6 principes

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Six principes pour réguler la finance
mondiale
Christian Chavagneux
Alternatives Economiques - n°271 - Juillet 2008
La gravité de la crise des subprime a failli faire exploser le
système bancaire mondial. Les réflexions vont désormais
bon train pour éviter de futurs dérapages. Tour d'horizon des
grands principes à retenir et des propositions à mettre en
œuvre.
La crise des subprime a au moins une vertu: ministres des
Finances, banquiers centraux, économistes et autres experts
débattent à tout va de la régulation de la finance. Il faut dire
que cette crise a particulièrement effrayé les banques
centrales: dix mois après son déclenchement, l'effondrement
du système bancaire semble évité, mais un sentiment de
fébrilité persiste sur les marchés financiers, ravivé à la mijuin par les 2,9 milliards de dollars de pertes annoncées par
la banque d'affaires Lehman Brothers. Et on n'est
probablement pas encore au bout des effets de la crise: 261
000 Américains ont été chassés de leur maison en mai
dernier (+ 48 % par rapport à mai 2007) et 6,5 millions
pourraient être concernés au total sur les cinq ans qui
viennent, selon les estimations de Crédit suisse, soit un peu
plus de 8 % des habitations américaines. Au-delà de ces
dégâts d'ores et déjà provoqués aux Etats-Unis dans une
économie déjà en plein ralentissement, c'est maintenant pour
la croissance mondiale que l'on s'inquiète, du fait des risques
de restriction du crédit qui pourrait venir de banques en
difficulté.
Après l'annonce de Lehman Brothers, énième épisode d'une
longue série de défaillances, les banquiers ont la tête basse
et les Etats sont clairement en position de force politique
pour leur imposer de nouvelles régulations. Le feront-ils ?
Comme après la crise asiatique de 1997-1998 qui avait failli,
elle aussi, emporter le système bancaire international, les
propositions de régulation pleuvent de tous côtés. Elles
n'aboutiront peut-être pas beaucoup plus qu'alors, quand le
projet de mettre en œuvre une "nouvelle architecture
financière internationale" était tombé aux oubliettes.
Néanmoins, les réflexions autour de la crise permettent de
dégager six grands principes, accompagnés de propositions,
qui fixent une feuille de route claire pour éviter les futurs
dérapages de la finance.
L'impossible autorégulation des banques
Les banques n'ont pas intérêt à ce qu'éclatent des crises
financières: elles font des pertes, leur activité ralentit, la
pression régulatrice augmente et certaines peuvent faire
faillite. Elles cherchent donc à bien maîtriser leurs risques et
à éviter tout emballement. En théorie. Car en pratique, c'est
Charles Prince, l'ancien patron du géant bancaire américain
Citigroup, poussé à la démission en novembre dernier après
avoir pris trop de risques, qui la donne: "Tant que la musique
joue, il faut se lever et danser !" Pour être plus précis,
comme l'avoue clairement le rapport aux actionnaires
effectué par la banque suisse UBS après ses lourds
déboires, l'objectif était "la croissance du revenu et de
combler le retard par rapport aux concurrents". Quand ses
rivaux vont sur un marché et gagnent de l'argent, impossible
pour un banquier de résister, quels que soient les risques.
"Les banques avaient mis en place des règles de contrôle
des risques, mais elles n'étaient pas suivies parce qu'il y
avait beaucoup d'argent à gagner pendant la période
d'euphorie", confirment les experts américains Martin Neil
Baily, Douglas W. Elmendorf et Robert E. Litan, dans une
étude exhaustive de la crise. Et pas la peine de compter sur
les actionnaires des banques pour encadrer leurs dirigeants:
entre ceux qui ne comprennent rien à la finance et ceux qui
poussent au crime, il n'y a aucun contrôle à attendre de ce
côté.
Face à la complexité croissante de la finance, cela fait une
bonne dizaine d'années que les régulateurs affirmaient que
les banquiers étaient les mieux placés pour surveiller leurs
risques. Désormais, il leur faut reconnaître, avec l'ancien
ministre des Finances américain Lawrence Summers, que
"l'autorégulation revient à la dérégulation". Même les libéraux
français, du sénateur UMP Philippe Marini à l'économiste
Christian Stoffaës, appellent à une intervention politique pour
renforcer la régulation de la finance.
Agir de manière préventive
La crise des subprime, comme toute autre crise, a d'autant
plus pris de l'ampleur que l'argent disponible pour prendre
des risques coulait à flot. Cette situation est due à
l'abondance des capitaux mis sur les marchés financiers par
les pays émergents et les pays pétroliers, qui cherchent à
placer leur masse importante de devises. Mais aussi au
choix d'Alan Greenspan, l'ancien dirigeant de la Fed, la
banque centrale des Etats-Unis, de laisser les taux d'intérêt à
court terme à un faible niveau pour stimuler la croissance.
Pour Malcolm D. Knight, le directeur général de la Banque
des règlements internationaux (BRI), l'institution clé de la
régulation financière mondiale, cette faiblesse du niveau des
taux a eu pour effets négatifs, outre la montée d'un fort
endettement des ménages, de pousser les investisseurs
financiers à prendre beaucoup de risques puisqu'ils
pouvaient emprunter à faible coût (1) : la banque d'affaires
américaine Bear Stearns, sauvée par l'action de la Fed, avait
joué 33 fois le montant de son capital !
La banque centrale américaine n'aurait-elle pas dû stopper
cette spéculation ? C'est tout le débat initié en mars-avril
derniers quant à la responsabilité d'Alan Greenspan dans la
crise actuelle. Celui-ci avait expliqué, dès 2002, que face à
une montée forte et continue des prix des actifs, une banque
centrale ne doit... rien faire. Parce qu'un banquier central ne
peut jamais savoir vraiment quand il y a une bulle spéculative
ou pas et que, quand une bulle se produit, la faire désenfler
réclame de monter les taux d'intérêt à un niveau tellement
élevé qu'il est susceptible de tuer l'ensemble de l'économie.
Mieux vaut donc attendre que la bulle éclate toute seule. S'il
en résulte alors un peu de panique financière, il suffit que la
banque centrale baisse fortement les taux d'intérêt et
augmente la liquidité en circulation pour rétablir la confiance.
"Même avec toute l'autorité possible pour intervenir, il n'est
pas crédible de penser que les régulateurs auraient pu
prévenir la débâcle des subprime", réaffirme Greenspan
dans le Financial Times, le 7 avril dernier.
Son raisonnement a pourtant été doublement mis en défaut.
D'une part, la gestion de la panique a réclamé beaucoup plus
qu'une baisse des taux et une petite injection de liquidités:
Ben Bernanke, son successeur, a dû prêter beaucoup
d'argent aux banques, qui plus est en acceptant en quelque
sorte de fournir de bons et solides dollars en échange de
crédits pourris. Il a été également conduit à organiser le
sauvetage in extremis d'une banque d'affaires, Bear Stearns,
pour éviter une panique générale, une première historique
aux Etats-Unis. D'autre part, de nombreuses analyses
montrent que les signes d'une augmentation excessive des
risques étaient lisibles dès 2006, voire 2005, et que les
banques étaient très impliquées dans la montée d'une forte
spéculation, notamment par leurs prêts aux autres
intervenants sur le marché financier. Dans ces conditions, le
défaut d'intervention de la banque centrale américaine se
révèle bien comme une faille de régulation et souligne la
nécessité d'une intervention plus active des banquiers
centraux lors de la montée des bulles.
Reste la question du comment: il est vrai qu'augmenter
fortement les taux d'intérêt lors de la montée d'une bulle
financière risque de tuer la croissance. La solution proposée
aujourd'hui consiste à demander aux banques centrales de
surveiller la vitesse avec laquelle les banques accordent de
nouveaux crédits aux ménages, aux fonds spéculatifs, etc.
Dès que celle-ci dépasse une limite considérée a priori
comme normale, les banquiers devront justifier leur
comportement. S'ils ne sont pas capables de le faire et s'ils
prennent trop de risques, les régulateurs bancaires pourront
alors leur imposer d'augmenter le volume d'argent mis
qu'elles doivent mettre de côté afin de se protéger d'un nonremboursement des nouveaux crédits accordés. Plus le
montant exigé sera élevé, moins ces nouvelles opérations
seront rentables, puisque l'argent mis de côté ne rapporte
rien. Ce qui revient à prévenir les crises en bridant le moteur
de la finance dès qu'il montre des signes d'emballement.
Pourtant, compte tenu des développements de la finance
moderne, cela risque de ne pas suffire.
Fermer les amplis
Une crise sur le petit marché des prêts immobiliers risqués
américains a pu se transformer en une crise bancaire
mondiale, car la finance internationale "contient un grand
nombre d'amplificateurs qui multiplient les conséquences des
pertes et des gains, créant ainsi une grande incertitude",
commente à juste titre notre confrère The Economist (2).
Parmi ces amplis de la finance, deux se sont entremêlés
pour jouer un rôle particulièrement important.
Le premier est la titrisation. Cette pratique permet de
transformer une créance, par exemple un prêt, en actif
pouvant être vendu sur les marchés financiers. Cette
technique financière permet a priori de mieux gérer les
risques: une banque peut revendre des prêts qu'elle a faits,
mais qu'elle juge finalement trop risqués, à ceux qui veulent
bien les acheter (des fonds spéculatifs, par exemple), ce qui
permet de répartir les risques sur plusieurs types d'acteurs.
Mais ce n'est pas du tout ce qui s'est passé. La titrisation a
en fait été un amplificateur de la crise. Les banques ont bien
revendu leurs crédits hypothécaires risqués à des banques
d'affaires, mais l'histoire ne s'est pas arrêtée là. Les banques
d'affaires ont logé ces crédits dans des SPV, des Special
Purpose Vehicle, des sociétés ad hoc qu'elles ont créées, du
même type que celles dans lesquelles Enron cachait sa
"comptabilité créative"... Ces SPV sollicitaient les capitaux
des investisseurs financiers en leur proposant des
obligations dont le remboursement était garanti par leur
portefeuille de crédits immobiliers.
Tant que les ménages remboursaient leurs prêts, les SPV
touchaient plus d'intérêts sur les crédits que ce qu'elles
devaient en payer aux investisseurs. Banco ! Et pourquoi
stopper en si bon chemin: des banques ont alors racheté ces
obligations qu'elles ont mélangées avec d'autres crédits
titrisés (issus de prêts aux étudiants, de prêts à la
consommation...) pour émettre en contrepartie d'autres types
d'obligations proposées aux investisseurs. Créant ainsi un
niveau supplémentaire de titrisation... Et les plus rapaces se
sont dit que dans cette ambiance euphorique, ils pouvaient
aussi récupérer de l'argent en proposant de la titrisation de
titrisation de titrisation, de la titrisation au cube !
Mais l'histoire ne s'arrête toujours pas là. Comme tout cela
devenait très opaque, que le risque était nulle part, mais en
fait partout, certains investisseurs et des banques ont acheté
des produits dérivés (*) pour se protéger contre le risque de
non-remboursement des obligations (3). Ces dérivés seront
les seconds amplificateurs de la crise. Car, quand certains
investisseurs achètent des protections, il faut bien qu'en face
d'autres en vendent, c'est- à-dire acceptent de prendre les
risques à leur place. Ce sont à 60-70 % des fonds spéculatifs
et des "rehausseurs de crédits" (*) qui ont joué ce rôle. Et qui
seront donc à leur tour touchés quand les investisseurs,
rattrapés par la crise, feront jouer les garanties promises. Ils
se sont alors révélés incapables de faire face à leurs
engagements, comme cela a été le cas de CIFG, l'ex-filiale
de Natixis.
Une régulation efficace de la finance internationale nécessite
donc de réduire le volume de ces amplificateurs de crise.
Même le rapport de l'Organisation internationale des
commissions de valeur (OICV), qui représente la voix des
financiers, reconnaît que de nombreux acteurs ne
comprenaient plus grand-chose à cette sophistication
financière qui, selon le Global Financial Stability Report du
Fonds monétaire international (FMI) "ajoutait peu de valeur
économique au système financier". Trois grandes
propositions sont aujourd'hui sur la table.
La première consiste à accroître le coût du risque lié à
l'utilisation de la titrisation en forçant les banques à mettre du
capital de côté en face de chaque crédit, même lorsqu'elles
le revendent (ou sur au moins une partie des crédits
revendus). La seconde consiste à donner aux banques
centrales le droit d'aller surveiller de près les comptes des
banques d'affaires: à partir du moment où elles interviennent
pour les sauver afin d'éviter une crise générale, elles doivent
pouvoir les contrôler. La troisième proposition est de mieux
réglementer les marchés de produits dérivés. Il y en a de
deux sortes: d'une part, les marchés organisés, qui travaillent
sur la base de contrats très standardisés, surveillés et pour
lesquels les transactions passent par des "chambres de
compensation" qui enregistrent les transactions, comme un
notaire, et garantissent que ceux qui jouent ont les moyens
de leurs paris. D'autre part, les marchés de gré à gré, où les
financiers s'arrangent entre eux. Tous les dérivés qui ont
posé problème durant la crise étaient sur le marché de gré à
gré. L'idée est alors de généraliser les marchés organisés
pour assurer un meilleur contrôle de ce type de transactions.
Prévoir l'imprévisible
Aujourd'hui, pour contrôler les risques pris en faisant des
crédits ou en jouant sur les marchés, les banques utilisent
des modèles statistiques sophistiqués qui se fondent sur
l'histoire. Elles regardent par exemple comment le prix de tel
ou tel actif a évolué dans le temps, ses experts lui assignent
une probabilité de forte baisse de son prix et analysent les
conséquences qui en résulteraient pour la banque. Or,
comme l'a déclaré à The Economist Till Guldimann, l'un des
architectes des politiques actuelles de surveillance des
risques, "la gestion des risques concerne les choses sur
lesquelles vous ne savez pas que vous ne savez rien" ! Ce
qui signifie qu'une politique sérieuse de contrôle des risques
doit prévoir l'impossible.
Les banques ont déjà recours à cet effet à des "tests de
stress" pour anticiper les sorties de route. Mais dans une
enquête réalisée à l'automne dernier, le Senior Supervisors
Group, un ensemble de régulateurs, a mis en évidence toute
la difficulté des contrôleurs internes à "persuader le
management senior et les spécialistes de développer et de
prêter une attention suffisante aux résultats de scénarios de
stress faisant l'hypothèse de larges mouvements de prix".
Quant au rapport aux actionnaires d'UBS, il avoue sans fard
que la méthodologie des tests de stress a été changée en
avril 2007 pour permettre à la banque de prendre plus de
risques !
Les banques doivent donc se donner les moyens de
politiques internes d'anticipation des risques qui soient
sérieuses et qui pèsent d'un poids fort dans leurs décisions.
On ne peut vouloir se mettre au volant des Ferrari de la
finance avec les réflexes d'un conducteur de vélo !
Européaniser la supervision
Cette fois-ci, la crise est partie des Etats-Unis.
Heureusement, pourrait-on dire. Car, des experts de la
finance aux hauts fonctionnaires de Bercy, on avoue qu'il
n'est pas certain que la Banque centrale européenne (BCE)
aurait pu répondre aussi vite et aussi efficacement à une
crise qui aurait touché quelques grosses banques du Vieux
Continent.
Dépréciations d'actifs liées à la crise des subprime à la
fin du 1er trimestre 2008, en milliards de dollars
Il est donc impératif que, au moins au niveau européen, des
progrès soient faits qui permettent de s'assurer que des
procédures d'interventions publiques peuvent fonctionner en
cas de besoin. Et que l'on sache à l'avance qui est prêt à
payer au cas où il faudrait injecter massivement de l'argent
public, comme cela a été le cas au Royaume-Uni après les
déboires de la banque Northern Rock.
Contrôler politiquement la finance
Enfin, la crise des subprime a porté un sacré coup à la
confiance que l'on peut avoir sur la capacité des banques
centrales et des grandes institutions de surveillance des
risques à effectuer leur travail de manière indépendante. Le
défaut de régulation de la banque centrale américaine et
l'incapacité de la BRI à intervenir alors qu'elle voyait monter
certains des problèmes appellent à un contrôle politique plus
serré de la finance.
Le problème de gouvernance est bien connu: il faut toujours
quelqu'un pour contrôler les contrôleurs. De ce point de vue,
les dirigeants politiques de la planète ont eu trop tendance
ces dernières décennies à abandonner la finance aux
experts. Il est temps pour eux de réinvestir le domaine. La
finance a pris un poids démesuré par rapport au
fonctionnement des économies et ses dérapages ont des
conséquences potentielles bien plus lourdes qu'hier sur la
croissance mondiale, l'emploi et le bien-être des populations.
Il est grand temps que nos politiques se penchent sur la
question.
(*) Rehausseurs de crédits : (monolines en anglais)
assureurs spécialisés dans la garantie des obligations
émises par les collectivités locales et qui ont été tentés de
gagner de l'argent en cautionnant des opérations de
titrisation.(*) Produits dérivés : actif financier qui permet
d'acheter ou de vendre un actif dit sous-jacent (actions,
devises, pétrole...) à une date ultérieure, mais à un prix fixé
aujourd'hui.
Notes
(1) "Now you See it, Now you Don't; the Nature of Risk and
the Current Financial Turmoil", BRI, 26 février 2008.
(2) "Paradise Lost. A Special Report on International
Banking", 17 mai 2008.
(3) Sur les produits dérivés comme instrument de protection
contre les risques, voir Alternatives Economiques n° 267,
mars 2008.
En savoir +
- "Crise financière: analyses et propositions", coédité par la
Revue d'économie financière (hors-série) et la revue Risques
(n° 73-74, juin 2008).
- La crise financière. Causes, effets et réformes nécessaires,
par Patrick Artus (dir.), coll. Les Cahiers-Le Cercle des
économistes, éd. PUF et Descartes & Cie, 2008.
- Tous les rapports cités dans cet article sont disponibles sur
www.alternatives-economiques.fr/doc37678
Part des crédits immobiliers américains risqués qui ont
été titrisés, en %
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