Frontières et développement régional

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Frontières et développement
régional
Le redéploiement des espaces politico-institutionnels comme les
processus d'intégration économique redonnent, en cette fin de
siècle, un intérêt certain à la problématique de la frontière et de
ses effets spatiaux. La frontière ouverte implique le passage du
concept d'économie des zones de frontière à celui d'économie
transfrontalière.
Malgré la grande actualité politique de ce thème, les apports de théorie
économique et spatiale sont encore relativement peu nombreux et
parfois tout récents. Il vaut en effet la peine de dépasser la vision
statique traditionnelle et d'examiner les processus de développement
liés à ces zones frontières, en se posant les questions suivantes:
- Le développement des régions frontières est-il simplement assimilable
aux dynamiques des régions périphériques ou, au contraire, présente-til des caractéristiques spécifiques ?
- Qu'en est-il de la thèse traditionnelle de la pénalisation du
développement de ces régions ?
- Dans quel sens la problématique de leur développement sera-t-elle
modifiée par l'ouverture des frontières et par l'intégration des marchés ?
La nature spécifique des effets-frontières s'inscrit dans les ambiguïtés
de la double notion de «frontière = ligne de démarcation» et de
«frontière = zone de contact».
Ligne de démarcation
Tout d'abord la frontière peut être envisagée en tant que facteur de
séparation, comme ligne de démarcation entre systèmes politicoinsitutionnels différents.
Dans ce cas, l'effet de frontière se manifeste dans les trois fonctions
suivantes:
- la fonction légale: la ligne de frontière délimite exactement les
territoires assujettis aux normes juridiques et aux règles de l'Etat;
- la fonction de contrôle: tout franchissement de la ligne de frontière est
soumis, en principe, à un contrôle étatique;
- la fonction fiscale: très souvent, la fonction de contrôle est
accompagnée d'une perception de droits de douane assurant
l'adaptation au droit fiscal en vigueur dans le pays d'entrée.
La nature de ces fonctions, qui relèvent toutes de l'Etat central,
possède ici des conséquences très pénalisantes sur le «pouvoir» dont
la région dispose pour gérer ses relations internes et externes. En effet,
le concept de frontière entendue comme «ligne de séparation» est
essentiellement le fruit de préoccupations d'ordre national et de
politique internationale. A la limite, il justifie le caractère périphérique et
dépendant attribué à la région de frontière: ce type de frontière dévalue
ou même annule certaines caractéristiques constituantes de la région.
Ainsi, le terme de «zone de frontière» nous semble plus adéquat pour
définir ces territoires marqués par la «frontière-ligne».
Zone de contact
La frontière peut être aussi observée en tant que facteur de contact.
Dans ce sens, elle n'est plus une ligne mais bien un espace
fonctionnant comme élément d'intermédiation entre sociétés et
collectivités différentes. Dès lors, il convient de parler de «région
transfrontalière».
Cette deuxième approche valorise les préoccupations liées à
l'organisation de l'espace et à la gestion globale, en tenant compte des
facteurs socio-culturels et identitaires. Dans ce cas, les préoccupations
sont en net contraste avec le rôle strictement fonctionnel de la
«frontière-ligne de démarcation». Nous pouvons donc constater que:
- les deux notions de frontière - ligne et contact - sont, dans la réalité, le
plus souvent mêlées; leur degré d'importance respectif varie en fonction
des contingences historiques (p. ex. la notion de frontière-barrière est
historiquement liée à la construction, dès le XVIIIème siècle, des Etatsnations);
- les effets de l'une ou l'autre des conceptions déterminent des
conséquences spécifiques et originales dans l'organisation spatiale des
territoires de frontière (p. ex. dans le cas de mise en place d'un
processus de régionalisation, la frontière-barrière est pénalisante alors
que la frontière-contact provoque des dynamiques de développement
originales);
- l'analyse et l'interprétation des dynamiques de développement des
régions-frontières exige une approche multi-disciplinaire et systémique.
Il est dès lors évident que la prise en compte des éléments
économiques et politico-institutionnels, dans leurs dimensions spatiales
et historiques, explique mieux les phénomènes liés à la frontière; elle
permet aussi de caractériser les régions-frontières en les distinguant
des autres zones périphériques.
Une théorie du développement des régions frontières
Les hypothèses traditionnelles de la pénalisation des régions-frontières
Le cadre des interrelations entre sous-systèmes politico-institutionnels
et socio-économiques que nous venons de construire nous permet
d'apprécier l'apport de deux auteurs classiques de l'analyse spatiale.
Walther Christaller (1933) reconnaît déjà le principe de séparation
socio-politique de la frontière, en tant que troisième système
d'organisation spatiale, à côté des logiques économiques tenant aux
principes d'organisation des marchés et des transports. La frontière est
reconnue comme un élément artificiel de distorsion des aires de
marché et des places centrales qui, dans les régions où ses effets se
manifestent, ne permettra qu'un développement économique limité. La
frontière est un facteur de fractionnement des «hinterlands» des places
centrales et de renchérissement des coûts d'investissement liés aux
risques élevés d'instabilité des zones-limites. Dans les régionsfrontières, l'accumulation de ces effets négatifs empêchera l'apparition
de places centrales à haut degré de complémentarité et à forte capacité
de développement.
August Lösch (1940) met en relief le conflit entre objectifs politiques et
économiques pour ce type de région: à l'ordre de priorité économique rendement, puis «Kultur», pouvoir, et continuité - correspondrait un
ordre de priorité politique exactement inverse - continuité, puis pouvoir,
«Kultur» et, enfin, rendement (p. ex. les politiques, les coutumes, les
tarifs douaniers séparent des aires économiques complémentaires
tandis que les contrats publics et les objectifs militaires introduisent de
véritables barrières). Il en découle un effet discriminant négatif
supplémentaire pour ce type de zones périphériques.
Le développement des zones-frontières dans l'optique de la division
internationale du travail
Une voie théorique plus prometteuse, capable d'interpréter le
processus de développement des régions-frontières, se base sur des
approches plus dynamiques de la localisation. Il s'agit de considérer
ces zones non seulement dans leur espace national, mais aussi dans le
vaste contexte de l'émergence d'une économie mondiale, en tenant
compte de la division spatiale du travail.
- Dans ce processus de dispersion organisée des activités, quelle est
alors la place des régions-frontières ?
- Peut-on y définir des spécificités par rapport à d'autres régions
périphériques?
- Si oui, comment apprécier les conséquences sur leur développement
socio-économique ?
Face au modèle de la division spatiale et internationale du travail, les
régions de frontière, dans la mesure où elles sont vraiment ouvertes,
présentent des caractéristiques attractives pour la localisation de
segments spécifiques d'activités de production et ceci pour trois raisons
principales:
- une raison d'ordre économique liée à un effet de proximité. Une
localisation éventuelle dans cette zone - soit sur le territoire national,
soit dans l'espace limitrophe étranger - peut être attractive, parce
qu'elle permet de bénéficier des avantages de la proximité (présence
dans les régions d'opérateurs économiques connaissant deux ou
plusieurs systèmes politico-institutionnels) et des bénéfices déterminés
par la logique de la délocalisation spatiale des activités;
- une raison sociale, liée à la flexibilité de l'offre de main-d'oeuvre: de
par ses fonctions légales et de contrôle, la frontière crée encore plus
facilement qu'ailleurs des conditions de discrimination de la maind'oeuvre en fonction des exigences propres aux unités de production
délocalisées - discrimination par des mesures législatives ou de facto, à
cause des différentes motivations au travail de la main-d'oeuvre
frontalière;
- une raison culturelle, liée à la perméabilité des sociétés locales: sans
entrer dans un jugement de valeur, on peut considérer la zone de
frontière comme plus perméable pour toute une série de circonstances
(pratique nécessaire de l'esprit d'adaptation; phénomènes migratoires
fréquents; poids différent de la tradition et des identités); l'analyse des
comportements des acteurs et des perceptions de la réalité
transfrontalière joue en effet un rôle non négligeable dans la
manifestation des effets-frontières .
Dès lors, si l'on envisage le cas d'une frontière ouverte, il y a création
de deux types de rente:
- une rente différentielle, déterminée p. ex. par des discriminations
salariales entre les zones divisées par la frontière;
- une rente de position, déterminée par l'effet de proximité qui peut
créer des avantages comparatifs spécifiques.
Ces deux rentes ont des conséquences qui se manifestent de façon
inégale, tant en intensité qu'en «signe»: l'effet global peut être soit
positif, soit un jeu à somme nulle, soit négatif pour l'ensemble de la
région transfrontalière. La fragilité et l'inconstance des éléments à la
base des rentes induisent sans aucun doute à privilégier une approche
dynamique de ces phénomènes.
La nécessité de nouvelles hypothèses théoriques adaptées au concept
de «frontière-zone de contact»
La dernière approche théorique se réfère à la frontière ouverte où
domine la fonction de contact - et non celle de séparation - entre deux
ou plusieurs systèmes politico-institutionnels ou sous-systèmes socioéconomiques.
Cette troisième situation a vu le jour, en termes économiques, avec la
phase de reconversion économique devenue nécessaire au lendemain
de la crise de 1974: nouveaux processus de globalisation, de
repolarisation et de spécialisation dans les modalités de développement
industriel et des services. Elle devient évidente avec l'exigence
économique et politique liée à la création d'un véritable espace de libre
marché européen.
Dans ce contexte, l'analyse théorique nous apprend que le
développement économique des zones de frontière ne sera plus
déterminé par le différentiel politico-institutionnel et donc par les rentes
différentielles et de position, positives et négatives, dues à l'effet
d'appartenance à telle ou telle nation, mais bien par les avantages
comparés réels de l'ensemble des deux zones de frontière. La
«frontière ouverte» implique le passage du concept d'économie des
zones de frontière à celui d'économie transfrontalière. Dans cette
situation, qui peut impliquer des ajustements rapides et fondamentaux,
le comportement stratégique des opérateurs est particulièrement
crucial: la stratégie en terme de réseau de coopération est
théoriquement la plus efficace pour dépasser les obstacles et les
situations d'incertitude typiques du contexte frontalier (Ratti,
1991;1992). Mais elle devra s'accompagner d'une stratégie de
synergies fonctionnelles, capables de se réaliser au niveau de toute la
région transfrontalière, et non seulement d'une façon ponctuelle comme
dans le cas de la «frontière-filtre».
Ainsi, la frontière dans sa fonction de contact exige, pour pouvoir être
vécue positivement, une préparation à l'ouverture et la création d'un
nouvel «espace de soutien».
Il faudra ainsi dépasser le dualisme traditionnel du marché de l'emploi
des zones-frontières par une politique couvrant l'ensemble du bassin
d'emploi transfrontalier et concernant en particulier les structures de
formation et la sécurité sociale.
Pour les firmes, il s'agit de construire, en remplacement des structures
hiérarchiques de la division du travail typiques des situations
périphériques, un réseau de collaborations et d'alliances nouvelles, où
les caractéristiques de la «frontière-zone de contact» avec ses effets de
proximité économique, sociale et culturelle seraient mises en valeur
(voir l'exemple de la Regio Basiliensis, région transfrontalière tripartite).
Enfin, il va sans dire qu'à la notion de «frontière ouverte» appréhendée
économiquement devra également correspondre un nouveau discours
politique et institutionnel, ainsi qu'il a été d'ailleurs promu depuis la
Convention cadre européenne sur la coopération transfrontalière des
collectivités ou autorités territoriales (Conseil de l'Europe, Madrid,
21.5.1980).
Prof. Remigio Ratti
CRESUF
Universitas Friburgensis avril 94
[email protected]
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