison aussi !
En général, je ne souhaite pas distinguer les nouvelles technologies des nouvelles formes de
management. Je les crois inextricablement liées. Quand je parle de résistance, ce n’est pas
simplement aux nouvelles technologies mais c’est un ensemble où il y a l’intensification du
travail, plus d’autonomie mais peut-être plus de subjectivité en jeu, etc. De ce point de vue,
la résistance est beaucoup plus difficile à cause de cette individualisation. Comment va-t-on
résister ? Tout seul dans son coin ? À partir du moment où, subjectivement, comme il est fait
dans la plupart des organisations qualifiantes ou pas très qualifiantes d’ailleurs, on est en
permanence évalué : qu’est-ce qu’une compétence maintenant au fond ? On est dans la Cité
des métiers mais la compétence n’est pas du tout un métier. Ce ne sont pas des
connaissances techniques ni très professionnalisées, c’est une capacité d’adaptation.
Lorsqu’il y a des recrutements et des promotions et que l’on évalue les compétences, on
s’intéresse essentiellement à la capacité des gens à s’adapter, à être disponibles et flexibles,
à s’intégrer à des groupes, etc. Il est extrêmement difficile de refuser tout cela, parce que
c’est refuser de jouer, tout seul, le jeu de la compétence, de se soumettre à l’évaluation.
Depuis 25 ans que je fais des enquête, je n’ai jamais vu personne casser des machines. J’ai
vu au contraire le grand respect de l’outil technique. Alors que maintenant, j’ai vu pour la
première fois, cet été, des ouvriers que vous avez dû voir aussi, menacer de faire sauter leur
usine. Je trouve que c’est extrêmement illustratif du désarroi dans lequel se trouvent les
gens. Lorsqu’ils veulent se révolter, ils n’ont plus les moyens organisés, syndicaux, les
capacités de mobilisation, et ils se retournent contre leur outil de gestion. D’accord, ce ne
sont pas les outils modernes. Les ouvriers de Selatex et de Kronenbourg ne voulaient pas
faire sauter des outils de nouvelles technologies. J’ai vu dans les centres d’appel des gens
au bord de la crise de nerf, debout sur leur chaise avec leur casque et l’ordinateur. On
sentait que l’outil n’était pas d’une grande aide mais au contraire un ennemi incroyable. Il
faut être extrêmement prudent et bien comprendre que les capacités de résistance sont très
difficiles lorsque l’on est en période de grande individualisation des situations de travail et de
gestion de la main d’œuvre, et lorsque c’est la subjectivité elle-même qui est mobilisée.
Malheureusement, on voit un exemple grave se développer dans les entreprises, qui montre
bien que la résistance est difficile à trouver et que, parfois, on la retourne contre soi. Un
phénomène nouveau est apparu depuis sept ans ou huit ans, dont parlent les inspecteurs et
les médecins du travail : les suicides au travail. Les gens n’y arrivent plus. Ils ne savent pas
contester les situations de travail dans lesquelles ils sont, justement parce qu’ils ne savent
pas par quel moyen. On dira que ce sont des gens fragiles, ce qui est vrai, pour d’autres
Cité des Sciences et de l’Industrie
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Conférence du 10 mai 2001 : Nouvelles technologies et travail : risque ou opportunités ?
raisons. Mais ils retournent ce désarroi, cette agressivité, ce refus contre eux-mêmes. Le fait
de se suicider sur le lieu de travail est quelque chose de très important à prendre en compte.
La résistance n’est donc pas aisée à trouver. Ce sont des outils qui sont extrêmement
enfermant. Je conseille un autre livre : Au carrefour de l’exploitation par Grégoire Philonenko
et Véronique Guienne (Desclée de Brouwer). Ce livre est intéressant parce qu’il a été écrit
par un cadre qui croit au management moderne et qui écrit ce livre parce qu’il a été licencié
à la suite d’une faute professionnelle qu’on lui a prêtée. Il a gagné devant les prud’hommes.
Il voulait retourner travailler dans son grand hypermarché et on n’a évidemment pas voulu
de lui. Son livre analyse de l’intérieur toutes les sollicitations, toutes les contraintes qui
pèsent, y compris sur les personnes qui croient au système et qui les mettent parfois dans
des situations très difficiles.
Intervention de la salle
Concernant l’intensification au travail, juste une parenthèse au niveau des reportages qui ont
été effectués. Dans le deuxième où l’on voit la gestion agricole, on voit l’efficacité du contrôle
de gestion et de la gestion des moyens modernes pour la productivité de la terre. S’il était
vraiment responsable, présenterait-il ses documents de travail en conduisant ? Quelqu’un de
responsable aurait dit : “ Je vous expose mes tableaux de contrôle de gestion qui sont utiles,
efficaces et qui augmentent la productivité de l’entreprise, mais si vous voulez bien patienter,
on va prendre un quart d’heure dans un bureau. ”
Olivier LAS VERGNAS
Un droit de réponse puisque nous sommes co-producteurs des films. Le principe des films
est que ce sont des reportages en situation réelle. L’équipe qui a filmé Yves Baranco au
volant de sa R19 avec ses documents, l’a fait dans ses conditions de travail habituelles. Pour
travailler d’habitude et pour répondre aux clients de sa société, il n’hésite pas à lire ses
documents en conduisant. Nous nous sommes posé la question. Il se trouve que nous
avons passé le film devant 120 inspecteurs et directeurs du travail à l’Institut national du
travail. Ils ont tous hurlé. Mais nous leur avons dit que c’était les conditions naturelles. Nous
n’allions pas inventer qu’il travaillait autrement.
Intervention de la salle
J’ai constaté que vous étiez vraiment des spécialistes parce que je ressentais tout à fait ce
que vous disiez concernant les résistances et en même temps la volonté des salariés —
puisque je suis un salarié comme beaucoup d’entre nous ici sans doute — dans le monde du
travail, dans l’adaptation aux nouvelles technologies, dans la relation avec l’outil mais aussi
avec la hiérarchie. Un côté positif des améliorations technologiques est peut-être le poids un
peu moins fort de la hiérarchie, par rapport à une certaine époque. En même temps, l’outil
implique tellement de contrôles ; on est bien sûr contrôlé. Je travaille dans une société de
services. Par l’informatique, on peut contrôler énormément de choses : le temps passé sur
un fichier… On n’a plus ce poids que l’on ressentait beaucoup plus mal du “ petit chef ”. On
s’aperçoit qu’à tous les niveaux, on demande des travaux de responsabilité, de
compétences, ce qui fait que l’on n’a plus ce poids humain que l’ouvrier ou le salarié ne
supportait pas toujours très bien, c’est justement un peu grâce aux nouvelles technologies.
C’est vrai aussi que le côté pervers de ces nouvelles technologies dans tous les contrôles
Cité des Sciences et de l’Industrie
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Conférence du 10 mai 2001 : Nouvelles technologies et travail : risque ou opportunités ?
que le patron peut employer pour voir si ses salariés se comportent comme il le souhaiterait,
cela stresse un peu.
En même temps, ce que vous disiez sur l’adaptation des moins jeunes est vrai aussi. Quand
on voit qu’il y a beaucoup de turn over dans certaines sociétés, beaucoup de jeunes arrivent.
Ils ne se posent pas la question de l’adaptation puisqu’ils sont déjà formés à ces outils. Les
plus anciens s’accrochent. Ce n’est pas toujours facile parce que quand on arrive à un
certain âge, on ne vous laisse pas de côté mais on préfère investir dans du personnel plus
jeune et plus accrocheur.
Intervention de la salle
Pour répondre à la question des personnes vieillissantes, on les exclut des nouvelles technologies.
Elles s’adaptent moins vite donc elles n’ont plus accès au réseau. Il n’y a donc plus de problème de
hiérarchie. Et il se pose de façon identique, comme avant. La pression se fait des deux façons : avec
les nouvelles technologies et les anciennes.
Intervention de la salle
J’ai été très intéressée par ce qui a été exprimé. Cet après-midi, je suis allée à Meudon. Sur
le parcours que j’avais à faire, j’ai eu la surprise de découvrir un sapin fleuri d’une glycine
jusqu’en haut. C’était une merveille. C’est la première fois que je vois ça, à l’âge que j’ai. Ce
que j’ai entendu ce soir me ramène à cette image, parce que c’est une immensité qui est
regroupée. Ces nouvelles technologies, tout ce qui se vit maintenant, est regroupé sur une
centaine d’années et sur l’homme. Finalement, simplement par cette forme et par ce nom, il
y a quelque chose d’immense qui est aux portes, dont on ne sait pas comment ça peut
s’organiser, mais qui est très positif. À la fois cette simplicité, cette beauté sont en quelque
sorte comme une clef pour ce qui vient.
Intervention de la salle
À propos de résistance. Les nouvelles technologies ont aussi permis à des syndicats de faire des
pages Web et de s’organiser sur le Net. Cela leur a donné aussi un outil pour pouvoir se faire
connaître de tous les salariés.
Des sociétés sont éclatées, comme par exemple dans le domaine de l’intérim. Nous sommes
répartis dans plusieurs sociétés et nous ne pouvons jamais nous réunir. À travers des pages
ou une communication, nous pouvons nous regrouper. L’outil peut permettre aussi
d’organiser une résistance.
Tout peut s’équilibrer à travers l’évolution du travail. Ce n’est pas la faute à la technologie s’il
y a des problèmes sociaux. Ce n’est pas la technologie qui va faire baisser les acquis
sociaux. Un équilibre se fera.
Olivier LAS VERGNAS
Pour aller dans ce sens, une question sur l’implication des organisations syndicales. En tant
que coproducteurs de cette série dont vous avez vu deux exemples, nous nous sommes
posé la question de trouver des militants, des délégués syndicaux ou des organisations
syndicales qui seraient réellement utilisatrice des technologies. En fait, nous avons eu
beaucoup de mal et nous avons même renoncé à faire un film sur ce thème. Nous ne
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Conférence du 10 mai 2001 : Nouvelles technologies et travail : risque ou opportunités ?
trouvions pas de situations réelles dans lesquelles nous pouvions réellement filmer des
choses concrètes. Pour aller dans le sens de cette question mais avec un regard un peu plus
pessimiste que le vôtre, de notre point d’observation, nous avions l’impression que, même si
le dialogue social devrait s’équilibrer, même si les organisations syndicales devraient autant
que les patrons se poser la question de quel type d’utilisation de ces technologies, il y avait
un temps de retard. Quel est votre point de vue sur cette question ?
Gérard VALENDUC
La CFDT a créé une fédération qui s’appelle Bétorpub qui a notamment une série de
moyens d’organisation et de communication liés à l’usage de l’Internet. Une des opportunités
importantes de cette nouvelle génération de nouvelles technologies, est précisément la
communication.
Un exemple : nous avons un projet de recherche qui va commencer d’ici quelques mois, qui
sera normalement financé par le ministère fédéral de la Recherche en Belgique, qui vise
précisément à essayer de travailler avec des syndicalistes pour les doter d’un outil de
communication et de gestion des connaissances, par seulement de l’information, qui
reposent sur ces techniques modernes. Grosso modo, suite à une série de discussions avec
des délégués syndicaux des secteurs des services informatiques, des télécommunications,
du multimédia, de la banque et de l’assurance, pour avoir une assise de représentativité
importante, nous avons mis au point un projet de recherche avec des informaticiens pour
essayer de concevoir un système qui permettrait de consolider la variété et la multiplicité des
expériences de négociation qu’ont les délégués syndicaux dans les entreprises. Dans
l’optique de l’individualisation que vous évoquiez, on a souvent maintenant une extrême
décentralisation de la négociation collective, c’est-à-dire une série d’accords qui sont pris
dans des entreprises, parfois dans des comités d’entreprise qui ne sont normalement pas les
endroits où l’on négocie mais on y convient de choses. Ces accords sont extrêmement
diversifiés d’une entreprise à l’autre. Mais une activité de concertation et de dialogue social
se passe sur des nouvelles formes de travail : travail à distance, travail flexible… Cela se
discute, et pas toujours entre l’employeur et le délégué syndical mais entre des collectifs de
travailleurs et des directeurs de ressources humaines, entre des directeurs de filiales et des
employés… Nous allons essayer de consolider à travers des comptes rendus d’expériences
ce que relatent des délégués syndicaux dans leur entreprise sur cette manière de conclure
des arrangements — il ne s’agit même pas toujours d’accords — couchés sur papier. En
utilisant le langage XML on peut essayer d’inférer des reconnaissances de chaînes
sémantiques dans les comptes rendus, pour détecter des points communs et structurer une
communication. Ce projet est un peu sophistiqué qui associe des gens d’informatique et des
gens de sciences humaines. Mais il est mené en partenariat avec un département
d’informatique de l’université de Namur — nous — et une organisation syndicale en Belgique
francophone.
Andréas AGATHOCLÉOUS
Par rapport à votre question sur les syndicats. Il y a deux ou trois ans — époque où les
nouvelles technologies ont vraiment commencé à s’implanter de manière massive dans la
société, notamment dans les entreprises —, je pense, mais c’est un point de vue personnel,
que les syndicats n’ont pas pris conscience de l’enjeu des NTIC. Au début, quand je parlais
Cité des Sciences et de l’Industrie
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Conférence du 10 mai 2001 : Nouvelles technologies et travail : risque ou opportunités ?
avec des syndicalistes, ils considéraient cela comme des gadgets et trouvaient qu’il y avait
des choses beaucoup plus sérieuses que cela. Ce n’est pas parce que cela leur était égal
mais parce qu’ils n’ont pas vu que les NTIC auraient un impact potentiel sur le travail des
gens, etc. Depuis quelque temps, je me rends compte qu’ils se sont “ réveillés ”. Les
syndicats commencent à s’intéresser à ces enjeux.
Est-ce que les syndicats les utilisent ? Ils utilisent de plus en plus les NTIC comme outils
pour communiquer entre eux, même si on se rend compte que, dans beaucoup
d’entreprises, il y a un problème entre syndicat et direction. Souvent, les directions refusent
que les syndicats utilisent les “ outils de l’entreprise ” pour faire du syndicalisme. Il y a aussi
un enjeu de ce côté.
Ensuite, est-ce que les NTIC favorisent l’augmentation du syndicalisme ? Je dis : non. Les
NTIC sont un outil. Cela veut dire que tant que l’on n’a pas pris conscience du problème
posé dans l’entreprise, ce ne sont pas les NTIC qui vont mettre la conscience dans la tête.
Par contre, les NTIC peuvent faciliter le changement, etc. C’est donc un outil. Mais en aucun
cas un outil de prise de conscience sociale des mauvaises conditions de travail. Je déçois
beaucoup de personnes. Mais il y a encore beaucoup de gens, y compris des chercheurs et
des consultants (mais ces derniers essaient de vendre les NTIC) qui pensent qu’avec les
NTIC, on devient plus intelligent. Cela peut être un outil dans la mesure où il y a déjà un
certain nombre de conditions qui le permettent. Dans ce cas, il faut que les gens aient une
certaine prise de conscience syndicale ou sociale.
Danièle LINHART
J’allais dire exactement la même chose. De la même manière que les nouvelles technologies
de l’information et de la communication ne déterminent pas des formes d’organisation du
travail mais peuvent aider à consolider et à renforcer des choix et des orientations faites,
lorsque les syndicats utilisent ces nouvelles technologies, la question se pose de savoir
quelle politique revendicative ils vont véhiculer, quel type de relations ils ont avec leurs
mandants et les salariés. Le problème se pose là. En fait, les NTIC ont renforcé
l’individualisation et l’isolement des personnes dans l’entreprise. Le problème auquel le
syndicalisme est confronté est celui d’une atomisation des salariés qui n’est pas le fruit des
nouvelles technologies, qui est le fruit de politiques délibérées pour lesquelles les nouvelles
technologies ont été utilisées. C’est cela qui rend leur action aussi difficile. C’est aussi cela
qui rend la définition de leur stratégie de politique revendicative aussi difficile. Le problème
du syndicat, à l’heure actuelle, est une absence de capacité politique à proposer des formes
de mobilisation sur des contenus revendicatifs qui intéressent tout le monde. L’atomisation
est telle qu’il est très difficile de trouver des thèmes fédérateurs et d’intéresser les salariés à
des questions collectives. Ce qui m’a frappée, c’est que les nouvelles technologies ont
surtout été utilisées en dehors des syndicats, lorsqu’il y avait de grandes mobilisations, par
les coordinations. Les premières ont été les coordinations d’infirmières qui ont utilisé
Internet, le téléphone mobile… C’est un instrument, un outil, comme son nom l’indique bien,
mais pas quelque chose qui va se substituer à l’action syndicale et collective.
Andréas AGATHOCLÉOUS
C’est parce qu’il y a un projet, un objectif clair, une stratégie et une volonté que les NTIC
deviennent performantes en tant qu’outil et pas le contraire
Cité des Sciences et de l’Industrie
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Conférence du 10 mai 2001 : Nouvelles technologies et travail : risque ou opportunités ?
Olivier LAS VERGNAS
Il me semble qu’on a eu peu laissé de côté une question effleurée tout à l’heure : le rapport
entre les technologies et la hiérarchie, le rôle hiérarchique, la modification du rôle de la
hiérarchie.
Andréas AGATHOCLÉOUS
NTIC ne signifie pas réduction de la hiérarchie. Avec la mondialisation des échanges, on
cherche plus de qualité, plus de services, plus d’innovation, etc. Automatiquement, le
taylorisme est en crise. On ne peut pas fonctionner, par définition. Même le patron le plus
autoritaire commence à accepter de donner une certaine autonomie de gestion aux gens. La
prise d’initiatives devient plus qu’indispensable. Quelque part, il doit y avoir une évolution
vers plus de responsabilité. Je ne dis pas que cela se passe toujours partout… Avec les
NTIC, les gens communiquent souvent directement avec les clients et leur proposent des
services. Du coup, la hiérarchie, notamment intermédiaire, se trouve un peu décalée et
“ exclue ” de ces processus. Cela ne veut pas dire que la hiérarchie est supprimée, mais elle
est interpellée. Je rappelle que la technologie n’est pas un déterminant. Dans les entreprises
où l’organisation est un peu plus qualifiante qu’ailleurs, on voit une certaine souplesse
hiérarchique ; dans d’autres, la hiérarchie continue toujours de fonctionner, tout en utilisant
les NTIC de manière peu efficace. Les NTIC, dans la tendance actuelle où de plus en plus
de qualité et d’innovation sont demandées, interpellent et mettent en cause la hiérarchie
actuelle.
Danièle LINHART
Pour compléter, la hiérarchie devient invisible mais elle n’en est pas moins pesante. Dans
les call centers se pratique la double écoute. Les gens sont là, en train de faire leur travail, ils
parlent à un client. À un moment donné, le hiérarchique que l’on ne voit pas, qui peut être
derrière, dans un back office, se branche et écoute Untel ou Untel. C’est le principe du Loft,
sauf qu’il n’y a rien à gagner à la fin.
C’est vraiment une question de rapport de forces. L’exemple que nous donnent nos
collègues brésiliens qui ont travaillé sur les call centers montre que l’on peut faire mieux. Au
Brésil, les techniciens qui sont sur leur appareil ont un temps limité de réponse avec leur
interlocuteur, quelle que soit l’affaire qu’ils traitent. Cela doit être traité en 3 minutes. Que se
passe-t-il au bout de 3 minutes ? En France, là où j’ai travaillé, il ne se passerait rien, sauf
qu’on le saurait grâce à la traçabilité et qu’on irait demander des comptes à la personne.
Tout simplement, dans le call center brésilien, ça coupe et c’est le chef hiérarchique qui
entre en conversation directe avec le client. Il y a une dépossession immédiate de la tâche
de la personne qui traite l’affaire. On peut adopter différentes stratégies pour une même
technologie d’information et de communication, tout dépend de la nature du rapport de
forces et de ce qui est culturellement acceptable dans un pays. En France, je crois qu’il
serait difficile d’aller si loin, y compris pour les clients.
Intervention de la salle
C’était pour une réclamation quelconque mais au bout de 3 minutes : coupé ! Il y a eu
France Télécom et la SNCF.
Cité des Sciences et de l’Industrie
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Conférence du 10 mai 2001 : Nouvelles technologies et travail : risque ou opportunités ?
Danièle LINHART
Est-ce que quelqu’un d’autre intervient ?
Intervention de la salle
Non, la communication est coupée.
Danièle LINHART
Je voulais justement dire que j’avais vu par contre des exemples, y compris pour le travail
sur terminal où l’on dispose d’un temps donné pour faire une opération. Si l’on déborde,
l’écran devient noir et c’est fini et l‘on considère que le salarié n’a pas effectué sa tâche.
Mais l’idée d’interférence entre l’opérateur et le client d’une autre personne ne serait pas
acceptée par le client français. Je pense que cela passerait mal. Au Brésil c’est
systématique.
Intervention de la salle
Je travaille aussi dans un call center et j’ai une expérience un peu différente. Il m’est arrivé
de rester 10 minutes à un quart d’heure avec une personne qui demandait des
renseignements et cela n’a posé aucun problème. Et cela m’est arrivé assez fréquemment.
Danièle LINHART
Tout à fait. Mais c’est enregistré quelque part ; on le sait, et c’est parce que sans doute… Il
faut rattraper, après. C’est ce que les sociologues anglais qui travaillent sur la question
appellent “ avoir une chaîne de montage dans la tête ”. C’est ce que je voulais dire quand je
parlais de la hiérarchie qui est invisible mais qui n’en est pas moins là. Elle se manifeste
sous différentes formes et — c’est ce que je disais par rapport à la subjectivité — le fin du fin
est de faire accepter par le salarié d’être son propre supérieur hiérarchique.
Intervention de la salle
Mon supérieur hiérarchique est à côté de moi, donc cela ne pose aucun problème. C’est une
expérience un peu particulière par rapport à tout ce que j’ai pu entendre sur les call centers
et même par rapport à mes autres collègues, c’est vrai que c’est tout à fait particulier.
Andréas AGATHOCLÉOUS
Cela montre aussi que tout dépend de la politique de l’entreprise en matière d’organisation.
Gérard VALENDUC
Cela dépend aussi de la tâche effectuée et de sa finalité économique. Le call center est une
technologie : le couplage téléphonie-informatique et la plate-forme téléphonique est une
infrastructure. Des entreprises s’organisent maintenant sous forme de plate-forme
téléphonique, notamment des compagnies d’assurances, en tant qu’infrastructure
organisationnelle. C’est une infrastructure technique qui supporte un nouveau mode
d’organisation. L’objectif est de vendre de l’assurance autrement, de faire de la vente et du
service directs. Une hiérarchie de plates-formes téléphoniques correspond à une hiérarchie
de difficulté des problèmes et une hiérarchie d’expertises au sein de la compagnie. Travailler
Cité des Sciences et de l’Industrie
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Conférence du 10 mai 2001 : Nouvelles technologies et travail : risque ou opportunités ?
sur une telle plate-forme téléphonique n’est pas exactement la même chose que de faire du
télémarketing avec un contrat à temps partiel et à durée déterminée, entre 6 heures et 10
heures du soir, dans un centre d’appel à haute [bande ?]. Le contexte et la situation sont
tout à fait différents. Par contre, il y a derrière un projet de l’entreprise de réorganisation
totale de la fonction de communication et de la fonction de vente de l’entreprise qui utilise
comme instrument cette infrastructure de plate-forme téléphonique pour le faire.
Intervention de la salle
Dans les différents médias, on voit se multiplier les exemples d’employeurs installant des
caméras dans les ateliers [Danièle Linhart : comme Loft], des contrôles de l’activité sur
informatique des employés. On est capable de savoir le nombre de cas traités à la minute
près.
Je voudrais savoir si des études ont été faites sur les incidences d’une telle surveillance, par
exemple en termes d’absentéisme, de capacité de travail, d’efficacité des employés. Surtout,
existe-t-il des moyens de résister ? En fin de compte ce sont des technologies
instrumentalisées apparemment au seul profit de l’employeur.
Intervention de la salle
J’ai vu des émissions sur les call centers. La contrepartie de toutes ces contraintes était une
bonne rémunération en fonction du nombre de contrats. Est-ce bien cela ou pas ? Y a-t-il
une contrepartie suffisante par rapport aux difficultés du travail ?
Danièle LINHART
La contrepartie est très variable. Des call centers se développent absolument partout, dans
les grandes entreprises à statut public comme EDF, France Télécom, La Poste, Canal+…
Des sous-traitants travaillent pour plusieurs comme le call center en Belgique. Ce ne sont
pas des golden boys. Bien que j’aie vu des jeunes jouer aux golden boys parce qu’on leur
avait dit qu’ils avaient de gros clients. Ils étaient avec leur casque, leur ordinateur, leur
application informatique, ils avaient mis de petits gilets et on les faisait jouer, on faisait vibrer
en eux cette fibre du commercial qui va vendre. En fait, cela n’allait pas très loin.
J’ai vu aussi les contradictions absolues dans lesquelles ils sont, entre les objectifs qu’on
leur fixe — des primes substantielles en cas de ventes nombreuses — et de ce qu’on leur
demande de vendre : des produits et des services bien particuliers par mois — tant de ceci
et tant de cela —, avec un nombre de coups de fil à passer d’une durée déterminée, etc. Ils
sont dans un carcan de prescriptions extrêmement fortes qui ne leur donne pas la possibilité
de développer leur fibre commerciale. Un stress se développe. Et ils ont beaucoup de
difficultés à être très performants. Cette nature des contradictions se développe. C’est
pourquoi je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce que vous disiez. Il y a une tendance
générale partout, dans tous les types de métiers de services, à vouloir quantifier, à vouloir en
permanence trouver des indicateurs de productivité dans des situations qui ne sont pas
favorables, pas compatibles avec cette quantification.
Un exemple sur lequel je travaille à l’heure actuelle, dans les caisses d’allocations familiales.
Une nouvelle orientation invite les techniciens conseils non pas à traiter au cas par cas
chaque pièce dans le cadre des allocations familiales mais à essayer de traiter la globalité
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de la situation de l’allocataire, c’est-à-dire de trouver l’ensemble des droits auxquels il
pourrait prétendre. C’est extrêmement compliqué : il y a 1 800 points de réglementation
maintenant. Les juristes expliquent que les techniciens conseils qui sont payés 7 000 F par
mois sont de vrais petits magistrats. Ils ont à qualifier des situations, à dire si telle ou telle
personne relève de tel ou tel type de prestation, ce qui est extrêmement compliqué. Un
exemple : qu’est-ce qu’une personne seule, une personne isolée ? Des injonctions les
obligent à traiter l’ensemble du dossier, à faire un travail de qualification et d’interprétation de
la législation. En même temps, ils ont un nombre de dossiers à traiter par jour. Un tableau de
bord qui s’appelle le “ suivi [Damien ?] ” où l’on répertorie leur efficacité, leurs performances,
leur opérationnalité en permanence. Ils disent qu’ils ne peuvent pas faire les deux. Quelle
que soit la destination finale de la fonction, il y a une tendance qui est la même partout, à
utiliser les nouvelles technologies pour contrôler et intensifier le travail.
Gérard VALENDUC
Il faut quantifier des choses qui n’étaient pas quantifiables.
Danièle LINHART
Tout à fait. Cela se généralise, quel que soit le type de travail, de service. C’est pour cela
que la situation des gens est très périlleuse parce que même s’ils voulaient épouser les
objectifs qu’on leur fixe, ils n’ont pas les conditions pour le faire. Voilà pourquoi ils ne
gagnent pas énormément d’argent non plus. Ils en gagnent même assez peu.
Sur la capacité de résistance et l’effet de cette omnisurveillance, cette omniprésence de la
hiérarchie, je n’ai pas connaissance de recherches qui permettraient de statuer là-dessus. Je
pense que Loft Story est un très bon exemple du type d’effet que cela peut avoir et
symbolise absolument cela.
Andréas AGATHOCLÉOUS
Pour répondre à votre question sur le contrôle, je pense que pour le moment, on n’a pas
suffisamment de recul pour mesurer les impacts ni en termes qualitatifs ni en termes
quantitatifs. C’est encore tôt. Par contre — mais l’échantillon est très réduit —, dans notre
étude, nous avons fait dix diagnostics dans dix entreprises qui ont mis en place ce que l’on
appelle un “ PGI ” (progiciel de gestion intégré). Nous avons onze entreprises exactement.
Le PGI permet l’homogénéisation du système d’information. À partir du moment où l’on met
une information dans la base de données, on ne peut plus revenir en arrière pour la modifier.
L’information, quand elle rentre dans la base de données, devient l’information générale de
tout le monde — tout le monde peut la consulter. Sauf que si quelqu’un a fait une erreur, il
est identifiable automatiquement. Dans quelques entreprises, le salarié a été sanctionné.
Cela veut dire que l’on savait. Quelquefois, bien sûr, on sait qu’il s’est trompé et a donné une
information erronée ; cette information a été utilisée aussi par d’autres salariés et cela a
effectivement créé un problème. Dans au moins deux ou trois entreprises, le salarié a été
sanctionné parce qu’il a mis dans le système une information erronée. Mais on ne peut pas
généraliser. Ce n’est pas une information statistique.
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Gérard VALENDUC
À propos des progiciels de gestion intégrés : SAP, Oracle, Bam, People Soft, etc. C’est un
exemple assez intéressant de la manière dont la hiérarchie et les relations d’autorité, de
priorité, les autorisations d’accès à l’information sont incorporées par la direction de
l’entreprise et par les consultants SAP et autres qui ont paramétré le système, dans le
système technique lui-même. Ce qui rend la présence du chef, du sur-chef ou du sous-chef
relativement inutile, puisque le système informatique lui-même incorpore ce genre de
choses.
Intervention de la salle
Quand je vous écoute et que j’écoute tout le monde, je m’aperçois que la technologie
appartient à une minorité et que les salariés n’ont pas le droit à ces technologies, par rapport
à la surveillance. On s’aperçoit que ce sont les cadres qui les exploitent et que nous sommes
toujours en aval. Je me pose la question : pourquoi ?
Danièle LINHART
C’est l’histoire du rapport de forces et ce qui s’est passé depuis les années 1970. Le
contrecoup intéressant de 68… [Intervention inaudible dans la salle]. Le revers de l’histoire
est quand même curieux du point de vue des salariés. 68 a été une explosion de remises en
cause des règles du jeu tayloriens, de l’autoritarisme patronal — puisqu’à l’époque, on parlait
de patron ; maintenant, on parle de manager. En réaction à cet extraordinaire vertige
d’inquiétude qu’a déclenché mai 68 chez le patronat français, s’est développée une réflexion
qui a consisté à se dire : comment faire en sorte de pérenniser le système d’industrialisation
capitaliste qui était à l’œuvre en France ? La manière dont cela a été résolu, d’une certaine
façon, a bien été illustrée par les historiens de l’histoire sociale de l’entreprise qui ont montré
que dans les années 1970, les directions envoyaient la consigne dans les grands groupes,
aux usines : “ démassifiez ”, “ individualisez ”, “ il faut casser la critique ”. Casser la critique
voulait dire deux choses. Premièrement : casser l’expression contestatrice ; c’est-à-dire
empêcher, par des mobilisations, de mettre l’organisation du travail en péril. Deuxièmement :
désamorcer la critique en satisfaisant certaines des attentes portées par mai 68.
L’individualisation répondait à ces deux éléments de réflexion. C’est vrai que mai 68 était
aussi dans une recherche de plus de place pour la personne, pour l’individu par rapport aux
grandes catégories collectives. Démassifier, en individualisant et atomisant, cela affaiblissait
la capacité critique, la capacité de contestation. Tout ce qui s’est développé est un peu dans
cet état d’esprit, c’est-à-dire que toutes les formes d’humanisation du travail, comme toutes
les formes d’adaptation des entreprises à la crise et à la modification de l’environnement
économique, ont été de miser sur l’individu, sur la personne, sur la subjectivité. Voilà
pourquoi la capacité de contestation du système de la part des salariés s’est grandement
affaiblie. L’appropriation des nouvelles technologies est le fait de managers éclairés parce
qu’ils en font un usage intelligent. Il ne faut pas perdre de vue que cela joue sur certaines
attentes des salariés. L’ordinateur, la communication, le mail satisfont, d’une certaine façon,
certaines aspirations des membres de notre société. Par ailleurs, comme c’est dans le cadre
d’un rapport de forces défavorable, d’un marché du travail qui a été défavorable pendant
longtemps, cela a permis toute une série de problèmes d’intensification du travail, de la
contrainte et du contrôle. Il faut toujours repositionner ces nouvelles technologies et l’usage
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qui en est fait dans un contexte qui est celui d’un retournement du rapport de forces qui était
très favorable aux salariés autour de 68 et qui, progressivement, du fait du choix managérial
de procéder à cette individualisation et d’incorporer la subjectivité des salariés dans la
culture de l’entreprise, s’est retourné contre les salariés. Cela ne veut pas dire que c’est
définitif. Il y a des recompositions et des usages contestataires des nouvelles technologies
tout à fait possibles. On ne sait pas…
Gérard VALENDUC
Un petit commentaire sur la question de la résistance, peut-être moins radical que celui de
Danièle Linhart. Prenons le cas concret d’un technicien de maintenance qui a l’ordinateur, le
téléphone portable, et il est au volant de sa voiture… Il est victime de la traçabilité. Que se
passe-t-il, en fait ? À un moment donné, ces travailleurs ont accepté des formes
d’organisation plus flexibles en essayant de gérer un compromis entre la gestion de leur
temps professionnel, de leur temps hors travail. Ils ont reçu, de leur entreprise, un certain
nombre d’avantages en nature à la place du salaire, dans un contexte de modération
salariale, du style voiture de société, téléphone de société, etc. Le problème de la résistance
se pose à partir du moment où cette frontière, ce compromis assez instable entre la pression
exercée par l’employeur et les avantages qualitatifs que le travailleur en retire ou croit en
retirer, se déplace au-delà des limites de l’acceptable. Une des choses qui fait souvent
passer la frontière du compris et les limites de l’acceptable, c’est le contrôle, cette espèce de
surveillance omniprésente. Le travailleur accepte plus facilement de prester des heures qui
ne sont pas toujours tout à fait bien rémunérées, un temps de travail un peu élastique que de
se sentir tout le temps surveillé, contrôlé, etc. Il va plus facilement développer des stratégies
de résistance par rapport au contrôle : débrancher le portable ou des choses de ce genre,
que des stratégies de résistance par rapport à la mesure du temps de travail. Il y a comme
cela des situations concrètes qu’il faut essayer de comprendre pour voir comment l’on peut
créer des solidarités, coaliser des intérêts, qu’est-ce qui est acceptable ou pas par les
travailleurs. On a intérêt à vraiment bien comprendre comment les gens vivent ces situations
de travail. La question du suivi du contrôle, de la traçabilité — comme si tout le monde était
des vaches folles — est plus critique dans la question de la résistance que des questions de
temps.
Intervention de la salle
J’ai l’impression que l’on est en train d’introduire dans le tertiaire ce qui se faisait déjà dans
l’industrie autrefois, il y a 50 ans. Autrefois, dans les ateliers, les gens étaient surveillés. Il y
avait un mirador et le chef d’atelier savait parfaitement ce qui se passait ; il n’y avait pas
besoin d’écran ou de n’importe quoi. Il connaissait les gens. On savait ce qu’ils produisaient.
Quand ce sont des objets matériels, on sait exactement ce que l’on produit. Par contre, on
parle de communication. Paradoxalement, cette communication isole les gens ; elle les
individualise. C’est étonnant. Dans les ateliers, autrefois, il existait une solidarité entre les
ouvriers. C’est pour cela que les syndicats étaient forts. Maintenant, chacun est un peu dans
son coin. Quand on est sur un écran, à la limite, avec un écouteur — personne ne s’est
d’ailleurs posé la question de savoir ce que cela valait pour la santé —, on est isolé. Les
temps de pause sont aussi contrôlés qu’ils l’étaient autrefois dans l’industrie. Quand on était
à la chaîne, on avait des temps pour aller aux toilettes, boire un café, passer la visite
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médicale, faire un certain nombre de choses. Avec les nouvelles technologies, c’est la même
chose.
Par contre, je crois que les nouvelles technologies, il faut les avoir à deux niveaux. Ce n’est
pas la même chose quand on est utilisateur et quand on intervient dedans. Ce n’est pas la
même chose pour un cadre et pour un employé ordinaire, encore que certains de ceux-ci
sont parfois astucieux. J’ai vu des employés capables d’utiliser des systèmes pour des
usages pour lesquels ils n’avaient pas été faits.
En ce qui concerne la surveillance de la hiérarchie… J’ai commencé à travailler à la règle à
calcul. Maintenant, je travaille sur un ordinateur. Souvent, la hiérarchie n’arrive plus à suivre.
Elle ne connaît plus les possibilités des machines qu’elle met entre les mains des gens. J’en
ai eu un exemple, il y a quelques jours : on s’est aperçu que, tout simplement, avec la suite
Microsoft, on pouvait aller dans le S400 (ordinateur central) tout voir et tout modifier sans
problème. Personne ne l’avait vu. On pouvait donc aller modifier les bases de l’entreprise.
On aurait pu éventuellement retrouver qui c’était mais c’était un peu compliqué.
J’ai souvent l’impression que les hiérarchies ne suivent plus. Ce sont des personnes d’un
certain âge. En plus de cela, il y a une espèce de fuite en avant pour les produits. Un produit
fonctionne, donne satisfaction ; on ne peut plus l’utiliser parce qu’il y a un nouveau produit et
il faut que les fabricants de logiciels vendent. On ne maintient plus les anciens produits, alors
que certains marchaient parfaitement. On perd donc un temps faramineux à réécrire des
choses qui fonctionnaient parfaitement.
Vous avez parlé du zéro papier. C’est la rigolade dans les bureaux. Cela fait 25 ans que
j’entends parler de cela. Maintenant, dans tous les bureaux, il y a une imprimante.
Concernant les syndicats… C’est difficile de demander à des employés ou à des gens qui
ont les travaux les plus modestes d’utiliser les nouvelles technologies. C’est un peu comme
si, au XIXe siècle, on avait demandé à des ouvriers à moitié illettrés de lire Karl Marx. Cela
me fait penser un peu à ça. Il faut quand même voir que les syndicats, contrairement à ce
qu’imaginent beaucoup de gens, n’ont pas des moyens financiers illimités, tout au moins en
France — c’est un peu différent dans les pays étrangers. Les syndicats ne sont pas riches.
Ils n’ont pas les moyens d’investir des millions de francs pour des nouvelles technologies ;
ce n’est pas vrai. Ile ne peuvent pas. En plus de cela, le droit du travail a été fait à une
époque où l’on faisait des choses en papier. On peut distribuer un tract à la sortie d’une
entreprise. Mais que fait-on avec les nouvelles technologies ? On met un ordinateur devant
l’entreprise et on demande aux gens de regarder ? Les choses ne sont plus adaptées.
Intervention de la salle
Où va le fruit de vos recherches ? À qui profitent-elles ? Comment pouvez-vous participer,
avec ces outils d’évaluation, à mieux vivre dans la société ? Etes-vous pris en compte ?
Intervention de la salle
Ce que disait monsieur est vrai mais malgré tout, on vit dans une société dans laquelle on
parle de mondialisation, de concurrence. Beaucoup de sociétés privées en France
fonctionnent à l’anglo-saxonne. Cela implique des dérives. Hélas, les technologies évoluent
plus vite que les gens ne s’y adaptent. C’est cela, le problème. On ne peut pas remettre en
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cause le progrès mais il faut lutter contre les effets nocifs. On ne peut pas lutter contre ces
nouveaux outils ; il faut s’y adapter. À l’école, on dit à nos enfants de s’adapter le plus vite
possible. On leur met un ordinateur dans les mains parce que l’on sait que cela va être utile
pour eux. Il ne faut pas éluder le phénomène de la mondialisation et de la concurrence
auquel toutes les sociétés sont confrontées. C’est un élément important. Par contre, un autre
point que j’ai lu dans le Figaro aujourd’hui, j’ai été surpris d’apprendre que beaucoup de
patrons en France n’étaient pas évalués eux-mêmes par leur conseil d’administration, alors
que dans les pays anglo-saxons, ils le sont.
Intervention de la salle
Au départ, Internet a été créé par les Américains pour leur système de défense. Finalement,
cela a été rattrapé par des individus qui ont détourné le réseau et qui ont créé la toile
eux-mêmes. Après, Internet a été repris par les grosses boîtes — on le voit en ce moment —
pour faire du commerce. Maintenant, Internet est mangé par le commerce partout. Au
départ, c’était des individus qui ont détourné la technologie qui avait été pondue par un
système de défense. Tout peut arriver. On pourra instaurer l’Unix et détourner Windows qui,
pour l’instant, gère tous les systèmes.
Olivier LAS VERGNAS
Pour répondre à madame : à quoi cela sert-il ?
Gérard VALENDUC
Une des raisons d’être de la fondation dans laquelle je travaille est une espèce de synergie
entre la recherche et la formation permanente. Nous avons essayé de valoriser les produits
du travail scientifique dans des démarches de sensibilisation, notamment un bulletin
d’information, de convaincre, de transposer des produits du travail scientifique dans une
interactivité avec des personnes directement concernées par le travail que nous faisons.
C’est une manière de sortir du travail purement académique qui caractérise hélas trop
souvent la recherche universitaire.
Andréas AGATHOCLÉOUS
Toujours pour répondre à la même question : je travaille à l’Anact (Agence nationale pour
l’amélioration des conditions de travail). Notre “ client ”, ce sont les entreprises, de manière
directe ou indirecte. Nous nous adressons à toutes les personnes ou instances qui travaillent
de près ou de loin pour ou avec les entreprises. Notre mission n’est pas de nous adresser au
grand public. Mais notre objectif, en ce qui concerne les entreprises et leurs salariés, est de
mettre en place ou de rédiger différents guides méthodologiques, des ouvrages qui
concernent plusieurs niveaux, qui sont destinés à plusieurs acteurs. Par exemple, en ce qui
concerne l’acteur “ entreprise ”, il s’agit de construire un guide méthodologique susceptible
d’aider les entreprises à mettre en place une nouvelle technologie de manière plus efficace
qui tient compte des attentes des salariés, de leurs conditions de travail, etc., y compris des
enjeux économiques. Voilà à quoi sert notre recherche.
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Danièle LINHART
Moi, je suis chercheur au CNRS. Nous sommes là pour essayer de produire des
connaissances aidant à la compréhension des phénomènes qui affectent le monde du
travail. Ce n’est pas chose aisée parce que depuis 20 ans, la lisibilité des transformations est
très embrouillée. Il y a des phénomènes et des tendances contradictoires. C’est donc très
compliqué. Notre façon d’essayer de rendre notre travail utile est de livrer nos analyses au
débat public sous différentes formes : articles, livres, rapports de recherche, participation à
des colloques et séminaires ou des rencontres de ce type là.
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