Le_miroir

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Pigeard de Gurbert 1
Colles
Première Supérieure
Gay-Lussac
Cours commun / Oral
2012-2013
LE MIROIR
1) Les monades (Leibniz)
Leibniz définit les esprits comme des « monades. » Si Leibniz indique que
« les monades sont bornées » (La Monadologie, § 60), c’est pour soutenir dans le même
temps que toute monade est « un miroir de l’univers à sa mode » (§ 63). Chaque monade
ouvre un champ de perception ou un angle de vue à l’intérieur duquel ce qui est perçu
peut être perçu de façon claire et distincte. Tout ce qui est en dehors de ce champ de
perception reste obscur et confus, et constitue un flux de « petites perceptions », selon
l’expression de Leibniz dans la préface des Nouveaux essais sur l’entendement humain, petites
en cela qu’elles sont en-deçà du seuil de clarté [la conscience ; la perception]. Une
monade a donc une représentation « confuse dans le détail de tout l’univers », laquelle « ne
peut être distincte que dans une petite partie des choses » (La Monadologie, § 60). Pour
autant, la partie qu’une raison conçoit clairement lui donne accès à une partie de la vérité
du réel : chaque monade est représentative à sa façon de la totalité de l’univers. D’un
côté l’univers est perçu obscurément dans sa totalité, mais d’un autre il est perçu
clairement dans telle de ses parties. Il y a en outre un mouvement du clair qui plonge dans
l’obscur (comme dans le sommeil ou la mort) et du clair qui sort de l’obscur (dans le
réveil, par exemple). Il n’y a pas pour Leibniz entre le clair et l’obscur une frontière
statique mais bien plutôt une relation dynamique. Deleuze a justement défini cette
monadologie comme une philosophie baroque dans la mesure où « le clair-obscur remplit
la monade suivant une série qu’on peut parcourir dans les deux sens : à une extrémité le
sombre fond, à l’autre la lumière scellée » (Le Pli. Leibniz et le baroque, 1ère partie, chap. 3).
L’idée même de la finitude de notre raison suppose la conscience de l’infini : dans la
conscience de l’angle limité qui est le sien, la raison finie de l’homme trouve l’idée de
Dieu, c’est-à-dire l’idée de la raison absolue qui est au-delà de tout angle. Pour prendre
conscience de l’imperfection de sa raison, il faut avoir l’idée préalable de la perfection par
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rapport à laquelle mesurer l’imperfection. La philosophie ne consiste donc pas à
absolutiser la finitude de l’homme mais à penser le rapport nécessaire du fini à l’infini.
Cette philosophie qui saisit le réel en le reliant à son origine divine se nomme la
métaphysique. La métaphysique est la pensée de la relation du physique au métaphysique.
Le monde physique ne se suffit pas à lui-même. En effet, si l’on en reste au niveau
physique, un effet est produit par une cause qui est elle-même produite par une cause
antérieure, laquelle a elle-même une cause plus ancienne, et ainsi de suite à l’infini.
L’explication physique du réel laisse dans l’obscurité le problème de son pourquoi
originel. Pour sortir de cette régression à l’infini, il faut quitter le plan physique des causes
pour s’élever au plan métaphysique de l’origine. Cette origine radicale du réel, cette
« racine ultime » (ultima radix, comme l’appelle Leibniz) n’est autre que Dieu qui n’est pas
une cause parmi les causes mais le principe, ou plus exactement la raison dernière du réel.
Le pourquoi du réel renvoie non à une cause physique mais à une raison métaphysique,
qui est son principe de clarté absolue. Oublier l’angle de sa raison, c’est donc croire « qu’il
n’y a pas dans le monde d’autre lumière que la méchante lampe » que nous procure l’angle
de notre raison, selon l’expression de Leibniz dans De l’origine radicale des choses.
2) La spéculation (Hegel)
L’opposition de l’apparence et de l’essence, du multiple et de l’un, du devenir et de l’être,
ou encore de l’histoire et de l’absolu, est un moment essentiel du travail de la raison, mais
ce n’est qu’un moment. C’est le moment de l’entendement et non de la raison. Comme
l’explique Hegel dans La science du logique, la division de l’accidentel et de l’essentiel
appartient à « la doctrine de l’essence » qui est le moment de l’entendement.
L’entendement se définit par l’acte qui lui est propre, à savoir l’acte de diviser le concret et
l’abstrait, l’histoire et l’éternité, l’accidentel et l’essentiel. Comme l’écrit Hegel dans la
Préface (2ème Partie) de la Phénoménologie de l’esprit : « L’activité de diviser est la force et le
travail de l’entendement » [le travail]. C’est l’entendement qui pose l’essence en l’opposant
à l’apparence, l’éternité en l’opposant au temps, mais la raison, elle, dépasse ces
oppositions d’entendement pour concevoir leur unité vivante. La raison conçoit, dans
l’élément du concept (mot qui vient du verbe latin cumcipere) qui saisit (cipere) en unissant
(cum-), ce qui reste inconcevable pour l’entendement dans l’élément de la représentation
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qui pose des oppositions unilatérales : que l’éternité se temporalise, que l’Esprit se
phénoménalise. L’acte de la raison n’est pas la division, mais la spéculation au sens que
Hegel donne à ce mot : « spéculation » vient du latin speculum qui signifie « miroir ». Alors
que l’entendement oppose l’essence et l’apparence, l’éternité et l’histoire, l’esprit et la
matière, l’Absolu (le réel en soi) et le phénomène (l’apparence pour nous), la raison
reconnaît enfin l’essence dans l’apparence, l’éternité dans l’histoire, l’esprit dans la matière
(comme dans les œuvres d’art) [l’art ; la matière et l’esprit]. L’absolu se reconnaît dans le
phénomène comme en un miroir. Par exemple, les idées éternelles de la révolution
française se réalisent, pour Hegel, dans ce personnage historique qu’est Napoléon. Il ne
s’agit plus d’opposer abstraitement la raison et l’histoire, mais de reconnaître la raison
dans l’histoire [l’histoire]. La raison se définit comme l’acte spéculatif par lequel l’essence
se reconnaît dans l’apparence. Aux yeux de l’entendement, l’apparence représentait, en
face de l’essence, le tout autre. Dans l’élément de la raison, l’essence reconnaît enfin
l’apparence comme son autre. L’opposition de Platon entre l’intelligible et le sensible ou
encore l’opposition de Spinoza entre l’éternité et le temps restaient des oppositions
d’entendement. Si cette opposition de l’être et du temps était un moment nécessaire, ce
n’était qu’un moment qui ne réalisait pas le savoir philosophique, dont l’objet est de
penser le réel dans sa réalité concrète. La philosophie doit dépasser les oppositions
d’entendement pour saisir par la raison l’unité des opposés (l’être et le temps, l’essence et
l’apparence, l’esprit et le phénomène). Ce que l’entendement a d’abord divisé, il appartient
à la raison de le réunir.
Mais cette opposition de la raison qui unit et de l’entendement qui divise n’est-elle pas
elle-même une division d’entendement ? C’est précisément pour saisir l’unité de la raison
et de l’entendement que Hegel met en garde contre l’erreur qui consisterait à absolutiser
l’opposition de la raison et de l’entendement. Se contenter d’opposer la raison et
l’entendement, ce serait en rester à une philosophie de l’entendement et ne pas s’élever à
une philosophie de la raison qui reconnaît l’entendement comme un moment de la raison
elle-même. L’entendement, c’est la raison dans son moment dialectique, c’est-à-dire dans
son moment pré-spéculatif ou pré-rationnel. L’entendement est donc la raison elle-même
qui n’est pas encore allée au bout d’elle-même. L’entendement c’est, comme le dit Hegel
dans La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, « la raison qui ne se
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reconnaît pas encore ». A cet égard, l’histoire de la philosophie pré-hégélienne représente
les philosophies d’entendement qui ont préparé la philosophie de la raison. Ainsi, de
Platon à Spinoza et jusqu’à Kant, la philosophie en est restée au stade dialectique de
l’entendement comme le montre de façon emblématique l’opposition kantienne entre les
phénomènes temporels et les choses en soi intemporelles. Et l’opposition de Leibniz
entre la « méchante lampe » des monades bornées et la lumière absolue de l’entendement
infini de Dieu est elle aussi une division d’entendement. La philosophie de Hegel se
présente comme le dépassement des philosophies précédentes d’entendement, qui les
réalise en pensant l’unité réelle de ce qu’elles ont opposé. La raison conçoit clairement ce
qui demeurait irreprésentable pour l’entendement : que l’éternité se réalise dans l’histoire.
3) Vanité du miroir (Bergson)
L’expérience du temps confronte la raison au nouveau, à l’inconnu, à l’étranger. Bergson
remarque que « notre raison se sent moins à son aise dans un monde où elle ne retrouve
plus, comme dans un miroir, sa propre image » (La pensée et le mouvant, chap. 8) [théorie et
expérience]. Plutôt que de fuir ce qui déstabilise la raison, la philosophie y reconnaît à
présent l’indice même du réel. Le réel se reconnaît au fait qu’il échappe aux cadres de la
raison. Avec Bergson, la philosophie se lance désormais à la recherche du temps perdu et
ouvre la pensée au spectacle vertigineux du réel non pas déjà tout fait mais en train de se
faire : « Devant le spectacle de cette mobilité universelle, quelques-uns d’entre nous
serons pris de vertige. Ils sont habitués à la terre ferme ; ils ne peuvent se faire au roulis et
au tangage. Il leur faut des points “fixes” auxquels attacher la pensée et l’existence » (La
pensée et le mouvant, chap. 5). Dans sa réalité immédiate vécue, le réel n’est pas un concept
de la raison, mais un vertige océanique [théorie et expérience ; l’existence et le temps]. Et
l’immédiat n’est pas un effet illusoire ou provisoire mais le réel en personne.
4) L’Alhambra, miroir du divin
L’art islamique du palais de l’Alhambra met en œuvre une spiritualisation de la matière qui
se voit notamment dans l’usage de l’arabesque, forme dynamique qui n’a ni
commencement ni fin et par conséquent figure vivante de l’infini, qui envahit la pierre et
le plâtre mais aussi la matière végétale. La profusion des arbres fruitiers et des essences
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(citronniers, orangers, mimosas) est un symbole de la richesse infinie de Dieu qui
contraste avec l’aridité du désert. Dans le Coran il y a en outre un symbolisme des
végétaux : par exemple le grenadier représente l’espoir et la vie, et le cyprès l’éternité.
Quant aux nombreux bassins à ciel ouvert, comme celui du patio de l’Alberca, ils sont un
véritable miroir du divin : le ciel, dans son insaisissabilité même, se réfléchit à la surface de
l’eau sans enfreindre pour autant l’interdit islamique de représenter Allah. Le ciel est ainsi
présent ici-bas dans son irreprésentabilité.
5) Le miroir brisé (Chamoiseau, L’empreinte à Crusoé)
L’idée du miroir me revint ; je voulus la chasser car j’avais très peur de celui que j’avais
conservé ; je l’avais récupéré dans une cabine de dame, dans le gaillard d’avant ; un bel
objet que le naufrage avait hélas fracassé ; je l’avais débarrassé de ses encadrements et
gardé un éclat suffisant pour me permettre d’y regarder ; j’avais alors vécu un premier
traumatisme, ce qui apparaissait dans ce bout de miroir ne me rappelait rien ; un étranger
avait surgi en face de moi pour me contempler juste au moment où je me contemplais
moi-même ; désemparé, je l’avais remisé dans un de mes coffres de réserves ; puis, je
l’avais oublié ; je l’avais ressorti bien des mois après pour tenter des miroitements avec
l’aide du soleil afin d’attirer ces navires que je croyais voir dériver à quelques encablures ;
puis, je l’avais remisé de nouveau, comprenant que sa permanence à ma ceinture et cette
possibilité de miroitements qu’il offrait me livraient à des hallucinations de plus en plus
insupportables ; durant ces dernières années, lors des explorations de mes réserves, j’étais
souvent tombé sur cet éclat de miroir, mais je ne m’y étais pas arrêté, ni tenté de m’y voir ;
ce visage ne m’intéressait pas ; d’abord, il me mettait en face du grand abîme de ma
mémoire perdue ; ensuite, devenu pleinement Robinson Crusoé, je n’avais plus besoin de
revoir ce visage ni même de me l’imaginer ; enfin, dans mes luttes contre l’animalité,
j’avais acquis la conviction que mon visage était mort, et que mes yeux ne s’animaient
plus ; le miroir, quand cela arrivait que je m’y surprenne, restait pour moi un choc que je
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finis par éviter sans même le décider ; j’e m’étais convaincu que les animations d’un visage
ne fonctionnaient qu’entre personnes humaines ; qu’un visage n’était que ce qu’il avait gardé de
ses rencontres avec les autres visages ; mon perroquet, ou ce chien sauvé de la frégate – et qui
m’avait accompagné durant quelques années –, n’avaient pas eu besoin de mon visage
pour percevoir mes sentiments ; ils se contentaient de mes yeux, de mes gestes, de mon
odeur, si tant est que toutes ces choses reflétaient encore un restant de mon âme ; pendant
longtemps, je n’avais été qu’un administrateur omniscient de cette île, grand civilisateur
sans un équivalent ; j’avais fini par me dissoudre dans cette image mentale ; et si je m’étais
tenu si droit, affublé de ces peaux, parasolé, armé, soucieux de rituels intangibles, c’est que
j’avais sans doute tenté d’instituer une forme à cette dénaturation croissante qui faisait de
moi un élément parmi ceux de cette île ; dès lors, s’il m’était arrivé de faire appel à ce bout
de miroir, c’était en une grande occasion, très rare, durant laquelle je célébrais la
Constitution de l’île en la lisant en son entier ; je sortais alors le miroir d’un coin
quelconque de mes réserves, le posais sur la table dessous le fromager, orienté de telle
sorte qu’il puisse refléter, à vide, pour je ne sais quel œil d’éternité, le faste d’une
cérémonie dont je regrettais toujours qu’elle se tienne sans témoins… ;
et donc, y songeant ce jour-là, je me précipitai vers ma caverne principale et me mis à
fouiller mes réserves, paniers, caisses innombrables, coffres et coffrets, soulevant un
capharnaüm d’objets hétéroclites dont je n'avais pas eu l’usage, ou que j'avais vaguement
utilisé avant de les remiser-là ; j’eus beau fouiller tout voltiger dans une fièvre
tremblotante, visiter la plupart des annexes, je ne retrouvai jamais ce fameux bout de
miroir ; je ressortis comme un fou pour me diriger vers la mare la plus proche ; au fil de
ma solitude, j’avais aussi évité les mares trop lisses où il m’était souvent arrivé de
surprendre ma silhouette ; cette fois, je m’y jetai pour tenter d’examiner ce visage qui était
le mien ; l’eau était trouble en cette saison, grisâtre, et ses reflets ne fonctionnaient pas
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avec suffisamment de netteté pour renvoyer ce que je voulais voir ; je revins à la caverne
où j’empoignai une casserole en fer blanc, que je lustrai du mieux possible pour tenter de
m’y apercevoir, mais le fer, piqueté par le sel, ne reflétait qu’une masse imprécise.. ; il ne
me resta plus que mes mains, avec lesquelles j’entrepris d’explorer cette partie de moimême ; ce que je ressentais sous mes doigts – lèvres, sourcils, nez, front, joues, menton,
grimaces…– ne faisait qu’affoler mon cœur ; mon esprit ne reconnaissait rien à ces formes
que mes doigts lui renvoyaient ; je n’étais pas en mesure de reconnaître leur ensemble, ni
de leur trouver la moindre familiarité ; une étrangeté totale me servait de faciès ; j’avais
conscience que ma perte de mémoire avait effacé tout rapport à ma propre « personne »,
mais cette altérité si radicale, qui surgissait dans ce que mon moi-même avait de plus
fondamental, m’était très difficile à vivre ; j’habitais un étranger ;
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