URVOY M. Dominique, Sur l`évolution de la notion de Ğihād dans l

URVOY M. Dominique, Sur l'évolution de la notion de Ğihād dans l'Espagne musulmane. In:
Mélanges de la Casa de Velásquez.Tome 9, Paris, éd. E. Boccard, 1973. pp. 335-371.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/casa_0076-230X_1973_num_9_1_1080
SUR L'ÉVOLUTION DE LA NOTION DE GIHÀD DANS
L'ESPAGNE MUSULMANE
Par Dominique URVOY
Membre de la Section Scientifique
II est difficile d'apprécier l'importance du devoir de guerre sainte
contre les infidèles du strict point de vue de la doctrine islamique *. Mais
il l'est peut-être moins d'apprécier son importance du point de vue socio
logique. Encore ne faut-il pas se laisser aveugler par l'image des hordes ara
bes sorties brusquement de leur désert pour unifier en quelques dizaines
d'années un territoire immense, sous la banière du Prophète. Moins qu'ail
leurs cette image trop schématique ne peut être prise telle quelle pour
les régions extrêmes du monde islamique, en particulier pour al-Andalus.
Que l'on se rappelle simplement ce temps d'arrêt des troupes musulmanes
à l'extrémité du Magrib et ces hésitations avant de se lancer dans une
chevauchée qui doit déborder largement l'Espagne et qui ne se transforme
que petit à petit en une guerre de position, progressivement ramenée
à la zone péninsulaire, déjà amputée de la frange nord, trop précipitam
metnravter sée par le premier élan des Musulmans.
Le gihâd n'est donc pas seulement un mouvement de conquête, il
est aussi un moyen nécessaire de maintien des positions acquises. L'é
volution de la notion chez les Musulmans est ainsi inverse de celle de
Croisade chez les Chrétiens: ceux-ci sont au contraire partis de l'idée
qu'il fallait seulement empêcher les Infidèles de mettre obstacle à la
religion chrétienne, et c'est la logique de l'action (développée surtout
par Cluny) qui a dépassé l'idée des théologiens pour aller jusqu'à la guerre
sainte, le combat contre les ennemis de son Dieu et l'idée du mérite du
martyre dans ces conditions.
Indépendamment du sens de l'évolution, cette ambiguité qui se re-
1 Gaudefroy-Demonbynes soulignait le désaccord des ulémas (Les institutions musul
manes, p. 119) et L. Mercier celui des islamologues à ce sujet (cf. plus bas).
336 DOMINIQUE URVOY
trouve, identique, des deux côtés, n'est pas sans soulever quelque pro
blème. Surtout si on se souvient de la position neutre adoptée de son côté
par le monde byzantin, attaché à la doctrine des Pères de l'Eglise anté
rieurs à Saint Augustin (fondateur de la doctrine de la guerre juste), et
par suite farouchement hostile à toute idée de guerre sainte, comme le
prouve l'essai malheureux de Nicéphore Phocas pour l'introduire 1.
Cela suffit à prouver qu'on ne peut expliquer le phénomène par un simple
appel à 1' «esprit de l'époque». Le problème apparaît d'autant plus réel
si l'on se souvient que c'est le plus naturellement du monde qu'Ibn Haldûn
rattache toute guerre au désir de vengeance (intiqâm): celle due
à la rivalité ou à l'inimitié est injuste, mais il est parfaitement juste que le
désir de vengeance s'exprime non seulement dans la guerre contre les
rebelles mais aussi dans celle contre les infidèles 2.
Cette laïcisation, par un auteur musulman, du contenu de la no
tion est d'autant plus intéressante qui si Ibn Haldùn cherche à analyser
des mécanismes et non à énoncer des préceptes, il n'en reste pas moins
attaché à l'appréciation morale et religieuse de son objet et ne cherche
pas à le démystifier: les mécanismes psychologiques et sociologiques sont
utilisés par Dieu et du même coup sacralisés par un appel à la «coutume»
(sunna) de Dieu envers ses fidèles 3, ce qui est parfaitement en accord
avec la doctrine des ulémans selon laquelle le gihâd, en soi, est un mal,
mais un mal légitime et nécessaire pour lutter contre un mal encore plus
grand 4.
C'est dans une perspective en quelque sorte similaire que Montgomery
Watt a replacé l'idée du ïjihâd par rapport à l'ensemble du système idéel
de base de l'Islam: notant que le Prophète a commencé à monter des ex
péditions bien avant de lancer le thème du flihâd, ou «effort» dans la
voie de Dieu, il en a déduit que l'idée servirait ainsi de complément
systématique pour intégrer une pratique à un ensemble d'idées. C'est
ce qui permet de définir le problème sociologique posé par la notion en
question, en se référant aux concepts de Mannheim: «l'idée de §ihâd
n'est pas un élément idéologique, puisqu'elle ne vise pas à justifier ou
à rendre respectable un état de fait qui serait socialement mauvais et
1 Sur ces divers points, voir M. Canard: La guerre sainte dans le monde islamique
et dans le monde chrétien (Revue africaine, 3°-4° trim. 1936. Alger, p.. 605-623).
2 Ibn Haldûn: Al-Muqaddima (trad. V. Monteil: Discours sur l'histoire universelle;
Beyrouth, t. II, 1968, p. 555).
3 Coran, XL, 85. Ibn Haldûn l'invoque à propos du mahdï almohade (op. cit., t. I,
1967, p. 50).
4 Voir l'article d'E. Tyan dans V Encyclopédie de l'Islam, nouv. éd. (E. I. 2).
LA NOTION DE ÔIHÂD EN ESPAGNE MUSULMANE 337
indésirable; elle n'est pas non plus utopique, puisqu'elle décrit des pra
tiques effectives; mais le système idéel auquel elle est liée comporte des
éléments utopiques» x.
Nous nous proposons ici de faire quelques remarques, pour le seul cas
d'al-Andalus, sur la façon dont l'ambiguité initiale de cette notion a pu
subsister ou au contraire évoluer, de façon à en tirer quelques indications
sur le rôle sociologique qu'elle a pu jouer. Nous récapitulerons tout
d'abord les diverses façons dont on a pu l'invoquer au cours de l'histoire
militaire de l'Espagne musulmane. Nous verrons ensuite si les théories
constituées ont su (ou au contraire n'ont pas voulu) intégrer l'apport
de l'histoire. Sur ce double arrièreplan politique et théologico-juridique,
nous examinerons alors les attitudes des Musulmans andalous en face de
ce problème. Nous nous arrêterons en particulier sur le cas des Morisques,
cas considéré comme une situation-limite permettant d'éclairer
les difficultés les plus aiguës de la question. A cette lumière, nous tente
rons un retour sur l'aspect idéel du problème pour ensayer de répondre à
la difficulté soulevée par Montgomery Watt.
*
* *
Lorsque les Arabes arrivent à la pointe du Magrib, comme l'a souligne
Lévi-Provençal 2, il n'y a aucune raison pour qu'ils ne se tournent pas
vers le Sud plutôt que de chercher à passer la mer, ce à quoi ils ne s'étai
ent encore jamais risqués. Au Sud ils auraient trouvé des territoires
auxquels ils étaient beaucoup mieux préparés. Bien sûr la question est
complexe et aucun document ne permet de la trancher. Les Arabes
pouvaient être avides de terres plus riches. Ils pouvaient être las de lutter
contre les Berbères dont la résistance avait été acharnée, et pouvaient
espérer de plus grandes facilités en Espagne, surtout si le Comte Julien
offrait son concours. Mais aucune de ces raisons n'a le moindre lien avec
la guerre sainte. Or l'avance des troupes musulmanes étaient plus qu'un
simple rezzou; elle était organisée et ses chefs devaient en rendre compte
à l'autorité centrale. Pour celle-ci du moins la notion de <}ihâd comptait:
il ne s'agissait pas seulement d'avancer et de gagner du butin: il s'agis-
1 W. Montgomery Watt: Islam and the integration of society (Londres, 1961,
p. 62).
2 Lévi-Provençal: Histoire de l'Espagne musulmane (Paris-Leyde, 1950, t. L,
p. 10).
338 DOMINIQUE URVOY
sait surtout d'organiser une domination politique sous l'égide de l'Islam,
et il fallait que cette organisation tienne. D'où les hésitations du pouvoir
califal devant les rapports des généraux engagés en Occident et les cons
eils de modération qu'il leur prodiguait.
Sans exclure donc les autres raisons invoquées, il est probable que
l'attaque de l'Espagne correspondait mieux aux besoins de la guerre
sainte. Elle pouvait sans difficulté être faite par des troupes nouvelles,
relevant les troupes arabes déjà sérieusement éprouvées par les fatigues
de leur avance. Ces troupes fraîches, il n'y avait aucun intérêt à les
tourner vers le Sud, où elles se seraient enlisées dans leurs éternelles luttes
tribales, sans bénéficiée pour l'Islam. Il était possible au contraire de
renouveler, dans une certaine mesure, ce qui s'était passé en Arabie,
et de polariser leur aggressivité dans un sens plus profitable. Par suite,
alors que les Arabes avaient jusque là tout enduré sans autre souci que
d'aller de l'avant, ils allaient désormais se mettre au deuxième plan.
Ils allaient au besoin accaparer cyniquement les meilleurs territoires de
façon à ce que ce soit le plus souvent possible les Berbères qui soient
au contact avec l'ennemi 1. D'où les difficultés quand la zone de l'Ebre
devait être au contact des Chrétiens au lieu de n'être qu'une étape vers
le front situé au delà, en Aquitaine; de même lorsque les Berbères se
lasseraient des inconvénients des zones défavorisées laissées en pâturages
1 / 46 100%