Finance et croissance, liaisons dangereuses
La finance nourrit-elle ou étouffe-t-elle la croissance? Est-elle utile ou parasitaire? L'activité financière a
longtemps été considérée comme à la fois immorale - les pères de l'Eglise ont condamné le prêt à intérêt -
et improductive. La représentation d'une sphère financière, règne de la spéculation et de l'enrichissement
sans cause, séparée de la sphère réelle, seule productrice de richesses, est cependant erronée. Finance et
croissance sont indissociables: la première conditionne la seconde, mais ses effets sont profondément
ambivalents. Comme le dieu Cronos qui mangeait ses enfants, la finance permet aux projets économiques
de voir le jour, mais finit aussi, bien souvent, par les engloutir.
Une finance utile
Pour comprendre l'utilité de la finance, il suffit de se tourner vers les pays ou les époques où un système
financier ne s'est pas encore formé. Dans un tel monde, chacun n'investit que sa propre épargne, éventuel-
lement celle de sa famille. Les possibilités de développement des entreprises sont donc très limitées. Sy-
métriquement, celui qui veut épargner une partie de son revenu pour pouvoir en profiter plus tard n'a
guère d'autre possibilité que le bas de laine, s'il n'a dans son entourage aucun projet qui lui inspire suffi-
samment confiance pour y investir son argent. En d'autres termes, le désir d'épargne des uns et les projets
d'investissement des autres ne se rencontrent pas. Peu de chances, dans ces conditions, que s'enclenche le
processus d'accumulation du capital à l'origine de la croissance.
La finance participe du progrès de la division du travail qui enrichit les nations. Ce processus de spéciali-
sation commence avec l'apparition du banquier comme figure distincte de l'entrepreneur. Mieux vaut en
effet que ce dernier perfectionne son projet plutôt que de démarcher les investisseurs, tandis que le ban-
quier se concentre sur la collecte de l'épargne et la sélection des emprunteurs. Ainsi spécialisé, chacun
gagnera en efficacité.
Une étape supplémentaire est franchie avec l'apparition de l'assureur. Son métier est de garantir l'entre-
preneur contre les aléas qui pourraient peser sur son activité. Un artisan qui veut acquérir une coûteuse
machine franchira plus facilement le pas s'il est assuré contre le vol. Ce qui constituerait pour lui une perte
fatale n'est, pour l'assureur, qu'un risque rendu probabilisable par la loi des grands nombres et maîtri-
sable grâce à la mutualisation des risques. Parmi les clients qui s'assurent, les quelques-uns qui seront
victimes de sinistres pourront être indemnisés grâce aux primes versées par tous.
Se dessinent ainsi deux fonctions essentielles de la finance. D'abord, le transfert de la richesse dans le
temps: en collectant l'épargne, le banquier permet à l'épargnant de placer ses économies et de les retrou-
ver plus tard, augmentées du rendement de ce placement; en prêtant à l'entrepreneur, il lui fait une
avance de ses revenus futurs. Ensuite, la gestion des risques. Au total, la finance permet aux agents éco-
nomiques de se projeter vers l'avenir; elle accompagne les paris sans lesquels il ne saurait y avoir de
croissance.
Les transformations qu'elle connaît depuis les années 80 peuvent se lire comme un approfondissement de
ces fonctions. Grâce au développement des marchés financiers, les risques qui n'étaient portés hier que
par les intermédiaires financiers le sont désormais par une kyrielle d'investisseurs spécialisés - ce qui
multiplie, en principe, les possibilités de crédit et d'assurance. Ainsi, entreprises et Etats peuvent se finan-
cer directement sur les marchés obligataires internationalisés, sans avoir recours au crédit bancaire. Les
banques elles-mêmes peuvent transformer les prêts qu'elles consentent en titres négociables cédés sur les
marchés. Ce qui libère une part des capitaux propres qu'elles sont tenues d'immobiliser pour assumer le
risque de crédit et leur permet de consentir de nouveaux prêts.
Autre exemple: sur les marchés dérivés, qui ont explosé ces dernières années, une palette toujours plus
large de contrats à terme permet aux entreprises de se prémunir contre presque tous les risques imagi-
nables: variation des taux de change, des taux d'intérêt, des prix des matières premières, de la valeur des
actions, mais aussi du climat, etc. De là à justifier l'existence des fonds spéculatifs, acteurs majeurs des
marchés dérivés, il n'y a qu'un pas: après tout, le "métier" des spéculateurs est d'assumer, contre rémuné-
ration, les risques dont les autres acteurs veulent se débarrasser.
Une source d'instabilité
Tout va donc pour le mieux? La vision idyllique de la finance est aussi erronée que sa condamnation unila-
térale. Avec le recul, force est de constater que la libéralisation financière n'a pas tenu ses promesses. A-t-
elle permis d'augmenter l'épargne et l'investissement grâce à une offre renouvelée de produits financiers?
Non: dans les pays de l'OCDE, les taux d'épargne ont presque partout chuté et les taux d'investissement
sont inférieurs à leur niveau des années 70.
Favorise-t-elle l'allocation optimale de l'épargne grâce à la mise en concurrence des emprunteurs? Non
plus: les investisseurs ont un comportement moutonnier qui les pousse à privilégier les pays du Nord sur