Dossier 1 – Médias, sondages et opinion publique Document d’accroche A : 2 « unes » du Mercredi 17 Octobre 2007 1. Comparez l’information principale des 2 « Unes ». 2. De qui proviennent ces chiffres concernant l’opinion des français sur la journée de grève du 18 octobre 2007 ? Qui a payé pour obtenir ces chiffres ? 3. Peut-on dire qu’il y a un journal plus favorable que l’autre à la grève ? Si oui lequel ? Quels sont tous les éléments qui vous permettent d’affirmer cela. (Appuyez votre réponse sur une analyse de l’ensemble de la « Une ») 4. Comment peut-on expliquer la différence d’opinion des 2 journaux sur cette journée de grève ? 1 Document d’accroche B : Sondage exclusif CSA / L'HUMANITÉ QUESTION : Vous savez que plusieurs syndicats de la SNCF, de la RATP, d'EDF-GDF, de l'ANPE, de l'UNEDIC, de l'Education nationale appellent à une journée nationale d'action et de grève le 18 octobre prochain, notamment sur l'avenir du système de retraite et des régimes spéciaux . Quelle est votre attitude à l'égard de ce mouvement ? Ensemble des Français (%) Soutien / Sympathie 54 - Vous le soutenez 39 - Vous avez de la sympathie 15 Vous y êtes indifférent 17 Opposition / hostilité 26 - Vous y êtes opposé 18 - Vous y êtes hostile 8 - Ne se prononcent pas 3 TOTAL 100 Document d’accroche C : Sondage BVA, réalisé pour Le Figaro Question : Les syndicats de la SNCF et de la RATP appellent à une journée de grève le jeudi 18 octobre pour protester contre la réforme des régimes spéciaux de retraite. Vous-même pensez-vous que ce mouvement est tout à fait justifié, plutôt justifié, pas vraiment justifié ou bien pas justifié du tout ? 5. Dans la formulation de la question, comment est présentée cette journée dans chaque sondage ? (Soyez attentifs au choix des mots) 6. Sur quoi porte la formulation même de la question dans les 2 sondages ? 7. Combien y a t-il de réponses possibles pour chaque sondage ? Quelle différence cela fait pour le sondé ? 8. Est-ce que les sondages envisagent la possibilité d’être indifférent ? Quelle en est la conséquence sur les réponses ? 2 Doc 1 : Le champ journalistique Pierre Bourdieu, « L'emprise du journalisme », Actes de la recherche en sciences sociales, 1994 1. Pourquoi les médias sont-ils « soumis en permanence à l’épreuve des verdicts du marché » ? 2. Quelles en sont les conséquences selon Bourdieu ? 3. Qu’est-ce que cela nous apprend sur l’indépendance des médias ? 3 Activité 1 Recherchez qui sont les propriétaires des quotidiens et chaînes de télévision suivantes. Identifiez pour les quotidiens leur tendance politique. Quotidien Tendance politique Propriétaires Le Monde Le Figaro L’Humanité Libération Chaîne Propriétaires TF1 France 2 – France 3 M6 4 Doc 2 : Les effets limités des médias […]Les travaux de Lazarsfeld et de ses collaborateurs ont radicalement transformé la sociologie des media […] En se donnant pour la première fois les moyens de mesurer réellement l’impact des messages médiatiques – le panel et le schème de l’étude de décision –, The People’s Choice [1940] puis Voting [1954] vont en découvrir les limites. Le premier constat par son importance, c’est la faiblesse du nombre des changements d’intention de vote susceptibles de se produire dans le cours d’une campagne électorale, en dépit de l’avalanche médiatique qu’elle suscite. Le second, c’est que les transferts d’allégeance qui se produisent sont plus souvent dus aux contacts face-à-face avec l’entourage (familial, professionnel ou amical) qu’aux discours électoraux ou aux éditoriaux des commentateurs. Parce que le niveau d’intérêt politique, la précocité du choix et sa fermeté, le volume et la sélectivité de l’exposition vont de pair, les communications formelles n’atteignent que ceux qui sont les moins susceptibles d’être influencés. Le résultat est inattendu : ou bien les messages n’atteignent pas, ou bien c’est en pure perte. Au lieu des changements en masse que la campagne était supposée induire, les auteurs découvrent la stabilité de l’opinion politique et l’homogénéité idéologique des groupes primaires. Même les changements individuels apportent leur contribution à cette uniformité parce qu’ils consistent le plus souvent en un alignement des membres déviants sur le vote tenu pour socialement correct dans leur entourage. Le citoyen éclairé que postule la philosophie politique classique s’avère introuvable : exit l’homo politicus. […] Ces diverses enquêtes ont découvert le pouvoir régulateur considérable qu’exercent les relations interpersonnelles au travers de la diffusion de l’information, de la légitimation des décisions et du soutien procuré. Là réside la limite à l’action formatrice des messages des autorités distantes, quel que soit le degré de reconnaissance dont elles bénéficient. Michel Grumbach et Nicolas Herpin, « À propos de quelques travaux de Lazarsfeld et de son école », Enquête, Varia, 1988, http://enquete.revues.org/document65.html. 1. Qu’est-ce qu’une étude par panel ? 2. En quoi les études de Lazarsfeld et de son équipe permettent de dire que les médias ont un effet limité sur les opinions politiques des individus ? Doc 3 : L’effet d’agenda […] Funkhouser […] ne se situe pas dans le contexte précis d'une élection mais balaye au contraire toute la décennie 1960. Le but de sa recherche est donc d'étudier les relations entre les événements et les enjeux des années 1960, leur couverture par les médias et leur perception par l'opinion publique. La décennie 1960-1970 parait particulièrement bien adaptée pour ce genre de comparaison, selon Funkhouser, à la fois par la diversité des problèmes posés à la société américaine et par l'ampleur des réactions, des prises de position, des luttes qu'ils ont suscitées. Trois éléments complexes sont soumis à la confrontation: — l'opinion publique : enquêtes par sondage (Gallup) ; — les médias : trois hebdomadaires : Time, Newsweek, et U.S. News and World Report. — les événements réels : indicateurs statistiques tels que le nombre de crimes de sang commis en un an pour la criminalité, l'importance du corps expéditionnaire pour l'engagement au Vietnam le taux de la hausse des prix pour l'inflation. Les enjeux suivants ont été pris en compte, ayant tous été classés à un moment de la décennie comme « le problème le plus important » : la guerre au Vietnam, les problèmes raciaux, l'inflation, la criminalité, l'agitation urbaine, l'agitation universitaire, l'environnement, la drogue, la libéralisation sexuelle, les médias, la pauvreté. Pour la première relation étudiée, entre médias et opinion publique, il apparaît bien que l'attention accordée par les médias à un enjeu augmente son importance aux yeux de l'opinion publique. Cela signifie que cet enjeu est placé plus fréquemment dans la liste des « problèmes les plus importants pour les ÉtatsUnis aujourd'hui ». Mais cette importance quantitative accordée par les médias n'est pas forcément liée aux attitudes et aux opinions du public sur tel enjeu et la politique menée. En effet, les réponses à la question posée par Gallup sont peut-être plus le signe indirect d'une réaction de l'opinion publique aux informations qu'une analyse de ses attitudes. L'opinion publique apparaît ici en surface, non en 5 profondeur. La deuxième relation, entre les médias et les événements réels, ne dégage pas une structure aussi nette, notamment à cause de la difficulté à caractériser la réalité sur le plan statistique. Il apparaît toutefois que l'importance quantitative des informations données par les médias ne corresponde pas forcément à cette importance « réelle » des événements. Dorine Bregman, « La fonction d’agenda : une problématique en devenir », Hermès, n° 4, 1989, p. 190-202 1. Quelle est la thèse des travaux de Funkhouser ? 2. Quelle est la méthode qu’il a mise en place pour aboutir à ces résultats ? Document 4 : la construction des problèmes sociaux L'un des obstacles majeurs au traitement politique des malaises sociaux pourrait bien résider dans le fait que ceux-ci tendent à avoir une existence visible seulement à partir du moment où les médias en parlent, c'est-à-dire lorsqu'ils sont reconnus comme tels par la presse. Or, ils ne se réduisent pas aux seuls malaises médiatiquement constitués, ni surtout à l'image qu'en donnent les médias lorsqu'ils les aperçoivent. Sans doute les journalistes n'inventent ils pas de toutes pièces les problèmes dont ils parlent. Ils peuvent même penser, non sans raison, qu'ils contribuent à les faire connaître et à les faire entrer, comme on dit, dans « le débat public ». Il reste qu'il serait naïf de s'arrêter à ce constat. Les malaises ne sont pas tous également médiatiques, et ceux qui le sont subissent inévitablement un certain nombre de déformations dès qu'ils sont traités par les médias car, loin de se borner à les enregistrer, le champ journalistique opère un véritable travail de construction qui dépend très largement des intérêts propres à ce secteur d'activité. [...] Si, de fait, on ne peut pas, sans simplification abusive, parler d'une vision journalistique des événements, il serait tout aussi absurde de recenser une à une les diverses visions journalistiques et de les considérer comme autant de points de vue indépendants. En effet, le journalisme d'information constitue un champ d'activité qui fait système. D'une part, les journalistes se lisent, s'écoutent ou se regardent beaucoup entre eux. La « revue de presse » est pour eux une nécessité professionnelle (sujets qu'il faut traiter, idées de reportages, ou définition d'angles originaux). D'autre part, toutes les visions journalistiques n'ont pas le même poids à l'intérieur de la profession et surtout à l'extérieur, dans le processus de constitution des représentations sociales. Lorsque l'on relit ou revoit, à froid, tout ce qui a pu être écrit ou montré sur des événements tels que la « Guerre du Golfe », « le mouvement lycéen » de novembre 1990 ou « les émeutes de Vaulx-en-Velin » par exemple, on peut certainement trouver ici ou là un article ou un reportage particulièrement pertinents. Mais cette lecture, à la fois exhaustive et a posteriori, oublie que ces articles passent souvent inaperçus du plus grande nombre et sont noyés dans un ensemble dont la tonalité est généralement très différente. Or, les médias agissent sur le moment et fabriquent collectivement une représentation sociale, qui, même lorsqu'elle est assez éloignée de la réalité, perdure malgré les démentis ou les rectifications postérieurs [...]. Les dominés sont les moins aptes à pouvoir contrôler leur représentation d'eux-mêmes. Le spectacle de leur vie quotidienne ne peut être, pour les journalistes, que plat et sans intérêt, d'autant que, étant culturellement démunis, ils sont incapables de s'exprimer dans les formes requises par les grands médias. [...] Si la représentation médiatique fait peu de place au discours des dominés, c'est aussi que ces derniers sont particulièrement difficiles à entendre. Ils sont parlés plus qu'ils ne parlent et lorsqu'ils parlent aux dominants, ils tendent à avoir un discours d'emprunt, celui que les dominants tiennent à leur propos. Patrick Champagne, « La construction médiatique des malaises sociaux », ARSS, 1991. 1. Les médias sont-ils d'après Patrick Champagne un strict reflet de la réalité de la société ? Pourquoi ? 2. Appliquez les critiques de Patrick Champagne aux « Unes » étudiées précédemment. 3. Les médias ont-ils une vision neutre de la réalité sociale ? Pourquoi ? 6 Doc. 5 : en lisant le journal, on n'apprend que ce qui se passe dans le journal Source : dessin de Philippe Geluck, in Patrick Champagne, « La construction médiatique des malaises sociaux », ARSS, 1991. 1. Expliquez et commentez le dessin de Philippe Geluck. 7 Doc 6 : l’euro-négativité des médias français La tonalité générale des informations relatives à l’UE dans les médias apparaît plutôt négative. Cela semble être particulièrement le cas en France et expliquerait le paradoxe souligné par le sociologue Jacques Gerstlé dans son étude publiée en 2006 par Notre Europe1. Cela renvoie à la notion de cadrage de l’actualité. L’effet de cadrage des médias correspond à la façon dont ceux-ci vont généralement présenter un sujet, à l’« angle » qu’ils vont choisir selon la terminologie journalistique. Ils jouent par conséquent un grand rôle sur la façon dont le public va percevoir le sujet en question et ce qui risque de rester dans sa tête à ce propos quelques mois ou même plusieurs années après les événements. En France, les partisans du « non de gauche » ont accusé la presse et les médias en 2005 de privilégier le « oui » au traité constitutionnel européen. La visibilité des partisans du « oui » au référendum a été en effet bien plus grande que celle des partisans du « non ». Selon Jacques Gerstlé, au cours des six mois précédant le référendum, le temps dédié à la campagne du « oui » s’est élevé à 796 minutes, contre 141 minutes pour celle du « non »2. Or, cela n’a pas empêché le « non » de l’emporter largement avec 55 % des suffrages exprimés. Jacques Gerstlé explique ce paradoxe par le « cadrage » médiatique des questions européennes durant la campagne référendaire, c’est-à-dire par la façon dont ces sujets ont été traités dans les journaux télévisés, mais aussi par le cadrage plus général de l’information durant cette période. Or, pour lui, l’information générale qui a entouré la campagne référendaire fut marquée par une très grande importance accordée aux sujets sociaux dans les journaux télévisés. Les 6 mois précédant le référendum du TCE, les problèmes sociaux ont représenté 889 minutes dans les JT de TF1 et de France 2 en 2005, contre seulement 250 minutes les 6 mois précédant le référendum de Maastricht en 1992. Ainsi, même si les partisans du « oui » étaient plus visibles dans les informations télévisées, les reportages traitant de licenciements, de délocalisations, de la directive Bolkestein sur la libéralisation des services, etc. ont plutôt tendu à apporter de l’eau au moulin des partisans du « non » et de leur argumentaire relatif aux conséquences économiques et sociales du TCE et, au-delà, aux politiques menées dans le cadre de l’UE. Jacques Gerstlé a ainsi remarqué l’existence d’un lien chronologique entre ce traitement de l’actualité et la baisse de 14 points des intentions de vote en faveur du TCE en 20 jours qui est principalement le fait des catégories populaires. Ce traitement médiatique des questions sociales auraient conduit à renationaliser le débat sur l’Europe, à influencer la façon dont les électeurs ont évalué la situation du pays, ce qui est appelé l’effet d’amorçage. On le sait, selon une enquête Eurobaromètre réalisée à la sortie des urnes, 32 % des personnes interrogées affirment que la principale motivation de leur vote lors du référendum a été leur opinion sur l’évolution de la situation économique et sociale3. En outre, selon la même enquête, les trois principales motivations du « non » répertoriées dans cette enquête auraient été les craintes des effets négatifs sur la situation de l’emploi en France (31 %), le fait que la situation économique soit trop mauvaise en France (26 %) ou que le projet soit trop libéral sur le plan économique (19 %). Jacques Gerstlé remarque de façon plus générale que le traitement médiatique de l’actualité européenne contribue aux difficultés que les citoyens ont à pouvoir s’identifier à la construction européenne. En privilégiant dans leur traitement les dimensions nationales, les exécutifs et les élites politiques, les sommets et les crises, les médias français favoriseraient ainsi une nationalisation du débat européenne et alimenteraient le sentiment d’un « déficit démocratique » et d’une distance vis-à-vis des dirigeants européens. 1. « L’impact des médias sur la campagne référendaire française de 2005 ». Campagne officielle et temps accordé dans les journaux télévisés. 3. Commission européenne, « La Constitution européenne : sondage post-référendum en France », Flash Eurobaromètre, 171, juin 2005. 2. Eddy FOUGIER, Vienne, 6 mai 2009, Opinion publique et Europe, Conférence internationale, Traitement médiatique et euroscepticisme en France, 4e table-ronde : « le rôle des médias » 1. Qu’est-ce que « l’effet de cadrage » ? 2. Comment, selon Jacques Gerstlé, « l’effet de cadrage » permet-il d’expliquer la victoire du non au référendum sur le traité constitutionnel européen en 2005 ? 3. Quels sont les éléments de preuves apportés par Jacques Gerstlé pour justifier sa thèse ? 8 Doc 7 : La construction de l'opinion publique Auscultée, décortiquée et redoutée, l'opinion publique est l'épine dorsale des démocraties libérales. L'observation montre qu'elle ne se réduit pas aux résultats des sondages. Elle est un processus collectif, dynamique, polymorphe... et imprévisible. «L' opinion internationale est partagée sur l'intervention de l'Otan. » « Les électeurs ne font pas la différence entre les deux Front national. » « Les Français jugent les profs... » L'opinion publique hante les éditoriaux et les débats politiques. Ce phénomène mystérieux que cherchent à élucider les gouvernants, les journalistes, les intellectuels, les chercheurs est, à proprement parler, insaisissable. Comment se manifeste l'opinion publique ? Quels sont les secrets de son élaboration ? Comment pèse-t-elle sur les processus de décision ? Les sondages sont-ils un moyen d'expression démocratique ou un instrument de manipulation ? Toutes ces questions soulèvent les passions et les interrogations, parce qu'elles touchent aux fondements mêmes des régimes démocratiques. Naissance et métamorphoses de l'opinion publique Quand on évoque aujourd'hui la notion d'opinion publique, on pense aux sondages. Pour de multiples raisons pourtant, elle ne saurait se réduire à « ce que mesurent les sondages », pour reprendre la définition provocante attribuée à George Gallup (1901-1984), pionnier de la technique sondagière. On peut distinguer quatre étapes historiques des visions de l'opinion publique. L'expression apparaît au milieu du xviiie siècle. La paternité en est attribuée à Jean-Jacques Rousseau : elle désigne alors les idées et sentiments partagés par un peuple ou une communauté. Elle a une connotation péjorative de conservatisme et de contrôle social : elle se rattache à la rumeur et à la morale. A la fin du xviiie siècle, l'opinion publique devient une sorte de tribunal présidé par la Raison triomphante. Elle émane d'une catégorie sociale, les intellectuels et la bourgeoisie éclairée. Jacques Necker sera le premier homme politique à intégrer, à la veille de la Révolution française, cette dimension dans l'action politique (1). A la racine de cette émergence, la constitution d'un espace de discussion : les bourgeois se rencontrent dans les cafés et les salons, ils lisent les premiers organes de presse. Bref, une sphère publique se constitue, effet des besoins d'émancipation individuelle, d'échange et de délibération (2). L'idée d'opinion publique est donc consubstantielle à la consécration de la démocratie et de la raison. La troisième strate procède d'un autre aspect du même processus historique : l'irruption des nations et des peuples. Conviés à participer à leur destin, ces derniers vont s'exprimer sous des formes actives et moins pacifi-ques : manifestations de rue, émeutes, pétitions, courrier des lecteurs... Des partis politiques, des syndicats sont créés. Nous sommes au xixe siècle, et nous voici au troisième âge de l'opinion publique : celui de l'expression populaire et du mouvement social. Inquiets des impulsions des masses, soucieux de les prévoir et de les canaliser, les gouvernants vont essayer de mieux connaître leur opinion. Ainsi, pendant la Guerre de 1914-1918, les autorités enquêtent sur le moral des troupes (par exemple, en lisant les lettres des soldats) et cherchent le soutien de la population par la propagande (3). La connaissance de l'opinion publique, la recherche de son soutien et la faculté de parler en son nom, deviennent un enjeu permanent de la vie politique. Les sondages vont donner un visage et une présence à l'opinion publique. Le xxe siècle est en effet celui de l'opinion sondagière. La technique des sondages, mise au point et utilisée par des statisticiens et des psychosociologues américains dans les années 30 (G. Gallup, Paul Lazarsfeld 9 notamment), va se développer de façon spectaculaire. Cet essor naît de la convergence de facteurs divers : médiatisation, projet scientifique et demande industrielle d'une mesure des attitudes, sollicitations des politiques (4)... Les sondages font irruption à l'occasion d'un coup d'éclat : la prévision, par l'American Institute of Public Opinion de G. Gallup, de la victoire de Roosevelt aux élections américaines de 1936, contre tous les pronostics. Un scénario analogue marquera les débuts de la « sondomanie » en France, avec la mise en ballottage du général de Gaulle lors de l'élection présidentielle de 1965, annoncée par l'Ifop, premier institut de sondage français, créé en 1938 par le sociologue Jean Stoetzel (1910-1987). Ce détour historique montre la diversité des manifestations de l'opinion publique : elle apparaît comme un phénomène de nature collective et dynamique. Philippe Braud propose une définition qui rend compte de cette double caractéristique : elle est une « représentation socialement construite (par la presse, les sondages, les notables) de ce qu'est censé penser l'ensemble de la population(5) ». PHILIPPE CABIN, Sciences humaines, dossier web : La fabrique de l’opinion publique : http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_dossier_web=20 1. Complétez le tableau suivant Période Milieu XVIIIè Conception de l’opinion publique Fin XVIIIè XIXè XXème 2. Expliquez la définition que propose Philippe Braud de l’opinion publique : « elle est une « représentation socialement construite (par la presse, les sondages, les notables) de ce qu'est censé penser l'ensemble de la population(5) » 10 Doc 8 : les sondages en questions Les sondages suscitent de vifs débats. La controverse a deux versants. Le premier concerne leur validité comme outil de mesure de l'opinion publique. Selon certains, ils ne sont qu'un artefact. Ainsi, dans un article resté célèbre, Pierre Bourdieu déclare que « l'opinion publique n'existe pas (6) ». Cette critique repose sur plusieurs arguments : - Les sondages interrogent les gens sur des questions qu'ils ne se posent pas. On leur impose donc une problématique. - La situation d'enquête est une injonction à formuler un avis. Par exemple, si on vous interroge sur l'extension des compétences de la CSCE, il se peut que vous n'ayez aucun avis, ou que vous ignoriez ce qu'est la CSCE. Dans tous les cas, il sera plus légitime et plus pratique de donner une réponse, que d'avouer votre ignorance ou votre indifférence. - Les réponses données seront d'autant plus artificielles qu'elles sont formulées sans enjeu réel pour les enquêtés. Ainsi s'expliquent les écarts entre les sondages préélectoraux et les résultats effectifs. - Alors que l'opinion est l'expression collective de groupes, de rapports sociaux, de jeux d'acteurs, etc., les sondages en font une simple addition de réponses individuelles. - L'agrégation statistique des jugements individuels revient à postuler que toutes les opinions se valent. C'est faire fi du fait que certaines personnes ou certains groupes ont plus de motivation et d'influence que d'autres. Ainsi, selon cette approche, les sondages créent de toutes pièces une opinion factice et trompeuse : la « vraie » opinion est celle qui s'exprime collectivement dans un champ de forces sociales (7). Face à cette analyse, certains scientifiques apportent des objections et des nuances, comme Gérard Grunberg, qui souligne que « certes, l'opinion sondagière est un artefact, mais toute opération scientifique est un artefact. » La classe ouvrière est un artefact, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'ouvriers. La question est de savoir si cet outil apporte ou non une connaissance sur la société (8). Les sondages permettent en effet, s'ils sont interprétés avec rigueur et distance, de mettre en évidence des tendances historiques, des sentiments collectifs, des modes de vie, des schémas comportementaux. En outre, ils poussent les gens à s'interroger sur des questions qu'ils n'auraient pas abordées. Ils redonnent à l'individu son mot à dire dans le débat public. D'autres rappellent que l'imposition d'une problématique n'est pas l'apanage des sondages : dans les consultations politiques réelles (élection, référendum), les citoyens n'ont qu'un choix limité (9). Ajoutons enfin que la vision d'une opinion qui ne se manifesterait que dans la rue est tout aussi réductrice : pourquoi une manifestation de 3 000 personnes contre l'intervention au Kosovo serait-elle plus authentique et légitime qu'un sondage approuvant massivement cette opération ? Le second volet de la critique de l'opinion sondagière porte sur sa fonction sociale. Les sondages sont considérés comme un instrument utilisé par quelques acteurs (journalistes, hommes politiques, politologues estampillés...), qui jouent les majorités silencieuses contre les minorités actives et les organisations représentatives, contribuant ainsi au renforcement des valeurs dominantes. Leur position de porte-parole leur confère un monopole du commentaire et de l'interprétation des sondages. Cette pratique du commentaire aboutit en outre à une véritable personnalisation de l'opinion publique, à la constitution progressive d'un acteur politique et social fictif, qui représente le peuple et auquel on prête une volonté et une stratégie. Tel journaliste ou politologue pourra alors déclarer doctement que« les Français ont lancé un avertissement à la majorité ». A l'opposé de la thèse de la manipulation, les sondages sont tenus pour un levier du fonctionnement démocratique. Ils alimentent le débat public, en apportant des arguments et des éléments de connaissance. Ils 11 permettent à chacun de se situer par rapport à la société, à sortir du huis clos des jugements de son entourage et de son milieu social. En donnant une voix puissante et omniprésente à l'avis des citoyens, ils constituent un contre-pouvoir, qui participe du contrôle des dirigeants. Quant aux effets des sondages sur les décisions des électeurs, objet de maintes polémiques, il semble bien qu'ils soient à la fois marginaux et contradictoires (10). Si, dans certains cas, les sondages peuvent induire des comportements électoraux (par exemple un « vote utile » pour Lionel Jospin en 1995, pour éviter un second tour Chirac-Balladur), les renversements de situation au cours des campagnes prouvent en revanche que les sondages ne créent pas l'élection (voir l'évolution du rapport de force entre Edouard Balladur et Jacques Chirac au cours de cette même élection de 1995). Le débat est donc loin d'être tranché. Les sondages doivent être pris pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire un outil qui a ses limites et dont l'utilisation n'est pas toujours accompagnée des précautions nécessaires. Un constat s'impose néanmoins : les résultats des sondages n'équivalent pas à l'opinion publique. Ils n'en sont qu'une expression parmi d'autres. Pourquoi dans ces conditions exercent-ils une telle emprise ? Pour Loïc Blondiaux, la force des sondages repose sur une double croyance : en la démocratie et en la science. Le miracle des sondages a été de transformer un « concept ambigu » en « construit mesurable ». Par la magie de l'agrégation statistique, la masse informe des désirs et des passions du public se transforme en chiffres et en données propres au raisonnement arithmétique et à l'analyse politique ; par le postulat « un homme égale une voix », les sondages dupliquent à l'infini le modèle démocratique et référendaire (11). PHILIPPE CABIN, Sciences humaines, dossier web : La fabrique de l’opinion publique : http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_dossier_web=20 . 1. Pierre Bourdieu a critiqué la validité des sondages comme outil de mesure de l’opinion publique. Expliquez ses critiques et recensez les arguments qui ont pu lui être opposés. 2. Faites de même pour les critiques relatives aux fonctions sociales des sondages. 3. Pourquoi peut-on rapprocher l’opération de sondage et le vote ? L’analogie est-elle parfaite ? 12