Français

publicité
1
«La défense de la vie,
une mission de l’Enseignement social chrétien»
(Introduction au symposium de Rome du 15.09.2006)
par le professeur Manfred SPIEKER
La doctrine sociale de l’Église fait des recherches sur les conditions
structurelles et institutionnelles pouvant assurer la réussite de la vie de l’homme. Elle
élabore des directives relatives à un ordre bon et juste de la société, telle qu’il rende
possible un épanouissement personnel de la vie des êtres humains. Il a fait l’objet
d’un développement de la théologie morale vers la fin du 19 e siècle au cours des
débats sur les conséquences sociales de l’industrialisation et il a donné naissance
à une discipline théologique autonome. L’encyclique Rerum Novarum du pape Léon
XIII de 1891 a été le signal, jusqu’à nos jours, d’un engagement très intensif du
magistère ecclésial dans les problèmes sociaux. L’Enseignement social chrétien dont
la carrière académique a débuté deux ans plus tard avec une chaire spéciale à
l’université de Münster en Allemagne, soutient dans cet engagement le magistère
ecclésial. Il est devenu une passerelle solide d’une part, entre l’enseignement donné
par l’Église et d’autre part, les disciplines de sciences sociales et les associations, les
partis et les institutions de notre société. Au moins dans le monde industrialisé, il a
contribué à la solution de la question sociale, ce qui revient à parler de
l’humanisation des relations dans le travail, du fondement des obligations de l’État
dans le domaine social et du développement de l’ordre économique, de façon telle
qu’il prenne en compte autant la liberté du marché que la péréquation sociale.
Depuis Rerum Novarum, le but de toutes les réflexions de l’Enseignement
social chrétien tout comme de l’intervention publique de l’Église est le bien commun
en tant que l’ensemble des préalables sociaux et politiques en vue de
l’épanouissement personnel des êtres humains. Tout au cours du 20 e siècle, cet
objectif a élargi le point focal de l’Enseignement social chrétien aux questions de la
guerre et de la paix, aux problèmes du développement du Tiers Monde, à la
mondialisation et aux conditions de légitimité de la démocratie. Durant tout le 20 e
siècle, cet Enseignement social chrétien a montré que la légitimité d’un ordre
politique demeure dépendant de préalables indispensable: la protection de la
dignité humaine et des droits de l’homme, la solidarité institutionnalisée des citoyens
et la subsidiarité des interventions de l’État dans la société. Cette vision
personnelle de l’homme et les principes de la solidarité et du bien commun sont
devenus ainsi les caractéristiques de l’Enseignement social chrétien. Ils ont aidé à
combattre et à surmonter les idéologies totalitaires du 20e siècle.
1
2
Toutefois notre symposium ne se donne pas pour but de dresser un bilan
triomphal de la doctrine sociale de l’Église. Au contraire, son but est de réfléchir sur
une de ses déficits. L’Enseignement social chrétien est jusqu’ici resté quasi aveugle
sur les problèmes socio éthiques de la protection de la vie au début et à la fin de
l’existence humaine, donc sur l’avortement et l’euthanasie, la recherche sur les
cellules souches embryonnaires, le clonage et le diagnostic préimplantatoire. Il n’a
pas repris l’annonce du pape Jean-Paul II dans son encyclique Evangelium Vitae,
selon laquelle le magistère de l’Église vise à renforcer sa position sur la défense du
caractère sacré et l’intangibilité de l’existence humaine. Comme signes de cette
cécité, citons par exemple le fait que pas une des chaires de l’Enseignement social
chrétien des pays de langue allemande n’ait traité des problèmes de la protection de
la vie et que les recueils des encycliques sociales – publiés en de nombreuses
langues – n’aient généralement pas repris l’encyclique Evangelium vitae. Je le
concède: même dans notre association, le choix de ce sujet a suscité de vives
réactions.
C’est la raison pour laquelle j’ai été reconnaissant vis-à-vis du cardinal
Martino, quand il a déclaré dans son discours de Rimini en août 2005 que la
problématique de la protection de la vie faisait bien partie des thèmes les plus
importants de la Doctrine sociale de l'Église. Cela a donné à notre association
l’occasion de choisir le sujet de notre Assemblée annuelle de 2006 et je suis encore
très reconnaissant envers le cardinal Martino et le Conseil pontifical Justitia et Pax
d’avoir accepté notre proposition d’assumer ensemble le déroulement de ce
symposium. Notons encore que le Compendium de la Doctrine sociale de l'Église
publié en 2004 par le Conseil Pontifical Justitia et Pax souligne l’importance du
«droit à la vie à partir du moment de la conception jusqu’à la mort naturelle» pour la
Doctrine sociale de l'Église et sa mission ecclésiale.
Pour prévenir tout malentendu, disons que cette carence, qui sera l’objet de
nos débats, cet aveuglement (guérissable) de la Doctrine sociale de l'Église
relativement aux problèmes posés par la protection de la vie ne signifie pas que
l’Église dans sa prédication de l’évangile ne se soit pas préoccupée de cette
question. Bien au contraire: dès ses débuts, avant deux millénaires, elle a pris parti
en faveur de la protection des enfants à naître et des nouveaux nés ainsi que des
mourants, vieux, malades ou handicapés et qu’en conséquence, elle a lutté partout
et sans exception contre l’avortement et l’euthanasie. Mais l’étude scientifique de ces
questions s’est cantonnée dans les disciplines théologiques de la théologie morale
dont la démarche est autre que celle de l’Enseignement social chrétien. Elle
s’interroge dans une perspective de l’éthique individuelle et d’une éthique au plan
des vertus sur les raisons de l’interdit de l’avortement et de l’euthanasie, sur la
protection qu’appelle la dignité de l’embryon et du mourant. Elle débat sur
l’appartenance de l’embryon à l’espèce biologique humaine, sur sa continuité, son
développement, son identité, à toutes les étapes de la vie et sur ses virtualités dès
2
3
l’instant de la conception, donc sur les raisons qui militent en faveur du fait que
l’embryon est une personne: ce qui engage l’État à en assurer la protection. Quant à
l’Enseignement social chrétien, il s’intéresse à ces problèmes seulement d’une façon
marginale, quand il se préoccupe des droits de l’homme parmi lesquels se trouve
comme celui qui est premier et fondamental, à savoir le droit à la vie.
Le fait que la problématique de la protection de la vie n’ait pas été un sujet
central de l’Enseignement social chrétien se comprenait, aussi longtemps que les
constitutions et les lois des Etats civilisés protégeaient les droits de l’homme en
maintenant l’interdit de l’avortement et de l’euthanasie. Mais voilà qu’au début des
années 70 du siècle dernier, s’est produit un changement radical. Nombre d’Etats ont
assoupli ou même tout à fait supprimé l’interdit de l’avortement, et certains, comme
en Belgique et aux Pays-Bas, sont allés jusqu’à lever l’interdit de l’euthanasie.
Ensuite après que la fécondation artificielle a abouti en 1978 faire naître Louise
Brown en Grande Bretagne, et qu’elle s’est, depuis, largement répandue et a conduit
à conserver d’innombrables embryons par cryogénisation qui n’avaient aucune
chance d’être l’objet d’un transfert dans un utérus, bien des Etats ont aplani la voie
de la recherche des cellules souches embryonnaires, du clonage et du diagnostic
préimplantatoire. Ils ont rabaissé l’embryon au point de le réduire à l’état d’une
simple chose, en supprimant l’interdit du recours à la violence individuelle et la mise
à mort d’êtres humains innocents. Aussi l’Enseignement social chrétien a-t-il été mis
au défi pour plusieurs motifs. Il n’est plus en mesure d’ignorer plus longtemps ces
questions touchant à la protection de la vie:
1. Face à l’assouplissement, voire à l’abolition de l’interdit de l’avortement et
de l’euthanasie, l’Enseignement social chrétien doit rappeler que la condition
primordiale de la légitimité d’un État de droit démocratique se trouve dans
l’interdiction de recourir à la violence individuelle et de mettre à mort des êtres
humains tout à fait innocents. Quand dans le droit pénal de l’avortement, le droit à
l’auto détermination de la femme enceinte a la priorité sur le droit à la vie de l’enfant
dans un conflit, et que dans ce cas, pour régler ce contentieux, c’est le recours
individuel à la violence qui est permis par la loi, alors l’État de droit se dissout luimême. Ce qui a fondé un État de droit, ce fut l’interdiction de défendre ses propres
intérêts en recourant à la violence notamment contre des innocents en allant jusqu’à
les tuer. Vouloir recourir à une mesure qui est du ressort de l’État de droit pour lever
l’interdit de cette mise à mort est une contradiction en soi. Un État de droit ne peut
régler juridiquement la suppression d’un préalable constitutionnel. Telle est la raison
pour laquelle les débats sur la légalisation de l’avortement n’aboutiront jamais à leur
terme, même si des législateurs, des partis et des gouvernements tiennent autant à
éviter toute discussion sur les réformes du droit pénal de l’avortement, tout en se
gardant bien de ne plus laisser mettre en question la légalisation de l’avortement.
3
4
2. Les problèmes de la bioéthique moderne qui se sont posés avec la
médecine de procréation et qui préoccupent les législateurs au même titre que les
problèmes classiques de l’avortement et de l’euthanasie, qui existent depuis qu’il y a
des hommes, la recherche sur les cellules souches embryonnaires, le clonage et le
diagnostic préimplantatoire soulèvent eux aussi une série de questions qui
échappent aux perspectives courantes de la théologie morale et qui appellent des
réponses de l’éthique sociale. Déjà la procréation assistée sous la forme de la
fécondation in vitro ou de l’injection intracytoplasmatique de sperme va à
l’encontre d’un préalable essentiel des relations humaines interpersonnelles: à savoir
le principe de l’égalité. L’enfant qui naît de cette façon est assurément désiré de ses
parents. Cela ne le différencie pas de la plupart des enfants procréés naturellement.
Mais, à la différence de ceux-ci, il n’est pas le fruit d’un acte d’amour conjugal, lequel
est assurément souhaité, mais qui ne peut jamais se réaliser: il est le produit d’un
spécialiste de la procréation et de la volonté des parents qui s’en remettent à lui.
Kant dirait qu’il est leur «fabrication». Son origine est due à une disposition et à un
savoir dominateur, à une «raison instrumentale» (M. Horkheimer) ; c’est la poiesis
que Aristote distinguait déjà nettement de la praxis, laquelle est l’agir juste de
l’homme en considération de son but ultime. Or en tant que fabrication, l’homme se
trouve dans une dépendance existentielle par rapport à ceux qui le fabriquent. Le
commencement de son existence se fait sous la réserve de la volonté de ses parents
et du savoir du technicien de la…procréation. Cela vaut de toute fécondation in vitro,
donc pas uniquement de celle qui est liée à un diagnostic préimplantatoire. Cette
existence conditionnelle est en contradiction avec la symétrie des rapports, un
préalable essentiel pour des relations interpersonnelles et des rapports égalitaires
entre des personnes. Elle est en contradiction avec son égalité fondamentale tout
comme avec sa liberté. Elle enfreint ainsi le principe de la justice, condensé dans la
règle d’or, selon laquelle chacun demande à être reconnu par son prochain «non pas
parce que son existence répond à un désir ou au bon plaisir de ces autres …, mais
au prix de sa seule existence». L’insémination artificielle est donc en contradiction
non seulement avec le principe d’égalité, mais encore avec la garantie de la dignité
de la personne humaine, même si l’être humain produit artificiellement devient
l’enfant aimé de ses parents et possède en tant que concitoyen, les mêmes droits et
les mêmes devoirs que tout autre.
3. En fin de compte, la recherche sur les cellules souches embryonnaires
soulève encore non seulement des problèmes de théologie morale, mais aussi
d’éthique sociale. Elle se sert de ce que l’on appelle des embryons «surnuméraires»
ou «orphelins» qui proviennent de la fécondation artificielle et qui, quelles qu’en
soient les raisons, n’ont aucune chance d’être l’objet d’un transfert dans un utérus.
Elles passent pour être une ressource de matière première pour le développement
de nouvelles thérapies pour des maladies jusqu’ici incurables. La Doctrine sociale de
l'Église tout comme la théologie morale critique un tel recours à des embryons
congelés, parce qu’elle constitue une instrumentalisation de l’homme, qui est une
atteinte autant à la dignité de cet être humain dès sa toute première étape qu’au droit
à la vie. Ce que l’on appelle l’éthique de l’art de guérir comporte toujours, tout
comme le droit de la liberté de recherche, une limite qui résulte du droit à la vie de
4
5
l’embryon. L’alternative volontiers mise en avant de la science et de la médecine, «utiliser» ou «rejeter» - est une fausse alternative à laquelle il faut objecter que la
mort «sans utilité» d’un embryon congelé n’est pas une mort «sans sens».
Mais, par delà ces objections, l’Enseignement social chrétien peut encore
soulever d’autres critiques qui relèvent spécifiquement de l’éthique sociale.
Revendiquer le droit à disposer de ces embryons congelés, c’est présupposer qu’on
doive les traiter comme une chose dont on puisse disposer librement à l’instar de
n’importe quel propriété. Or ni les parents ni les spécialistes de la procréation ne
sont les propriétaires de ces embryons en «surnombre». De telles requêtes
d’appropriation ne peuvent se rapporter qu’à des choses, jamais à des êtres
humains, même s’ils sont encore tout à fait infimes, incapables d’expression et sans
défense. Elever des revendications de propriété sur des hommes, c’est les rendre
esclaves. Vis-à-vis de ces revendications de la part de la science et de la médecine
concernant ces embryons congelés, on doit en conséquence se poser la question
de savoir si elles ne sont pas en train de réintroduire l’esclavage dont l’abolition a été
une conquête si laborieuse, en faisant de ces embryons produits artificiellement,
qualifiés de surnuméraires, les esclaves du 21e siècle. L’origine de la démocratie
des Etats de droit ne peut se dissocier de l’abolition de l’esclavage et de l’égalité de
la dignité humaine. C’est pourquoi la recherche des cellules souches embryonnaires
par la mise à mort d’embryons fait partie des mutations, tout comme l’avortement et
l’euthanasie, qui mettent en cause la légitimité de la démocratie des Etats de droit.
Aucune décision majoritaire ne peut le justifier. S’opposer à de telles mutations est
la mission de l’Enseignement social chrétien et des interventions de l’Église.
Au cours de son pontificat, Jean Paul II en a été conscient de façon
extraordinaire. Il a été le représentant d’une culture de la vie, lui qui n’a jamais hésité
à défendre les conditions de légitimité d’une démocratie basée sur l’État de droit en
s’insurgeant contre un relativisme moral et il a pris parti en faveur du droit à la vie et
de la dignité humaine des enfants à naître et des enfants démunis, rappelant aux
hommes politiques leur responsabilité. Il a exhorté le président de la République
fédérale d’Allemagne, Richard von Weizsäcker, à l’occasion de sa visite d’adieu au
Vatican le 3 mars 1994: «Parfois, même chez les politiques chrétiens, les débats
portant sur la protection de la vie suscitent la peur de se prononcer ouvertement en
élevant un protestation, quand se manifeste l’impression qu’une majorité
démocratique est favorable à la mise à mort de la vie humaine, menacée ou
exposée, sans défense, ou à naître ou moribonde … La perte des repères préétablis
ne peut jamais justifier le silence de la part d’un homme politique qui se sait
responsable devant Dieu des êtres humains et de l’ordre moral. L’intelligence de
l’homme politique en responsabilité se traduit dans la mesure où il est à même de
s’opposer à la majorité supposée applaudir, quand il y va des valeurs fondamentales
de la culture humaine. Précisément dans les questions limites de la vie où a cessé
de régner un consensus social absolu, il faut parfois prononcer une parole
inconfortable».
5
6
Dans leur lettre pastorale «Living the Gospel of life » du 24 novembre 1998,
les évêques américains ont donné eux-mêmes un exemple remarquable dans la
défense du droit à la vie des enfants à naître et d’une loi libérale constitutionnelle, en
rappelant que la mission de la protection de la vie était actuellement le sujet principal
de la sauvegarde d’une démocratie basée sur l’État de droit. Puisse notre
symposium être une contribution au rappel de la portée de cette mission qui
incombe à la Doctrine sociale de l'Église, en vue de nous rendre capable de
résoudre cette tâche.
6
Téléchargement