Verbatim de l’intervention de Pierre Kaser (Université de Provence, JE LCT) à la première journée du stage organisé
à Aix-en-Provence par la Jeune Équipe Littérature Chinoise et Traduction (Université de Provence).
Vendredi 3 février 2006.
Traduire le roman chinois ancien en langue vulgaire : le cas du roman érotique.
La littérature dont il va être question est une littérature de fiction qui souffre depuis sa naissance du mépris et de la
méfiance de l’orthodoxie lettrée chinoise et qui, d’une certaine manière, est toujours considérée comme inférieure, de
moindre qualité et d’intérêt secondaire dans l’élucidation et l’exploration de la culture et de la civilisation chinoises
anciennes. Le xiaoshuo ancien en langue vulgaire, est au même titre que l’expression dramatique chinoise, avec
laquelle elle partage tant, un genre qui fut considéré comme mineur incapable de rivaliser avec la poésie et la prose
classiques.
Ce qui lui valut de se retrouver en bute à un jugement aussi négatif et tenace -- jugement qui a été pris en charge par
les différentes écoles sinologiques jusqu’à nos jours - , c’est avant tout parce que cette littérature recourt, non pas à la
langue noble, le wenyan, la langue classique par excellence, celle qui prend ses modèles dans les textes fondateurs de
l’Antiquité, mais à la langue parlée, appelée baihua - blanc signifiant ici limpide - , ou, pour être moins catégorique,
une langue relâchée qui échappe aux règles de l’allusif et de la concision, une langue littéraire néanmoins, plus
proche de la manière dont on devait s’exprimer dans les allées et les venelles des temps anciens, que du sabir des
mandarins de la Chine impériale. Bien évidemment, cette langue qui devient porteuse d’une littérature écrite à partir
grosso modo du XIVe s. a évolué dans le temps et connut des variantes dans l’espace, puisqu’elle resta toujours très
perméable aux influences des dialectes. Cette perméabilité et cette capacité à évoluer en compliquent naturellement
l’approche.
Une part du mépris dont elle est victime, vient aussi de son origine. Elle est née sous les influences successives et
conjuguées du prêche bouddhique attesté à la fin des Tang (618-907), de la tradition de la narration des conteurs
publics très développée sous les Song (960-[1127]-1279), du perfectionnement de l’imprimerie et de l’attachement
du public lettré et semi-lettré à un genre de divertissement principalement urbain notamment à la fin des Ming (1368-
1644) et au début des Qing (1644-1911).
Ce type de narration s’est développé dans différents formats, allant du conte - narration d’un seul tenant, ou en courts
chapitres, d’une longueur de 5000 à 30 000 caractères chacun, proposé en recueil de 4 à 40 récits -, au roman-fleuve
de cent de chapitres et plus, en passant par toutes sortes de formats intermédiaires : 12, 20, 24, 36, … 60 chapitres.
Quel que soit le format retenu, l’expression romanesque en langue vulgaire conserve des constantes. Outre
l’utilisation de la langue vernaculaire, ces fictions intègrent, dans une proportion très réduite, des passages poétiques,
ou non poétiques, en langue classique et usent, avec plus ou moins d’insistance, des tournures des anciens conteurs
pour entretenir auprès du lecteur l’illusion de la narration orale.
L’inventaire le plus complet du genre recense quelque 1200 titres dont seule une infime proportion a définitivement
disparu. Fournir une rapide description de cet ensemble est naturellement impossible, du reste ce n’est pas l’objet de
notre rencontre. Mais sachez que le jugement qui souvent répété veut que tous ces romans se ressemblent et qu’en
lire un suffit à forger son jugement (en général, négatif) est erroné. Certes, la grande majorité de ces textes partage la
même tournure narrative, le même ton qui conjugue moral et divertissement, pédagogie et extravagances, avec ses
passages obligés et ses clichés, son ‘tour de main conteur’, mais cet air de famille est le ferment d’une diversité
thématique très grande. Soit, pour faire court, le roman chinois en langue vulgaire d’avant l’intervention des diables
étrangers, fournit de quoi occuper plusieurs vies et à chacun une masse considérable d’œuvres à découvrir, et à
révéler ... et comment mieux les révéler que par la traduction.
L’approche d’un tel mastodonte est vous l’aurez deviné délicate. Il faut, sinon une méthode, du moins choisir un
angle d’attaque, mettre au point une stratégie, définir des priorités, circonscrire un périmètre d’intervention. On le
fera selon ses orientations personnelles, pour en tirer des enseignements sur la Chine des dix derniers siècles de son
passé impérial, ausculter la psyché sa population, étudier l’évolution de sa langue, combler des vides dans l’histoire
des lettres chinoises et les liens que se nouent entre toutes ses expressions littéraires, mettre en vedette des écrivains