Verbatim de l’intervention de Pierre Kaser (Université de Provence, JE LCT) à la première journée du stage organisé à Aix-en-Provence par la Jeune Équipe Littérature Chinoise et Traduction (Université de Provence). Vendredi 3 février 2006. Traduire le roman chinois ancien en langue vulgaire : le cas du roman érotique. La littérature dont il va être question est une littérature de fiction qui souffre depuis sa naissance du mépris et de la méfiance de l’orthodoxie lettrée chinoise et qui, d’une certaine manière, est toujours considérée comme inférieure, de moindre qualité et d’intérêt secondaire dans l’élucidation et l’exploration de la culture et de la civilisation chinoises anciennes. Le xiaoshuo ancien en langue vulgaire, est au même titre que l’expression dramatique chinoise, avec laquelle elle partage tant, un genre qui fut considéré comme mineur incapable de rivaliser avec la poésie et la prose classiques. Ce qui lui valut de se retrouver en bute à un jugement aussi négatif et tenace -- jugement qui a été pris en charge par les différentes écoles sinologiques jusqu’à nos jours - , c’est avant tout parce que cette littérature recourt, non pas à la langue noble, le wenyan, la langue classique par excellence, celle qui prend ses modèles dans les textes fondateurs de l’Antiquité, mais à la langue parlée, appelée baihua - blanc signifiant ici limpide - , ou, pour être moins catégorique, une langue relâchée qui échappe aux règles de l’allusif et de la concision, une langue littéraire néanmoins, plus proche de la manière dont on devait s’exprimer dans les allées et les venelles des temps anciens, que du sabir des mandarins de la Chine impériale. Bien évidemment, cette langue qui devient porteuse d’une littérature écrite à partir grosso modo du XIVe s. a évolué dans le temps et connut des variantes dans l’espace, puisqu’elle resta toujours très perméable aux influences des dialectes. Cette perméabilité et cette capacité à évoluer en compliquent naturellement l’approche. Une part du mépris dont elle est victime, vient aussi de son origine. Elle est née sous les influences successives et conjuguées du prêche bouddhique attesté à la fin des Tang (618-907), de la tradition de la narration des conteurs publics très développée sous les Song (960-[1127]-1279), du perfectionnement de l’imprimerie et de l’attachement du public lettré et semi-lettré à un genre de divertissement principalement urbain notamment à la fin des Ming (13681644) et au début des Qing (1644-1911). Ce type de narration s’est développé dans différents formats, allant du conte - narration d’un seul tenant, ou en courts chapitres, d’une longueur de 5000 à 30 000 caractères chacun, proposé en recueil de 4 à 40 récits -, au roman-fleuve de cent de chapitres et plus, en passant par toutes sortes de formats intermédiaires : 12, 20, 24, 36, … 60 chapitres. Quel que soit le format retenu, l’expression romanesque en langue vulgaire conserve des constantes. Outre l’utilisation de la langue vernaculaire, ces fictions intègrent, dans une proportion très réduite, des passages poétiques, ou non poétiques, en langue classique et usent, avec plus ou moins d’insistance, des tournures des anciens conteurs pour entretenir auprès du lecteur l’illusion de la narration orale. L’inventaire le plus complet du genre recense quelque 1200 titres dont seule une infime proportion a définitivement disparu. Fournir une rapide description de cet ensemble est naturellement impossible, du reste ce n’est pas l’objet de notre rencontre. Mais sachez que le jugement qui souvent répété veut que tous ces romans se ressemblent et qu’en lire un suffit à forger son jugement (en général, négatif) est erroné. Certes, la grande majorité de ces textes partage la même tournure narrative, le même ton qui conjugue moral et divertissement, pédagogie et extravagances, avec ses passages obligés et ses clichés, son ‘tour de main conteur’, mais cet air de famille est le ferment d’une diversité thématique très grande. Soit, pour faire court, le roman chinois en langue vulgaire d’avant l’intervention des diables étrangers, fournit de quoi occuper plusieurs vies et à chacun une masse considérable d’œuvres à découvrir, et à révéler ... et comment mieux les révéler que par la traduction. L’approche d’un tel mastodonte est vous l’aurez deviné délicate. Il faut, sinon une méthode, du moins choisir un angle d’attaque, mettre au point une stratégie, définir des priorités, circonscrire un périmètre d’intervention. On le fera selon ses orientations personnelles, pour en tirer des enseignements sur la Chine des dix derniers siècles de son passé impérial, ausculter la psyché sa population, étudier l’évolution de sa langue, combler des vides dans l’histoire des lettres chinoises et les liens que se nouent entre toutes ses expressions littéraires, mettre en vedette des écrivains de génie, s’attacher à élucider les prémices de la critique littéraire, juger de l’imaginaire chinois ou faire revivre un monde évanoui avec la fin de l’empire, que sais-je encore ? Dès lors qu’on s’est doté des armes nécessaires, on pourra partir à l’assaut de ce monde dont on ne connaît qu’une infime parcelle. C’est bien là la première difficulté, car pour y parvenir dans de bonnes conditions, il faut allier les compétences indispensables à l’étude de la culture classique, la Grande !, donc être capable de lire la langue classique – ou plutôt toutes les langues classiques -, celle des penseurs, celle des chroniques historiques, des monographies locales, des poètes, des prosateurs de toutes les époques et aussi acquérir une maîtrise des différents stades de la langue parlée : double tache , qui n’est accomplie qu’après de longues années de travail (disons cinq ans, dix ans ...) : il faut donc un brin de folie pour dépenser autant d’énergie pour se pencher sur un genre réputé vil -- encore plus pour envisager d’en explorer les marges et les recoins les moins glorieux. Fort heureusement, la tache n’a pas rebuté, ni les Occidentaux, ni les Asiatiques qui ont pris en charge, souvent dans l’incompréhension générale, l’étude de ce domaine. Certains, sans doute encore plus fous que les autres, se sont attachés à mettre une part infime de ce corpus à la disposition des lecteurs. Si les publications savantes sur le roman chinois, ne sont pas légion, voire même en net recul ces dix dernières années, le domaine de la traduction a connu chez nous un essor tout à fait notable. Dressons un rapide bilan à partir d’un relevé des traductions disponibles en français [cf. document téléchargeable fourni aux stagiaires, sur lequel figure également l’ensemble des références bibliographiques non reproduites ici.] : Résumé : On y retrouve 1. les grands chefs-d’œuvre du romans fleuve, soit les Sida qishu (Quatre romans Extraordinaires) des Ming [Shuihuzhuan, Sanguo yanyi, Xiyouji, Jin Ping Mei] et Hongloumeng, le chefd’œuvre des Qing, 2. un choix assez vaste de contes tirés de quelque 16 collections plus ou moins fameuses, rendues soit dans leur totalité soit par bribes, et 3. une petite poignée de romans de taille intermédiaire, dont le Rulin waishi est le plus long avec plus de 50 chapitres, soit en ajoutant des titres aujourd’hui sortis des rayonnages des librairies à peine une cinquantaine de titres, sur le millier disponible .... C’est peu par rapport à ce qui reste à faire, mais aussi beaucoup par rapport à ce qu’on peut lire en d’autres langues européennes. [Je ne parle pas du Japon qui en propose bien plus depuis bien plus longtemps : il est vrai que l’engouement du public nippon pour cette littérature ne date pas d’hier, mais de la période Edo : voir OKI Yasushi, Ôtsuka Hidetaka, “Chinese Colloquial Novels in Japan: Mainly During The Edo Period (1603-1867)”, in Claudine Salmon (ed.), Literary Migrations. Beijing (1987).]. L’intérêt pour le roman chinois en France, n’est pas récent. Il connut au XIXe s. un engouement qui sera jugé sévèrement par Paul Demiéville qui ne comprenait pas pourquoi un grand sinologue comme Stanislas Julien (17971873) avait pu consacrer un peu de son temps à la traduction de ce qui n’était pour lui que des romances sans saveur ni profondeur : “Un des aspects les plus piquants de l'œuvre de Stanislas Julien (1797-1873) est l'intérêt qu'il porta à des textes de littérature vulgaire qui de son temps étaient mésestimés en Chine dans les milieux lettrés... Il s'attacha (...) à toute une série de petits romans à l'eau de rose dont le choix ne s'explique guère ... d'autres encore extraits de divers recueils. Je ne sache pas que ces petits récits sentimentaux aient été particulièrement populaires en Chine ... . Sans doute Julien les choisit-il parce qu'il les trouva parmi les livres envoyés en France par les missionnaires, parce qu'il tenait à étudier des textes en langue vulgaire, et parce qu'ils révélaient au public français des mœurs que les Européens ne pouvaient alors observer de visu. [...] Mais peut-être l'intérêt porté par Julien (et par d'autres sinologues de son époque) au roman et au théâtre chinois était-il dû avant tout au fait que ces genres étaient mieux adaptés au goût européen que les Classiques ou que la poésie.” Paul Demieville, « Aperçu historique des études sinologiques en France », Acta Asiatica (Bulletin of the Institute of Eastern Culture), 11, Tokyo, 1966, p. 56-110. On a ici le condensé de toutes les critiques et de la méfiance vis-à-vis du roman ancien en langue vulgaire dont a fait preuve à son égard la sinologie française. Il est vrai que les premiers à se pencher sur le genre et à en offrir des traductions le firent avec peu de délicatesse. Voyez comment Georges Soulié de Morant (1878 -1955) en parlait : «[Les romans] ont les mêmes qualités et les mêmes défauts que les pièces de théâtre : l’action est lente, l’intrigue est à peine fouillée et toujours retardée par des conversations interminables qui représentent fidèlement d’ailleurs celles de la vie réelle. » Essai sur la littérature chinoise, Paris : Mercure de France, 1912. Et Soulié en traduisit - ou plutôt en adapta -, une bonne douzaine ! Il faudra attendre les années 70 du XXe s. pour voir grâce à André Lévy et Jacques Dars, et aussi grâce au soutien d’Etiemble, cette littérature de fiction finalement prise en considération et équitablement défendue. En regardant d’un peu plus prés ce relevé des états de services de nos traducteurs et éditeurs, vous constaterez qu’un domaine est particulièrement représenté : il s’agit du domaine érotique pour lequel nous disposons de pas moins de 13 traductions de romans, chiffre qui peut monter jusqu’à 15 et des poussières, si on prend la peine d’ajouter les collections de contes qui trouvèrent là leur thématique de prédilection et qui ont été rendues entièrement ou partiellement. Comment expliquer cette particularité française qui n’est pas prête de nous être ravie, même si plusieurs publications ‘Made in USA’ récentes nous font craindre d’être rejoint d’ici peu ! Un élément d’explication est le goût du public français pour ce registre de la littérature de fiction : notre littérature a toujours été très prolixe dans ce domaine. Il n’est que de consulter la monumentale Anthologie des lectures érotiques qu’établit Jean-Jacques Pauvert en quatre gros volumes (1979-1995) pour s’en assurer, ou de se rendre dans une bonne bibliothèque ou le cas échéant dans une excellente librairie. Plus besoin de tenter une incursion dans l’enfer de la BNF dont les trésors ont été édités .... et sont accessibles sur le net (gallica.bnf.fr). Le goût supposé, ou bien réel, pour les narrations coquines extrême-orientales a été pleinement pris en compte par un éditeur qui totalise presque 100 % des publications dans ce registre. Il s’agit des Editions Philippe Picquier, Arles. Même si c’est un secret pour personne, j’avoue avoir contribué à établir cette performance en signant trois traductions sous le pseudonyme d’Aloïs Tatu. À ce titre, je dirai un mot du processus qui, semble-t-il, vient d’arriver à son terme : Philippe Picquier nous disait, lors d’une intervention récente donnée à Aix-en-Provence [ ], qu’il ne comptait plus poursuivre dans cette direction. De son côté, Boris Goiremberg qui sous le couvert de quatre pseudonymes différents et toujours en collaboration d’un Huang San qui n’est autre que M. Chan Hing-ho, éminent chercheur au CNRS dont je vais bientôt reparler, en a traduit 5, m’avouait, il y a peu, ne plus ressentir le même engouement que par le passé pour ce type d’activité et chercher à se ‘recycler’. André Lévy n’a peut-être pas dit son dernier mot - il ne devrait pas avoir de difficulté à publier. Quant à votre serviteur, d’autres taches l’attendent, notamment une œuvre romanesque d’exception à faire connaître et apprécier au public français : les belles nouvelles et contes de Li Yu (1611-1680). Je peux donc annoncer, sans trop de risque de me dédire, la disparition définitive d’Aloïs Tatu. Face à ses perspectives de stagnation prévisible, je peux tenter de dresser un rapide bilan qui pourrait rester valide un certain temps. Pour faire vite, je dirais que le résultat des quinze années qui viennent de s’écouler a été rendu possible grâce au travail réalisé par Chan Hingho [Chen Qinghao]. Ce spécialiste d’origine chinoise, chercheur au CNRS, a, entre autres activités de recherches et d’éditions, passé de nombreuses années à collecter les éditions anciennes de romans érotiques. L’aboutissement de son travail fut la parution à Taiwan d’une collection – « Siwuxie huibao » -, totalisant 36 gros volumes ; elle propose le choix le plus étendu d’ouvrages relevant de ce genre, soit quelque 35 productions présentées dans des éditions critiques d’une rare qualité. Les plus sceptiques se diront que c’est beaucoup d’énergie dépensée pour un piètre profit ; les amateurs, les traducteurs et les chercheurs du monde entier, au contraire, saluent sa ténacité et sa rigueur. On peut affirmer que concernant les études sur la littérature érotique chinoise, et même le roman chinois en langue vulgaire, il y a un ‘avant’ et un ‘après’ la publication de cette collection. Avant, on connaît à peine une dizaine de textes dans des éditions de qualité médiocre - chacun étant limité à quelques fac-similés rares et onéreux ou aux fonds de sa bibliothèque la plus proche, quand il peut y accéder . Il me souvient d’un temps où en RPC seuls les chercheurs les plus âgés pouvaient obtenir le droit de consulter les éditions de textes licencieux - interdiction leur été faite de les recopier ; du reste, aucune revue n’aurait osé publier leurs commentaires. Maintenant, chacun peut y aller de son analyse grâce à la collection qui a réussi à passer le Détroit. Plusieurs ouvrages qui ne fournissaient que des résumés ont même été d’excellents succès de librairie. On ne peut plus dire comme le faisait encore en 2000, Jean-Jacques Pauvert : "La Chine où la littérature érotique est inexistante depuis le Ve siècle av. J. C., va connaître une période mal déterminée (approximativement 1630-1660), où fleuriront quelques romans érotiques. .... Mais l’impitoyable censure de la dynastie Ts’ing devait les faire disparaître de Chine dans la majorité. ... . On ne reverra plus jamais en Chine une trouée de ce genre dans la chape de plomb d’une censure impitoyable. Aujourd’hui encore, où il est toujours interdit de parler d’amour et de s’embrasser dans la rue, une telle floraison de textes érotiques est inimaginable dans ce pays. Pourquoi a-t-elle eu lieu précisément au milieu du XVIIe siècle, alors que les textes érotiques étaient pourchassés, et pourquoi cette période explosive n’a-t-elle pas duré ? Aucun sinologue n’en a jamais fourni de raison." La littérature érotique. Paris : Flammarion, "Dominos", 2000, 128 p., p. 65-66 Certes, le travail d’élucidation reste encore à accomplir, mais on peut, dors et déjà, allonger la période par les deux bouts, et ne plus s’en tenir à une vision folklorique et anecdotique : le roman chinois n’a pas disparu avec les Mandchous et leur censure. Le fait que, malgré elle, on dispose d’autant de titres et d’éditions anciennes, montre que le phénomène ne fut pas aussi passager qu’on l’a longtemps pensé. Naturellement, des enquêtes rendues difficiles par la discrétion qui entoure la diffusion de cette littérature livreront sans doute un jour prochain des lumières sur cette aventure autant littéraire que commerciale. Cette publication - celle de Chan Hing-ho - constitue en tout cas un point fort de ce mouvement d’approfondissement. Mais revenons à la traduction : bien entendu, Chan et son fidèle assistant, Boris Goiremberg ont pu exploiter pour leurs traductions ces éditions ; le plus surprenant est qu’André Lévy n’y ait pas eu accès lorsqu’il traduisait les recueils de contes pour Picquier. Sans le travail de Chan, je n’aurais sans doute jamais accepté de me pencher sur un genre tel que celui-ci, principalement pour éviter de dire de trop grosses bêtises. Avant, les traducteurs s’en remettaient au hasard de la découverte d’un imprimé ancien, rare donc jugé idéal, sinon original... leurs explications étaient pour le moins embrouillées et peu convaincantes. Voici ce qu’on peut trouver concernant le Rouputuan (Chair, tapis de prière), dans l’édition de 1962 qui en fournissait la première traduction française Jeou-P’ou-T’ouan ou la chair comme tapis de prière. [Pierre Klossowski (trad.), Paris : J.-J. Pauvert], indication qui est toujours pieusement reproduite dans la réédition en format poche 10/18, 1995. “La traduction de ce roman a été établie sur l’édition originale chinoise signalée au Catalogue des romans populaires chinois de Souen K’ai-ti “ (La chair comme tapis de prière). Si l’ouvrage de Sun Kaidi [(1898-1986)] (Zhongguo tongsu xiaoshuo shumu, 1932), est toujours utile, il comporte un grand nombre d’erreurs, levées pour certaines par la synthèse des inventaires de ce type dressée par le japonais Ôtuska Hidetaka, Zôho Chûgoku tsûzoku shôsetsu shomoku. Tôkyô : Kyûko shoin, 1987. En l’occurrence, on peut émettre les plus grandes réserves sur ce jugement quelque peu ‘tape à l’œil’. Ce roman a été retraduit en français depuis. On pouvait donc espérer une mise au point ; il en eut une : « La version française que nous donnons ci-après est une version intégrale, établie sur la base des deux textes qu’il nous a été matériellement possible de consulter : celui conservé à la Bibliothèque nationale au Département des manuscrits orientaux sous la cote JA2762 et celui conservé à la Bibliothèque de l’Institut national des langues orientales sous la cote CHI8304, ces deux textes étant conformes entre eux. » (De la chair à l’extase, p. 22) Certes les deux textes sont effectivement identiques, mais c’est malheureusement celui de l’édition japonaise de 1705 - donc pas la meilleure édition disponible ! Mais ce n’est pas le plus grave. Dans certains tirages, notamment celui de la BN, cette édition est présentée en quatre cahiers portant le nom d’une saison en guise de mode de classement. Christine Corniot, la traductrice bombardée spécialiste, en extrapole la structure de l’ouvrage, pour elle celle-ci est “explicitée par la division en quatre “saisons”, [et] d’une surprenante simplicité” (p. 9). P. Hanan qui traduisit l’ouvrage [Li Yu, The Carnal Prayer Mat. New York : Ballantine Books, 1990] rappelle pour sa part - et je le suis entièrement - le lien avec le théâtre tel que Li Yu le pratiquait justement, qui pour être extrêmement fluide et percutant, n’en est pas moins très travaillé et sûrement pas “simple”. Hanan, auteur d’une excellente monographie sur Li Yu [The Invention of Li Yu. ], avait travaillé sa traduction à partir d’éditions anciennes conservées aux USA. Il a pu la revoir après la consultation du manuscrit japonais qui en fournit la version la plus complète et la mieux établie et aussi une date 1657. Sa traduction souple et élégante est indiscutablement la meilleure traduction disponible à l’heure actuelle du Rouputuan. J’en profite pour signaler un autre désagrément qui provient de ce que je n’hésite pas à qualifier d’erreur de casting pour une traduction de commande. Le manque de préparation de celui ou celle à qui on la confie conduit aussi le ‘non-spécialiste’ à tirer des conclusions hâtives et hasardeuses . Comme ici, toujours avec De la chair à l’extase : « C’est un ouvrage à part dans la littérature romanesque, non seulement en raison de son caractère érotique, mais de sa densité : vingt chapitres, c’est très court pour un roman chinois et c’est un premier paradoxe : voilà un livre qui ne semble pas outre mesure “commercial” » (p. 7) Dommage ! Le format n’a en effet rien de surprenant, puisque c’est celui le plus souvent retenu par les auteurs d’érotiques et la lecture des commentaires associés à chaque chapitre montre que leur auteur (Li Yu) fait tout pour convaincre son lecteur qu’il est en possession, ou va entrer en possession d’un chef-d'œuvre. Lisons juste celui qui est attaché au premier chapitre : Voici un roman bien excitant ! M’est avis que lorsqu’il sera achevé, tout un chacun en fera l’emplette et le dévorera. Les seuls à s’en abstenir seront les puritains. Encore que seuls parmi eux les vrais rigoristes ne devraient ni l’acheter ni le lire ; quant aux autres, ceux qui par une rectitude d’apparat trompent leur monde, ils ne s’en priveront sûrement pas, même si, comme il a été proposé, ils n’oseront pas en faire eux-mêmes l’achat et devront prier un tiers de le leur procurer. Ne se risquant pas plus à le lire au grand jour, c’est en catimini qu’ils s’en délecteront. [P. Kaser (trad.) in Jacques Dars, Chan Hingho, Comment lire un roman chinois. Arles : Picquier, 2001, p. 182-196]. On pourrait reprendre la traductrice sur bien d’autres points de détails, mais le reproche qu’on ne peut manquer de lui faire est de n’avoir pas pris la mesure du texte qu’elle devait traduire avec tous ses à-côtés, notamment les commentaires de fin de chapitres qui offrent des visées très précises sur les intentions de l’auteur ; ce manque de “sérieux” a eu me, semble-t-il, des conséquences dramatiques sur sa façon d’envisager le texte et donc de le traduire, mais, le mieux ne serait-il pas de livrer une troisième traduction de ce texte qui passe pour le chef-d'œuvre du genre érotique. Il est, en effet, facile de critiquer, faire est plus délicat. Mais abrégeons et tirons une leçon de ce constat. Une des exigences majeures qui s’impose au traducteur de roman chinois ancien (érotique ou pas) (comme de tout texte quelles que soient sa nature et son époque) est de s’assurer qu’il dispose bien de LA BONNE EDITION de son texte : respect par rapport au texte, correction minimum vis-à-vis de son futur lecteur.... les éditions de Chan Hing-ho font gagner un temps considérable, ses conclusions aussi, même si rien n’interdit de les mettre en question sur des points de détail, voire de les pousser encore plus loin. Après le temps de formation (les cinq ou dix années dont je parlais tout à l’heure), ce travail de préparation est le plus long dans le processus de traduction. Il comprend également, le temps d’élucidation de certains éléments du texte, son paratexte [nom de maison d’édition, les illustrations, les commentaires, préfaces], puis l’inspection de toutes données vers lesquelles on est conduit lorsqu’on part sur la piste de l’identification du rédacteur/concepteur/compilateur, voire de l’auteur/commentateur/préfacier : cette quête met en contact avec tout un éventail de matériaux presque essentiellement rédigés en langue classique : monographies locales, recueils de prose, de poésies, anthologies, encyclopédies ... mais aussi de travaux récents : inventaires, dictionnaires généraux et de termes techniques, en l’occurrence médicaux/anatomiques. À ceci s’ajoutent la consultation de traductions et les travaux sinologiques dont on suppose qu’ils pourraient avoir un rapport avec l’objet de la recherche, etc. Le temps de recherche en amont n’est, bien évidemment, pas proportionnel à la taille de l’ouvrage : il peut prendre plusieurs mois même pour un ‘petit roman de rien du tout’, avec toujours la même interrogation « pourquoi tout cela ? » et la réponse : c’est indispensable pour ne pas se fourvoyer, ou, ne pas se risquer à dire des bêtises du genre de cette nouvelle bévue tirée de la préface à De la chair à l’extase : « C’est à coup sûr une œuvre de la maturité, probablement même, à notre sens, des dernières années.” (p. 19) Or, il est plus vraisemblable que Li Yu le pond à l’âge de 45-46 ans, alors qu’il a encore 23 ans à vivre ! Désolé, j’avais pourtant dit que je ne m’en prendrais plus à elle. Changeons de victime, avec une bêtise encore plus énorme, proférée celle-là par le traducteur/adaptateur/inventeur/affabulateur du Yu Gui Hong [Du Rouge au gynécée] qui assurait proposer un livre de la main de « l’auteur même du Jin Ping Mei », bêtise qui aurait pu être évitée en s’appuyant sur les conclusions de Chan ou en se posant les bonnes questions, et en suivants toutes les pistes. Une bonne part de ce travail d’élucidation est proprement invisible : le lecteur, s’il n’est pas de la partie, ne se rend absolument pas compte s’il a été ou non mené. Néanmoins, il a permis de relever les incohérences historiques d’une narration, de mettre en avant les éléments saillants inédits révélant des pans inconnus, ou mal connus, de la civilisation chinoise ou de fournir une lumière nouvelle sur certains détails... Le traducteur (surtout si ce n’est pas lui qui a trimé pendant de longs mois) en sentira rapidement le profit. Il a permis de préparer le texte qui est alors révélé sans accroc : plus de doute sur un terme de fonction, un poids, une mesure, une distance, une somme d’argent, ne reste plus qu’à prendre à bras-le-corps le texte pour le transmuer dans une langue, la sienne pour le servir au mieux, en toute pudeur et disponibilité. Si ce travail n’est pas le plus long, c’est assurément le plus périlleux, le plus risqué, mais aussi le plus plaisant, j’oserai même dire le plus voluptueux pour nous ramener à nos moutons. Il présuppose non seulement une certaine empathie ou intérêt pour le texte à traduire (j’y reviendrais), mais aussi en amont une affinité certaine avec la langue d’arrivée. Le premier temps de la traduction est peut-être avant même celui de l’étude de la langue chinoise, celui de la découverte de la littérature dans sa langue maternelle : qui n’a pas noué de longue date une intime relation avec ses plus grands chefs-d’œuvre et ses ouvrages mineurs, n’a pas exploré ses courbes et ses replis, se sentira orphelin face à la page blanche. Il y a dans cette fusion des risques évidents. Chacun les aura évalués ou les identifiera à un moment de son travail. Le risque majeur est, selon le cas et les affinités, de faire du pseudo ou en l’occurrence du sino-Diderot, du sino-Voltaire, voire du sino-Sollers ou pire du sino-Nothomb, pire encore, je parle pour moi, du sino-Kaser. Il n’empêche que consciemment ou non - de même que l’auteur écrit avec un passé composé de ses lectures - , le traducteur n’est jamais seul devant son texte. Je pense qu’on doit tirer profit de cette fatalité en sélectionnant ses lectures avant ou pendant le passage à la traduction, afin d’inscrire consciemment le texte qu’on traduit dans une communauté d’esprit avec d’autres textes : une relecture attentive (d’une tierce personne si possible) débarrassera du trop plein, et le cas échéant atténuera les effets néfastes, de cette fraternité qui, là encore, doit rester invisible au lecteur. Un exemple. Il me souvient de mettre replongé dans certains écrits de Restif de la Bretonnne alors que je traduisais le Dengcao heshang zhuan, notamment son scandaleux Anti-Justine (1798). J’y trouvais la même spontanéité, la « même rusticité poissarde » ; Andréa de Nerciat (l’auteur de Mon noviciat ou les Joies de Lolotte (1792) et de Félicia ou mes fredaines, (1775)) m’a accompagné pendant la relecture du Pavillon des Jades ; pour le dernier, Galantes chroniques de renardes enjôleuses, je crois avoir relu le Roman Comique de Scarron. S’il y a bien peu de points communs entre les deux, cette lecture m’a une nouvelle fois prouvé que l’on peut échapper à un style contemporain standard et qu’en matière de liberté et d’aisance, ces anciens-là (et bien d’autres) peuvent être de bons guides ..... Ce que je vous dis là n’est certainement pas très orthodoxe, et je ne suis pas sûr que vous seriez bien inspiré de m’imiter, mais je crois que cela convient bien avec le type de textes que j’avais à traduire, savoir des romans très licencieux, plus aptes à être taxé de ‘pornographiques’ qu’’érotiques’, soit de plus ou moins bons produits d’un marché du livre coquin. Du reste, si vous prenez la peine de regarder les différentes éditions du Moine Mèche de lampe, vous verrez que la couverture annonce, comme l’a voulu l’éditeur, un « roman érotique » alors que la page titre parle bien d’un « roman pornographique » comme je l’avais souhaité ! Les Editions Picquier ne sont pas à une contradiction près. Un autre constat qui a décidé de ma manière de procéder avec ces textes composés pour la satisfaction d’un public averti, c’est qu’ils ont été vraisemblablement rédigés et édités dans l’urgence - celle du marché, ce qui, cela soit dit en passant, n’exclut pas l’inspiration et l’implication de son auteur, mais ceci vient en plus et se plient à d’autres exigences. Celles sur laquelle, je voudrais insister, c’est au contraire, la rapidité d’écriture. Certains auteurs se vantent d’avoir composé sous le feu de l’inspiration en un temps record, croyons-les sur paroles. C’est aussi le sentiment que donne la lecture des textes qu’ils nous livrent. On découvre rapidement que ces textes n’ont pas été soumis à une attention soucieuse d’en chasser les répétitions, les incohérences, les erreurs, dans les noms, les lieux... Leurs auteurs changent souvent de registre de vocabulaire en milieu de roman, sans doute lassés par les trop fréquentes répétitions ... Rien à voir avec d’autres ouvrages plus littéraires qui manifestent une attention plus grande portée au style, à la construction et à la forme. Le temps me manque pour en administrer la preuve, mais ces romans licencieux de bas étage sont à ce point truffés d’imperfections que l’on est souvent rebuté par l’impression de travail bâclé ! Les traiter comme des textes d’auteur, savamment élaborés seraient un contre sens. Ce ne sont pas des Jin Ping Mei miniatures. S’ils ont été rapidement écrits, ils doivent - j’en ai pris le risque - rapidement traduits. On doit s’efforcer de retrouver dans l’acte de traduction la joyeuse spontanéité de son expression première. Pour ce faire, rien de plus simple : attendre les trois derniers mois avant la remise du manuscrit pour s’y mettre ! Il n’en faut guère plus pour tirer les leçons de longs mois de préparation et se fondre dans le flot narratif. Une plus longue exposition, du reste, présente des dangers. On ne vit pas impunément longtemps avec des ouvrages du second rayon ! Ces textes ont, je l’ai dit, énormément de défauts : une langue très rudimentaire jusqu’à l’utilisation très répétitive des termes clefs du roman érotique, et un usage intense des clichés, ceux du genre et du roman chinois en langue vulgaire. Du reste, j’insiste, ils doivent beaucoup de leur matière et de leurs motifs à toute la littérature romanesque en langue classique et/ou vulgaire. Mais je ne m’étendrai pas plus longtemps sur cet aspect des choses car je sens se profiler dans vos esprits attentifs, mais réticents, une question : mais alors s’ils sont si peu satisfaisants d’un point de littéraire pourquoi les traduire ? Bonne et délicate question. Voici une tentative de réponse [qui peut être profitablement étayée en consultant les notices que j’ai mises en ligne sur mon site] : malgré leurs défauts nombreux, qu’on ne doit pas gommer dans la traduction [même si l’éditeur vous y invite], chacun a ses qualités qui dépassent le simple fait d’être des témoignages de pratiques littéraires anciennes qui méritent à ce titre autant d’attention que n’importe quel autre texte ! Pour me justifier d’avoir consacré du temps à trois romans coquins, je dirais que c’est l’imagination et l’humour débridés du Moine mèche de lampe, [Dengcao heshang zhuan] son grand libéralisme vis-à-vis des femmes, qu’il partage avec Le pavillon des jades [Bi Yu Lou], et le traitement assez complet du personnage de la renarde dans Galantes chroniques de renardes enjôleuses [Yaohu yanshi]. L’autre motivation était de servir un projet, celui de Jacques Cotin, ancien directeur de la « Bibliothèque de la Pléiade » [ ] qui a suivi avec beaucoup d’attention la réalisation de ces trois traductions qu’il a du reste sollicitées pour sa collection « Le pavillon des corps curieux », collection de textes érotiques de toutes les cultures, française aussi, anciens et modernes. Ce qui m’a plu dans cette collaboration, c’est d’une part la latitude que J. Cotin m’offrait de choisir un texte et de le présenter en toute liberté dès lors que je respectais la ligne éditoriale, savoir décharger le texte des notes de bas de page pour renvoyer toutes les explications nécessaires dans un répertoire placé en fin de volume. Le double avantage de ce procédé est que le lecteur n’est pas importuné dans sa lecture et que le traducteur a toute la licence qu’il peut espérer pour gloser sur un point de détail ou de fond, avec autant de références bibliographiques qu’il le souhaite. Il peut également procéder à des citations parfois longues d’ouvrages sinologiques ou non .... En plus, J. Cotin n’a jamais censuré mes introductions, béni soit-il !, acceptant même une introduction sous forme de dialogue dans le premier opus ! - … et à chaque fois autant de rubriques que demandé [avertissement, mise au point sur les éditions, les noms de personnages, la traduction ...] Non seulement le lecteur en a pour son argent - belle présentation avec des illustrations mais aussi texte fort attentivement relu et dûment corrigé – ce n’est pas le cas de toutes les publications du même éditeur !-, mais le traducteur y trouve l’espace suffisant pour déverser le fruit du travail qui précède la traduction lequel en aurait fait les frais dans une présentation sèche. De plus, J. Cotin est un excellent lecteur, qui sait avec une grande assurance localiser les problèmes qui subsistent dans la version supposée finale de la traduction ... Pour résumer ce flot de trivialités qui n’aura sans aucun doute pas rassasié votre curiosité pour le roman érotique chinois et avant de me livrer à vos questions, je résumerai mon propos d’une grosse phrase bien indigeste : pour être en bonne position pour traduire du roman chinois ancien en langue vulgaire, il faut 1- se préparer avec une formation complète qui inclut le domaine classique et tente d’embrasser au plus large le domaine de la littérature de divertissement (roman et théâtre), sans oublier le domaine de destination de la traduction, la langue française ; 2. prendre la peine de préparer son texte jusque dans ses moindres détails, ce qui implique une étude philologique approfondie ; 3. dans le cas du roman érotique, retrouver l’influx de l’écriture initiale en ne redoutant pas de devoir travailler dans l’urgence, sous l’influence de grands frères amis (texte inspirateur et directeur de collection) ; 4. entourer le texte d’un appareil critique le plus complet et discret possibles. 5. faire une pause avant de recommencer et ne pas travailler sous la contrainte, ce qui est très mauvais pour le moral. Demain, l’atelier de traduction permettra, je l’espère, d’aborder de plus prés la cuisine avec le problème toujours délicat des choix à faire entre traduction imagée ou non des termes relatifs aux activités sexuelles pour ne pas en rester à ce qu’André Lévy a naguère [« La passion de traduire », in Vivianne Alleton, Michael Lackner (eds.), De l’un au multiple. Traduction du chinois vers les langues européennes. Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1999, p. 165] qualifié de « niveau zéro de la traduction » dont avait fait preuve, avec beaucoup de candeur, la première traduction du Rouputuan [La chair comme tapis de prière]. Pour conclure momentanément le débat, je vous renvoie au passage en bas du document qui fournit un court extrait de la première traduction offerte par le couple Goiremberg/Chan Hing-ho aux Editions Picquier, qui reprend le procédé avec il me semble une bonne dose d’ironie. Questions/Réponses. Q. Pourquoi avez-vous utilisé un pseudonyme ? PK. C’est un peu la loi du genre. On hésite toujours à associer son nom à des textes très osés et ceux que j’ai traduits le sont très clairement. Q. Utilisez vous des informateurs ? PK. Le traducteur de romans anciens est bien plus démuni que celui qui s’occupe de littérature contemporaine. Il n’empêche que dans certaines circonstances, lorsque les dictionnaires sont restés muets, il m’est arrivé de demander l’aide de spécialistes, tel M. Chan Hing-ho. Il convient de toutes les manières de se méfier des réponses que l’on obtiendra de non spécialistes de cette langue ancienne qui 1. n’est pas enseignée, 2. conserve beaucoup de zones d’ombre, c’est du reste ce qui en fait son charme. Q. Quels dictionnaires utilisez-vous ? PK. Tous les bons dictionnaires sont nécessaires. On ne peut se satisfaire notamment d’un dictionnaire tel quel le Ricci. J’aurai l’occasion demain d’en présenter un certain nombre. Certains sont accessibles sur internet. D’une manière générale, il faut les connaître tous et savoir en tirer le meilleur profit selon les occasions. [Je m’engage à en établir une liste que je mettrai en ligne à la fois sur mon site et sur celui de l’équipe]. Noël Dutrait : Y a-t-il des projets d’anthologie de la littérature érotique chinoise au niveau de la « Bibliothèque de la Pléiade » ? PK. Pas à ma connaissance. C’est une absence regrettable dans la mesure où les lecteurs chinois (de Taiwan et du continent) peuvent lire dans leur langue un grand nombre d’ouvrages de ce registre, notamment grâce, là encore, à Chan Hing-ho qui a publié à Taiwan une imposante collection d’érotiques occidentaux. Q. Seriez vous intéressé par une autre littérature classique comme la littérature taoïste ? PK. Je dois avouer mon incompétence dans ce domaine. J’ai du reste choisi des romans qui développent un érotisme plus sportif que mystique, plus divertissant aussi, voire humoristique par moments, sans aucun arrière-plan hygiéniste. Ce sont des témoignages de l’appétit des lecteurs de la Chine des XVIIe et XVIIIe siècles pour une littérature facile, directe, vite écrite, vite lue, sans doute vite oubliée. Sinon mes goûts me portent vers l’œuvre romanesque de Li Yu (1611-1680) que je ne vais pas tarder à retrouver : je me suis engagé à la rendre en totalité avant la quatre centième anniversaire de la naissance de cet écrivain d’exception. Il ne me reste plus que cinq ans ou, si l’on change de point de vue, encore cinq longues années pour y parvenir ! Q. Une partie de cette littérature érotique n’était-elle pas écrite par et pour les femmes ? PK. S’il ne fait aucun doute que les romans en langue vulgaire [comme les pièces de théâtre] pouvaient également intéresser les femmes, lesquelles y trouvaient une distraction que leur vie de recluses ne leur offrait pas, on peut également se demander si une partie de cette littérature n’a pas été écrite par elles. Dans un monde où l’adultère n’est pas pardonné, où les maris s’absentent pendant de longues périodes, soit pour les examens, soit pour remplir leur devoir ou, s’ils ne sont pas mandarins ou aspirant à le devenir, parcourent l’Empire pour leurs affaires, elles pouvaient trouver dans l’écriture un défoulement salutaire. Néanmoins, si rien ne s’y opposait explicitement, rien n’indique que des femmes se livrèrent effectivement à l’écriture de romans, coquins ou non, en langue vulgaire ou non. Beaucoup en avaient, on le sait, les capacités intellectuelles. C’est du reste ce qui m’a poussé à utiliser l’image du « godemichet littéraire » dans ma préface à la traduction du Dengcao heshang zhuan. Q. Dans certains textes, on trouve une ponctuation. À quand remonte ce genre de marqueurs ? PK. D’une manière générale, c’est au premier lecteur d’un texte que revient le privilège d’apporter une ponctuation qui en facilite la lecture aux autres ou en rend plus rapide la relecture et l’analyse. Elle est moins nécessaire pour les textes en langue classique qui usent de particules qui la rendent accessoire. Elle existe néanmoins de longue date sous une forme embryonnaire, notamment dans les commentaires des classiques [ex. le Mengzi zhangju (Mengzi [découpé] en paragraphes et en phrases) de Zhao Qi (mort vers + 201)] Pour ce qui est de la littérature en langue vulgaire, la plupart des « bonnes éditions » anciennes de la fin des Ming en fournissent une. Son établissement est du ressort de l’éditeur/commentateur qui peut user d’un éventail réduit de marqueurs pour, non seulement fournir des clefs de lecture, mais aussi orienter la découverte du texte en mettant l’accent sur certains passages. Le marqueur le plus usité est le point – o - qui ne délimite pas forcément des phrases mais donne une indication sur le débit du texte, son rythme, ses respirations. Cette façon de procéder est naturellement très précieuse pour le traducteur qui peut la préférer à la ponctuation des éditions modernes laquelle ne s’imposera véritablement qu’à partir des années 20 du Xxe s.. [Pour plus de détails, voir ce que dit à ce sujet David Rolston dans Rolston (ed.), How to Read the Chinese Novel (Princeton UP, 1990, p. 42-74 : « Formal Aspects of Fiction Criticism and Commentary in China ») ou dans son ouvrage Traditional Chinese Fiction and Fiction Commentary. Reading and Writing between the Lines (Stanford UP, 1997)] Q. Quelles sont les principales difficultés de la traduction d’un texte ancien de nature érotique ? PK. Pour me limiter aux trois romans auxquels je me suis frotté jusqu’à présent, je dirais que la difficulté majeure est sans doute de trouver le vocabulaire idoine. Face à des textes de piètre qualité littéraire, on est conduit à embellir le texte d’origine. On doit tenter de résister à ce penchant bien naturel en s’efforçant de conserver l’esprit du texte. Pour décrire le sexe masculin par exemple, j’ai le plus souvent préféré utiliser des termes comme « sexe », « vit » que « membre viril », pour le sexe féminin, le terme « con » s’impose plus souvent que les termes fleuris comme « la porte féminine » etc. Le recours à ces traductions littérales, très appréciées du public qui y trouve un exotisme à sa mesure, émousse un peu le propos qui devrait être, je crois, rendu dans toute sa crudité. Mais, là encore, il s’agit de doser les effets et d’adapter sa pratique en fonction des textes que l’on affronte. L’atelier de demain devrait permettre d’envisager le problème à partir d’un exemple concret. C.R. de l’atelier du 4 février : Seules deux stagiaires avaient choisi l’atelier « Roman érotique ancien en langue vulgaire ». Toutes deux étudiantes en première année de Master Monde chinois découvraient le texte retenu, et ne l’avaient donc pas préparé. Notre travail s’est en conséquence limité à une première approche, laquelle fut précédée d’une présentation des différents outils de l’étude et de la traduction de textes de ce type [éditions, dictionnaires généraux et spécialisés, inventaires, encyclopédies]. Cette approche a néanmoins permis de soulever les problèmes les plus fréquemment rencontrés dans la traduction du roman ancien en langue vulgaire et d’offrir des pistes de traduction. Les premières tentatives de traduction ont montré que si l’on ne prend pas garde d’établir strictement le texte et de le respecter scrupuleusement, on peut rapidement aboutir à des versions qui tiennent plus de l’adaptation, voire de l’extrapolation ‘fantasmée’, que de la traduction. Plusieurs propositions de traduction du chapitre en question pourraient, un jour prochain, être mises en ligne en complément de ce rapide compte rendu.