La balance matière Le Politburo du PCUS et le conseil des ministres arrêtent les grandes options stratégiques, et définissent par conséquent les secteurs clés à qui seront affectées en priorité les ressources disponibles. Le Gosplan est chargé de la mise en forme technique des choix politiques. Ainsi, ce qu’on peut assimiler à la CN soviétique utilise, pour établir concrètement les objectifs de la planification, une méthode dite méthode des balances. En quoi cette méthode est-elle caractéristique (voire symbolique) des défauts qu’a rencontrés la planification soviétique ? 1. La méthode des balances Une balance présente, sous forme de tableau, les ressources à mettre en œuvre pour l’exécution du Plan (par origines) et les besoins ou emplois impliqués par l’exécution des objectifs du Plan (par formes d’utilisation et affectations). Les deux côtés de la balance sont nécessairement équilibrés. Attention: une balance, par définition prospective, n’est pas un bilan, qui lui est une opération comptable a posteriori. Les balances matérielles (ou balances-matières) sont les plus nombreuses ; elles sont établies pour les principales productions industrielles et agricoles (balance des métaux, balance des chaussures…). Ces balances sont en général en nature, c’est-à-dire que les productions sont en unités physiques (unités qui peuvent être conventionnelles : on parle ainsi d’équivalent charbon pour les combustibles autres que le charbon). Balance-matière type : Ressources (à gauche ! ) Emplois Stocks en début de période Production Importations Consommation productive Investissement Consommation non productive Exportation Divers (dont réserves) Stocks en fin de période TOTAL TOTAL On trouve aussi des balances de travail, qui indiquent la répartition de la main d’œuvre par secteurs et les affectations de travailleurs nouvellement engagés dans la production. Enfin, des balances synthétiques sont établies, en unités monétaires, pour assurer l’équilibre entre revenus et dépenses, entre objectifs et financement. On peut citer : La balance de production et répartition du produit social global (synthèse, en valeur, de l’ensemble des balances-matières) La balance du revenu national (RN = produit social global moins les biens de production utilisés dans la période) En couronnement du tout, la balance synthétique générale (renseigne sur tous les emplois des ressources matérielles et humaines assurant le programme planifié de production, de consommation et d’accumulation). En 1963, on dénombrait 18000 balances-matières ; les réformes du Gosplan réduirent ce nombre à 2000 en 1979 (dont 1200 pour les équipements). 2. Une simplicité qui n’est qu’apparente La plupart des produits sont à la fois facteurs de production et résultat d’un processus (une aciérie formule des besoins en coke et en minerai de fer aux industries extractives, mais celles-ci ont, pour y répondre, besoin de machines, faites d’acier). Les balances devraient donc être construites par marchandages itératifs, verticaux (dialogue entre l’administration et les entreprises) et horizontaux (vérification et compatibilités intersectorielles) jusqu’à l’obtention, par agrégations successives, d’un équilibre global entre offre et demande effectives. La procédure est en réalité trop complexe, et, malgré l’informatique introduite en 1973, trop lente, pour être menée à son terme dans ses moindres détails. L’équation compte trop de variables, trop de données aléatoires, trop d’inconnues. Le planificateur se contente d’un équilibre fictif. Il part de l’offre, c’est-à-dire de la production de l’année précédente affectée d’un coefficient plus ou moins aléatoire de croissance, puis en déduit la demande. Dans ce cas, la demande planifiée équilibre l’offre planifiée, mais correspond rarement aux besoins réels, d’où le rationnement. Le fait de partir du niveau atteint n’incite d’ailleurs pas les entreprises à trop dépasser les objectifs du plan, car cette performance servira de base au plan suivant (effet de cliquet). 3. Conséquence : la pénurie coexiste avec la pléthore Le système soviétique est une économie de pénurie : il manque toujours quelque chose quelque part. Les lacunes se répercutent en chaîne le long des filières techniques et en cercles vicieux par les dépendances intersectorielles. Les économistes parlent de régulation pénurique. Mais inversement, un bien de consommation, dont la production a été programmée sans enquête préalable sur les goûts des clients, s’accumulera dans les stocks d’invendus des magasins d’Etat. L’entreprise ne se préoccupe pas d’abord d’écouler sa production puisque ses débouchés sont planifiés et donc garantis. L’offre quasi-aveugle répond de plus extrêmement lentement à la demande. Pour les secteurs non prioritaires, c’est la demande qui doit s’adapter à l’offre planifiée. Même la planification de l’investissement obéit à cette règle : celui-ci n’est pas déterminé par la demande mais par les capacités de production de biens d’équipement. « C’est une planification de l’offre par l’offre. » (François Seurot).